L’encensement : voilà encore un rite qui renaît ici ou là après avoir failli disparaître après Vatican II car, disait-on alors, il n’est plus compris et fait partie d’usages devenus désuets. C’est une curieuse pédagogie qui se faisait alors : au lieu d’expliquer, on préférait éliminer. Une pastorale du « décapage intégral » en quelque sorte. Heureusement, nous n’en sommes plus là et le jeune clergé, plus attentif à la beauté et à la dignité de la liturgie, réintroduit l’encensement quand il le peut.
Contrairement à ce qui fut souvent avancé, le Concile de Vatican Il n’a pas supprimé les rites d’encensement. Au contraire, il leur a donné toute leur dimension en les situant à leur vraie place au cours des célébrations, surtout lorsqu’elles sont solennelles.
En étudiant les rites de l’encensement, nous pouvons mieux en comprendre le sens et ainsi les réintroduire dans nos célébrations, ce qui peut amplifier la qualité de certaines messes réduites à une sorte de « minimum liturgique ».
Commençons par faire un peu d’étymologie pour voir quelle est l’origine du mot « encens ». Si nous cherchons dans nos textes liturgiques latins, nous voyons que le mot français « encens » est donné par deux mots latins différents : « thus » et « incensum ». Les deux mots latins sont utilisés dans notre liturgie. Où se situe la nuance, la différence ?
Il faut savoir que le mot latin « incensum » ne désigne pas uniquement notre encens : il se rapporte à tout ce qui brûle. Ce terme latin a donné le mot « incendie » : « encens » et « incendie » ont une racine latine commune qui évoque tout ce qui se consume par le feu.
Mais comme nous le savons par les textes bibliques – entre autres -, l’idée de feu évoque également l’idée de « sacrifice ». D’où la question : qu’est-ce qu’un sacrifice ? Là encore, le latin nous aide à découvrir la richesse de ce mot : « sacrifice » vient de « sacrum facere » qui signifie « rendre sacré ». Une chose est rendue sacrée parce qu’elle est offerte de façon exclusive à une divinité ; en étant offerte, elle est détruite par le feu qui en même temps la purifie. Souvenons-nous de l’Ancien Testament : le sacrifice d’Abel le juste, le sacrifice d’Abraham offrant son fils unique à Dieu, et tant d’autres exemples qui marquent l’alliance de Dieu avec son peuple…
Ces sacrifices sont à rapprocher de l’offrande de l’encens (incensum), car ils font appel à l’idée de feu : ce feu à l’aide duquel Dieu nous prive des biens que nous lui offrons afin de se les approprier. C’est cette idée de l’ « encens/incensum » qui est exprimée dans notre liturgie et non pas l’idée de l’ « encens/thus ». La liturgie eucharistique est un sacrifice : le pain et le vin y sont offerts à Dieu et leur destruction est symbolisée par l’encensement au moment de l’offertoire. Mais, à la différence des sacrifices de l’Ancien Testament, cette destruction ne conduit pas à un anéantissement de la matière-pain et de la matière-vin, mais à leur transformation en Corps et en Sang du Christ. Voilà pourquoi les rites de la messe utilisent l’ « encens ». Et cet encens est tellement lié à l’idée de sacrifice, que durant la période romaine, les premiers chrétiens préféraient se faire tuer plutôt que d’offrir de l’encens à la statue de l’empereur. Ils ne pouvaient pas admettre que l’on puisse offrir un sacrifice d’encens à un simple mortel, l’empereur, puisque l’unique sacrifice devait être réservé à Dieu seul, au Dieu de d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : au Dieu de Jésus-Christ. Offrir de l’encens à la statue de l’empereur, c’eut été reconnaître publiquement que l’empereur était comme un dieu : c’était donc commettre le péché d’idolâtrie en niant l’existence du Dieu unique.
L’usage de l’encens ne se retrouve pas qu’à la messe. Si nous ouvrons notre Bible aux premières pages de l’Évangile selon saint Marc, nous y lisons le très bel épisode où Zacharie officie : il a été désigné pour offrir le sacrifice de l’encens durant la prière du soir. Et c’est pendant qu’il accomplit cette fonction qu’un ange va lui apparaître pour lui annoncer la naissance d’un fils : Jean-Baptiste.
Cet usage de l’encens durant la prière du soir est demeuré vivant dans notre liturgie. La prière du soir chrétienne, ce sont les vêpres, au cours desquelles sont chantés les psaumes. Or les vêpres s’achèvent toujours d’une façon solennelle par le chant du « Magnificat ». Ce n’est plus l’ange qui apparaît à Zacharie pour annoncer la naissance de Jean, mais c’est l’archange Gabriel qui annonce à Marie la venue de son fils Jésus. Et Marie chante alors son « Magnificat » : mon âme exalte le Seigneur…
Mais comme au temps de Zacharie, dès les premières notes du « Magnificat », le peuple se lève et en signe de bénédiction, les fidèles font le signe de la Croix. Puis, pendant que le chant se déroule, le prêtre encense l’autel. A la fin du chant, les servants encensent le prêtre et l’assistance, afin de montrer que tous sont sanctifiés par la participation à ce même sacrifice du soir.
Durant la messe, l’encens est utilisé à deux reprises : au début de la célébration, et pendant l’offertoire. Au commencement de la messe, pendant que la schola chante l’antienne d’entrée (Introït) avec le texte du jour, le prêtre encense l’autel. Ce geste a une double portée symbolique : d’une part, le célébrant indique que la messe est un sacrifice, puisqu’on y brûle l’ « incensum », et d’autre part, il honore l’autel sur lequel aura lieu ce sacrifice, autel qui représente le Christ « pierre d’angle rejetée des bâtisseurs ». A l’offertoire, le célébrant encense tous les éléments qui, de près ou de loin, sont en lien avec la puissance de Dieu et sont spiritualisés par Lui : l’autel, le pain, le vin. Puis, un servant (l’acolyte) encense le prêtre lui-même ainsi que l’assistance, pour bien montrer que les membres de l’assemblée eux-mêmes sont étroitement unis aux dons qui sont sur l’autel (le pain et le vin) et qui deviendront le Corps et le Sang du Christ.
Ajoutons un autre encensement – plus discret peut-être – qui a également lieu durant la messe : il s’agit de l’encensement du livre des Évangiles (l’Évangéliaire), avant la proclamation de la Parole de Dieu. En réalité, ce n’est pas le livre que l’on encense mais la Parole divine dont il est le support écrit. Avant ces différents encensements dont il a été question, le prêtre trace toujours un signe de Croix sur les grains d’encens disposés sur les charbons qui brûlent dans l’encensoir.
L’encens est encore utilisé durant les Saluts du Saint-Sacrement, lorsque le prêtre honore le Corps du Christ exposé dans l’ostensoir, pendant le chant du « Tantum ergo ». Dans ce cas, le signe de Croix tracé sur les grains d’encens est omis par le prêtre.
Revenons un instant à la liturgie des vêpres – prière du soir -, pour citer un verset de cet office qui résume le mieux la signification du rite décrit plus haut. Il s’agit de cette acclamation, probablement l’une des plus anciennes du répertoire grégorien, qui dit : « Seigneur, dirige notre prière vers Toi, comme l’encens qui monte devant ta face » (Dirigatur Domine oratio mea, sicut incensum in conspectu tuo). Nous trouvons là l’expression du symbolisme de cet encens, très utilisé dans toutes les liturgies orientales, et parfois oublié de nos jours dans nos églises.
A cette description de l’usage de l’encens, il faudrait ajouter plusieurs éléments. On utilise en effet l’encens dès qu’il s’agit de bénir au cours d’un office un objet auquel on veut donner une signification chrétienne : cierge, médaille, maison, automobile, rameau… A ces objets, l’Église souhaite donner une puissance particulière du fait qu’elle en fait des signes privilégiés de la puissance de l’Esprit de Dieu agissant au milieu de nous. Ce n’est en rien de la magie : ce n’est pas l’objet lui-même qui acquiert une force nouvelle. L’objet, sanctifié par un usage nouveau, ne fait que signifier que nous voulons donner à Dieu le moyen d’agir au milieu de nous, le moyen de nous montrer sa puissance opérante par le biais d’un signe qui nous parle. A ces objets, nous donnons volontiers une dimension symbolique liée à un souvenir : médaille de communion, rameau béni que nous mettons sur la tombe familiale pour asperger la dépouille des êtres disparus, cierge de la chandeleur que nous allumons en cas de péril grave (maladie, épidémie, agonie, et autrefois les orages violents…), image de sainte Agathe mise dans les fermes et les granges pour protéger les habitations des incendies… etc.
Enfin, l’encens est utilisé aux messes d’enterrements, durant l’absoute (ou « dernier adieu »), pour rendre un dernier honneur à la dépouille mortelle au chrétien qui nous quitte. En effet, selon l’enseignement du Christ, il faut se souvenir que nos corps sont dignes de respect puisque, durant leur vie terrestre, ils sont les temples de l’Esprit de Dieu.
Nous avons surtout parlé jusqu’ici de l’encens « incensum ». L’Écriture Sainte fait-elle mention de l’encens « thus » ? Oui, dès le début des Évangiles, lorsque les mages apportent leurs présents à l’Enfant-Jésus. Les paroles du graduel chanté entre les deux premières lectures de la fête de l’Épiphanie disent : « Omnes de Saba venient, aurum et thus deferentes… » Les mages offrent de l’or et de l’encens (curieusement, il n’est pas question de l’offrande de la myrrhe). Le texte, qui est du prophète Isaïe, est repris dans l’Évangile selon saint Matthieu qui précise la nature des dons offerts par les visiteurs venus de pays lointains : l’or, symbole de royauté, l’encens, symbole de divinité.
La résine qui produit l’encens était extraite d’arbres poussant en Inde ou en Arabie du sud, cette région riche appelée « pays de Saba ». Voilà pourquoi, en reprenant les paroles d’Isaïe, le chant du graduel de l’Épiphanie nous fait proclamer que « tous viendront de Saba, en apportant l’or et l’encens… » Ici, c’est le mot latin « thus » qui est employé, et non le mot « incensum ». L’encens mentionné n’a donc aucun rapport avec un acte liturgique : il n’est qu’une offrande faite à Jésus reconnu comme roi, et non pas un sacrifice adressé à Dieu.
Cette brève étude sur l’encens nous montre que la liturgie est riche de tout un enseignement directement greffé sur la Bible et sur l’histoire de l’Église. Il serait regrettable que cet enseignement ne devienne qu’une spéculation intellectuelle pour les historiens du culte : il doit avant tout rester vivant et accessible à tous par la pratique des rites. Grâce aux rites accomplis correctement et aux bons moments, nous pouvons permettre à nos liturgies de sortir de leur banalité qui fait naître tant d’ennui au cours de certaines célébrations. L’encens est démodé, disent parfois ceux qui croient moins à l’efficacité de la liturgie qu’aux modes qui les poussent à introduire des pratiques étranges dans leurs célébrations. Mais sont-ils certains, ceux-là, qu’une telle affirmation ne trahit pas plutôt leur ignorance du sens qu’a la prière liturgique de l’Eglise ? En réalité, l’encens n’est pas démodé : il est utilisé de nos jours sous forme de fines baguettes odoriférantes pour parfumer les maisons. On peut voir là un glissement des valeurs : on ritualise des pratiques qui se perdent dans nos liturgies.
On nous parle souvent de « participation extérieure » de nos jours. Il faut rappeler que cette participation se traduit d’abord par un comportement. Un étranger à l’Église et à sa foi qui viendrait voir ce qui se passe durant une messe, ne se comporte pas comme un croyant qui sait ce qu’est la célébration eucharistique, qui fait partie de l’assemblée et qui en adopte les gestes. Or, ces gestes utilisés par l’Église attestent que l’homme s’adresse à Dieu : ils ne servent qu’au culte et à la prière. Au XVIIIe siècle, le Père Lebrun écrivait : « L’encens qu’on offre à Dieu est un symbole de nos prières et du don de nous-mêmes. On encense le pain et le vin pour marquer plus sensiblement que nous joignons à ces dons nos vœux et nos prières. » La disparition – qui fut un temps programmée – des rites d’encensement n’a-t-elle pas traduit le peu de conviction que certains fidèles de l’après-Concile ont mis dans la prière liturgique ?
Denis Crouan, de Pro Liturgia.
Caiden C
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