Les amoureux du chant grégorien s’étaient donné rendez-vous le week-end des 16 et 17 octobre 2021 à Paray-le-Monial pour deux jours de conférences et de formation, rythmés par la messe et l’office divin. Reportage.
« Historique »
Le mot a été lâché par François Fierens, de la chorale Saint-Irénée à Bruxelles, et vétéran des journées grégoriennes qui ont émaillé de loin en loin ces deux dernières décennies, lors de sa conférence de clôture. Historique au premier chef par la diversité des traditions interprétatives parmi les organisateurs de l’événement, et par leur volonté d’étudier ensemble et surtout de chanter ensemble. Historique surtout par l’émergence, évidente, d’une jeune garde, la génération née dans les années 1990 et qui veut reprendre possession de son patrimoine spirituel – quoiqu’il s’agisse d’une toute petite partie de cette génération, même parmi les jeunes catholiques pratiquants : inutile de nous voiler la face.
Juchés sur les épaules de géants
La session a été encadrée par trois conférences — une au début, du R. P. Le Bourgeois, de l’abbaye de Triors, et deux à la fin, de Giedrius Gapsys, musicologue et professeur au CGP, et de François Fierens, que nous évoquions ci-dessus. Le propos commun de ces trois conférenciers fut, chacun à leur manière, de mettre en évidence les racines du chant grégorien et de ces Rencontres : racines spirituelles, dans la conférence du P. Le Bourgeois, conférence qui fera date par sa profondeur, et dont la réception ne se dispensera pas d’une publication in extenso que l’auteur de ces lignes appelle de ses vœux ; racines historiques, dans la conférence de G. Gapsys, qui brossa en une petite heure l’histoire de la transmission du chant, sa traditio, autrement dit la manière dont, à chaque génération, même pendant l’« éclipse » de la période baroque, se sont levés des ouvriers pour faire parvenir jusqu’à nous l’héritage musical du christianisme occidental ; racines contemporaines, enfin, quand F. Fierens a retracé la petite histoire de la difficile réappropriation de son propre chant par l’Église durant les dernières décennies.
Une seule voix…
Une série d’ateliers pratique sur deux jours ont permis aux participants de se former dans les domaines de leur choix — et ce choix était difficile : ateliers d’interprétation pour tous niveaux, des débutants complets aux confirmés, traitant tous les genres de pièces du répertoire ; mais aussi chironomie, direction, sémiologie, étude du rythme des textes et de la modalité.
Les animateurs des ateliers étaient issus de diverses traditions interprétatives du chant grégorien, fait remarquable dans un milieu toujours tenté par l’entre-soi et l’esprit de clocher. Il ne fait pas de doute que c’est là l’une des grandes forces de cet événement, que ses organisateurs souhaitent voir devenir annuel : non seulement montrer que des fidèles de formations et de niveaux très différents peuvent chanter ensemble, mais plus profondément, montrer que le chant grégorien est porteur de sa propre unité, à cause de son enracinement cultuel, c’est à dire à cause de cet esprit de service divin dont il est comme imbibé ; on se prend à redire comme l’Apôtre :
Quand l’un de vous dit : « Moi, j’appartiens à Mocquereau », et un autre : « Moi, j’appartiens à Cardine », n’est-ce pas une façon d’agir tout humaine ? Mais qui sont-ils ? Des serviteurs qui ont agi selon les dons du Seigneur à chacun d’eux. Un tel a planté, un autre a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance. Nous sommes des collaborateurs de Dieu, et vous êtes un champ que Dieu cultive, une maison que Dieu construit.
1 Co 3 : 4-9, seuls les noms des protagonistes ont été modifiés
… et une seule âme
Bien sûr, l’unité du chant ne pouvait s’accomplir que dans la liturgie pour laquelle il est fait. Les offices furent chantés selon l’un ou l’autre usage du rite romain ; les deux messes (sainte Marguerite-Marie Alacoque, le samedi ; le 29e dimanche du temps ordinaire, le lendemain) furent célébrées selon l’usage réformé ; on ne peut que regretter les malheureuses circonstances qui ont empêché les participants de célébrer l’une des deux selon l’usage plus ancien. La polyphonie n’était nullement exclue de ces liturgies, et le chœur Lux Amoris nous a portés à la prière en exécutant avec délicatesse quelques pièces bien choisies ; on retient spécialement un merveilleux Ubi Caritas de facture contemporaine, à la communion.
Les amateurs de belle paramentique l’ont compris en voyant les photos du début de cet article : si le son était de qualité, l’image n’avait pas à rougir. L’abbé Guillaume Antoine est à créditer pour l’impressionnante collection de chapes importées pour l’occasion du diocèse de Coutances.
Au-delà des belles photos, c’est dans l’obscurité, au cœur de la nuit, à la lumière des bougies, que l’union des âmes fut la plus parfaite. Le chant intégral des Matines, long, physiquement exigeant, fut pour certains une découverte : c’est au prix de la fatigue et du renoncement que l’office de nuit offre ses trésors à qui veut bien les conquérir. Pour l’auteur de ces lignes, pourtant habitué, les matines de ce 21e dimanche après la Pentecôte restent un joyau de chant et d’âme, une prière d’une intensité et d’une pureté sans pareilles ; vraiment, il n’est pas vain, le sacrifice de louange de ceux qui « se lèvent au milieu de la nuit pour lui rendre grâce » (Ps. 118 : 62). J’offre au lecteur, « en tremblant, comme un mystère », un écho lointain et diminué de cette louange, avec le répons Duo Seraphim enregistré à cette occasion :
Cor ad cor loquitur
Ces rencontres étaient placées sous le patronage de saint John Henry Newman, qui avait pris pour devise : Cor ad cor loquitur, le cœur parle au cœur ; une citation de saint François de Sales, qui, si ce dernier l’entendait de la prédication, s’applique de manière saisissante au chant grégorien :
La forme, dit le philosophe, donne l’être et l’âme à la chose. Dites merveilles, mais ne les dites pas bien, ce n’est rien. Dites peu, et dites bien, c’est beaucoup. Il faut [chanter] affectionément et dévotement, simplement et candidement, et avec confiance ; le souverain artifice est de n’avoir point d’artifice. Il faut que nos paroles soient enflammées, non par des cris et actions démesurées, mais pas l’affection intérieure. Il faut qu’elles sortent du cœur plus que de la bouche : on a beau dire, le cœur parle au cœur, mais la bouche ne parle qu’aux oreilles.
Si saint François de Sales donnait à cette phrase un sens tout horizontal, y considérant la relation entre deux personnes humaines, saint John Henry Newman lui ajoutait un sens vertical : dans sa révélation, le cœur de Dieu parle au cœur de l’homme, et dans le culte divin, le cœur de l’homme parle au cœur de Dieu ; c’est ainsi que dans sa louange perpétuelle, l’Église rend à Dieu, par le chant grégorien, les trésors qu’Il lui a révélés dans l’Esprit.
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