Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Auteur/autrice : Esprit de la Liturgie Page 4 of 6

Chanter à la Messe ou chanter la Messe ? Partie II

Dans la première partie, nous avons proposé quelques ressources pour apprendre à chanter le propre de la Messe, à savoir les antiennes d’entrée, d’offertoire et de communion (plus éventuellement le répons graduel et l’Alléluia), avec leurs versets tirés des psaumes.

Nous étions cependant resté en suspens sur une question primordiale : que faire des cantiques ? Si on chante le propre, cela veut-il dire qu’on ne chantera plus de cantiques ?

Précisons les termes de notre question. Le propre de la Messe inclut les antiennes présentées ci-dessus, qui sont proposées dans le Graduale Romanum (avec une variation possible pour les chants entre les lectures, que l’on peut prendre au graduel ou au lectionnaire). Dans la majorité des paroisses, ces chants ont disparus, au profit des cantiques ; nous entendons par « cantiques » ces chants extra-liturgiques, souvent en langue vulgaire, chantés au cours de la liturgie (Messe ou office divin).

Vous ne voyez pas de quoi on parle ? Bon. Vous voyez les chants des « carnets verts » de la communauté de l’Emmanuel ? Eh bien voilà, ce sont des cantiques.

Bref. Maintenant, vous voyez de quoi il s’agit. La question est : que faut-il en faire, de ces fameux cantiques ? C’est ce que nous allons voir en examinant leur légitimité dans un premier temps, leur choix dans un second temps.

1. Lâcher les cantiques ?

Si l’on chante le propre, faut-il laisser de côté les cantiques ? C’est une solution envisageable en certains lieux, et tout à fait justifiée, car ils n’ont rien d’obligatoire, ils viennent comme « par surcroît », en plus des chants qui accompagnent le rite. Ainsi, le seul « chant d’entrée » traditionnellement prévu par la liturgie est l’antienne d’introït, avec ses versets, l’antienne étant reprise entre chaque verset. Nous recommandons d’ailleurs la lecture de cet article (en anglais) où l’auteur décrit une Messe célébrée sans cantiques (selon le nouveau missel!) à laquelle il assista en la cathédrale Saint-Marc, à Venise.

Cela dit, trois arguments de poids plaident en faveur de leur maintien.

Premièrement, un simple constat : les cantiques, dans les paroisses, sont aujourd’hui une réalité. Il ne sert à rien de prétendre qu’ils n’existent pas, de faire comme s’ils étaient une illusion d’optique. En un mot, ils sont là ; et l’étant depuis longtemps, ils ne vont pas disparaître de sitôt.

Deuxièmement, le concile Vatican II nous demande de favoriser « les acclamations du peuple, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et les attitudes corporelles. On observera aussi en son temps un silence sacré. » (Sacrosanctum Concilium, 30, c’est nous qui surlignons). Le mandat de l’Eglise est formel : les cantiques doivent être non seulement conservés, mais favorisés, dans la mesure où ils permettent aux fidèles de joindre leurs voix à celle de la schola, ce qui est plus difficile à faire pour les chants du propre ; plus encore, ces chants, le plus souvent composés en langue vulgaire, permettent de maintenir un équilibre entre celle-ci et la langue latine lorsque le propre est chanté en latin (ce que l’on souhaite au plus grand nombre).

Ce qui nous mène à notre troisième point : chaque pays catholique dispose d’une pléthore de cantiques composés au fil des siècles. Qu’on le veuille ou non, ils ont pénétré la piété et la spiritualité des peuples qui les ont vu naître. Et si l’on trouve parmi eux nombre d’œuvres médiocres (et plus encore aujourd’hui), certains peuvent être vus comme de vrais joyaux méritant d’être préservés. En un mot, ils font partie de notre tradition ; et ce serait pitié que de les voir disparaître purement et simplement de nos offices.

Pour ces trois raisons, la conservation des cantiques est chose acquise, que l’on considère lesdits cantiques comme un mal à tolérer ou comme un patrimoine à promouvoir. Ce point étant établi, reste à savoir quels cantiques il convient de chanter.

2. Quels cantiques ?

La difficulté avec les cantiques est double. Premièrement, ils ne sont souvent pas d’origine scripturaire ; deuxièmement, la liberté de choix en ce domaine est totale, avec le risque d’introduire des compositions mièvres, irritantes, voire doctrinalement douteuses ou carrément hérétiques (ne sourions pas, la chose est arrivée beaucoup trop souvent pour que l’on sous-estime ce péril). C’est une question de cohérence et d’intégrité : il ne sert de rien de chanter l’introït « Gaudeamus omnes » le jour de la Toussaint s’il est précédé de « Je crois au Dieu qui chante… ». Pour éviter cela, il conviendrait d’abord de se souvenir qu’un cantique chanté au cours de la Messe doit être approuvé par la conférence des évêques locale (cf. IGMR 48).

Il convient ensuite de faire une sélection. Le cardinal Francis Arinze, ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin avait jadis invité les évêques américains à compiler des recueils de cantiques exclusivement catholiques. De nombreuses initiatives en ce sens ont répondu au souhait du cardinal ; citons par exemple le « Saint Jean de Brébeuf hymnal ».

Il n’existe, à notre connaissance, aucune autre composition en ce sens en langue française ; le besoin s’en fait pourtant ressentir. Souhaitons que nos évêques aient la hardiesse de mettre au point pareils recueils, pour l’édification du peuple qu’ils ont à paître.

En attendant, quels critères, pour les cantiques ? Le cardinal Arinze en donnait trois (il va de soi que ces indications supposent que le propre de la Messe est intégralement chanté, et que les cantiques ne peuvent que venir par surcroît) :

  • La profondeur théologique : il ne s’agit pas simplement d’éviter l’hérésie (ce qui relève du strict minimum!) mais plus encore, de proposer un chant au contenu doctrinal important ; on préférera donc toujours les textes forts et pleinement catholiques, puisant dans la parole de Dieu ou dans la tradition, aux compositions musicalement excitantes, mais spirituellement pauvres.
  • L’enracinement liturgique : la liturgie est en effet la source de toute théologie catholique digne de ce nom (Lex orandi, lex credendi, la loi de la prière est la loi de la foi) et sa nourriture ; il convient donc de bien choisir les cantiques, de discerner ceux qui conviennent au temps liturgique de ceux qui ne lui conviennent pas ; à cet égard, le grégorien doit nous servir de modèle, non seulement pour le propre, mais aussi pour les cantiques ; la solution retenue par le « Saint Jean de Brébeuf hymnal », consistant à chanter sur des tons très simples des hymnes tirés de la tradition hymnographique romaine doit à cet égard nous inspirer, tant pour la Messe que pour l’office).
  • La qualité musicale : les deux premières conditions étant posées, il va de soi que le cantique doit être plaisant à entendre et à chanter, afin que les fidèles prennent plaisir à chanter ce qui relève de leur foi, associant ainsi le beau au vrai ; ce qui implique, bien sûr, une certaine simplicité dans les mélodies, mais l’on se gardera de confondre la simplicité avec la médiocrité.

Enfin, il faut déterminer quel moment est le plus opportun pour le chant des cantiques. Laissons la parole à M. Laszlo Dobszay (qui parle ici dans le contexte de la forme extraordinaire et suppose, là encore, que le propre est intégralement chanté) :

En de nombreux pays, une pieuse tradition veut que le peuple se rassemble avant le début de la Messe et chante des cantiques en préparation de l’action sacrée. Il est aussi de coutume, en de nombreux endroits, qu’un cantique bref mais significatif soit chanté après l’Évangile et le sermon (je note au passage que cette coutume préserve la fonction originale et première du cantique de foule médiéval, qui était d’encadrer l’homélie). Là où l’offertoire est exécuté avec une solennité appropriée (procession, encensement), il y a assez de temps pour ajouter un chant de foule au chant d’offertoire lu ou récité. Plus encore, le cantique à l’Élévation remonte aussi au Moyen-Age : le peuple exprimait ainsi sa foi en la Présence Réelle et et adorait le Christ présent sur l’autel, pendant que le célébrant interrompait le Canon Missae (aujourd’hui [dans la forme ordinaire, ndt], ce cantique pourrait fonctionner comme un trope, pour ainsi dire, à l’acclamation « Mortem tuam »). La distribution de la Sainte Communion et l’action de grâce qui s’ensuit laisse, là encore, du temps pour chanter des cantiques après le chant de communion. Et un bon chant de foule est pratiquement indispensable à la fin de la Messe […]. Ces opportunités permettraient donc de chanter au moins deux ou trois, ou jusqu’à cinq ou six chants de foule1.

Même en chantant le propre, il y a donc du temps pour des cantiques :

  • avant la Messe ;
  • lors de la procession d’entrée, avant l’introït (c’est nous qui le notons) ;
  • après l’Evangile et le sermon ;
  • après l’antienne d’offertoire ;
  • après l’élévation ;
  • pendant la communion, après l’antienne afférante ;
  • à la fin de la Messe.

Soit six ou sept cantiques à la Grand-Messe.

Conclusion.

On l’a vu, il ne s’agit donc pas d’opposer les cantiques et le propre. Si le second a pour lui la tradition la plus ancienne et doit être restauré de ce fait, les premiers jouissent d’une incontestable popularité, qui rendrait leur suppression aussi maladroite que contre-productive.

Pour terminer, laissons peut-être la parole à saint Ambroise de Milan, qui lutta contre l’hérésie arienne avec les armes de l’hérésie, à savoir les cantiques et fit occuper par les fidèles catholiques une église de Milan, pour éviter que celle-ci ne fut remise aux hérétiques :

« Les Ariens disent que le peuple a été séduit par mes hymnes. Et je ne le dénie aucunement. C’est une grande hymne, plus puissante que n’importe quelle autre. Car qu’y a-t-il de plus puissant que la confession de la Trinité célébrée à haute voix par tout le peuple ? » (Ambroise de Milan, Sermo contra Auxentium 34, PL 16, 1017).

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1 Laszlo Dobszay, The Bugnini Liturgy and the Reform of the Reform, p. 119.

Quelles orientations pour un nouveau mouvement liturgique?

Dans ses Mémoires publiées en 1997, le cardinal Ratzinger écrivait: «Nous avons besoin d’un nouveau mouvement liturgique, qui donne le jour au véritable héritage du concile Vatican II». C’est afin de répondre à cet appel qu’une vingtaine de personnalités catholiques (supérieurs de monastères, prêtres, évêques, journalistes, intellectuels catholiques) soucieux de donner l’impulsion à un renouveau d’intérêt pour la question liturgique, se réunirent à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu en juillet 2001 à l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault (Indre), sous la présidence du cardinal Ratzinger lui-même. Les différentes conférences prononcées à l’occasion de ce colloque ont été réunies en un ouvrage intitulé «Autour de la question liturgique», publié en novembre de la même année. La préface, rédigée par le T.R.P. dom Hervé Courau, abbé de l’abbaye Notre-Dame de Triors, rappelle les origines et les circonstances de l’événement, avant de tracer les grandes orientations qui devraient être celles de ce nouveau mouvement liturgique, dont l’émergence apparaît comme indispensable pour que l’Eglise d’Occident retrouve le sens profond et originel de la prière liturgique. Nous reproduisons le texte de cette préface ici, illustrée de quelques images d’une liturgie solennelle de la Pentecôte telle que célébrée à l’abbaye de Fontgombault .

« L’idée des Journées liturgiques de Fontgombault a germé à l’occasion de divers entretiens avec le Cardinal Ratzinger. Sa pensée, ainsi que le montre bien son livre récent L’Esprit de la liturgie, tourne souvent autour de l’idée d’un nouveau Mouvement liturgique, ou plutôt, d’un nouveau souffle pour « redynamiser » ce Mouvement sur lequel on avait fondé légitimement tant d’espoirs. On ne refait pas l’histoire et les chances gâchées ne se retrouvent pas. Le gros chantier de la réforme liturgique a besoin de stabiliser ses accotements: c’est du simple bon sens, avant d’être sagesse. Les déceptions du proche passé, si cruelles qu’elles puissent paraître, ne sont pas uniquement négatives, elles donnent aussi une leçon positive sur l’avenir: le Mouvement liturgique ne saurait être repris que sur des bases assainies, en faisant toujours davantage confiance à la Providence toute spéciale qui gouverne la Prière de l’Eglise: seule l’Esprit Saint est habilité à lui faire dire en vérité Abba-Père.

Le Cardinal ne souhaitait pas un débat devant les foules: le cadre de Fontgombault d’ailleurs ne s’y prêtait pas. Aussi fallait-il sélectionner un échantillon suffisamment représentatif de participants. En grande partie ce choix est dû au Cardinal lui-même. Il tenait à ce que les usagers des deux Missels romains de 1962 et de 1969 soient représentés à part égales.

Ces Journées se sont déroulées du 22 au 24 juillet 2001. Le dimanche 22, le cardinal chanta la sainte Messe (Missel de 1962) et donna l’homélie. En début d’après-midi, , après l’accueil des participants par le Père abbé de Fontgombault, Dom Antoine Forgeot, commencèrent les travaux proprement dits. La réflexion devait être conduite en quatre directions, ce qui donna quatre séries d’interventions dédoublées (conférence magistrale, puis applications plus concrètes): théologie de la liturgie, aspects anthropologiques de la liturgie, rite romain ou rites romains (ou quelle place pour la diversité dans la liturgie romaine?) et enfin les problèmes posés par la réforme liturgique et les leçons à tirer pour un nouveau Mouvement liturgique.

Ces diverses interventions ont été suivies de débats assez brefs, mais bien nourris. Un résumé de ceux-ci figure à la fin de cet ouvrage. Par ailleurs, trois laïcs sont intervenus, avant que le cardinal ne prononce la conférence de clôture. Puissions-nous y trouver lumière et courage pour oeuvrer humblement, chacun à sa place, dans le vaste champ de la Prière de l’Eglise.

Deux mots d’auteurs monastiques anciens me sont souvent revenus durant ces Journées: « Si tu pries, tu es théologien, si tu es théologien, tu pries » (saint Nil du Sinaï). « Le moine (entendez, le chrétien) commence à prier vraiment, quand il commence à ignorer qu’il prie » (saint Antoine le Grand). J’en rapproche le début de la 4e partie du livre du Cardinal: « Le très grand don de la foi chrétienne est de nous avoir fait connaître le juste culte ».

La devotio moderna (premier usage du mot moderne!) a consacré vers le XVe siècle un divorce entre liturgie et prière intérieure, livrant trop souvent cette dernière au risque de l’introspection, même si les écoles carmélitaine et ignatienne furent suscitées par la divine Providence pour diminuer ce danger. Dans le mouvement de pensée issu de Dom Guéranger et consacré par le Concile Vatican II (même si, hélas, un grand nombre de ses applications lui sont étrangères), la réflexion de ces Journées m’a paru s’orienter vers une devotio postmoderna, renouant avec la devotio antiqua, sans remettre en cause les apports de la théologie spirituelle du deuxième millénaire. Il s’agit de réunir à nouveau la liturgie intérieure et celle de l’Eglise-Epouse, dans la ligne des Pères et sans faire l’impasse sur le Moyen-Age qui a su y être fidèle: saint Thomas d’Aquin et le Concile de Trente sont ici des repères irremplaçables, a souligné le Cardinal.

Le troisième millénaire doit redresser ce qui a été gauchi au millénaire précédent, et cela sans cette prétention d’archéologisme réductrice, dénoncée par Mediator Dei, et dont les ravages n’ont pas été minces. L’unité avec l’Orient chrétien en particulier passe par cette réorientation de la liturgie latine, appelée à mieux goûter ses sources authentiques et à y être fidèle: on a trop confondu la noble simplicité avec des rites paupérisés.

Le vide de l’art sacré qui a suivi et l’absence d’intériorité masquant celle de la prière sont de graves symptômes qui appellent d’abord un cri vers Dieu afin que le don de la foi soit accordé abondamment aux âmes. Celle-ci rend docile à l’Esprit qui fait seul dire en vérité Abba-Père ».

Dom Hervé Courau, O.S.B.

L’encens dans la liturgie

L’encensement : voilà encore un rite qui renaît ici ou là après avoir failli disparaître après Vatican II car, disait-on alors, il n’est plus compris et fait partie d’usages devenus désuets. C’est une curieuse pédagogie qui se faisait alors : au lieu d’expliquer, on préférait éliminer. Une pastorale du « décapage intégral » en quelque sorte. Heureusement, nous n’en sommes plus là et le jeune clergé, plus attentif à la beauté et à la dignité de la liturgie, réintroduit l’encensement quand il le peut.
Contrairement à ce qui fut souvent avancé, le Concile de Vatican Il n’a pas supprimé les rites d’encensement. Au contraire, il leur a donné toute leur dimension en les situant à leur vraie place au cours des célébrations, surtout lorsqu’elles sont solennelles.
En étudiant les rites de l’encensement, nous pouvons mieux en comprendre le sens et ainsi les réintroduire dans nos célébrations, ce qui peut amplifier la qualité de certaines messes réduites à une sorte de « minimum liturgique ».

Commençons par faire un peu d’étymologie pour voir quelle est l’origine du mot « encens ». Si nous cherchons dans nos textes liturgiques latins, nous voyons que le mot français « encens » est donné par deux mots latins différents : « thus » et « incensum ». Les deux mots latins sont utilisés dans notre liturgie. Où se situe la nuance, la différence ?
Il faut savoir que le mot latin « incensum » ne désigne pas uniquement notre encens : il se rapporte à tout ce qui brûle. Ce terme latin a donné le mot « incendie » : « encens » et « incendie » ont une racine latine commune qui évoque tout ce qui se consume par le feu.
Mais comme nous le savons par les textes bibliques – entre autres -, l’idée de feu évoque également l’idée de « sacrifice ». D’où la question : qu’est-ce qu’un sacrifice ? Là encore, le latin nous aide à découvrir la richesse de ce mot : « sacrifice » vient de « sacrum facere » qui signifie « rendre sacré ». Une chose est rendue sacrée parce qu’elle est offerte de façon exclusive à une divinité ; en étant offerte, elle est détruite par le feu qui en même temps la purifie. Souvenons-nous de l’Ancien Testament : le sacrifice d’Abel le juste, le sacrifice d’Abraham offrant son fils unique à Dieu, et tant d’autres exemples qui marquent l’alliance de Dieu avec son peuple…
Ces sacrifices sont à rapprocher de l’offrande de l’encens (incensum), car ils font appel à l’idée de feu : ce feu à l’aide duquel Dieu nous prive des biens que nous lui offrons afin de se les approprier. C’est cette idée de l’ « encens/incensum » qui est exprimée dans notre liturgie et non pas l’idée de l’ « encens/thus ». La liturgie eucharistique est un sacrifice : le pain et le vin y sont offerts à Dieu et leur destruction est symbolisée par l’encensement au moment de l’offertoire. Mais, à la différence des sacrifices de l’Ancien Testament, cette destruction ne conduit pas à un anéantissement de la matière-pain et de la matière-vin, mais à leur transformation en Corps et en Sang du Christ. Voilà pourquoi les rites de la messe utilisent l’ « encens ». Et cet encens est tellement lié à l’idée de sacrifice, que durant la période romaine, les premiers chrétiens préféraient se faire tuer plutôt que d’offrir de l’encens à la statue de l’empereur. Ils ne pouvaient pas admettre que l’on puisse offrir un sacrifice d’encens à un simple mortel, l’empereur, puisque l’unique sacrifice devait être réservé à Dieu seul, au Dieu de d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : au Dieu de Jésus-Christ. Offrir de l’encens à la statue de l’empereur, c’eut été reconnaître publiquement que l’empereur était comme un dieu : c’était donc commettre le péché d’idolâtrie en niant l’existence du Dieu unique.

L’usage de l’encens ne se retrouve pas qu’à la messe. Si nous ouvrons notre Bible aux premières pages de l’Évangile selon saint Marc, nous y lisons le très bel épisode où Zacharie officie : il a été désigné pour offrir le sacrifice de l’encens durant la prière du soir. Et c’est pendant qu’il accomplit cette fonction qu’un ange va lui apparaître pour lui annoncer la naissance d’un fils : Jean-Baptiste.
Cet usage de l’encens durant la prière du soir est demeuré vivant dans notre liturgie. La prière du soir chrétienne, ce sont les vêpres, au cours desquelles sont chantés les psaumes. Or les vêpres s’achèvent toujours d’une façon solennelle par le chant du « Magnificat ». Ce n’est plus l’ange qui apparaît à Zacharie pour annoncer la naissance de Jean, mais c’est l’archange Gabriel qui annonce à Marie la venue de son fils Jésus. Et Marie chante alors son « Magnificat » : mon âme exalte le Seigneur…
Mais comme au temps de Zacharie, dès les premières notes du « Magnificat », le peuple se lève et en signe de bénédiction, les fidèles font le signe de la Croix. Puis, pendant que le chant se déroule, le prêtre encense l’autel. A la fin du chant, les servants encensent le prêtre et l’assistance, afin de montrer que tous sont sanctifiés par la participation à ce même sacrifice du soir.
Durant la messe, l’encens est utilisé à deux reprises : au début de la célébration, et pendant l’offertoire. Au commencement de la messe, pendant que la schola chante l’antienne d’entrée (Introït) avec le texte du jour, le prêtre encense l’autel. Ce geste a une double portée symbolique : d’une part, le célébrant indique que la messe est un sacrifice, puisqu’on y brûle l’ « incensum », et d’autre part, il honore l’autel sur lequel aura lieu ce sacrifice, autel qui représente le Christ « pierre d’angle rejetée des bâtisseurs ». A l’offertoire, le célébrant encense tous les éléments qui, de près ou de loin, sont en lien avec la puissance de Dieu et sont spiritualisés par Lui : l’autel, le pain, le vin. Puis, un servant (l’acolyte) encense le prêtre lui-même ainsi que l’assistance, pour bien montrer que les membres de l’assemblée eux-mêmes sont étroitement unis aux dons qui sont sur l’autel (le pain et le vin) et qui deviendront le Corps et le Sang du Christ.

Ajoutons un autre encensement – plus discret peut-être – qui a également lieu durant la messe : il s’agit de l’encensement du livre des Évangiles (l’Évangéliaire), avant la proclamation de la Parole de Dieu. En réalité, ce n’est pas le livre que l’on encense mais la Parole divine dont il est le support écrit. Avant ces différents encensements dont il a été question, le prêtre trace toujours un signe de Croix sur les grains d’encens disposés sur les charbons qui brûlent dans l’encensoir.
L’encens est encore utilisé durant les Saluts du Saint-Sacrement, lorsque le prêtre honore le Corps du Christ exposé dans l’ostensoir, pendant le chant du « Tantum ergo ». Dans ce cas, le signe de Croix tracé sur les grains d’encens est omis par le prêtre.
Revenons un instant à la liturgie des vêpres – prière du soir -, pour citer un verset de cet office qui résume le mieux la signification du rite décrit plus haut. Il s’agit de cette acclamation, probablement l’une des plus anciennes du répertoire grégorien, qui dit : « Seigneur, dirige notre prière vers Toi, comme l’encens qui monte devant ta face » (Dirigatur Domine oratio mea, sicut incensum in conspectu tuo). Nous trouvons là l’expression du symbolisme de cet encens, très utilisé dans toutes les liturgies orientales, et parfois oublié de nos jours dans nos églises.

A cette description de l’usage de l’encens, il faudrait ajouter plusieurs éléments. On utilise en effet l’encens dès qu’il s’agit de bénir au cours d’un office un objet auquel on veut donner une signification chrétienne : cierge, médaille, maison, automobile, rameau… A ces objets, l’Église souhaite donner une puissance particulière du fait qu’elle en fait des signes privilégiés de la puissance de l’Esprit de Dieu agissant au milieu de nous. Ce n’est en rien de la magie : ce n’est pas l’objet lui-même qui acquiert une force nouvelle. L’objet, sanctifié par un usage nouveau, ne fait que signifier que nous voulons donner à Dieu le moyen d’agir au milieu de nous, le moyen de nous montrer sa puissance opérante par le biais d’un signe qui nous parle. A ces objets, nous donnons volontiers une dimension symbolique liée à un souvenir : médaille de communion, rameau béni que nous mettons sur la tombe familiale pour asperger la dépouille des êtres disparus, cierge de la chandeleur que nous allumons en cas de péril grave (maladie, épidémie, agonie, et autrefois les orages violents…), image de sainte Agathe mise dans les fermes et les granges pour protéger les habitations des incendies… etc.
Enfin, l’encens est utilisé aux messes d’enterrements, durant l’absoute (ou « dernier adieu »), pour rendre un dernier honneur à la dépouille mortelle au chrétien qui nous quitte. En effet, selon l’enseignement du Christ, il faut se souvenir que nos corps sont dignes de respect puisque, durant leur vie terrestre, ils sont les temples de l’Esprit de Dieu.

Nous avons surtout parlé jusqu’ici de l’encens « incensum ». L’Écriture Sainte fait-elle mention de l’encens « thus » ? Oui, dès le début des Évangiles, lorsque les mages apportent leurs présents à l’Enfant-Jésus. Les paroles du graduel chanté entre les deux premières lectures de la fête de l’Épiphanie disent : « Omnes de Saba venient, aurum et thus deferentes… » Les mages offrent de l’or et de l’encens (curieusement, il n’est pas question de l’offrande de la myrrhe). Le texte, qui est du prophète Isaïe, est repris dans l’Évangile selon saint Matthieu qui précise la nature des dons offerts par les visiteurs venus de pays lointains : l’or, symbole de royauté, l’encens, symbole de divinité.
La résine qui produit l’encens était extraite d’arbres poussant en Inde ou en Arabie du sud, cette région riche appelée « pays de Saba ». Voilà pourquoi, en reprenant les paroles d’Isaïe, le chant du graduel de l’Épiphanie nous fait proclamer que « tous viendront de Saba, en apportant l’or et l’encens… » Ici, c’est le mot latin « thus » qui est employé, et non le mot « incensum ». L’encens mentionné n’a donc aucun rapport avec un acte liturgique : il n’est qu’une offrande faite à Jésus reconnu comme roi, et non pas un sacrifice adressé à Dieu.

Cette brève étude sur l’encens nous montre que la liturgie est riche de tout un enseignement directement greffé sur la Bible et sur l’histoire de l’Église. Il serait regrettable que cet enseignement ne devienne qu’une spéculation intellectuelle pour les historiens du culte : il doit avant tout rester vivant et accessible à tous par la pratique des rites. Grâce aux rites accomplis correctement et aux bons moments, nous pouvons permettre à nos liturgies de sortir de leur banalité qui fait naître tant d’ennui au cours de certaines célébrations. L’encens est démodé, disent parfois ceux qui croient moins à l’efficacité de la liturgie qu’aux modes qui les poussent à introduire des pratiques étranges dans leurs célébrations. Mais sont-ils certains, ceux-là, qu’une telle affirmation ne trahit pas plutôt leur ignorance du sens qu’a la prière liturgique de l’Eglise ? En réalité, l’encens n’est pas démodé : il est utilisé de nos jours sous forme de fines baguettes odoriférantes pour parfumer les maisons. On peut voir là un glissement des valeurs : on ritualise des pratiques qui se perdent dans nos liturgies.

On nous parle souvent de « participation extérieure » de nos jours. Il faut rappeler que cette participation se traduit d’abord par un comportement. Un étranger à l’Église et à sa foi qui viendrait voir ce qui se passe durant une messe, ne se comporte pas comme un croyant qui sait ce qu’est la célébration eucharistique, qui fait partie de l’assemblée et qui en adopte les gestes. Or, ces gestes utilisés par l’Église attestent que l’homme s’adresse à Dieu : ils ne servent qu’au culte et à la prière. Au XVIIIe siècle, le Père Lebrun écrivait : « L’encens qu’on offre à Dieu est un symbole de nos prières et du don de nous-mêmes. On encense le pain et le vin pour marquer plus sensiblement que nous joignons à ces dons nos vœux et nos prières. » La disparition – qui fut un temps programmée – des rites d’encensement n’a-t-elle pas traduit le peu de conviction que certains fidèles de l’après-Concile ont mis dans la prière liturgique ?

Denis Crouan, de Pro Liturgia.

Pourquoi faudrait-il prier en latin avec les textes de la liturgie ?

Tribune

Les tribunes reflètent uniquement la pensée de nos contributeurs et n’impliquent pas l’entière approbation de la rédaction.

Je ne souhaite pas ici relancer l’éternel marronnier de la déficience des traductions liturgiques ; il y a déjà eu énormément de publications sur la catastrophe de la traduction française du Pater noster (que ce soit l’ancienne ou la nouvelle avec l’introduction du « ne nous laisse pas entrer en tentation », qui à bien y réfléchir n’est pas moins problématique), ou encore l’Orate Fratres (il semble même que le projet de la nouvelle formulation cache en lui-même des graves imperfections…).

Tout cela est bien connu, et les bonnes volontés apparues lors de la sonnette d’alarme tirée par le Pape Jean-Paul II à ce sujet (Vicesimus quintus annus, 1988, Liturgiam authenticam 2001) n’ont pas semblé réellement porter de fruit jusqu’en 2020 au moins dans l’aire francophone, mais certainement aussi ailleurs. Pour rappel, la nouvelle traduction du missel n’est toujours pas officiellement mise en œuvre. Ce problème des traductions est pourtant largement connu et documenté. Je ne reviens donc pas dessus. Cet article sera donc une réflexion qui visera non pas à me lamenter de l’immobilisme de l’institution ecclésiale sur ce sujet, mais sur les conséquences de cet immobilisme, et donc sur l’importance de continuer à nous mobiliser sur le site www.societaslaudis.org pour proposer des traductions sur le latin qui soit en harmonie avec l’enseignement des apôtres et la sagesse des Pères.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont donc les conséquences de ces traductions déficientes pour la vie de prière, mais aussi pour l’enseignement de la foi. Car c’est bien sûr cela le plus grave.

Devant mes yeux, ce matin même (7 mai 2020, jeudi de la 4ème semaine de Pâques), nous avons une collecte à la fin de l’office des Laudes qui est un résumé magnifique de l’histoire du salut :

Deus, qui humánam natúram supra primæ oríginis réparas dignitátem, réspice ad pietátis tuæ ineffábile sacraméntum, ut, quos regeneratiónis mystério dignátus es innováre, in his dona tuæ perpétuæ grátiæ benedictionísque consérves. Per Dóminum.

Nous traduisons ainsi sur Societas laudis :

Ô Dieu, qui as restauré la nature humaine au-dessus de la dignité de sa première origine, tourne-Toi vers l’ineffable mystère de Ta bonté, afin que, ceux que Tu as jugés dignes de renouveler par le mystère de la régénération, Tu les conserves dans ces dons de Ta grâce éternelle et de Tes bénédictions.

Le problème c’est qu’en chantant cet office avec Les Heures grégoriennes, l’excellent antiphonaire diurne conçu par la Communauté Saint Martin et édité par l’abbaye Saint Joseph de Clairval à Flavigny Sur Ozerain, nous avons la traduction suivante, sur la page de droite, qui est tirée des textes officiels pour la liturgie francophone, © AELF :

Dieu qui relèves la nature humaine bien au-dessus de sa condition originelle, souviens-toi de cette œuvre de ton amour : maintiens dans ta bénédiction ceux que tu as régénérés.

Et bien oui : ce n’est plus qu’un gloubi-boulga qui n’ a plus vraiment de signification. De quelle régénération parle-t’on ? De quelle condition originelle s’agit-il ? Parle t’on du péché originel ou d’autre chose ? Rien n’est clair.

Alors que le texte latin signifie évidemment que le Christ par Sa mort, a élevé la condition humaine au-dessus de celle d’Adam avant le péché des origines, et que c’est bien cela que nous célébrons au temps pascal. Oui : ce n’est pas seulement une perte significative, c’est tout à fait un obscurcissement du mystère, qui demande de fait un commentaire pour être compris par le fidèle moyen. On est très loin de la volonté exprimée par Mgr Bunigni de rendre compréhensible au peuple les mystères sacrés par le moyen de l’utilisation la plus large possible de la langue vernaculaire….

Ouvrir les trésors de la table de la parole et de la table eucharistique au peuple de Dieu. Mais qu’est-ce qui, dans l’action liturgique, n’appartient pas au peuple de Dieu ? Tout lui appartient. En effet, son attention et sa participation ne sont exclues de rien. Dans les chants, il doit participer avec l’intelligence et la voix ; dans les lectures, avec l’écoute et la compréhension, car celui qui parle veut avant tout être compris ; dans les prières et dans la prière eucharistique, il doit comprendre, car il doit ratifier avec l’ « Amen » ce que le prêtre a fait au nom de l’assemblée, et ce qu’il a demandé à Dieu. Si donc le principe de la langue vulgaire dans la liturgie était de mettre l’assemblée en situation de participer consciemment, activement et fructueusement (« scienter, actuose et fructuose », Const. n. 11), aucune partie de l’action sacrée n’est justifiée dans une langue non comprise par le peuple.

En italien dans Notitiae, n°93-94, revue officielle de la Sacrée Congrégation pour le culte divin consultable ici http://paulorenaliturgia.com/wp-content/uploads/2019/02/93-94.pdf#page=71

Merci à https://pour-reflechir.blogspot.com/2019/12/ pour la traduction française.

Apparemment, pour Mgr Bunigni, dans ce texte signé par lui dans la très prestigieuse revue « Notitiae », le véritable « esprit du Concile », c’était évidemment de se débarrasser du latin dans la liturgie. Évidemment… Faire en sorte que les fidèles renouent avec la piété liturgique sous entendait pour lui impérativement d’utiliser exclusivement la langue vernaculaire comme instrument de vulgarisation. Et qu’importe si cela allait directement contre les canons du Concile Vatican II lui-même. On a beaucoup parlé sur internet, naguère, des options catastrophiques prises par ce prélat et qui ont entraîné l’écroulement de la liturgie romaine ces dernières années. Il y aurait beaucoup à rappeler mais ce n’est pas non plus mon sujet.

J’interviens en effet aujourd’hui car la traduction catastrophique la collecte des laudes du 4ème jeudi de Pâques (qui est également utilisée à la Messe) me fait également penser à une autre traduction réellement pénible et fautive que nous avons rencontrée également au Laudes, mais non pas aujourd’hui, 7 mai 2020 mais hier : Il s’agit non pas d’une collecte mais d’un passage de l’Écriture sainte utilisée comme hymne en 2ème psalmodie des laudes du mercredi de la 4ème semaine de Pâques : le cantique d’Isaïe (Is 61,10-62, 5), référencé AT30. Il commence par ces mots « Gaudens Gaudebo », les mots mêmes de l’incipit de l’Introït de la messe de l’Immaculée conception. C’est une description extrêmement évocatoire de la relation nuptiale entre Dieu et Jérusalem, et partant, entre Jésus-Christ et Son Église, dont la Vierge-Marie est l’image. Nous verrons que ce passage est en consonance parfaite avec ce que Jean-Paul II a développé dans sa « théologie du corps », et qui demeure à ce jour incomprise. Tout bon chrétien sait que le sacrement du mariage est aussi indissoluble que le don du Christ à Son Eglise. Le texte latin est explicite – dans tous les sens du terme -… La traduction française, elle, ne l’est pas (elle choquerait les oreilles des tenants d’un christianisme éthéré héritier d’un certain jansénisme ?). Voyons cela avec le texte latin (Nova Vulgata) à gauche et notre traduction de Societas laudis à droite :

Non vocáberis ultra Derelícta, * et terra tua non vocábitur ámplius Desoláta; On ne te nommera plus Délaissée, et ta terre ne se nommera plus Désolation.
sed vocáberis Beneplácitum meum in ea, * et terra tua Nupta, Mais on t’appellera Mon-plaisir-en-elle, et ta terre Epousée.
quia complácuit Dómino in te, * et terra tua erit nupta. Car le Seigneur mettra Son plaisir en toi, et ta terre aura un époux.
Nam ut iúvenis uxórem ducit vírginem, * ita ducent te fílii tui; Comme un jeune homme prend pour épouse une vierge, tes fils te conduiront ;
ut gaudet sponsus super sponsam, * ita gaudébit super te Deus tuus. et comme l’époux se réjouit sur son épouse, ainsi Dieu se réjouira sur toi.

Voici maintenant la traduction de l’AELF :

On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » Toi, tu seras appelée « Ma Préférence », cette terre se nommera « L’Épousée ». Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra « L’Épousée ». Comme un jeune homme épouse une vierge, tes fils t’épouseront. Comme la fiancée fait la joie de son fiancé, tu seras la joie de ton Dieu.

Le pire est  évidemment le dernier verset : pourquoi traduire « fiancé » et « fiancée » ? La référence est clairement conjugale, et ce d’autant plus que le texte mentionne explicitement un mariage ! Faut-il s’étonner dans ces conditions, que plus personne ne perçoive théologiquement le sens de la continence avant le mariage ? Et le sens profondément divin des relations sexuelles dans le mariage ? Ce serait réellement à méditer à l’heure où on apprend les déviances et abus sexuels de personnes – et de clercs – que l’on imaginait jusque-là au-dessus de tout soupçon (mentionnons avec amertume les problèmes récemment révélés de tous ces fondateurs de « communautés nouvelles » qui se sont heurtées violemment à une conception de la sexualité qui apparemment n’était pas fondée sur l’Écriture sainte, et probablement ce passage là d’Isaïe : Communauté Saint Jean, Arche, et tout récemment, les Foyers de Charité).

Arrêtons de croire que la liturgie n’a aucun impact sur la vie spirituelle. Ce texte, traduit de cette façon, est répété dans la liturgie des heures ou « PTP » (Prière du Temps Présent) dans le psautier toutes les semaines paires… Dans une vie chrétienne, une telle interprétation fautive finit par entrer dans le cerveau.

Soyons sérieux. Les combats sont suffisamment violents sur le terrain précis de la chasteté dans le clergé (c’est à dire la continence sexuelle) et dans le mariage (qui n’est en aucun cas un échappatoire aux tentations contre la chasteté) pour qu’on fasse l’économie d’une véritable compréhension, méditation, rumination et bien sûr célébration de ce que nous donne le Christ Lui-même dans Sa liturgie… Y compris sur le sujet de la signification profonde de la conjugalité. Et en l’espèce, ici c’est bien la langue vernaculaire qui pose problème.

Notons cependant que le problème n’est pas nouveau ; le dernier verset du cantique d’Isaïe dans la Bible « Fillion » est traduit de la façon suivante :

On ne t’appellera plus Délaissée, et ta terre ne sera plus appelée Désolée; mais tu seras appelée : Ma volonté est en elle, et ta terre : Habitée, car le Seigneur a mis Son plaisir en toi, et ta terre sera habitée. Car le jeune homme habitera avec la vierge, et tes enfants habiteront en toi; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et ton Dieu se réjouira en toi.

C’est certes un peu mieux…

Traduction « Glaire » :

On ne t’appellera plus Délaissée, et ta terre ne sera plus appelée Désolée ; mais tu seras appelée Ma volonté est en elle, et ta terre : Habitée, car le Seigneur a mis son plaisir en toi, et ta terre sera habitée. Car le jeune homme habitera avec la vierge, et tes enfants habiteront en toi ; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et ton Dieu se réjouira en toi.

Traduction Crampon :

On ne te nommera plus Délaissée, et on ne nommera plus ta terre Désolation. Mais on t’appellera Mon-plaisir-en-elle, et ta terre Epousée. Car Yahweh mettra son plaisir en toi, et ta terre aura un Epoux. Comme un jeune homme épouse une vierge, tes fils t’épouseront; et comme la fiancée fait la joie du fiancé, ainsi tu seras la joie de ton Dieu.

Traduction Le Maistre de Sacy :

On ne vous appellera plus la répudiée, et votre terre ne sera plus appelée la terre déserte ; mais votre serez appelée ma bien-aimée, et votre la terre la terre habitée, parce que le Seigneur a mis son affection en vous, et que votre terre sera remplie d’habitants. Le jeune époux demeurera avec la vierge, son épouse, vos enfants demeureront en vous; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et votre Dieu se réjouira en vous.

Toutes ces traductions sont plutôt meilleures que celle de l’AELF, même si elles ont chacune leurs défauts. Elles sentent plus ou moins toutes une influence janséniste, plus ou moins palpable. Rappelons justement au passage que ce sont les Jansénistes qui ont le plus milité pour les versions vernaculaires de la bible. Et que le Jansénsime est une hérésie profonde, n’en déplaise à certains traditionalistes qui ont une sorte d’attirance maladive pour Port Royal.

En fait aucune de ces traductions – et même la nôtre – ne rend compte de la spécificité et de la richesse du texte latin ; c’est donc pour cela qu’il faut maintenir ce dernier… Mais a traduction de l’AELF est spécialement problématique, pour une raison très simple : ce n’est pas une traduction sur le latin… On lui a préféré une traduction sur les autres langues bibliques, peut être justement pour rendre de façon définitive la mise su latin à la poubelle, suite aux directives de Mgr Bunigni mentionnées plus haut ?

Il faut pourtant fréquenter le latin, pour être fils de l’Église, pour pénétrer toute sa pensée et sa culture. Une fois cela établi demeure une autre question. Le texte latin oui, certes oui, mais lequel ? Nous savons que pour l’office divin spécifiquement cette question s’est réellement posée de façon assez violente au XXème siècle avec plusieurs rebondissements (pensons au « psautier Béa », mais aussi au débat entre la Vulgate Sixto-clémentine et la Nova Vulgata). C’est une vrai question. Passons sur le psautier Béa, c’est une page heureusement définitivement tournée, et revenons sur la polémique sur l’usage de la Vulate Sixto-clémentine vs Nova Vulgata. Notons au passage tout de même que la bible Vulgate Sixto-clémentine ne peut au sens strict se réclamer à 100% de S. Jérôme et que son édition a subi elle même une certaine cacophonie, qui n’est pas sans rappeler les débats actuels. En ce qui concerne la Nova Vulgata, dans beaucoup de cas, elle fait des propositions ou innovations qui sont profondément justes au plan théologique. Pensons par exemple au verset Ac 8,37 :

« Dixit autem Philippus: Si credis ex toto corde, licet. Et respondens ait : Credo Filium Dei esse Jesum Christum. »

qui a été purement et simplement supprimé de l’édition de la Nova Vulgata, avec grande justesse doctrinale ; c’est manifestement une interpolation sous l’influence des réformés, qui n’a pas sa place dans la bible parce que contraire à la théologie du baptême. En effet, le catéchumène demande la foi dans le rituel du baptême, et qu’il est renvoyé liturgiquement avant le Credo à la Messe (d’où l’appellation ancienne « messe des catéchumènes », qui est profondément juste). Ce serait tout à fait cocasse que l’Ecriture sainte montre que la Foi ne dépend pas du baptême….

Mais la Nova Vulgata pose d’autres problèmes, et pas des moindres : cette édition latine de la bible a peut-être un peu trop succombé à une fascination qu’il faut bien qualifier de morbide pour les Massorètes. Un autre exemple liturgique choquant le montre… La Lectio Brevis des mardi du temps de la Passion (i.e. de la 5ème semaine de Carême et de la Semaine Sainte) : Zac 12, 10-11a.

Effúndam super domum David et super habitatóres Ierúsalem spíritum grátiæ et precum; et aspícient ad me. Quem confixérunt, plangent quasi planctu super unigénitum et dolébunt super eum, ut doléri solet super primogénitum. In die illa magnus erit planctus in Ierúsalem.

Que vient donc faire là ce point juste après et aspicient ad me ? Oui c’est choquant, parce que justement cela va contre l’Évangéliste Saint Jean lui-même ! Et la Nova Vulgata elle même se contredit entre le Nouveau et l’Ancien Testament !

« Vidébunt in quem transfixérunt » / « Ils verront Celui qu’ils ont transpercé. » (Jn 19,37).

Comme s’il fallait supprimer toute référence à une prophétie réalisée telle que la rapportent les Apôtres et que commentent les Pères ! Est-ce, au travers d’une tentative de ne pas tomber dans la « théologie de la substitution » qui donnerait aux Juifs le (triste) privilège de ne pas avoir à reconnaître Notre Seigneur Jésus comme Christ, que l’on massacre ainsi l’Écriture sainte en tombant dans cette sorte de néo-marcionisme ? Allons. Soyons sérieux. C’est de plus tout à fait contradictoire avec le reste des textes liturgiques (songeons à la Grande prière universelle du Vendredi saint ou aux nombreuses Preces de l’office dans Liturgia Horarum qui demandent que les Juifs reconnaissent Jésus comme Christ). Soyons cohérents, soyons conséquents.

Car la question est difficile. On voit bien qu’elle est au centre de ce que devra être l’évolution de la liturgie romaine dans les prochaines années. « Ignoratio scripturarum, ignoratio Christi est ». Ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ, nous enseignait S. Jérôme. Apparemment, ignorer le Latin, qui est la Langue de l’Église, c’est aussi ignorer la pensée de l’Église. Il faut bien se rendre à l’évidence. Comment se fait-il que dans certains diocèses ou séminaires interdiocésains, on met au programme de la formation des prêtres des heures et des heures d’Hébreu mais très peu de Grec (qui est tout de même la langue de l’Écriture des Évangiles, excusez du peu) pas du tout d’Araméen (qui est tout de même la langue maternelle du Christ et des Apôtres, et donc de la première prédication apostolique – tout de même !) et encore moins de Latin (en se privant ainsi de façon voulue de 50% des écrits patristiques et de tout le corpus théologique dont S. Augustin, S. Thomas d’Aquin…) ? C’est proprement incroyable. Il nous faudra du temps pour remonter le torrent. Et le courant est fort.

En tant que fidèles laïcs, qui ne sommes pas engoncés dans une idéologie qui a montré depuis la seconde moitié du XXème siècle son caractère mortifère, prêchons donc pour le Latin. Non pas par nostalgie, ou par réaction contre le Concile Vatican II (puisque ce dernier promeut le Latin…), mais pour nourrir notre foi. Le Latin est nécessaire, pour des raisons pastorales.

J’entends parfois que face aux réputées insuffisances de l’ordo missae post concilaire il suffirait de revenir à l’ordo tridentin, mais en célébrant en français. J’espère qu’avec ces quelques lignes, j’aurais fait douter un peu les tenants de cette thèse. Car je pense que la question de la vulgarisation de la langue liturgique est en réalité la racine du mal. Plusieurs de mes amis et usagers du site Societas Laudis savent que je vis dans un pays arabe et musulman. La question de la langue de prière en terre d’Islam ne se pose pas avec les même présupposés idéologiques qu’en France. S. Jérôme lui aussi a vécu dans le désert et c’est là qu’il a acquis sa compréhension profonde de l’Écriture et sa médiation – qui fut aride comme la géographie qu’il a fréquentée – doit encore pour nous être une voie de plus grande union au Christ. Je crois qu’il faut savoir sortir de certaines petites certitudes confortables sur le plan de la pastorale liturgique.

Cierges et luminaires: comment aménager l’autel?

Il est un fait bien regrettable que la manière d’aménager les autels, et en particulier la question des cierges, ne semble aujourd’hui dans les célébrations en forme ordinaire obéir à aucune règle. Dans ce domaine, c’est, hélas, l’anarchie et l’arbitraire qui règnent, ce qui contribue à enraciner dans les esprits l’idée -fausse- que la forme ordinaire est quelque chose d’informe et vague, et que le missel issu de la réforme liturgique ne serait qu’un « noman’s land » liturgique livré à toutes les improvisations et aux goûts les plus subjectifs du célébrant, de telle équipe liturgique ou communauté paroissiale. Dans telle paroisse, on ne met pas de cierges du tout; dans telle autre, on pose sur un coin de l’autel un gros cierge « CCFD », avec, dans un autre coin, un petit bouquet de fleurs; dans telle autre, on fonctionne encore autrement, etc. C’est le triomphe, partout, de ce que Martin Mosebach appelait «l’hérésie de l’informe»: la liturgie ne doit surtout pas avoir une forme spécifique et bien précise, mais c’est l’arbitraire et les « préférences » personnelles qui doivent être la norme. Bien évidemment, dans un tel contexte, tous ceux qui souhaitent rappeler que, dans la manière de célébrer la messe, des règles objectives existent et doivent être respectées passent pour d’affreux rubricistes, des esprits étroits et rigides attachés à des détails sans importance. «Vous êtes un pharisien arc-bouté sur le ritualisme, s’entendent-ils répondre, l’essentiel c’est de prier, Jésus n’est pas venu instaurer des rites». La belle affaire!

Il semble que ces réactions, loin de manifester une quelconque « authenticité évangélique », expriment bien plus la mentalité moderne -essentiellement occidentale d’ailleurs-, dont l’une des caractéristiques essentielles est d’avoir totalement perdu de vue l’importance du symbolisme, qui est pourtant constitutif même de toute la ritualité liturgique. Pour les Anciens, les mystères chrétiens étaient considérés comme des vérités trop profondes et trop riches pour pouvoir être appréhendées et exprimées uniquement à l’aide d’un discours rationnel humain, si sophistiqué soit-il. Tout mystère, pour être communiqué aux hommes, doit également être exprimé par la médiation de symboles, qui permettent à l’âme humaine de «saisir» intuitivement «quelque chose» du mystère tout en le respectant en tant que mystère. Ainsi en est-il de la question des cierges: ceux-ci ne sont pas, comme on se l’imagine aujourd’hui, qu’un pur élément décoratif dans le nombre et l’aspect n’ont aucune importance, mais bien au contraire leur nombre, leur disposition, leur aspect, encadrés par les normes officielles et déterminées par la tradition reçue, expriment, par le biais d’un symbolisme qui plonge ses racines dans les textes bibliques eux-mêmes, le mystère divin. C’est donc à ce titre -c’est à dire, dans la mesure où par la richesse du symbole, ils contribuent à rendre la liturgie nourrissante pour la vie spirituelle des fidèles- que ce symbolisme doit être respecté.

Exemple d’aménagement pour une célébration en forme ordinaire, ad orientem.
Paroisse de Villars-les-Dombes
Paroisse de Villars-les-Dombes

Comme en toutes choses, il convient dans un premier temps, lorsque l’on veut savoir «comment faire», de consulter les normes qui régissent l’actuelle forme ordinaire. Puis, dans un second temps, il convient d’interpréter la norme, non à la lumière des modes du moment, mais de la tradition reçue du rite romain telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Au n° 117 de la Présentation Générale du Missel Romain (PGMR), nous lisons:

L´autel sera couvert d’au moins une nappe de couleur blanche. Sur l´autel ou alentour, on mettra des chandeliers avec des cierges allumés : au moins deux pour toute célébration, ou même quatre, ou six, surtout s’il s’agit de la messe dominicale ou d’une fête de précepte, ou encore sept si c´est l´évêque du diocèse qui célèbre. Il y aura aussi sur l´autel ou à proximité une croix avec l’effigie du Christ crucifié. Les chandeliers et la croix avec l’effigie du Christ crucifié pourront être portés dans la procession d´entrée. Sur l´autel même, on pourra mettre, à moins qu´on ne le porte dans la procession d´entrée, l’Evangéliaire, distinct du livre des autres lectures.

L’interprétation à donner à cette norme, à la lumière de la tradition romaine est donc la suivante: pour une messe de semaine, il convient d’allumer deux cierges. Pour une messe dominicale ou un jour de fête, on allumera au moins quatre cierges, de préférence six. Pour une messe célébrée solennellement par un évêque (messe pontificale ou épiscopale), on allumera sept cierges.

Exemple de messe de semaine.

Selon l’usage traditionnel exprimant le mystère du lien entre Eucharistie et Sacrifice, on disposera toujours les cierges de manière symétrique de part et d’autre de la Croix qui, qu’elle soit posée sur l’autel ou disposée à proximité, devra toujours être placée au centre, de manière à constituer le point focalisant l’attention de toute l’assemblée.

Exemple d’autel apprêté pour une messe du dimanche ou d’un jour de fête (cathédrale de Saint-Malo).

Il est bien évident que l’on privilégiera toujours une célébration orientée, c’est à dire où le célébrant et l’assemblées seront tournés tous ensemble dans le même sens, c’est à dire vers la Croix, vers le tabernacle, et, au-delà du tabernacle, vers l’Orient (cf. article «Pourquoi toute liturgie chrétienne doit être orientée»).

Exemple de messe dominicale où la Croix et les chandeliers ne sont pas disposés sur l’autel lui-même (Notre-Dame de l’Assomption, Logelbach).

Quelle signification aux cierges? Un peu d’histoire

«Avant le christianisme, les Romains avaient pour usage de brûler des cierges devant les idoles ou pour honorer certains dignitaires de l’Empire, et ils les employaient aussi pour les offices funéraires. Dans la liturgie juive, on utilisait plutôt des lampes à huile et, au Temple, un chandelier à sept branches alimenté aussi à l’huile : la Menorah (cf. explication ci-après). S’il est vrai que les cierges ont répondu, dans l’Église primitive, au besoin pratique d’éclairer, notamment lors de la prière des vigiles, ils avaient aussi un sens symbolique important qui justifiait leur utilisation diurne dans un but cultuel. Au Vème s., à Vigilance qui se moque de l’utilisation de cierges en plein jour, saint Jérôme répond : « Dans tout l’Orient, on allume des cierges pour lire l’Évangile quand le soleil brille ; ce n’est point pour chasser les ténèbres, mais en signe de joie ». Au nombre des luminaires liturgiques, on compte les lampes, les cierges d’acolytes, les cierges d’autel, les flambeaux et, en tout premier lieu, le cierge pascal. Dans l’église primitive, suivant la majorité des archéologues, les chandeliers n’étaient pas admis sur l’autel. C’est à l’époque carolingienne qu’apparaissent les cierges d’autel. À l’époque romane, ils commencent à être posés sur l’autel-même, mais seulement durant le temps de la Messe. Ce n’est qu’à partir du XIIIème s. qu’ils y demeureront. Si les chandeliers sont de forme relativement simple à l’époque romane, au XIIIème s. leur hauteur s’accentue […] et les chandeliers seront parfois ornés de plusieurs noeuds, jusqu’à atteindre deux mètres de haut à la Renaissance.» (Source: Communauté Saint-Martin).

Un exemple de messe de semaine en forme ordinaire. Les six cierges allumés indiquent qu’il s’agit d’une fête particulière.

Dans ce domaine, il ne faut pas perdre de vue que traditionnellement et ce dans toute Eglise chrétienne, c’est la messe épiscopale (ou pontificale), c’est à dire célébrée par l’évêque, qui est la messe normative et le modèle de toute liturgie eucharistique. En effet, l’évêque, en étant dépositaire de la plénitude du sacerdoce ministériel, représente le Christ-Tête, ce qui est clairement manifesté par la fameuse expression attribuée à S. Ignace d’Antioche: «là où est l’évêque, là est l’Eglise catholique». C’est donc dans la messe solennelle célébrée par l’évêque entouré de son presbyterium, de ses diacres et de la communauté des fidèles baptisés que se réalise dans toute sa plénitude le mystère de l’Eglise. Or, pour la messe épiscopale, la PGMR, rappelant ainsi une tradition multiséculaire, prescrit comme nous l’avons vu d’allumer sept cierges d’autel.

Autel paré pour la messe pontificale: sept cierges (FE)
Messe célébrée par l’Evêque (FE)

Pourquoi ce chiffre de sept? Dans son ouvrage Les racines juives de la messe, le P. Jean-baptiste Nadler écrit: «Dans le premier récit de la création de l’univers en sept jours (Gn. 1), la lumière et les différents luminaires ont une place importante. Dieu, qui est Lumière (1 Jn. 1, 5), est aussi le créateur de la lumière: «Que la lumière soit, dit-il. Et la lumière fut» (Gn 1, 3). Après avoir fait pousser les différents arbres, il crée les deux grands luminaires: le soleil et la lune (Gn 1, 12.16). Dans le second récit de la création (Gn 2), le Seigneur plante un jardin en Eden, au milieu duquel pousse l’arbre de vie; mais après la chute d’Adam et Ève, l’accès à cet arbre est défendu par le Seigneur Dieu «[qui] posta, à l’orient du jardin d’Eden, les Kéroubim, armés d’un glaive fulgurant, pour garder l’accès de l’arbre de vie» (Gn 3, 24). Plus tard, lorsque Dieu révèle Son Nom à Moise, il le fait à partir d’un arbre et dans le feu: «L’ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d’un buisson en feu» (Ex 3, 22). Dans le Temple de Jérusalem, la menora était le rappel liturgique de tous ces événements: un chandelier de lumière et de feu, tel un buisson dont les sept branches se rattachent au tronc central, planté près du Saint des Saints gardé par les chérubins où le grand-prêtre prononçait le Nom ineffable. En plaçant sur l’autel une croix, signe de la mort rédemptrice et de la victoire du Christ, entourée de sept cierges, la liturgie chrétienne accomplit parfaitement les figures de l’Ancien Testament que nous venons d’évoquer. La croix du Seigneur est cet arbre d’Eden dont le fruit, pain de vie, mais aussi fruit de la vigne véritable plantée par le Père, donne la vie éternelle; la croix est aussi ce buisson de feu où le Nom de Dieu est parfaitement révélé; elle est l’accomplissement total et le parachèvement de la création; elle est le shabbat, le repos définitif en Dieu.».

Messe à Paris à l’occasion de la visite du pape Benoit XVI en France. On remarquera les sept cierges sur l’autel et la croix centrale.

Le P. Jean-baptiste Nadler ajoute: «Voilà pourquoi les chrétiens d’Orient, aujourd’hui encore, mettent une menora sur l’autel, devant la croix; ils vivent la liturgie de l’Apocalypse: «J’ai vu sept chandeliers d’or, et au milieu des chandeliers un être qui semblait un Fils d’homme» (Ap 1, 12-13).»

Autel de l’église orthodoxe russe de Strasbourg. On remarquera la menorah à sept branches à côté de l’autel, symbolisant la Présence divine, ainsi que l’évangéliaire posé sur l’autel durant la liturgie des catéchumènes.

La présence des sept cierges sur ou à proximité de l’autel n’est donc pas un élément arbitraire: mettant en oeuvre un riche symbolisme immémorial pratiqué par toutes les Eglises chrétiennes, il est toujours le signe de la Présence de Dieu sur terre: présence spirituelle manifestée à Moise sur le mont Horeb sous le signe du Buisson ardent; présence spirituelle toujours dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, sous le signe de la menorah; enfin, Présence réelle et substantielle à travers les espèces eucharistiques sur l’autel des liturgies chrétiennes, anticipant, annonçant et préfigurant la Présence éternelle et définitive du Dieu vivant au milieu du peuple des rachetés telle que décrite dans le Livre de l’Apocalypse: «Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la [ville], et ses serviteurs lui rendront un culte; ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts. Et de nuit, il n’y en aura plus, et ils n’ont pas besoin de la lumière d’une lampe ni de la lumière du soleil, car c’est le Seigneur Dieu qui luira sur eux, et ils régneront dans les éternités d’éternités!» (Ap. 22, 3-5).

Pour conclure

Nous avons tenté de démontrer dans cet article que les éléments rituels de notre tradition liturgique, dont certains peuvent apparaître à première vue comme des détails sans importance, plongent en réalité leurs racines, non seulement dans les pratiques liturgiques des tous premiers chrétiens, mais encore dans la ritualité hébraïque vétérotestamentaire, et contribuent de manière décisive à la richesse symbolique -et donc spirituelle- de la liturgie. Ne pas respecter les normes et ne pas mettre en oeuvre ce symbolisme, en plus de nous couper de nos racines et de nous éloigner de nos frères orientaux, contribue inévitablement à l’affadissement et à l’appauvrissement de nos célébrations, les rendant ainsi moins aptes à susciter et entretenir en nous la foi catholique reçue des Apôtres. C’est uniquement par la mise en oeuvre exacte et fidèle de l’intégralité de la symbolique liturgique héritée de la grande Tradition chrétienne, que les catholiques pourront rendre à leur liturgie romaine cette «onction» -si nourrissante pour la vie intérieure- par laquelle elle devient véritablement «la source et le sommet de la vie de l’Eglise» (SC, I, 10).

« Le mystère de cet autel de pierre est étonnant. Par sa nature, il est  de pierre uniquement, mais il devient saint et sacré du fait de la présence du Christ. Etonnant mystère, certes, puisque cet autel de pierre devient lui-même, en quelque sorte, corps du Christ »
Saint Jean Chrysostome.

Chanter à la Messe ou chanter la Messe ? Première partie

Dans un précédent article, nous avons expliqué quelle était l’importance des « Propres », ces chants tirés le plus souvent de l’Ecriture Sainte qui accompagnent l’entrée du clergé, l’offertoire et la communion, et se trouvent aussi entre les lectures. Nous avons montré à quel point il faut déplorer leur disparition, source d’un détestable appauvrissement du rite romain, tant sur la forme que sur le fond, et encouragé le lecteur à réfléchir à leur restauration, y compris dans un contexte paroissial.

Mais comment faire ? Les propres, c’est bien joli, mais c’est difficile à chanter et tout le monde n’a pas forcément un grégorianiste sous le bras, capable de déchiffrer des mélodies et de monter une schola cantorum. En même temps, vous aimeriez bien chanter les propres, et commencer à le faire aussi facilement que possible. Comment faire, donc ?

Pour commencer, apprenez la psalmodie latine et les huit modes grégoriens, les propres n’étant guère que de la psalmodie très élaborée. Cette chaîne YouTube vous sera d’un grand secours : https://www.youtube.com/playlist?list=PLk6izfW-zm0KuatLTAuSNhzo5Sft0so4o

Une fois que vous les maîtriserez correctement, vous n’aurez qu’à chanter ces pièces en suivant ces modes. Pour connaître le mode de chaque pièce, rien de plus facile : son numéro est écrit en chiffres romains juste avant la mélodie proprement dite.

Prenez cette pièce. Les lettres « IN » (en haut à gauche, avant les premières notes) indiquent qu’il s’agit d’un introït. Ces lettres sont suivies du chiffre IV, qui indique le numéro du mode (en l’occurrence, le quatrième mode).

Commencez doucement, en vous contentant, à chaque fois, de l’antienne :

  • Pour l’introït : chantez l’antienne seule, en la psalmodiant sur le ton correspondant.
  • Pour le graduel : psalmodiez l’antienne seule, puis le verset, avant de répéter l’antienne.
  • Pour l’Alléluia : chantez à deux reprise l’Alléluia sur un ton simple, puis le verset, avant de reprendre l’Alléluia.
  • Pour le trait (qui, en Carême, remplace l’Alléluia) : psalmodiez l’antienne, puis les versets, sans reprendre l’antienne (le trait est en effet un psaume déclamé d’une traite, d’où son nom).
  • Pour l’offertoire et la communion : comme l’introït.

Une fois que vous vous serez habitué à ce procédé, passez au stade supérieur, de la psalmodie au chant plus orné. Commencez par les introïts et les communions, en prenant le texte et la mélodie au Graduale Romanum ; et cette fois-ci, chantez (autant que faire se peut) les versets de ces antiennes. Faites de même pour les offertoires, en les réservant peut-être aux membres les plus expérimentés de votre schola.

Restent le graduel, l’Alléluia et le trait, qui comptent parmi les pièces les plus difficiles ; si vous ne vous sentez pas capables de les interpréter, jetez un coup d’oeil à cet ouvrage, qui contient ces chants, sous une forme abrégée (attention, les pièces sont réparties selon l’ancien calendrier) : https://schola-sainte-cecile.com/2010/01/26/fichier-pdf-chants-abreges-des-graduels-des-alleluias-des-traits-pour-toute-lannee-sur-des-formules-psalmodiques-anciennes-1930/

On se référera aussi avec profit à ce document, qui contient toutes les pièces du propre sur des mélodies abrégées (là encore, réparties sur l’ancien calendrier) : https://media.musicasacra.com/pdf/propers-guam.pdf

Lorsque votre schola sera assez importante en nombre et en qualité, vous pourrez passez au stade supérieur, en prenant toutes les pièces au Graduale et en ajoutant des versets là où vous ne les aviez pas encore chantés (on trouvera les versets de l’offertoire ici : https://media.musicasacra.com/books/offertoriale1935.pdf)

Pour le Graduale Romanum lui-même, il est édité par Solesmes, mais on peut aussi le trouver en ligne : https://archive.ccwatershed.org/media/pdfs/14/02/17/10-18-21_0.pdf

Si vous n’avez pas le Graduale Romanum, nous vous conseillons de jeter un coup d’oeil au Missel grégorien, édité par l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, qui contient toutes les pièces des dimanches, fêtes et jours importants, avec les principaux ordinaires grégoriens, et le tout avec une traduction qui permet aux choristes de comprendre ce qu’ils chantent : https://www.abbayedesolesmes.fr/affichagelivres/missel-gregorien-latin-francais

En voici une version pdf, en anglais (malheureusement, elle comprend encore l’ancienne traduction anglaise, abominable à plus d’un titre) : https://media.musicasacra.com/books/gregorianmissal-eng.pdf

Et maintenant, au travail !

Il nous reste deux questions à traiter : d’abord, celle de la langue. Les ressources que nous avons présenté n’existent qu’en latin pour le moment. Il n’existe malheureusement rien de semblable en langue française, pour l’instant. On notera tout de même cet ouvrage, qui a mis en musique les antiennes (entrée et communion) du missel romain : https://www.laprocure.com/chanter-messe-annees-dimanches-fete-choeur-soliste-assemblee-arnaud-peruta/9782359680881.html

Ensuite, il y a la question des cantiques, ces chants extra-liturgiques qui ont remplacé les propres. Que faut-il en faire ? Les propres doivent-ils les remplacer ? C’est ce que nous tâcherons d’aborder dans un second article.

Sentimentalisme et sensibilité en liturgie

Un constat alarmant

Il faut le dire sans ambages : le principal venin qui empoisonne la vie ecclésiale en général et la liturgie en particulier à notre époque, c’est le sentimentalisme. Le sentimentalisme aujourd’hui s’immisce partout, s’infiltre partout, déforme tout, défigure tout. Au cours de l’immense majorité des célébrations, c’est le sentimentalisme qui imprègne les chants, l’attitude des ministres comme des fidèles, les choix « décoratifs », les manières de prier, de proclamer la Parole de Dieu, etc. Hélas, il va même jusqu’à déformer l’interprétation du chant grégorien, même dans certains des rares endroits où celui-ci est encore interprété. A la racine du sentimentalisme –qui réduit la vertu théologale de foi en un vague «sentiment religieux»- il y a cette erreur profonde voulant que l’acte de croire repose uniquement sur le « ressenti », par nature subjectif, de nature purement émotionnelle, et marqué par l’instabilité. Ce sentimentalisme envahissant est déjà ancien dans les pratiques cultuelles en Occident. Jusqu’au Moyen-Age, l’art sacré était caractérisé par sa dimension symbolique et hiératique, puisque fondé non sur le sentiment individuel, mais sur l’ordre divin objectif (qui se manifeste à travers le Cosmos et les rythmes de la nature) ainsi que sur l’objectivité des vérités contenues dans la Révélation.

Mais à partir de la Renaissance, cette adhésion à un ordre théologico-cosmique objectif a été peu à peu relégué au second plan. Oubliant imperceptiblement mais non moins réellement cette objectivité, la pratique cultuelle et surtout l’art en Occident commence à cette époque une irrémédiable plongée dans le sentimentalisme. Alors qu’en Orient, à travers l’art de l’icône et la conservation du symbolisme liturgique, la foi se conservait fidèle à la spiritualité des Anciens, l’iconographie occidentale sous influence d’un humanisme païen se caractérise de plus en plus par une glorification, non pas de l’homme divinisé en Dieu et sauvé par la grâce comme dans l’art sacré traditionnel, mais de l’homme en lui-même, avec ses caractéristiques physiques naturelles, ses affects, ses sentiments. Dans une bonne partie de l’iconographie religieuse occidentale postérieure à la Renaissance, la thématique « religieuse » n’est plus l’objet de la composition artistique, mais elle n’est plus qu’un « prétexte » à l’expression de la « créativité » personnelle de l’artiste qui, dès lors, n’hésite pas à s’affranchir des canons traditionnels garantissant l’adéquation entre les formes esthétiques et le fond spirituel. C’est bien cette glorification de la chair et de la psychè –c’est-à-dire, en fait, du sentiment- qui apparaît par exemple dans les fresques ornant la chapelle Sixtine, et plus encore dans les postures théâtrales de la statuaire de l’art baroque, puis dans celle de l’art néo-sulpicien, etc. Peu à peu, de manière insidieuse, la foi objective que l’on reçoit et que l’on transmet humblement est remplacée par le « sentiment religieux » que chaque génération recompose selon les modes et les préférences du moment.

Les dangers du sentimentalisme

Cet envahissement par le sentimentalisme, qui jusqu’ici s’était contenté d’influencer indirectement la spiritualité par le biais de l’art religieux, va connaître à partir des années 1960 une brutale accélération. C’est en effet un véritable tsunami de sentimentalisme qui, à partir de cette époque, va submerger puis engloutir toute la spiritualité, et surtout la liturgie. Alors que les normes rigides édictées dans le sillage de la réforme tridentine avaient jusque-là permis au rite objectif d’être maintenu et au sentimentalisme d’être contenu dans certaines limites, désormais c’est ce sentimentalisme qui va déterminer entièrement la prière liturgique, et ce jusqu’aux formes mêmes du culte. C’est ainsi que l’on verra la disparition dans la quasi-totalité des paroisses du chant grégorien, chant théologique objectif par excellence et que le Concile entendait pourtant réhabiliter ; c’est ainsi que l’on verra la suppression arbitraire de rites, ou l’invention de nouvelles pratiques opérés sur des bases purement subjectives du « ressenti », des goûts et des émotions. Dès lors, la liturgie n’est plus vue comme un patrimoine commun à tous les catholiques, mais comme le lieu où chacun veut exprimer sa « créativité » propre, ses opinions, ses préférences personnelles. Alors qu’une foi fondée sur des principes métaphysiques et théologiques objectifs est un facteur d’unification, le sentiment, lui, par essence subjectif, partisan et individualiste, pousse au contraire à l’éclatement, à la division, et au morcellement infini du corps ecclésial. C’est bien ce que l’on observe dans la plupart des diocèses aujourd’hui, dans lesquels il n’y a pas deux paroisses dans lesquelles la liturgie est célébrée de la même manière, de sorte que la notion –pourtant essentielle- de «communion ecclésiale» apparaît désormais dans la plupart des régions comme une pure fiction, faisant planer de manière permanente sur l’Eglise universelle la menace du schisme et de la dislocation.

Plus que jamais, il faut se poser la question : notre foi se base-t-elle uniquement sur l’émotion, le « ressenti », les « bons sentiments », les « préférences personnelles » ou bien se fonde-t-elle sur des réalités objectives, à savoir les données objectives de la Révélation fondées sur la Tradition et l’Ecriture sainte, la théologie, le droit canon, la liturgie, la spiritualité héritée de la Tradition et confirmée par le Magistère officiel de l’Eglise ? Qui est le mieux placé pour déterminer les formes du culte public de l’Eglise ? Les Pères des premiers siècles, dont certains ont vécu une génération ou deux seulement après la mort des derniers Apôtres, les docteurs, les différents Conciles de l’histoire, ou bien n’importe quel quidam, clerc ou « laïc en responsabilité » du début du XXIe siècle, qui n’a qu’une vision très approximative, très lointaine et très déformée de ce qu’a fait et voulu le Christ ? Sur quelle base fonder une spiritualité profonde, authentique et durable? Il apparaît clairement, par exemple, que la prière des psaumes telle qu’elle nous est proposée par l’Eglise à travers la liturgie des Heures, et qui porte une spiritualité qui a traversé les siècles, soit bien plus nourrissante et durable que certaines formes de dévotion tout entières fondées sur l’émotion, peut-être provisoirement « enthousiasmantes » certes, mais qui ne reflètent que la mentalité éphémère de notre époque et seront considérées comme périmées d’ici trente ans…

La véritable place de la sensibilité

Est-ce à dire que la sensibilité humaine et personnelle ne joue aucun rôle dans l’expérience religieuse ? Bien sûr que non. La sensibilité joue un rôle non négligeable dans la prière liturgique, rôle dont il convient de préciser les contours exacts. Il faut tout d’abord faire remarquer que la négation de la sensibilité que l’on peut trouver dans l’autre erreur qui a fait des dégâts en liturgie, à savoir le rationalisme desséchant, est précisément ce qui provoque, par réaction, le sentimentalisme. Rationalisme et sentimentalisme, en apparence opposés, constituent en réalité deux fléaux qui se nourrissent l’un l’autre, et forment ensemble l’attelage infernal qui détruit depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, la sainte liturgie en Occident. L’erreur profonde constituée par un rationalisme excessif -qu’il se cache sous les traits du rubricisme pré-conciliaire ou d’un cérébralisme progressiste- a déjà été dénoncée par les anthropologues. C’est ainsi que le grand ethnologue Claude Lévy-Strauss affirmait en 1979 que les bouleversements liturgiques que l’on observait à l’époque donnaient l’impression «que l’on appauvrit ou que l’on dépouille la foi religieuse (ou son exercice) d’une très grande partie des valeurs propres à toucher la sensibilité, qui n’est pas moins importante que la raison». La sensibilité, en effet, joue un rôle, et important même. Le véritable rôle de la sensibilité personnelle consiste à permettre à la piété personnelle de se nourrir de la beauté et de la poésie objectives qu’il y a dans le répertoire liturgique légué par la Tradition. Une liturgie qui serait sèche, mécanique, froide et sans beauté ne serait pas réellement et entièrement traditionnelle, quand bien même elle serait célébrée par des communautés se présentant comme « traditionalistes », quand bien même elle serait célébrée dans le strict respect des normes officielles. Le respect des normes est indispensable et constitue la condition sine qua non de l’adéquation d’une célébration avec la foi objective de l’Eglise, mais ce simple respect ne suffit pas: il faut aller plus loin, c’est à dire donner à la liturgie, en s’appuyant toujours sur l’esprit de la Tradition, toute la solennité et la splendeur qui en font cette poésie sacrée et chantée, reflet de la liturgie céleste, si nourrissante pour la vie intérieure. De même qu’une liturgie débordant de sentimentalisme et reposant tout entière sur l’émotion ne saurait véritablement orienter la sensibilité vers sa véritable finalité, qui consiste à permettre au fidèle d’entrer dans le mystère objectif de la Beauté éternelle. Lorsque, par exemple, on écoute avec recueillement l’introit grégorien de la Messe du jour de Noel, ou de celle du jour de Pâques, on « ressent » la joie et la beauté objectives de ce chant, une joie et une beauté qui ont une nature théologique, liée au mystère de l’Incarnation du Verbe, avec toute la dimension mystique et contemplative que cela suppose. Mais pour saisir cette joie et cette beauté, il faut « se hisser » sur un plan supérieur, surnaturel -ce dont tout le monde est capable pour peu d’avoir un regard de foi- dans le cadre d’un processus de purification qui est justement rendu possible par la nature ascétique du chant grégorien, qui, quoique «beau» en lui-même, ne se contente pas de flatter la superficialité de nos sens.

L’un des clés de cette question pourrait être trouvée dans ce passage de la première épître de S. Paul aux Corinthiens qui est chantée au cours de la Messe du dimanche de Pâques: «Aussi célébrons la fête, non avec du vieux levain, ni avec du levain de malice et de perversité, mais avec les pains sans levain de la sincérité et de la vérité» (1 Cor. 5, 7-8). Le rapprochement que fait S. Paul entre les notions de sincérité et de vérité est intéressante pour le sujet qui nous occupe. La sincérité peut être considérée comme le mouvement de l’âme qui, débordant de «bonne volonté», désire se rapprocher de Dieu. Cette «bonne volonté» est aujourd’hui omniprésente chez beaucoup de fidèles. Cependant, comme le dit l’adage populaire, «l’enfer est pavé de bonnes intentions», et c’est pourquoi cette sincérité tombe inéluctablement dans le sentimentalisme et donc manque son objectif, si on oublie son lien essentiel avec la vérité, qui doit demeurer sa véritable finalité. De même, la vérité a besoin d’être mise en rapport avec la sincérité personnelle pour atteindre les fidèles et se «communiquer» à eux. La sensibilité est donc importante dans le sens où elle permet à chaque personne de « saisir » au plus intime d’elle-même la Beauté profonde et authentique qu’il y a dans le rite objectif. Mais ce n’est pas la sensibilité qui détermine entièrement la forme du culte. Partout où cette distinction élémentaire n’est pas faite, on transforme l’expérience religieuse en un simple sentiment subjectif ne reposant sur rien de véritablement vrai dans l’ordre de la réalité objective. Lorsque, au contraire, la sensibilité personnelle s’exprime dans sa juste mesure, c’est-à-dire quand elle consiste, non pas à exercer une tyrannie envahissante sur ce qui doit échapper à ses lois, à savoir le culte, mais en favorisant une attitude intérieure de réceptivité à la Vérité, alors, et alors seulement, elle permet à la vie spirituelle d’être nourrie de vérité et de vraie beauté. Alors, et alors seulement, nous pouvons chanter avec le psalmiste :


«Seigneur, j’aime la beauté de ta maison,
et le lieu du séjour de ta gloire
»


(Psaume 25).

Sine domenico non possumus

Une semaine sainte sans sacrements ?

Situation inédite, non prévue par les rubriques, non envisagée par les cérémoniaires, non anticipée par les coutumiers des différents diocèses ou communautés religieuses… Faire ses Pâques, c’est bien ordinairement recevoir le sacrement de la pénitence et de la réconciliation, ainsi que celui de l’eucharistie ; et c’est « de précepte » ! Et cette année ce sera probablement impossible pour la plupart d’entre nous.

Il faut bien prier pourtant. Et plus que jamais il faut élever vers Dieu notre supplication, comme l’encens lors du sacrifice du soir. Nous savons bien que notre clergé, confiné comme nous offre quotidiennement la messe à nos intentions, « pro populo », (pour le peuple). Nous suivons les célébrations au travers des réseaux internet, de la télévision. Mais être devant un écran, est-ce l’équivalent de se déplacer, se rendre en présence du Christ, Le toucher ? L’entendre parler par le sacramental de la liturgie de la parole ? Quelques-uns d’entre nous auront peut-être l’impression, par le truchement de technologies, de faire de leur mieux dans l’accomplissement de leur devoir envers Dieu, en assistant à une célébration mise en œuvre, à distance, par un autre. Vous avez compris, si je pense que c’est mieux que rien, je pense aussi que ce n’est pas suffisant, surtout à l’approche de la Semaine sainte et de sa liturgie si particulière et si forte. Or, il y a des moyens, en tant que simples laïcs, de mettre en œuvre la liturgie, sans clergé et spécialement dans un contexte familial, la famille étant une Église domestique, une « Ecclesiola ».

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D’abord par la célébration des heures. Il faut rappeler que la célébration de l’office divin n’est pas l’apanage des prêtres. Bien au contraire, c’est en quelque sorte le privilège et le devoir du baptisé, qui la célèbre validement, et s’unit ainsi à la prière de l’Église de façon efficace. Il y a en effet quelques phrases qui sont réservées au prêtre (le Dominus vobiscum / « le Seigneur soit avec vous » et la formule trinitaire de bénédiction aux grandes heures). Mais les rubriques prévoient la célébration de cette liturgie des heures sans prêtre, et c’est bien ce que font ordinairement les moniales ou les religieuses de façon générale. Une religieuse par définition n’est pas plus membre du clergé que vous ou moi. Et pourtant, nous connaissons de magnifiques liturgies dans les monastères féminins !

En particulier, pour nourrir la prière la mise en œuvre de la liturgie nocturne est spécialement recommandable. Depuis la réforme liturgique qui a suivi le Concile Vatican II cette liturgie encore appelée « office de lecture » selon le cursus séculier, peut-être, sur concession, célébrée pendant la journée. Lectures bibliques et patristiques avec leur répons, se succèdent, ainsi qu’une psalmodie. Elle a une forme « protracta », c’est à dire « allongée » pour une célébration plus solennelle lors des fêtes de premier ordre. Pendant la semaine sainte, cet office peut prendre – deux fois, le vendredi et le samedi saint – la forme de « Ténèbres », avec un rite tout à fait particulier d’extinction progressive de 15 chandelles, au cours de cette célébration nocturne accolée à l’office des Laudes du matin où 15 psaumes sont chantés, et accompagnée de 9 leçons et 9 répons. C’est hautement traditionnel et pendant des années, ce fut un événement majeur pour la vie des grandes paroisses et des communautés religieuses. Rien n’empêche de mettre ce rite en œuvre chez vous, en famille, pour une prière et une méditation longue les soirs des jeudi saints et vendredi saint. Le problème que nous avons tous est une sorte de lentille déformante sur cette liturgie des heures à cause de la façon dont elle a pu être célébrée lors des (200) dernières années. En outre, l’office divin depuis les années 1970 est surtout compris ou en tout cas conçu  avant tout comme une dévotion personnelle du prêtre, qui doit « s’acquitter du bréviaire individuellement ». Or rien n’est plus contraire à l’esprit même de la promulgation du nouvel office divin par Paul VI par sa lettre apostolique Laudis Canticum. C’est un héritage malheureux de la théologie du ministère du prêtre diocésain à la sortie de la grande époque janséniste du XVIIème au XIXème, et dont notre prière publique subit encore aujourd’hui les conséquences malheureuses, si on ne tient pas compte de la tentative de renouveau liturgique du XXème siècle qui a vu son pic de succès entre les deux guerres. Évidemment ce qui est dit ici est également valable pour les grandes heures (laudes et vêpres) pendant toute la grande semaine.

Mais vous l’avez compris, il y a probablement également des moyens plus fructueux de mettre en œuvre une liturgie pascale à partir des grandes célébrations ordinairement sacramentelles du Triduum. L’expérience de la Messe sans sacrement existe dans les usages reçus depuis des années. Rappelons que la participation à la Messe dominicale est de précepte, mais la communion ne l’est pas – sauf à Pâques. On peut donc en tant que laïc envisager d’unir notre prière à celle de l’Église en ces jours saints, même sans prêtre. On ne parlera cependant pas d’ « ADAP » puisque « l’assemblée dominicale en l’absence ou attente de prêtre » sous-entend avant tout… une assemblée, dans une église. On parlera de messe sèche ou « missa sicca » ; c’est un usage qui en cas de nécessité peut être considéré comme légitime, et qui est décrit par Durand de Mende, le grand liturgiste du moyen âge :

[le prêtre] peut, après avoir pris l’étole, lire l’épître et l’évangile, dire l’oraison dominicale et donner la bénédiction : de plus, si par dévotion et non par superstition, il veut dire tout l’office de la messe sans offrir le sacrifice, qu’il prenne tous les vêtements sacerdotaux et qu’il célèbre la messe dans son ordre, jusqu’à la fin de l’offrande, passant outre la secrète, qui appartient au sacrifice. Mais il peut dire la préface, quoiqu’on paraisse y appeler les anges à la consécration du corps et du sang du Christ. Cependant, qu’il ne dise rien du canon, mais qu’il ne passe pas outre l’oraison dominicale et ne dise pas ce qui suit qu’on doit dire à voix basse et en silence ; qu’il n’ait ni calice, ni hostie, et qu’il ne dise ni ne fasse rien de ce qui se dit ou se fait sur le calice ou sur l’eucharistie.

Guillaume Durand de Mende (trad. Ch. Barthélémy), Rational ou Manuel des divins offices de Guillaume Durand, Paris, Louis Vivès, 1854, t. II, p. 13.

Il s’agit simplement de reprendre cet usage qui  été longtemps en vigueur et qui est toujours à l’honneur chez les Chartreux. La différence c’est qu’ici, la seule communauté qui y participe est la communauté familiale et non la communauté paroissiale ou religieuse ; et que sans prêtre il n’y a évidemment pas d’ornements liturgiques. N’oublions cependant pas de bien nous habiller…. En utilisant avec application et sérieux les textes que nous donnent l’Église, nous nous unissons à elle dans l’espace et le temps :

« Heureux (…) celui qui prie avec l’Église, qui associe ses vœux particuliers à ceux de cette Épouse, chérie de l’Époux et toujours exaucée ! » (Dom Prosper Guéranger, préface générale à l’Année liturgique).

Tout cela vaudra donc bien mieux que de petites dévotions. On veillera bien sûr à ne pas tomber dans le folklore ou les abus qui ont parfois attiré sur la pratique de cette « messe sèche » une suspicion bien compréhensible. Pour l’anecdote, sachez que l’usage de la messe sèche sous la responsabilité du père de famille est tout à fait courante chez les vieux catholiques qui n’ont plus de clergé. Ce n’est pas fantaisiste.

Concrètement, il s’agit d’omettre tout ce qui relève du sacrifice eucharistique et se cantonner à ce qui relève légitimement du sacerdoce commun des baptisés : tous les chants peuvent y trouver leur place, y compris l’offertoire, puisque c’est un sacrifice de paroles que nous offrons. Le chant de la préface y est légitime, sans le « Dominus vobiscum » / « Le Seigneur soit avec vous » (notons que l’Exsultet, qui n’est finalement qu’une préface largement allongée et solennisée est chantable en cas de nécessité, par un laïc d’après les rubriques du Missale romanum 2002 :

Si vero, pro necessitate cantor laicus Præconium annuntiat, omittit verba Quaprópter astántes vos usque ad finem invitationis, necnon salutationem Dóminus vobíscum.

Si vraiment, par nécessité, un chantre laïc devait annoncer l’annonce de la Pâque, il omet les mots ‘Quaprópter astántes vos’ jusqu’à la fin de l’invitation, ainsi que la salutation ‘Dominus vobiscum’.

On peut en inférer sans difficulté que ce qui est préconisé ici vaut également pour la préface).

On omet donc de la liturgie tout ce qu’il y a entre le Sanctus et le Pater, en n’omettant par contre pas de mettre en œuvre une prière universelle (évidemment avec la forme prévue). Remarquons justement qu’une forme institutionnalisée de ce qui ressemble fortement à une messe sèche existe bel et bien dans le missel romain actuel : c’est la fonction liturgique du vendredi saint. Et c’est justement au cours de cette fonction liturgique que se réalise de façon particulièrement appuyée ce qu’on appelle la « grande prière universelle », qui est l’exercice par excellence du sacerdoce commun (l’oratio fidelium, la prière des fidèles – c’est à dire pas celle du clergé). Il peut être également particulièrement profitable en l’absence de communion sacramentelle, de procéder à une communion spirituelle dont la forme est relativement libre mais dont les grands auteurs spirituels ont proposé de nombreux exemples, qui sont facilement disponibles sur internet.

Évidemment il faut que l’ensemble de la mise en œuvre soit solennelle, et dans un lieu si possible dédié : si la famille ne dispose pas d’un oratoire, c’est probablement le moment de consacrer une pièce ou à défaut d’une partie d’une pièce à la prière et de disposer cet endroit de façon particulière. Il n’est pas difficile de trouver un meuble qui puisse tenir le rôle d’un autel, sur lequel on disposera une croix entourée de chandeliers de part et d’autres et symétriquement, en nombre pairs. Dans certaines maisons on met deux chandeliers pour les féries, quatre pour les fêtes et six pour les premiers ordres (c’est à dire les jours liturgiques où il y a des premières vêpres, et / ou deux lectures et Credo à la Messe). Ces croix et autres images seront bien sûr voilées à compter du 5ème dimanche de Carême, comme le mentionne la rubrique au missel ce jour là, ce qui permettra de mettre en œuvre un rite de dévoilement et d’adoration le vendredi saint, pour la croix et dans la nuit précédant le dimanche de Pâques pour le reste. Ce même jour il faut évidemment s’arranger pour que la Passion soit lue ou mieux chantée, par trois lecteurs, l’un tenant le rôle du Christ (il est légitime que ce soit le père de famille) les deux autres le narrateur et le dernier la « synagogue » (c’est à dire tous les dialogues du texte non proférés par le Christ).

Pour le jeudi saint, il est évident qu’on pourra procéder de même. Notons cependant un point particulier. Le rite du lavement des pieds est extrêmement traditionnel et a deux significations. La première signification est commune si ce n’est connue : c’est le signe de la charité chrétienne, n’insistons pas. Le second est un rite de préconsécratoire lévitique et c’est ce signe qui a prévalu depuis Vatican II ; la réforme liturgique qui a suivi le Concile a en effet voulu l’intégrer à liturgie de la Messe in Coena Domini, avant l’offertoire, pour rappeler solennellement cette signification, qui est pratiquée précisément au moment du mémorial de l’institution de l’Eucharistie et de l’ordre. C’est pour cela que ce rite a été réservé jusqu’à une date très récente à des « hommes choisis » (viri selecti). Pour être plus précis, le Christ met en oeuvre ce rite le soir du jeudi saint, avec les apôtres seuls, parce qu’il procède à leur consécration (épiscopale). Si nous voulons être cohérents, on pourra conserver ce rite seulement si on le sépare de notre messe sèche du jeudi saint afin de le limiter à sa signification de signe de la charité chrétienne. C’était avec cette acception qu’était réalisé ce rite, en dehors de la messe, donc, notamment dans les chapitres de Cathédrale, jusqu’en 1970.

Pour le vendredi saint, étant une messe sèche institutionnalisée, il ne devrait pas se poser plus de questions que cela. Évidemment aucun rite de communion sacramentelle n’est possible. Soulignons que la Congrégation pour le culte divin a introduit une intention de prière supplémentaire à la grande prière universelle qui concerne l’épidémie actuelle.

Pour la Vigile pascale, enfin, il semble vraiment opportun de lui donner le caractère nocturne qui lui sied. Il faut que ce soit long : donc prenons toutes les options possibles et praticables puisque certains autres rites prescrits sont impossibles à réaliser, notamment celui, central, su cierge pascal. Ainsi, il y a sept lectures dans la vigile avant l’épître et l’évangile, n’en omettons aucune. Ces sept lectures peuvent être lues justement à la lumière de cierges ; on peut très bien attendre le Gloria avant de remettre en marche tous les éclairages ; c’est tout à fait traditionnel et cela montre particulièrement bien le passage de la Passion à la Résurrection. Ce sera de plus une expérience particulière et forte notamment pour les plus jeunes, en signifiant de façon marquée l’attente de la lumière de la Résurrection. C’est très facile à faire, ne nous en privons pas. Pour les détails, il faut bien sûr consulter le site « Cérémoniaire » : https://www.ceremoniaire.net/guide/samedi_st/. De la même façon, pour des raisons pastorales, nos curés ont eu tendance à avancer toujours plus tôt l’horaire de cette Vigile, alors même que traditionnellement, cette fonction liturgique s’achève justement au lever du jour. Si c’est faisable, c’est peut-être le moment d’expérimenter, nécessité rétablissant la loi (!) la prière au Christ ressuscité sous le symbole de l’astre levant !

Concluons simplement en nous souvenant que pendant des années, les Chrétiens du Japon ont vécu une vie chrétienne et donc liturgique sans prêtre. Et qu’au moyen de ce qu’il faut bien désigner comme des artifices, – qui ne remplaceront jamais, évidemment la réalité sacramentelle que le Christ a voulu nous laisser comme signe de Sa présence, – nous pouvons passer la mer rouge cette année dans des conditions malgré tout particulièrement favorables. Je prie également pour que tous les chefs de famille prennent au sérieux, pendant cette période de confinement – leur rôle de directeur de la vie spirituelle de leurs proches ; que le père n’abandonne donc pas la responsabilité spécifique qu’il a en cette matière devant Dieu. Les Juifs et les Musulmans ont à nous en remontrer sur cette question précise. Peut-être également que l’appropriation particulière de ces liturgies par les « Ecclesiolae » lors des jours saints, ce qui est rendu nécessaires par les circonstances nous permettront de mieux célébrer, dans nos paroisses l’an prochain, le véritable sens de ces rites qui seront alors rendus à leur expression complète.

Súrgite, eámus !

Les processions de Carême

Ça y est, le Carême a commencé. Et avec le Carême, son lot de pénitences et de jeûnes, dans l’attente de Pâques. La liturgie prend alors des atours plus sobres : l’orgue se tait (sauf pour accompagner le chant des fidèles), l’autel n’est plus fleuri, les mélodies grégoriennes se font plus suppliantes et l’on supprime le mot en « A », qu’on retrouvera d’une manière spectaculaire lors de la Vigile pascale.

Tout cela est connu (du moins on peut l’espérer). Mais il est une caractéristique intéressante du temps du Carême, moins connue des fidèles et du clergé, décrite dans le Missel romain (ed. Typ. 2002, Carême, I). Voici une traduction officieuse et personnelle de cette description :

Il est fortement recommandé que la tradition du rassemblement de l’Eglise locale, sur le modèle des « stations » romaines soit conservée et promue, surtout pendant le Carême et au moins dans les plus grandes villes et d’une manière adaptée aux situations individuelles.

De tels rassemblements des fidèles, surtout sous la présidence du pasteur du diocèse, peuvent avoir lieu le dimanche, ou en d’autres jours appropriés pendant la semaine, soit sur la sépulture des saints, soit dans les sanctuaires ou églises principales d’une ville, ou même dans les lieux de pélerinage les plus fréquentés du diocèse.

Si une procession précède la Messe célébrée pour un tel rassemblement, les fidèles peuvent, selon les circonstances et conditions locales, se rassembler dans une église mineure ou dans un autre lieu approprié, autre que l’église où la procession se rendra.

Après avoir accueilli le peuple, le prêtre dira une collecte du Mystère de la Sainte Croix, ou celle pour la Rémission des péchés, ou pour l’Eglise, en particulier pour l’Eglise locale, ou l’une des oraisons sur le peuple. Après quoi, on se rend en procession à l’église où la Messe sera célébrée, pendant que l’on chante la litanie des saints. En des endroits appropriés de cette litanie, on peut insérer des invocations au saint patron, ou au saint fondateur, ou aux saints de l’Eglise locale.

Lorsque la procession parvient à l’église, le prêtre vénère l’autel et, selon l’opportunité, l’encense. Puis, en il dit la collecte de la Messe et poursuit celle-ci de la manière habituelle, en omettant les rites initiaux et, selon l’opportunité, le Kyrie.

Une telle pratique se veut donc une restauration de l’usage romain ancien, où la Messe était précédée d’une procession, d’une église à une autre. Le terme « collecte » qui désigne l’oraison d’ouverture de la Messe, vient d’ailleurs de là : le Pape chantait une oraison sur le lieu du « rassemblement » (collecta) de son peuple. De là, tous partaient en procession, en chantant des psaumes et des litanies, jusqu’au lieu où la Messe allait être célébrée. Une telle pratique était courante pendant le Carême, et la procession prenait alors une allure pénitentielle.

Cet usage, d’origine romaine, s’est ensuite transmis à nombre de lieux, en particulier en France. Pour plus d’informations, la lecture de cet article, consacré aux stations de Carême dans la liturgie parisienne, est incontournable : https://schola-sainte-cecile.com/2016/02/17/les-stations-de-careme-dans-lancien-rit-parisien/

Malgré cela, cet usage est tombé en désuétude à peu près partout.

On retrouve un tel schéma dans le missel romain (à ceci près que la procession semble faire partie de la Messe, au lieu de la précéder), qui nous invite à restaurer cette ancienne coutume ; cela permettrait de donner à nos offices quadragésimaux une allure propre à nous exhorter à la pénitence, grâce à l’effort de la procession. Pourquoi ne pas inviter votre curé (voire votre évêque) à mettre en œuvre cet usage ?

Voyez, même le Pape donne l’exemple (ici au Mercredi des Cendres, en 2019)

Ascèse et liturgie

L’entrée en Carême doit être pour tous les fidèles et le clergé l’occasion de redécouvrir une dimension absolument fondamentale de la prière liturgique : sa dimension ascétique.
La liturgie, en effet, a pour finalité propre l’union à Dieu par la contemplation et la prière qui préparent le cœur à l’accueil de la grâce. Mais cette finalité nécessite un état d’esprit, une disposition de la personne bien spécifique et qui ne peut pas être obtenue d’emblée. En effet, du fait du péché originel, l’être humain a naturellement tendance à ce que l’on pourrait appeler en psychologie « l’hypertrophie du moi », ou bien, en termes plus spirituels, le péché d’orgueil. Ce péché se manifeste de la manière suivante : l’individu se croit au centre de tout ; tout entier tourné sur lui-même dans une auto-contemplation nombriliste, il se rend incapable de voir le réel qui l’entoure, les autres et, bien évidemment, le vrai Dieu.

La vraie liturgie étouffée par la dictature du «moi»

Cette tendance, consubstantielle à la nature humaine blessée par le péché, éclate sous nos yeux dès que nous assistons à la plupart des célébrations qui ont lieu dans nos paroisses. Le sentimentalisme qui s’y exprime est la manifestation la plus explicite de cette dictature du « moi je » qui contribue à effacer de nos célébrations le visage du Christ et à réduire les eucharisties dominicales en de simples caisses de résonances où s’entrechoquent la cécité des egos : « Moi je suis un célébrant ouvert aux autres », « moi je suis une animatrice impliquée dans la vie paroissiale », « moi je veux célébrer des messes qui plaisent », « moi je raconte ma vie », « moi je », « moi je », « moi je »… Désormais soumise à la dictature du « moi je » déclinée en cent variations sur le même thème, la liturgie ne peut être que rongée de l’intérieur par l’expression infinie des affects, des idées personnelles, de la sensiblerie mièvre des uns, du sentimentalisme des autres, de l’infinie variété des goûts personnels, des humeurs, des choix subjectifs… Dès lors, elle devient totalement incapable d’exprimer la Vérité divine objective, de refléter l’image du vrai Dieu : un Dieu qui n’est jamais réductible ni à nos choix et à nos goûts personnels et changeants, ni à la personnalité d’un célébrant qui se veut sympathique.

L’ascèse comme condition de l’entrée dans la prière vraie

Or, s’il y a bien un moyen d’empêcher la liturgie d’être envahie par ce sentimentalisme dissolvant, c’est l’ascèse. Du dénuement de Job dans l’Ancien Testament aux austérités des Pères du désert, du monachisme médiéval aux grands mystiques de l’époque moderne, l’ascèse a toujours été l’outil incontournable au service de l’épanouissement de la vie intérieure. Or, la prière liturgique est tout entière fondée sur l’ascèse, indispensable pour purifier nos corps et nos pensées des œuvres mortes pour, par le biais de la contemplation, être rendus dignes de rendre un culte juste et bon – comme le chantent les préfaces- au Dieu vivant.
On oublie souvent que les pratiques ascétiques comme le jeûne sont toujours intimement liées aux différents temps liturgiques, comme préparation aux différentes fêtes. Tout, dans le culte liturgique, est comme façonné par l’ascèse, comme purifié par le feu de la vie ascétique.
Si l’Eglise, à travers le concile Vatican II, a en quelque sorte « canonisé » le chant grégorien (SC, VI, 116), c’est justement parce que ce type de chant, par sa nature profondément ascétique, ne verse pas dans le divertissement, dans la satisfaction d’une vaine sensibilité, mais au contraire nécessite l’effacement du choriste et de l’assemblée pour laisser s’exprimer, à travers une noble sobriété, l’ineffable mystère divin. Ainsi, la sobriété et la pureté des mélodies expriment-elles une beauté qui n’est pas pure ornementation, mais reste au service du texte chanté, le révélant ainsi pour ce qu’il est : une Parole vivante et sainte.
S’il y a une ascèse chorale avec le grégorien, il y a aussi une ascèse architecturale avec la pureté des lignes romanes, et aussi une ascèse rituelle, par laquelle le célébrant, par toute son attitude faite de retenue, d’humilité, de recueillement, d’effacement, d’humble obéissance aux normes et aux rites hérités de la Tradition, se comporte non comme un révolutionnaire prétentieux qui prétend tout changer selon ses caprices, mais comme un « serviteur inutile » qui s’efface derrière la personne du Christ qu’il représente.
Ce qui est vrai pour les célébrants est vrai aussi pour les fidèles. Trop de fois les nefs des églises offrent le triste spectacle de fidèles agités, distraits, incapables de silence et de concentration, tout entiers remplis d’eux-mêmes et donc incapables de s’immerger dans le mystère, par la prière intérieure, le recueillement du chant et la contemplation. Car avant d’être un ensemble de pratiques de mortification extérieure, la première ascèse et la plus importante est l’ascèse du cœur. Dans le domaine liturgique, elle suppose que le fidèle consent à toujours préférer la volonté de Dieu telle qu’elle s’exprime à travers les prescriptions de l’Eglise à la sienne propre. Le Carême qui s’ouvre doit être pour toutes les communautés chrétiennes l’occasion de renoncer, au cours des célébrations liturgiques, à certains chants peut-être « plaisants » ou très « agréables » en apparence, mais finalement très « sucrés » et superficiels, pour leur préférer le chant grégorien, qui, par la voie ascétique et profondément mystique qu’il ouvre, verse dans le cœur du fidèle, comme une eau pure, les sentiments et la prière de l’Eglise éternelle.

«La liturgie, déclarait le moine Alcuin à l’empereur Charlemagne il y a plus de douze siècles, c’est la joie de Dieu». Toute vraie liturgie suscite en effet la joie dans le cœur du fidèle, non pas une joie artificielle ou superficielle, mais une joie silencieuse et profonde, intérieure, bouleversante, qui devient alors, pour le chrétien racheté, une participation de tout son être à la joie céleste. Mais cette joie ne saurait être pleinement vécue par le fidèle sans qu’il ne se soit auparavant purifié à travers le feu de la vie ascétique. Celui qui renonce à ses préférences propres en matière liturgique, et qui accepte humblement d’entrer dans la prière officielle de l’Eglise telle que nous l’avons reçue de la Tradition et telle que nos pères l’on pratiquée durant tant de siècles, celui-là découvre alors un trésor qu’il ne soupçonnait pas : à travers la noblesse et la solennité des rites, à travers la sobre ivresse du chant, à travers la profondeur des prières et la beauté de la psalmodie, c’est l’esprit, la vie, l’être même du Christ qui lui sont pour ainsi dire communiqués. Alors se révèlent la plénitude et la profondeur du mystère : le Christ n’est pas un personnage historique lointain dont on se souvient vaguement dans le cadre de froides cérémonies commémoratives ; mais il est cette réalité vivante, par laquelle, en nous conformant à lui dans sa mort, nous sommes transformés et vivifiés. Or tout cela nous est donné, à travers l’ascèse, dans la sainte liturgie.

Il est assez peu relevé le fait que le récit de la tentation du Christ au désert mentionné dans l’Évangile selon saint Matthieu -et que nous entendons chaque année au cours de la Messe du Premier dimanche de Carême-, semble étroitement en lien avec le mystère de la sainte liturgie. C’est en effet bien sur l’adoration du vrai Dieu, préférée à l’adoration du diable, qui est le thème principal de la troisième tentation du Christ. Après que Jésus ait rappelé le commandement de n’adorer et de ne servir que Dieu seul, saint Matthieu clôt ce passage par une phrase dont nous réalisons bien peu souvent l’importance: Tunc reliquit eum diabolus: et ecce Angeli accessérunt, et ministrabant ei. «Alors le diable le laissa; et des Anges s’approchèrent pour le servir». Autrement dit, ce n’est qu’après avoir pratiqué l’ascèse intérieure consistant à refuser toutes les idolâtries, -à commencer par la pire de toutes, c’est à dire l’idolâtrie de soi-même et de ses petites préférences-, que la liturgie, la vraie liturgie, c’est à dire celle au cours de laquelle nous concélébrons avec les anges, peut enfin commencer.

Les diverses voies de l’ascèse

Bien évidemment, cette importance de l’ascèse s’exprime de différentes manières selon les diverses traditions liturgiques et selon les contextes : un laïc n’est pas un moine. Dans les liturgies orientales, la dimension ascétique s’exprime par la durée des offices, par la station debout, mais aussi par l’iconostase qui masque le sanctuaire aux yeux des fidèles, leur faisant ainsi comprendre que l’essentiel est de voir et d’entendre non avec les yeux et les oreilles du corps mais avec ceux du cœur, dans la foi.
Dans la tradition romaine, cette ascèse s’exprime davantage par la « noble simplicité » des ornements et de la paramentique liturgique -à ne pas confondre avec le misérabilisme indigent que l’on voit trop souvent dans nos célébrations paroissiales-, et surtout par le silence, qui est le contexte par excellence permettant à Dieu de nous parler et à nous de l’entendre, comme le rappelait le cardinal Sarah dans son ouvrage La force du silence.
Si l’Eglise veut sortir par le haut du bourbier dans lequel elle semble irrémédiablement engagée, elle devra nécessairement restaurer cette notion fondamentale de l’ascèse dans tous les aspects de la vie chrétienne, et en particulier dans la sainte liturgie ; notion qui ne consiste, en réalité, qu’à s’effacer soi-même pour laisser le vrai Dieu occuper la première place, afin de pouvoir réaliser en nous ce culte « en esprit et en vérité » dont parle l’Ecriture (Jean 4, 23).

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