« Aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est adorer la distance entre soi et ce qu’on aime ».
Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, 1947
Après vingt années de dévastation et de démolition méthodique de la vie liturgique de l’Eglise, il semble urgent, non de dresser le bilan de la pastorale mise en œuvre dans la plupart des diocèses -pastorale dont la nocivité ne peut plus, en 2017, faire aucun doute- mais de tenter de comprendre en profondeur ce qu’il convient d’appeler « la problématique du sacré ». La notion de sacré, en effet, est dans son essence même problématique et en apparence contradictoire : elle prétend fonder la relation de l’homme à Dieu sur une mise à distance de celui-ci par rapport à Celui-là. Autrement dit : elle propose d’éloigner pour lier. Pas étonnant qu’une compréhension superficielle -et donc fausse- de cette notion ait été celle retenue par une génération qui, et à juste titre, a voulu s’interroger sur le sens réel de toutes les composantes du catholicisme de routine biberonné depuis l’enfance, mais qui a peut-être un peu rapidement « jeté le bébé avec l’eau du bain ». Il faut aujourd’hui regarder la réalité en face : l’analyse qui a consisté à promouvoir l’effacement de toute trace de sacré dans le culte catholique fut une funeste erreur portant en germe la disparition pure et simple de la foi. Il convient aujourd’hui d’expliquer pourquoi.
Le sacré comme espace exclusivement réservé à Dieu et à la vie intérieure
L’erreur des progressistes a été de penser que la disparition du sacré allait contribuer à un rapprochement entre Dieu et l’homme. Or, il faut bien reconnaître qu’à plus d’un titre, il n’en a pas été ainsi. Non seulement la disparition du sacré semble plutôt avoir été l’un des facteurs expliquant la chute de la pratique dominicale, mais il est frappant de constater que très souvent, l’absence des éléments marqueurs du sacré -silence, respect du mystère, chant et musique spécifiquement sacrées- efface la possibilité même de la prière. Ainsi, dans les célébrations actuelles, les moments de silence se font rares ; les chants interprétés le sont souvent sur des mélodies empruntées au monde profane et s’intègrent donc mal avec le cadre liturgique qui se doit d’être uniquement orienté vers la prière. L’expérience des quarante dernières années nous démontre que lorsque le sacré n’existe pas, Dieu est complètement absent de la vie des hommes. Conserver un espace sacré, c’est réserver, con-sacrer un espace exclusivement pour Dieu, dans lequel tout sans exception est ordonné à la prière ; partout ailleurs certes, on ne peut empêcher l’envahissement du profane, mais dans ce cadre-là, (qui peut être un cadre spatial -une église-, temporel -le dimanche-, linguistique -le latin-, choral -le grégorien-) Dieu a pour ainsi dire l’exclusivité offrant ainsi à la vie intérieure -par nature fragile- un espace de liberté pour se développer et s’épanouir véritablement. Supprimez cette espace, et les rares oasis de vie intérieure que sont nos églises, dans des sociétés modernes dans lesquelles règne le bruit et l’agitation permanente, ne tarderont pas à s’éteindre. C’est sans doute l’une des clés de compréhension de l’épisode des Evangiles qui voit Jésus chasser avec violence les marchands du Temple : « La maison de mon Père est une maison de prière, et vous en avez fait une maison de trafics ». Un sanctuaire sacré est le dernier lieu permettant à la vie intérieure de l’homme de s’épanouir en Dieu ; supprimer cet espace, et c’est la possibilité même pour l’homme d’entrer en relation avec le Dieu trois fois Saint qui est remise en cause. Or, si dans cet espace Dieu n’a pas l’exclusivité, en réalité c’est comme s’il en était totalement exclu.
Le sacré comme mode de relation avec le mystère divin
Nous avons donc vu que la préservation du sacré permet d’ouvrir un espace dans lequel la relation à Dieu peut s’épanouir librement et sans contrainte. Mais le sens du sacré permet également à l’homme d’envisager sa relation à Dieu sur le mode qui correspond à la fois à la nature divine et à la nature humaine. Dieu n’est pas un copain sympathique : il est le Tout-Autre, celui dont ne sommes pas dignes de délier les sandales ; il est le Créateur de l’univers, le Seigneur des seigneurs et le roi des rois. L’homme est sa créature, une créature marquée par le péché et la misère, qui se doit donc d’envisager la relation à son Créateur sur le mode de l’humilité. C’est ce que ne semblent pas comprendre ce clergé progressiste qui traite avec désinvolture, comme s’il avait fait le tour de la question de Dieu, les mystères sacrés. Il y a en particulier chez nombre de fidèles « engagés » dans les paroisses la tentation de prendre le pouvoir sur le mystère divin, de l’instrumentaliser, de le transformer en objet de manipulation. Chez ces gens, la liturgie n’est pas vue comme un don que l’on reçoit avec humilité et respect, mais comme quelque chose que l’on peut déformer et modifier au gré de ses caprices et de ses envies. Personne, aucun être humain ne peut prétendre avoir fait le tour de la question divine. Dieu est mystère. Préserver un espace sacré permet de poser les jalons permettant à l’homme de respecter ce mystère de l’Incarnation, par lequel Celui que l’univers ne peut contenir accepte de se mettre à la portée de l’homme sous l’aspect d’un petit morceau de pain. Face à ce mystère insondable, y a-t-il d’autre attitude possible que celle de se tenir à distance et de contempler avec un infini respect et une infinie humilité ?
Or, cette prise de distance respectueuse avec les réalités saintes qui s’accomplissent au cours des rites liturgiques est, paradoxalement, l’attitude permettant de se rapprocher de Dieu. C’est ce qu’avait bien compris Simone Weil, qui écrivait qu’ « aimer purement, c’est consentir à la distance, c’est aimer la distance entre soi et ce que l’on aime ». Dans le rapport à Dieu, la distance que suppose la notion de sacré est en réalité un mode de relation, le mode de relation spécifique et adapté qu’il convient de nouer avec Dieu. Le sacré n’empêche pas l’amour ; au contraire, il est la seule manière pour l’homme d’aimer véritablement le Dieu vivant et vrai.
G.A
Article publié originellement sur Pro Liturgia
Gabriel Versini - Bullara
Merci pour ce si beau texte ô combien nécessaire à tout homme
Lex Orandi
Merci de nous suivre !