Pour une génération entière de prêtres et de laïcs, la chose est entendue : le chant grégorien n’est qu’une vieillerie appartenant à un ancien monde, et qui doit être remisée aux oubliettes. Tout au plus, quelques uns concèdent que cette forme musicale possède une certaine valeur purement artistique et culturelle ; il conçoivent à la rigueur que puissent être organisés des concerts destiné à un public averti reprenant telle ou telle pièce du répertoire… mais que cette forme chantée de la liturgie romaine soit interprétée au cours des offices liturgiques, il n’en est pas question. Dans le meilleur des cas, on tolère, ici ou là, dans telle paroisse bien identifiée, une messe « avec chants grégoriens » tous les quatre dimanches célébrée en catimini à neuf heures du matin. Bref, on est très loin de « la première place » recommandée par la constitution conciliaire sur la Liturgie. Tout est donc fait aujourd’hui dans l’Eglise pour nous persuader qu’à part pour une poignée de catholiques lefebvristes, le chant grégorien ne dit plus rien à l’homme d’aujourd’hui et ne possède plus aucune valeur spirituelle et liturgique.
La célèbre philosophe Simone Weil n’est pas précisément ce que l’on appelle une « grenouille de bénitier ». Née en 1909 dans une famille juive, agnostique, elle se rapproche à partir des années 1930 de courants marxistes anti-staliniens, devient militante syndicale, côtoie un moment des groupuscules révolutionnaires adhérents au marxisme trotskyste avant de mourir prématurément de la tuberculose en 1943.
Quel rapport entre cette femme –apparemment bien éloignée des questions de liturgie, c’est le moins que l’on puisse dire- et le thème qui nous occupe ?
Une étude plus approfondie de sa biographie nous apprend qu’à partir de 1936, Simone Weil entreprit un long chemin à la fois intellectuel, spirituel et mystique qui la conduit peu à peu à reconnaître la vérité profonde du christianisme et à adhérer à la personne du Christ. Lors de la Semaine sainte de 1938, Simone Weil est à Solesmes. Elle assiste à tous les offices liturgiques du Triduum. C’est dans le cadre de ces solennelles célébrations de la Passion et de la Résurrection, qu’elle fit l’expérience d’ « une joie pure et parfaite dans la beauté inouïe du chant et des paroles ». Cette expérience spirituelle particulièrement forte effectuée dans le cadre de la liturgie monastique la marquera à vie. Plus tard, dans un recueil de pensées et de notes publié sous le titre La Pesanteur et la Grâce, elle écrira : « Quand on écoute Bach ou une mélodie grégorienne, toutes les facultés de l’âme se tendent et se taisent, pour appréhender cette chose parfaitement belle, chacune à sa façon » ; et plus loin : « Musique grégorienne. Quand on chante les mêmes choses des heures chaque jour et tous les jours, ce qui est même un peu au-dessous de la suprême excellence devient insupportable et s’élimine. »
Arrêtons-nous un instant, et méditons sur ces pensées de la philosophe. C’est évident, cette dernière phrase est directement issue de son expérience monastique à Solesmes : ceux qui « chantent les mêmes choses des heures chaque jour et tous les jours », ce sont les moines ; ce qui est marqué de la « suprême excellence », c’est le répertoire grégorien ; quant à ce qui devient insupportable et s’élimine…
Cette expérience fondamentale de beauté et de vérité, n’est-ce pas effectivement ce qui arrive à ceux qui assistent, par exemple lors d’une visite ou d’un séjour dans une abbaye, à la liturgie latine et grégorienne dans toute sa pureté ? Comment, après une telle contemplation sonore, supporter après cela de se voir infliger, de retour dans sa paroisse, les chansonnettes parfaitement insipides que notre mauvais clergé -bien secondé en cela, il est vrai, par l’inévitable armada de ces nouveaux marchands du Temple que sont les « laïcs en responsabilité »- nous impose dimanche après dimanche ? Comment ne pas voir dans les propos de la philosophe une incroyable lucidité, lorsque l’on constate aujourd’hui qu’effectivement ces parodies de liturgies sont véritablement insupportables, et que d’ailleurs le simple constat de la disparition programmée des communautés paroissiales qui pratiquent ce type de célébrations aussi informes qu’indigentes montre qu’effectivement, elles s’éliminent d’elles-mêmes les unes après les autres ?
On le voit, l’expérience liturgique faite à Solesmes a été fondatrice pour Simone Weil, et l’on peut penser que ce qu’elle a contemplé dans la célèbre abbaye a longtemps nourri ses méditations philosophiques et mystiques. Dès son époque, elle eût cette intuition fondamentale, à savoir que la beauté ne relève pas simplement du pur décoratif, mais que cette beauté est le signe -et c’est particulièrement vrai en liturgie- d’une vérité théologique très profonde. Voici par exemple ce qu’elle écrivait dans La Pesanteur et la Grâce : « En tout ce qui suscite chez nous le sentiment pur et authentique du beau, il y a réellement présence de Dieu. Il y a comme une espèce d’incarnation de Dieu dans le monde, dont la beauté est la marque. Le beau est la preuve expérimentale que l’incarnation est possible. Dès lors tout art de premier ordre est par essence religieux (c’est ce que l’on ne sait plus aujourd’hui) » Avant de conclure par cette affirmation sublime : « Une mélodie grégorienne témoigne autant que la mort d’un martyr. »
Le fait que cette femme -que l’on peut difficilement au vu de son parcours, qualifier de catholique traditionaliste, vous l’avez compris- évoque dans un de ses ouvrages à pas moins de quatre reprises différentes, le chant grégorien comme nourriture inestimable de l’âme devrait peut-être faire réfléchir nos évêques et autres « experts en pastorale liturgique », toujours prompts à remiser tout ce qui ressemble à un élément traditionnel de la liturgie catholique au placard, sous prétexte qu’il faut « s’adapter à la modernité » et « vivre avec son temps ». D’autant plus que Simone Weil est loin d’être la seule personnalité du XXe siècle à avoir exprimé son amour pour ce qui reste, n’en déplaise aux « équipes d’animation liturgiques », le chant propre de la liturgie catholique (cf. Sacrosanctum Concilium). On se souvient en effet qu’Antoine de Saint-Exupéry -pas catholique « du cru » pour un sou, lui non plus- avait écrit à ce propos des lignes comparables.
Par G.A, de Pro Liturgia
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