Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Auteur/autrice : marteo Page 1 of 2

Dénigrer la prière vocale au profit de la prière mentale : histoire d’un désastre

Ce texte est une traduction d’un article du Dr. Peter Kwasniewski sur New Liturgical Movement. Nous le remercions pour son aimable autorisation. Les notes de l’auteur sont indiquées par des chiffres, celles du traducteur, par des lettres. Illustration de couverture : David priant les psaumes, Psautier d’Ingeburge, début XIIIe.


Ceux qui ont étudié l’histoire de la spiritualité connaissent l’important glissement qui s’opère en Occident entre ce que l’on pourrait appeler la devotio antiqua, ou devotio monastica(a), et la devotio moderna (née aux XIVe-XVe siècles). La première est, pour parler familièrement, une spiritualité entrée-plat-dessert : la liturgie et la lectio divina sont les plats principaux – le culte divin public et la lecture privée (de l’Écriture, des Pères de l’Église, des commentaires sur les Psaumes) accompagnée de la prière vocale, permettent d’entrer en contemplation ; et à cela s’ajoute une bonne dose d’ascétisme matériel. En somme, ni plus ni moins que la spiritualité monastique[1].

Une fois le passage à la devotio moderna entamé, nous étions condamnés, pour ainsi dire, à aboutir au concept moderne de « prière mentale », et spécifiquement à quelque chose qui ressemblerait aux exercices de saint Ignace. Dans cette brève étude, je n’ai pas l’intention d’attaquer la devotio moderna en tant que telle, et encore moins ses déclinaisons chez les jésuites et les carmélites, mais j’aimerais plutôt examiner ce qui se passe lorsqu’une certaine attitude vis-à-vis de la prière mentale commence à détourner de la prière vocale et donc liturgique, et ultimement à la dévaloriser. Il me semble qu’il s’agit là d’une clé de compréhension de la négligence et du dénigrement progressifs subis par la liturgie, jusqu’à devenir une espèce de matériau brut qu’on exploite à des fins dévotionnelles[2].

Le théologien grec-orthodoxe Kallistos Ware (1934-2022), récemment décédé (qu’il repose en paix), fait une excellente remarque sur les raisons pour lesquelles les premiers moines de l’Église se sont infligés des austérités aussi extrêmes, et souvent choquantes pour nous :

« La sévérité et la stricte discipline de la vie monastique primitive produisent un phénomène qui mérite certainement d’être examiné, et qui participe des raisons pour lesquelles certains hommes décident de rejoindre une communauté religieuse ; il s’agit de la corrélation indéniable entre la rudesse des épreuves et une formidable mobilisation de ressources intérieures, souvent insoupçonnées. Les mots ne peuvent pas vraiment rendre compte de ce qui s’y passe, mais le fait semble bien établi. Dans le témoignage de l’Archipel du Goulag, dans celui d’hommes comme Soljenitsyne, Tertz(b), Panin(c) et Shifrin(d), dans les archives du raz-de-marée de misère déclenché par le nazisme allemand, il y a une preuve constante et admirable de la capacité de certains individus, alors qu’ils subissaient les pires privations, à libérer un dynamisme intérieur, qui se manifeste souvent par une foi impérieuse en Dieu, et qu’il ne faudrait pas confondre avec une espèce d’échappatoire mentale pourtant bien compréhensible. Cela s’est produit trop souvent au vingtième siècle pour être considéré comme un épiphénomène sans importance ; et on y discerne un lien avec les épreuves volontaires et les prouesses ascétiques des premiers moines de l’Église. Les importantes différences d’époque et de circonstances n’altèrent pas ce qu’il y a de commun entre le saint des premiers temps et le prisonnier de notre époque qui s’est élevé au-delà de la souffrance brute et de l’oppression, pour arriver à un trésor intérieur dépassant l’imagination[3]. »

Ceci, bien sûr, n’est qu’une vision partielle de la nature et de la motivation des austérités monastiques. Mais les limites mêmes de cette vision clarifient le message : qui considère aujourd’hui la vie religieuse comme à une auto-condamnation volontaire à une vie entière au Goulag (pour ainsi dire), afin de récolter la moisson spirituelle qu’une telle peine apportera ? Pourtant, c’est clairement ce que les premiers moines croyaient faire. Ils n’imaginaient pas les souffrances comme une étape initiale qui finirait par s’effacer ; ils pensaient que ces souffrances finiraient par leur paraître moins pénibles et moins importantes, simplement parce que l’amour de Dieu grandirait et dépasserait ces souffrances, même si elles-mêmes continuaient ou augmentaient.

Saint Antoine abbé et Saint Paul ermite, Velasquez, vers 1634

Les ouvrages de théologie spirituelle à partir du XVIe siècle (voire avant) présentent un grave défaut : à un moment donné, la compréhension du lien entre la prière et la récitation de l’Office divin semble avoir été perdue. L’approche habituelle de ces ouvrages est de distinguer entre la prière vocale et la prière mentale ; de traiter ces deux formes de prière comme s’excluant mutuellement, en définissant la prière vocale comme la prière exprimée vocalement par des mots extérieurs, et la prière mentale comme la prière exprimée purement mentalement sans aucun son ou mot ; et de décrire la prière mentale plutôt que vocale comme le moyen par lequel un religieux atteint la perfection.

Dans ce schéma, la prière vocale est considérée comme valable a) en tant que prière pour les débutants, b) comme exercice d’obéissance, rendu nécessaire par les règles des congrégations, qui exigent certaines formes de prière vocale, c) en tant qu’accomplissement de l’obligation de l’Église d’offrir un culte collectif à Dieu. La récitation de l’Office divin par les moines est classée dans la catégorie de la prière vocale ; par conséquent, elle cesse d’être considérée comme la principale forme de prière monastique, l’Opus Dei, et le principal chemin vers la perfection monastique. C’est la prière mentale pratiquée en dehors de l’Office divin qui est supposée être le moyen de cette perfection.

Un exemple lamentable de cette attitude se trouve dans Holy Wisdom (traduit en français sous le titre Sainte Sapience), de Dom Augustine Baker, un ouvrage de conseils spirituels écrit spécialement pour les moines bénédictins, et qui est excellent à bien d’autres égards. Dom Augustine parle ainsi de la prière des premiers moines :

« Or, afin que, en comparant la manière de vivre observée autrefois par les religieux avec la manière moderne de nos jours, il apparaisse de quels grands avantages ils disposaient par rapport à nous pour atteindre la perfection de la prière, nous pouvons considérer : 1. leurs dévotions fixes (et fixes, elles l’étaient) ; et, 2. leurs tâches ordinaires pendant le reste de la journée. En ce qui concerne le premier point, leurs dévotions fixes, qu’elles soient publiques ou privées, consistaient uniquement à réciter le psautier, auquel ils ajoutaient parfois une petite lecture d’autres parties de l’Écriture. Quant à la prière mentale conventuelle, elle était très courte, se réduisant aux brèves inspirations que l’Esprit de Dieu leur suggérait en particulier, comme la fleur de leurs prières vocales publiques. En privé, lorsqu’ils s’appliquaient délibérément à la prière, ils s’écartaient rarement de la manière dont ils faisaient leurs dévotions publiques, car alors ils utilisaient aussi le psautier. »

Dom Augustine Baker

Jusqu’ici, tout va bien ! Mais ensuite, il poursuit :

« On ne peut nier que, dans les temps anciens, beaucoup de saintes âmes ne soient parvenues à la contemplation parfaite par le seul usage de la prière vocale ; ce qui aurait le même effet sur nous si nous voulions ou pouvions les imiter dans cette merveilleuse solitude, ces abstinences rigoureuses et cette incroyable assiduité à prier. Mais au lieu de ce genre de vie, et dans l’impossibilité de soutenir une si longue attention à Dieu sans distraction, nous sommes invités à nous adjoindre l’aide d’exercices quotidiens de prière mentale, afin d’atteindre un état constant et habituel de recueillement, en réparant les distractions dans lesquelles nous vivons tout le reste de la journée. »

Curieuse forme d’argumentation : puisque nous, modernes, sommes plutôt paresseux, que nous avons horreur de la solitude, de l’abstinence et de l’assiduité, et que la prière vocale est beaucoup trop chronophage, il nous faut trouver une forme de prière qui ressemblerait, plutôt qu’à un repas complet, à un concentré de vitamines.

« Cependant, la main de Dieu n’est pas impuissante : s’il lui plaît, il peut toujours appeler les âmes à la contemplation par la voie de la prière vocale, de sorte qu’elles en fassent leur exercice général et ordinaire. Dans ce cas, ces âmes devront observer, dans leur vie, les conditions suivantes :
Premièrement, s’adonner à une plus grande mesure d’abstraction et de mortification que celle qui est nécessaire à ceux qui pratiquent la prière mentale. La raison en est que l’oraison interne, étant beaucoup plus profonde et tournée vers le dedans de soi, offre une lumière et une grâce beaucoup plus grandes pour découvrir et guérir les désirs déréglés ; elle amène également l’âme à une plus grande simplicité, à une plus grande facilité à se recueillir, etc., et par conséquent l’oraison vocale, pour réparer, devait être accompagnée d’une plus grande abstraction, etc.
Deuxièmement, ceux qui emploient la prière vocale doivent s’obliger à consacrer à leurs exercices quotidiens un temps plus grand que celui qui est nécessaire aux autres, afin de suppléer ainsi à la moindre efficacité de la prière vocale. »

Les pères du désert, saint Benoît, et les grandes figures monastiques de l’histoire de l’Église, auraient été assez surpris de découvrir que la prière vocale publique, officielle, solennelle et corporative de l’Église est moins efficace qu’une « prière intérieure » (quelque peu solipsiste).

« Troisièmement, s’ils se trouvent à un moment donné invités par Dieu, intérieurement, à une pure prière intérieure (ce qui est certainement naturel pour ce genre d’inspiration), ils doivent alors céder à cette invitation, et pour le moment interrompre ou cesser leurs exercices vocaux volontaires aussi longtemps qu’ils se trouvent capables de les exercer intérieurement à la place. Ces conditions doivent être observées par tous ceux qui, soit dans la religion, soit dans le monde, désirent progresser en vie spirituelle, et qui ne peuvent sans une extrême difficulté commencer ce parcours par une simple prière intérieure.
L’usage de la prière vocale volontaire en vue de la contemplation peut, au début d’un parcours spirituel, être indiqué : 1. pour les personnes simples et non instruites (surtout les femmes) qui ne sont pas du tout aptes à la prière discursive ; 2. et certes, même pour les plus instruits, si elle est utilisée comme un moyen d’élever et d’améliorer leur attention à Dieu ; cependant, elle doit toujours laisser la place à la prière interne lorsqu’ils s’y trouvent disposés. »

La prière vocale est donc, pour Dom Augustine, soit un moyen d’occuper le « sexe faible », soit comme des roulettes pour vélo à réserver aux débutants.

Les moines de Clear Creek à l’Office : une scène ordinaire en Chrétienté

« Mais quant à la prière vocale, publique ou privée, que les lois de l’Église rendent obligatoire, le prétexte qu’on trouve plus de profit dans les exercices mentaux n’est nullement un motif suffisant pour la négliger ou la déprécier [ouf !] ; car bien que certaines âmes, d’une disposition supérieure, puissent peut-être s’avancer plus vers la perfection par des exercices uniquement mentaux, cependant, puisque généralement, même dans la religion, les âmes sont si tièdes et si négligentes, que si elles étaient laissées à leurs propres dévotions volontaires, elles n’exerceraient presque jamais la prière vocale ou mentale ; c’est pourquoi, dans la mesure où il n’est pas possible de faire acception des personnes, il était nécessaire que tous soient obligés d’accomplir extérieurement et publiquement le service divin, en louant Dieu par leur bouche (qui nous a été donnée à cette fin), afin qu’un ordre et un décorum soient observés dans l’Église de Dieu, pour qu’elle puisse imiter les fonctions des anges et des saints, dans une union solennelle des cœurs et des bouches pour glorifier Dieu. Cela était nécessaire aussi pour l’édification et l’invitation de ceux qui ne sont pas obligés à l’Office, qui peut-être ne penseraient jamais à Dieu, s’ils n’y étaient pas encouragés par le fait de voir de bonnes âmes passer la plus grande partie de leur temps à prier et à louer Dieu de façon si solennelle et régulière. »

L’utilitarisme dans l’argumentation qui précède est tout à fait remarquable, et il est encore plus remarquable que les contemporains de Baker aient jugé acceptable un tel genre de discours.

« Or, attendu qu’à toute espèce de prière, comme il a été dit, il faut nécessairement une attention de l’esprit, sans laquelle ce n’est pas une prière, nous devons savoir qu’il y a plusieurs sortes et degrés d’attention, tous bons, mais cependant l’un plus parfait et plus profitable que l’autre. Premièrement, voyons la réflexion expresse sur les mots et le sens de la phrase prononcée par la bouche ou par l’esprit. Cette attention, dans la prière vocale, doit nécessairement changer selon la succession des versets des psaumes, et ainsi de suite ; donc, elle ne peut fixer l’esprit ou les désirs sur Dieu ni puissamment ni efficacement, parce que cet esprit est constamment rappelé à de nouvelles considérations ou à des humeurs successives. C’est là le degré d’attention le plus bas et le plus imparfait dont toutes les âmes sont capables dans une certaine mesure, et plus elles sont imparfaites, plus il est facile à atteindre ; car les âmes qui ont envers Dieu un désir bon et stablement établi peuvent difficilement abandonner tel ou tel sentiment, par lequel elles sont unies à Dieu, et qu’elles trouvent doux et profitable pour elles, pour l’échanger contre un nouveau qui lui succède à l’Office ; et si elles le faisaient, ce serait à leur préjudice. »

Les significations successives et variées des versets des psaumes sont ici décrites comme une distraction à l’union avec Dieu. D’une certaine manière, cela est vrai, mais l’approche de Baker est étrangement dualiste. Le but de la prière vocale répétée n’est-il pas de louer Dieu comme Lui-même le souhaite, de former la conscience de celui qui loue d’une certaine manière, de préparer l’âme à Dieu, et même de Le rencontrer dans sa Parole ?

« Le second degré [d’attention] est celui des âmes relativement bien éduquées à la prière mentale, et qui viennent à l’Office pleine d’un désir efficace de Dieu, soit préexistant, soit suscité en elles à l’occasion de cette récitation. Elles désirent invariablement poursuivre ce désir avec un recueillement aussi profond que possible, sans se soucier du fait que cela convienne au sens du passage qu’elles prononcent effectivement. Cette attention porte sur Dieu, et non sur les paroles, et est bien plus fructueuse que la première. Par conséquent, il serait à la fois préjudiciable et déraisonnable d’obliger les âmes à abandonner une telle attention pour la première. En effet, puisque toutes les prières vocales, de l’Écriture ou d’ailleurs, sont ordonnées exclusivement à cette fin de fournir et procurer à l’âme qui en a besoin le matériau des dispositions par lesquels elle puisse s’unir à Dieu, une âme qui a déjà atteint ce but, qui est l’union aussi longue que possible, ne devrait pas en être séparée, et être obligée de chercher un nouveau moyen avant que l’efficacité du premier soit épuisée. »

Dominicains en pleine distraction, à en croire Dom Baker. Photo : Fr. Lawrence Lew o.p.

Le contenu verbal réel serait sans effet sur les dispositions internes, et il faudrait cesser de prêter attention aux mots afin de cultiver un certain état intérieur le plus longtemps possible. Dans cette analyse, les mots ne sont rien d’autre que du bois, coupé en morceaux et introduit dans la fournaise du cœur. Cela semble merveilleusement pieux, mais une position aussi profondément anti-intellectuelle trouve son exutoire final dans ce que Knox(e) appelle Enthusiasm, c’est-à-dire ce sentimentalisme exalté cher au mouvement charismatique. Pourquoi Dieu s’est-il donné la peine de révéler le sens de tel passage, ou même d’utiliser des mots ? Baker poursuit :

« Un troisième degré d’attention à l’Office divin, le plus sublime, est celui par lequel les prières vocales deviennent mentales, c’est-à-dire par lequel les âmes les plus profondément unies à Dieu avec une parfaite simplicité peuvent, sans aucun préjudice à cette union, s’occuper aussi du sens et de l’esprit de chaque passage qu’elles prononcent, et par là même augmenter et purifier leurs sentiments, leur adhésion et leur union à Dieu. Ce degré d’attention ne s’atteint pas avant que l’âme ne soit arrivée à la contemplation parfaite, au moyen de laquelle l’esprit est si habituellement uni à Dieu, et de plus, l’imagination si soumise à l’esprit qu’elle ne peut se reposer sur rien qui puisse la distraire. Heureuses les âmes (dont Dieu sait que le nombre est très petit) qui sont parvenues à ce troisième degré, auquel il faut monter par une pratique attentive des deux premiers dans leur ordre, surtout du second degré ! C’est pourquoi, dans la récitation de l’Office, les âmes les plus imparfaites feront bien, lorsqu’elles se trouveront dans un bon état de recueillement, de le prolonger aussi longtemps qu’elles le pourront, en conservant autant de stabilité que possible dans leur imagination. »

On voit mal comment atteindre ce troisième degré — qui consiste à unir les dispositions intérieures et la conscience extérieure du « sens et de l’esprit de chaque passage » — en dénigrant le texte, en le considérant comme une distraction, et en encourageant, dans une logique utilitaire, ou l’indifférence à son égard, ou son exploitation.

Les effets catastrophiques de cette conception de l’Office divin sont évidents : dès que l’on peut trouver, ou que l’on pense avoir trouvé, une meilleure manière d’élever nos sentiments vers Dieu, ou une meilleure méthode pour susciter la prière mentale, on laissera tomber son bréviaire(f) comme une vieille chaussette. Et pourtant, la position de Baker est tout à fait ordinaire parmi les auteurs spirituels de la Contre-Réforme. Sa valeur pour nous aujourd’hui devrait être de donner une exposition claire de ce qu’il ne faut pas croire à propos de la récitation de l’Office divin, et de nous éduquer à la valeur de cette récitation, en tenant fermement l’exact contraire de ce que dit Baker.

Ce n’est pas en raison de leurs grandes austérités que les pères de l’Antiquité ont été en mesure de tirer un bénéfice spirituel de la prière vocale ; au contraire, ils ont reçu la grâce de supporter ces austérités en raison de leur dévotion à la prière des Psaumes. La récitation vocale des prières renforce notre compréhension intellectuelle et spirituelle, et notre assentiment à ces prières, plutôt que le contraire, de sorte que la prière vocale est, en soi, une forme de prière mentale, supérieure à la prière silencieuse. C’est aussi une profession de foi publique, une louange publique, et une pétition publique à Dieu, qui sont chacune supérieure aux actes privés de même nature. Le contenu de la prière vocale de l’Office est supérieur au contenu des prières mentales que nous formulons par nous-mêmes, même si cette formulation se faisait sous la conduite de l’Esprit Saint, car ce que nous prions est divinement révélé.

Pour toutes ces raisons, la prière vocale de l’Office divin est plus apte à nous conduire à la perfection que la prière purement mentale, et elle est en fait le principal chemin vers la perfection, comme les premiers Pères monastiques l’avaient compris. Je parle ici avec une certaine expérience ; le fait de commencer à prier les Psaumes dans le Diurnal Monastique a radicalement changé, en mieux, ma compréhension de la prière et de la vie chrétienne, parce que je priais ce que Dieu avait à dire, et non ce que moi j’avais à dire. Lorsque nous prions l’Office, nous devons donc nous efforcer de le comprendre et d’y associer notre esprit ; c’est la principale façon de prier. C’est pourquoi saint Benoît dit que les moines doivent consacrer du temps à l’étude des psaumes, afin de comprendre ce qu’ils prient et donc de mieux prier.

Il est frappant de constater que les biographies de sainte Thérèse de Lisieux affirment, tantôt, qu’elle aimait beaucoup dire l’Office, puis s’empressent de résumer son genre de sainteté en disant qu’elle supportait les sœurs pénibles et faisait beaucoup oraison. Tout cela est vrai, mais dire l’Office était, pour ainsi dire, son métier dans l’Église ! C’était l’objet du genre de vie religieuse qu’elle avait choisi, et cela prenait la plus claire partie de son temps. Elle n’a pas essayé de s’y soustraire, et aucun des grands maîtres spirituels ne s’y est soustrait. Au contraire, ils l’ont considéré comme allant de soi, comme la toile de fond de leur vie spirituelle.

Aujourd’hui, l’Office divin n’a rien d’une évidence. En dehors du monde traditionaliste(g), il n’est pas très en forme, si ce n’est presque tombé dans l’oubli. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de l’histoire de l’Église pour se rendre compte le renouveau de la vie religieuse(h) se fera dans et par l’Office Divin, ou ne se fera pas.


Je tiens à remercier le Dr John Lamont pour sa collaboration à cet article, spécialement pour le texte de Dom Augustine Baker.

[1] Pour ceux qui souhaitent suivre la voie de la devotio antiqua ou de la devotio monastica, voici une feuille de route. Tout d’abord, visitez un monastère bénédictin observant (NdT : l’un de ceux qui emploient le Psautier de la Règle, c’est-à-dire en France surtout ceux de la congrégation de Solesmes et ceux attachés à la liturgie ancienne) et passez-y autant de temps que possible, idéalement lors d’une retraite annuelle. Lors de cette visite, procurez-vous un exemplaire de l’Office bénédictin (tel que le Diurnal Monastique du Barroux) et apprenez à le prier en latin. Deuxièmement, adoptez une règle de jeûne et de pauvreté. Aimer le jeûne : l’expérience monastique d’Adalbert de Voguë o.s.b. est un bon guide. Troisièmement, soyez conscient du contexte et des limites des livres de conseils spirituels que vous lirez. Les grands classiques traditionnels, comme ceux de saint Jean Climaque et de saint Jean Cassien, sont excellents, mais il faut garder à l’esprit qu’ils ont été écrits pour des hommes qui vivaient déjà la vie monastique et que, par conséquent, ils considèrent acquis les éléments essentiels de cette vie. Ils ne parlent pas beaucoup du jeûne, de l’observation de la règle et de la prière liturgique, car leurs lecteurs avaient été instruits à ce sujet par d’autres sources ; ils sont censés être un supplément à la vie monastique, et non un guide pour l’ensemble de celle-ci. C’est pourquoi le temps passé avec les moines ou les moniales est si important. Pour en savoir plus, consultez mes articles « What a visit to an observant Benedictine monastery can teach us » ; « Even if you can’t be a monk, you can still benefit from monastic life. Here’s how » ; et « Looking for a new examination of conscience? Try the Rule of St. Benedict« . (NdT : nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique « ordinaire », « de base ».)

[2] J’en parle dans deux articles précédents sur NLM : « The Ironic Outcome of the Benedictine-Jesuit Controversy » et « Objective Form and Subjective Experience: The Benedictine/Jesuit Controversy, Revisited« . Le premier a été révisé et publié sous forme de chapitre dans mon livre Noble Beauty, Transcendent Holiness.

[3] Préface de L’Échelle du Paradis de saint Jean Climaque, Classics of Western Spirituality, pp. xvi-xvii.

(a) Nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique ordinaire.

(b) Andreï Siniavski, dit Abram Tertz, rescapé du Gloulag, auteur de Une voix dans le chœur.

(c) Dimitri Panin, rescapé du Goulag, auteur du Journal de Solgdin.

(d) Avraham Shifrin, rescapé du Goulag, militant sioniste et plus tard homme politique israélien.

(e) Ronald A. Knox, prêtre anglais, critique les excès sectaires de certains mystiques autoproclamés dans son essai Enthusiasm.

(f) On aurait dû écrire : son antiphonaire, puisque l’Office est une prière chorale.

(g) Et même au sein du monde traditionaliste, les fidèles peuvent rarement s’associer à l’Office en dehors des vêpres des dimanches et fêtes, qui sont assez répandues.

(h) L’auteur ne parle pas que de la vie consacrée, mais bien de la vie de toute l’Église, et nous partageons cet avis.

La Guerre du Christ et l’Office de nuit

« L’acte pour l’accomplissement duquel le Christ est venu sur la terre, et que chaque Pâques renouvelle, peut être envisagé sous différents aspects ; mais son aspect le plus général est une guerre, ce combat que saint Paul résume en ces termes : “Ayant dépouillé les principautés et les puissances, il leur a signifié librement sa volonté, après les avoir assujetties à son triomphe.” Car l’esprit du mal s’étant, par sa fourberie, emparé de l’homme et par lui du monde, le Christ est venu pour ravir son empire au père du mensonge, en brisant ses armes, le péché et la mort, et rétablir sur toute créature le règne de Dieu. »

Le père Louis Bouyer a toujours été suspect aux bien-pensants. S’il est aujourd’hui soupçonné de traditionalisme, à cause des vives critiques qu’il a formulées à l’endroit de la réforme liturgique post-conciliaire, à l’époque où il écrit ces lignes dans Le Mystère pascal au début de 1945, il est bien plutôt suspect d’avoir conservé quelque chose du protestantisme dont il s’était converti à peine six ans plus tôt. « On voit bien que vous êtes protestant », lui disait un de ses premiers supérieurs à l’Oratoire : « vous vous intéressez trop à la Liturgie et à l’Écriture ».

Puisque l’Église n’est rien de plus que le prolongement dans le temps de l’action du Christ sous la conduite de l’Esprit Saint, ainsi la mission de l’Église peut-elle être envisagée sous différents aspects ; mais ainsi, également, son aspect le plus général et le plus essentiel est-il celui de cette guerre menée contre l’esprit du mal, le même combat qu’exprime toute la vie du Christ et toute l’action des apôtres. Guerre déjà gagnée par la mort et la résurrection du Chef de l’Église, mais dont une multitude de batailles restent à livrer. Guerre dont l’objet n’est pas l’établissement du règne de Dieu seulement sur les âmes, encore qu’elles soient son principal butin ; mais sur toute créature. La guerre de Dieu, et celle de l’Église, et celle de tout chrétien, est de conquérir toute chose, les âmes, les corps, les bêtes et les plantes, les voitures, les ordinateurs, les champs, les montagnes, les sculptures grecques et les bouteilles d’armagnac ; d’en extirper l’influence des forces du mal, et de les soumettre à la souveraineté du Christ.

Toute créature est un champ de bataille, tout chrétien est un soldat.

Je veux parler aujourd’hui d’un de ces champs de bataille : la nuit. Puisqu’il y a bataille, parlons tactique : quel est l’aspect du terrain ? Quelles sont les positions alliées, les positions adverses, le rapport de force ?

« L’Église s’en moque que [les prêtres soient] aimés, mon garçon. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille – la nuit appartient au diable. » — Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne

La nuit s’étend du coucher au lever du soleil. Elle est précédée du soir, suivie du matin ; elle inclut le crépuscule, où le soleil est caché mais où ses rayons illuminent encore le ciel ; la nuit noire où le monde est plongé dans les ténèbres ; et l’aurore, où le soleil, non encore levé, donne déjà sa lumière.

Dans nos sociétés, l’aurore appartient aux agriculteurs qui branchent la trayeuse à six heures, aux travailleurs pauvres qui prennent le train de banlieue pour Paris à six heures trente, aux boulangers et aux cafetiers qui passent le balai avant de sortir la fournée ou couler les premiers cafés. L’ennemi n’y a pas grande prise, car ceux qui dorment ne pèchent pas, et ceux qui se réveillent sont vainqueurs de leur faiblesse. L’Église loue le Seigneur victorieux à cause du nouveau jour qui s’annonce, avec l’office des Laudes, l’heure la plus eucharistique, c’est à dire qui rend grâce.

Le crépuscule est l’heure de la tentation. Le jour baissant est une occasion de confusion et de dissimulation. C’est l’heure de l’abrutissement devant la télévision ou l’ordinateur, de la recherche de la vaine gloire sur les réseaux sociaux, de la cinquième bière qui transforme l’homme en bête, en somme, l’heure où la vie intérieure est tuée, et Dieu, oublié. L’Église ne s’y trompe pas, qui demande pour ses fidèles, dans l’office des Complies, la force et le courage de résister aux tentations charnelles : « Hostemque nostrum comprime, ne polluantur corpora », repousse notre ennemi, que nos corps ne soient pas souillés. C’est un grand dommage que ces mots trop crus aient été supprimés dans la version moderne du Te Lucis : et pourtant, comme écrit encore Bernanos, « l’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire, elle le regarde en face. »

Quant à la nuit noire : « la nuit appartient au diable. »

Les premières heures de nuit noire sont le temps des plus grandes luttes et des plus grands crimes, l’heure où les mystiques subissent les pires attaques jusque dans leur chair, l’heure où ce monde, soumis à son ténébreux prince, s’entasse dans des lieux presque consacrés au mal. Ensuite, les bons et les méchants s’endormiront, avant que Dieu fasse de nouveau ressurgir son jour.

L’intuition chrétienne sent bien que la simple abstention n’est pas suffisante, qu’elle est une lâche neutralité dans cette grande bataille plus ou moins inconsciente : que se coucher à neuf heures du soir le samedi, quand d’autres vont s’abandonner aux plaisirs du monde jusqu’à deux ou trois heures du matin – même si ce sont des plaisirs moralement neutres ! – n’est pas une réponse adéquate.

Puisque le Christ est avec nous, qui sera contre nous ? L’évidente infériorité numérique des soldats du Christ sur le terrain de la nuit n’est nullement une raison pour le déserter, bien au contraire : il faut conquérir et occuper, surtout dans la plus grande adversité, brebis au milieu des loups. Ainsi, on a vu fleurir, non sans vraie joie, de nombreuses « veillées de prière » un peu partout, surtout les vendredi et samedi soir, qui sont, consciemment ou non, de vrais actes militants, au sens du combat défini dans la première moitié de cet article : que de bien est fait par le simple témoignage de ceux qui renoncent à « sortir » pour aller prier ! Mais pour soumettre la nuit au Christ et en extirper l’influence du mal, il est une arme malheureusement bien négligée : l’Office nocturne.

Il ne s’agit pas d’une arme individuelle, mais bien plutôt d’un canon de gros calibre, du genre qui nécessite plusieurs servants : ces servants doivent être entraînés, et le terrain doit être préparé pour qu’on puisse l’employer ; mais une fois ces conditions réunies, cette arme est redoutable.

Il y faut donc une communauté (pas dans le sens monastique : un groupe d’amis, une paroisse, ou même une poignée d’inconnus font l’affaire : l’Office lui-même fera votre unité. Il est avantageux, mais nullement nécessaire, d’avoir sous la main un prêtre ou un diacre). Il y faut un lieu, un lieu consacré, place forte du camp du Christ, car on ne met pas un canon de gros calibre en première ligne, où il sera pris par l’ennemi, mais on le met derrière une fortification, c’est à dire une église ou un oratoire. Il y faut enfin du chant et le niveau adéquat de solennité dans les cérémonies ; ce qui suppose d’avoir de cet office une connaissance suffisante, donc d’y avoir été formé. Heureusement, les ressources à cet effet abondent, en particulier sur Internet.

L’Office de nuit s’appelle Vigiles dans la tradition bénédictine, Nocturnes dans les rites latins médiévaux, et Matines depuis quelques siècles ; ce nom est un accident de l’histoire, car il évoque le matin, alors qu’il s’agit bien d’un office pour la nuit noire. Lors de la réforme liturgique, il a été renommé Office des Lectures.

L’emploi de l’Office des Lectures selon la Liturgie des Heures réformée par saint Paul VI, en tant que moyen et signe de la conquête du Christ sur la nuit, pose trois problèmes majeurs : premièrement, il n’y a pas de partitions de chants pour le texte de cet office (plus précisément, seule une petite partie des partitions a été publiée) ; deuxièmement, il a été pensé par ses créateurs, à la fin des années 1960, principalement comme un office destiné à la récitation individuelle ; et troisièmement, l’extrême longueur de ses deux ou trois lectures le rend très indigeste, spécialement pour les fidèles laïcs qui participeraient à l’office. La Présentation générale de la Liturgie des Heures, §58, n’envisage que comme une exception (même « très louable ») son chant nocturne, à part dans les monastères.

L’office bénédictin appartient en propre aux bénédictins, même laïcs (tiers-ordre et oblats) ; c’est donc vers les Matines romaines que se tourneront ceux qui veulent combattre par ce moyen les ténèbres de la nuit.

Les Matines romaines comportent, pour la nuit du samedi au dimanche et les nuits précédant les fêtes, le chant du psaume 94, sur l’un ou l’autre d’une dizaine de tons ornés, qui sont parmi les plus anciennes pièces du chant grégorien, en alternance avec une antienne que l’on chante neuf fois au total ; une hymne ; puis trois nocturnes. Un nocturne est composé de trois psaumes et trois lectures chacune suivie d’un répons. Les lectures sont courtes, et les trois lectures d’un nocturne se suivent, de telle sorte que l’assemblage de ces trois lectures est un peu plus long qu’une lecture de la Messe, par exemple. Les répons insérés après chaque lecture sont de longs chants, que tous ceux qui les ont entendus s’accordent à considérer comme les joyaux du répertoire grégorien, plus beaux encore que les graduels et les offertoires de la Messe. Ils permettent à tous de méditer les quelques phrases de la lecture que l’on vient d’entendre, et d’en faciliter la mémorisation.

Au premier nocturne, les trois lectures sont tirées de la Bible, généralement de l’Ancien Testament ; au deuxième nocturne, on lit un commentaire du passage biblique du premier nocturne, par un Père de l’Église, la nuit précédant les dimanches ; la nuit précédant les fêtes, on lit au deuxième nocturne la vie du saint du jour. Le troisième nocturne est consacré à un commentaire de l’Évangile de la Messe du jour.

Sauf aux dimanches de l’Avent et du Carême, la neuvième lecture est suivie, non d’un répons, mais du chant du Te Deum, qui conclut l’office. L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de le chanter en paroisse récemment, et de constater que ce chant si beau et si important dans les liturgies latines est très méconnu des fidèles : voici pour eux l’occasion de le réapprendre.

L’ensemble dure environ deux heures : c’est une durée à la mesure de celle de la nuit elle-même : le diable n’en est pas aisément chassé, et sa conquête est un exercice d’endurance dans la veille, « en attendant que se lève sur le monde le Soleil de Justice, le Christ, notre Dieu ». Ceux qui chantent les Matines témoignent des trésors incommunicables qu’il y ont trouvés : venez, et voyez.

Rubriques de l’Ordo Cantus Missæ

Connaissez-vous l’Ordo Cantus Missæ ? C’est une partie méconnue du Missel Romain (de 1970 – 2002) qui donne la liste des chants à employer pendant la messe chantée pour chaque jour de l’année. La messe chantée (missa in cantu) définie et régulée par l’Ordo Cantus Missæ est une célébration intégralement chantée (où l’on chante, par exemple, les lectures, la prière universelle, la prière eucharistique, et tout le reste), qui ne doit pas être confondue avec la messe avec chants (missa cum cantu), qui est une messe lue à laquelle on ajoute des chants, et qui constitue la forme de célébration la plus répandue dans les paroisses. La messe chantée en forme ordinaire est rarement célébrée, mais le lecteur curieux pourra regarder cette vidéo :

L’Ordo Cantus Missæ comprend un avant-propos (Prænotanda) qui donne des rubriques pour la messe chantée. Nous devons à notre très estimé ami Jérémie Klinger cette traduction des rubriques de l’Ordo Cantus Missæ, dont nous croyons bon de rappeler qu’elles ont la même autorité que le missel lui-même et sa présentation générale.


Ordo Cantus Missæ

Prænotanda

1. De la mise à jour du graduel romain

Lors de la mise en place du calendrier général et des livres liturgiques, en particulier le missel et le lectionnaire, plusieurs changements et ajustements s’avérèrent nécessaires dans le Graduale Romanum. La suppression de plusieurs célébrations au cours de l’année liturgique comme le temps de la Septuagésime, l’octave de Pentecôte ou encore les Quatre-Temps et les messes qui les accompagnaient, tout comme le transfert de certaines fêtes de saints à des dates plus opportunes rendirent certaines adaptations nécessaires. Inversement, des chants propres devaient être donnés aux nouvelles messes et le nouvel arrangement du lectionnaire rendait nécessaire le fait que de nombreux textes, en particulier les antiennes de communion qui étaient reliées aux anciennes lectures, soient transférées à d’autres jours.

Ainsi, on a donné au Graduel Romain une nouvelle organisation, en gardant toujours en tête le §114 de la constitution Sacrosanctum Concilium qui énonce en particulier : « Le trésor de la musique sacrée sera conservé et cultivé avec la plus grande sollicitude. » L’authentique répertoire grégorien n’a souffert d’aucun détriment : au contraire, il a été renouvelé de diverses manières : les compositions jugées tardives sont mises de côté ; les textes les plus anciens sont utilisés avec un meilleur effet, et certaines nouvelles rubriques facilitent un usage plus large et plus varié du répertoire.

Le premier prérequis consiste en la préservation de l’intégrité de l’authentique trésor grégorien. Ainsi, les chants appartenant à des messes qui jusqu’à maintenant n’avaient pas leur place dans l’année liturgique ont été utilisés pour former d’autres messes (par exemple les féries de l’Avent et les féries entre l’Ascension et la Pentecôte). D’autres ont permis de substituer des chants revenant souvent au cours de l’année (par exemple durant le Carême ou les Dimanches du Temps ordinaire). D’autres enfin, selon leur caractère, ont été assignés à des fêtes de saints.

Près de vingt pièces grégoriennes authentiques qui, en raison de changements variés, n’étaient plus utilisées ont également été restaurées. Il a été décidé qu’aucune pièce authentique ne pourrait être rejetée ou mutilée, à l’exception de certains éléments jugés inappropriés pour le temps liturgique comme par exemple l’usage du mot Alleluia qui parfois se rencontre dans le texte d’une antienne en formant partie intégrante de la mélodie.

En mettant à part les compositions néo-grégoriennes tardives, en particulier celles composées pour les fêtes de saints, seules les mélodies grégoriennes authentiques ont été retenues, bien qu’il soit toujours permis pour ceux qui le préféreraient, de chanter ces compositions néo-grégoriennes puisqu’aucune d’entre-elles n’a été supprimée du Graduale Romanum. En effet, dans le cas où elles ont acquis un usage universel (solennité du Sacré Cœur, fête du Christ-Roi, Immaculée Conception de la B.V.M.), aucune substitution n’a été faite. Toutefois, dans d’autres cas, un nouveau corpus de chants a été choisi à partir du répertoire authentique, tout en essayant de conserver les mêmes textes dans la mesure du possible.

Finalement, après avoir mis de côté les mélodies non authentiques, nous avons pris soin de mettre en ordre les chants authentiques de manière plus appropriée en évitant les répétitions trop nombreuses et en donnant la part belle à d’autres mélodies de la plus grande qualité qui n’apparaissaient qu’une fois dans l’année. Un grand soin a été pris dans l’enrichissement des communs en leur assignant des chants qui ne sont pas strictement propres à un saint en particulier et qui peuvent ainsi être utiles pour tous les saints du même ordre. Les communs ont également été enrichis par des chants issus du propre du temps qui étaient rarement utilisés. Les rubriques permettent une plus grande facilité de choix des chants dans les nouveaux communs, ce qui permet de satisfaire les besoins pastoraux plus largement.

De la même manière, il est donné une certaine liberté de choix pour le Propre du Temps : il est permis de substituer à un texte propre au jour quelque autre texte du même temps liturgique, si on le juge opportun.

Les règles de la messe chantée telles qu’énoncées au début du Graduale Romanum de 1908 ont été ainsi réexaminées et modifiées, afin que la fonction de chaque chant apparaisse plus clairement.

2. Des rites devant être observés lors d’une messe chantée

1. Après que les fidèles se soient rassemblés et pendant que le prêtre et les ministres se rendent à l’autel, on commence l’antienne d’introït. Son intonation peut être raccourcie ou prolongée ou, mieux encore, le chant peut être immédiatement entonné par tout le chœur. Dans ce cas, l’astérisque qui indique dans le Graduel la partie réservée au chantre, doit être considérée comme un signe simplement indicatif.

L’antienne est chantée par le chœur, le verset par un ou plusieurs chantres, puis l’antienne est reprise par le chœur.

L’antienne et les versets peuvent être alternés de cette manière autant de fois que nécessaire pour accompagner la procession. Avant la dernière répétition de l’antienne, le Gloria Patri peut être chanté en guise de dernier verset. Si toutefois la mélodie du Gloria Patri possède une terminaison particulière, cette terminaison doit être utilisée pour chaque verset.

Si la répétition du Gloria Patri et de l’antienne prolonge excessivement le chant, on omettra la doxologie. Si la procession est particulièrement courte, on ajoutera un seul verset, ou bien même on chantera l’antienne seule sans ajouter de verset.

Lorsqu’une procession liturgique précède la messe, l’antienne d’introït est chantée au moment où la procession pénètre dans l’église, ou bien elle est omise, comme indiqué dans les livres liturgiques dans des cas spécifiques.

2. L’acclamation Kyrie eleison peut être partagée entre deux ou trois chantres ou chœurs, selon l’opportunité. Chaque acclamation est normalement chantée deux fois, ce qui n’exclut toutefois pas un plus grand nombre, en particulier suivant la structure musicale de chaque pièce, comme indiqué ci-dessous au numéro 491.
[NDT : le numéro 491 est dans le corps de l’OCM ; voir la fin de cet article.]

Lorsque le Kyrie est chanté pendant l’acte pénitentiel, on chante un court trope avant chaque acclamation.

3. L’hymne Gloria in excelsis est entonnée par le prêtre ou, si nécessaire, par le chantre. Elle est reprise alternativement par les chantres et le chœur ou par deux chœurs. La division des versets, indiquée par une double barre dans le Graduale Romanum peut ne pas être respectée si l’on trouve une méthode plus appropriée suivant la mélodie.

Quand, le dimanche, on emploie le rite de bénédiction et d’aspersion de l’eau bénite, ce rite tient lieu d’acte pénitentiel.

4. Lorsqu’il y a deux lectures avant l’évangile, la première, qui est habituellement tirée de l’Ancien Testament, est chantée sur le ton des leçons ou des prophéties et se termine par la formule habituelle pour un point final. La conclusion, Verbum Domini, est chantée avec la même formule que pour un point final et la réponse Deo gratias est chantée par tous en suivant la forme habituellement utilisée pour la conclusion des leçons.

5. Le répons graduel est chanté après la première lecture par des chantres ou par le chœur, mais le verset est chanté jusqu’à la fin uniquement par les chantres. Ainsi, on ne tiendra pas compte de l’astérisque indiquant une reprise du chant par le chœur à la fin du verset du graduel ou de l’alléluia, ou bien du dernier verset du trait. Lorsque cela semble opportun, la première partie du répons peut être reprise jusqu’au verset.

Durant le temps pascal, le répons graduel est omis et l’alléluia est chanté tel que décrit ci-dessous.

6. La seconde lecture, tirée du Nouveau Testament, est chantée sur le ton de l’épître avec sa propre formule de terminaison propre. Elle peut également être chantée sur le ton de la première lecture. La conclusion, Verbum Domini, est chantée suivant la mélodie donnée dans les tons communs, à laquelle tout le monde répond Deo gratias.

7. L’alléluia ou le trait suivent la seconde lecture. L’alléluia est chanté de la manière suivante : la mélodie complète est chantée par les chantres puis reprise ensuite par le chœur. Cependant, elle peut, si nécessaire, être chantée une unique fois par tous. Le verset est ensuite chanté jusqu’à la fin par les chantres, puis l’alléluia est repris par tous.

Durant le Carême, on chante le trait à la place de l’alléluia, dont les versets sont alternés entre les deux parties du chœur qui se répondent, ou bien alternativement entre les chantres et le chœur. Le dernier verset peut être chanté par tous.

8. Si l’on doit chanter la séquence, elle est chantée après le dernier alléluia alternativement par les chantres et le chœur ou par les deux parties du chœur. Le Amen final est omis. Si l’alléluia et son verset ne sont pas chantés, la séquence est omise.

9. S’il y a une seule lecture avant l’évangile, on chante le répons graduel ou l’alléluia et son verset. Durant le temps pascal, l’un ou l’autre des alléluia peuvent être choisis.

10. Après la formule de conclusion propre de l’évangile, on ajoute Verbum Domini selon la mélodie donnée dans les tons communs et tout le monde répond Laus tibi, Christe.

11. Le Credo peut être chanté par tous, ou en alternance selon la coutume.

12. La prière universelle se fait selon la coutume locale.

13. Après l’antienne d’offertoire, des versets peuvent être chantés, selon la tradition, mais ils peuvent toujours être omis, même dans l’antienne Domine Jesu Christe de la messe des morts. Après chaque verset, l’antienne ou une partie de celle-ci est reprise selon la manière indiquée.

14. Après la préface, tous chantent le Sanctus. Après la consécration, tous chantent l’acclamation d’anamnèse.

15. À la conclusion de la doxologie de la prière eucharistique, tous acclament : Amen. Ensuite, le prêtre seul entonne l’invitation à l’oraison dominicale que tous chantent avec lui. Ce dernier chante seul l’embolisme et tous le rejoignent pour la doxologie conclusive.

16. Durant la fraction du pain et la commixtion, on chante l’invocation Agnus Dei, entonnée par les chantres et poursuivie par tous. Cette invocation peut être répétée autant de fois que nécessaire tant que la fraction du pain se poursuit, tout en gardant à l’esprit sa forme musicale. L’invocation finale se conclut par dona nobis pacem.

17. On entonne l’antienne de communion lorsque le prêtre communie au Corps du Seigneur. Elle est chantée de la même manière que l’antienne d’introït, mais de telle sorte que les chanteurs puissent recevoir commodément ce sacrement.

18. Après la bénédiction du prêtre, le diacre chante la monition Ite, missa est et tous acclament : Deo gratias.

3. De la manière d’utiliser l’Ordo Cantus Missæ

19. Étant donnée la grande variété de lectures introduites dans le nouveau Missel et le fait que les chants de la messe issus de la tradition ne pouvant être changés, les chants ont été disposés en accord avec les différentes lectures du cycle triennal (années A, B, C) du lectionnaire dominical.

Pour les féries, les chants du dimanche précédent sont repris, avec des modifications pour les accorder avec les lectures assignées à chaque férie de l’Avent, du Carême et du Temps pascal, et avec la première lecture des féries du temps ordinaire, suivant le cycle biennal.

Si un chant paraît être relié de manière plus ou moins forte à certaines lectures, il peut être conservé avec elles au cas où ces dernières viendraient à être transférées.

20. Les variations pouvant intervenir dans le propre du temps sont indiquées dans cet Ordo, après chaque formulaire, par les abréviations suivantes :
– A,B,C pour les dimanches, solennités et certaines fêtes ;
– I et II avec le numéro de la férie (le samedi étant désigné par le numéro 7) pour les féries du temps ordinaire ;
– le numéro de la férie pour les féries des temps privilégiés.

21. La norme principale que cet Ordo Cantus Missæ s’attache à suivre est de respecter le plus possible l’ordonnancement du Missale Romanum. Pour cette raison, certains formulaires de chants ont été transférés ou altérés.

Des psaumes de communion

22. Les numéros des psaumes et leurs versets ont été notés d’après la Nova Vulgata, (Typis Polyglottis Vaticanis, 1969). Leurs versets et parties sont arrangés selon la Liturgia Horarum (Typis Polyglottis Vaticanis, 1971).

23. Une astérisque placée après le numéro d’un psaume indique que l’antienne n’est pas tirée du psautier et que ce psaume lui a été assigné ad libitum.

Dans ce cas, un autre psaume peut lui être substitué, si on le préfère, comme par exemple le psaume 33 qui était utilisé à la communion dans la tradition antique.

Lorsque le psaume 33 est indiqué comme psaume de communion, il n’y a pas de préférence parmi les versets à chanter dans ce psaume.


De l’emploi du Kyriale Romanum

[NDT : nous traduisons ici le n°491 de l’OCM, qui est en relation avec son n°2, ci-dessus.]

  1. Pour les chants de l’Ordo Missæ, on emploiera le Kyriale Romanum ou le Kyriale Simplex.
    On peut sélectionner les chants en fonction du talent ou des capacités des chanteurs, en employant des mélodies plus ornées aux célébrations plus solennelles.
  2. Quand le Kyrie est noté in extenso avec neuf invocations, sa forme musicale exige qu’on les chante en entier. Par contre, quand les premières invocations Kyrie sont identiques, on ne les chante que deux fois, et de même pour les invocations Christe et de nouveau Kyrie (p.ex. le Kyrie V). Quand la dernière invocation Kyrie a une mélodie particulière, l’invocation Kyrie qui la précède n’est chantée qu’une fois (p.ex. le Kyrie I).
    En règle générale on sera attentif à conserver les répétitions des invocations.
  3. Quand le Kyrie est utilisé comme réponse à une série d’invocations dans l’acte pénitentiel, on choisira une mélodie convenable, à savoir le Kyrie XVI ou XVIII du Kyriale Romanum, ou l’un de ceux du Kyriale Simplex.
  4. Quand, à la Messe dominicale, on emploie le rite de bénédiction et d’aspersion de l’eau bénite à la place de l’acte pénitentiel, on chante l’antienne Asperges me ou, au temps pascal, Vidi aquam.

Romanité et bonitas formarum

Je souhaiterais examiner ici le rapport qui existe dans le chant grégorien entre texte, musique et rite. Je prendrai d’abord grand soin de définir deux réalités éminemment polysémiques : le chant grégorien et le rite romain ; il me semble que cette définition est un exercice fondamental pour saisir le lien entre romanité rituelle et chant grégorien. Le lecteur que ces considérations ennuient pourra se reporter directement à la conclusion intermédiaire “Chant et rite”. Ensuite, je tenterai de dépasser l’affirmation (au demeurant tout à fait vraie) selon laquelle le chant grégorien est suprêmement au service de son texte, pour montrer comment il dit plus que son texte, en éclairant le rapport entre ce dernier et l’action rituelle particulière qui lui est attachée.

1. Qu’est-ce que le chant grégorien ?

Le terme admet de multiples définitions ; je vais en donner trois, qui recouvrent trois réalités très différentes ; et c’est à partir de la troisième que je vais opérer dans la suite, quoique les deux premières aient leur valeur propre dans leur domaine propre.

1.1. Le chant grégorien des historiens

Pour un historien, le chant grégorien est le répertoire musical formé pendant le siècle qui précéda la réforme carolingienne (donc entre 700 et 800), par importation en Francie (le royaume mérovingien, puis carolingien, couvrant l’ouest de l’Allemagne, le Bénélux et la moitié nord de la France) du chant qu’on appelle aujourd’hui vieux-romain, qui comme son nom l’indique était le chant employé à Rome avant d’y être supplanté par le chant grégorien, importation décidée par les souverains Francs et réalisée par de nombreux échanges de chantres entre la cour papale et la cour royale franque durant le 8e siècle.

Au sobre et solennel chant vieux-romain, les chantres francs ajoutèrent de nombreuses ornementations, reflétant le goût des barbares du nord pour une certaine exubérance – exubérance qui nous semble aujourd’hui très relative !

Ce chant, plus proprement appelé romano-franc, fut appelé grégorien sous Charlemagne par référence à la réforme de saint Grégoire le Grand (mort en 604), non pour exagérer son antiquité, mais parce qu’il se voulait un simple développement du chant romain que Grégoire le Grand avait stabilisé en créant la Schola cantorum de Rome.

Le chant grégorien des historiens est donc défini par les manuscrits du 9e-10e siècles, les premiers sur lesquels figure la notation musicale en plus du texte, ce qui en exclut, d’une part, les compositions postérieures, et d’autre part, les parties chantées de la liturgie qui sont pas issues de cette assimilation par la culture franque de l’art musical romain ; ce dont nous donnerons quelques exemples plus loin.

1.2. Le chant grégorien des musicologues

Pour un musicologue ou un musicien versé dans ces matières, le chant grégorien est un chant :
— monodique, c’est-à-dire à une seule voix ;
a capella, c’est-à-dire sans accompagnement d’instruments ;
— employant l’échelle diatonique, c’est à dire les tons et les demi-tons tels qu’on les connaît dans la musique occidentale jusqu’à nos jours ;
— modal, c’est-à-dire que chaque pièce emploie les notes de la gamme naturelle en les organisant autour d’une ou deux teneurs ou cordes, des notes sur lesquelles la mélodie se pose régulièrement et autour desquelles elle se développe ;
— relativement orné, et faisant usage de figures mélodiques, ou cadences, nombreuses mais bien identifiées ; ceci le différencie du plain-chant des 17e et 18e siècles, beaucoup plus simple dans son expression.

Cette définition recouvre donc les compositions ajoutées au répertoire liturgique après cette première moitié du moyen-âge qui définit le chant grégorien des historiens, pour autant que ces compositions dites néo-grégoriennes respectent le caractère musical propre du chant grégorien, tel qu’on l’a défini ci-dessus, ce qui est le cas de la plupart d’entre elles.

1.2. Le chant grégorien du Concile Vatican II

D’après la constitution Sacrosanctum Concilium (1963) du deuxième concile du Vatican, le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine.

Cette phrase est la plupart du temps considérée comme étant l’attribution d’un titre ou d’une distinction (“chant propre de la liturgie romaine”) à une réalité préexistante (le chant grégorien – reste à savoir lequel : celui des musicologues ou celui des historiens, ou un autre encore).

On devrait plutôt comprendre cette phrase comme une définition. Qu’est-ce que le chant grégorien ? C’est ce qu’on chante dans la liturgie romaine. Mais que chante-t-on dans la liturgie romaine ? Au moment où le Concile donne cette définition, ce qu’on chante dans la liturgie romaine est défini par ses livres officiels : l’Antiphonale Romanum de 1912, pour l’office divin (sauf Matines), le Graduale Romanum de 1908, révisé en 1961, pour les chants de la Messe (sauf les parties du prêtre), le Missale Romanum de 1962 (pour les parties du prêtre à la Messe).

Et que contiennent ces livres ?
— Le chant grégorien des historiens, c’est-à-dire toutes les pièces du chant romano-franc du 9e siècle, plus ou moins bien restituées, pour employer le terme consacré, à partir des manuscrits anciens, à l’exception notable des répons de Matines, joyaux de la musique liturgique médiévale, que le rite romain n’a toujours pas officiellement restaurés (encore que quelque progrès ait été fait en ce sens après la réforme liturgique) ;
— le chant grégorien des musicologues, c’est-à-dire, en plus des pièces précédentes, des pièces plus récentes, allant du 12e au 20e siècle, fidèles aux caractéristiques musicales du chant grégorien ;
— une grande variété de tons communs qui constituent une partie incontournable de ces livres, mais qui ne sont pas capturés par les définitions précédentes. Ce sont les tons sur lesquels on chante les psaumes de l’office (rappelons que chaque office comporte entre trois et neuf psaumes), les psaumes de la messe (en 1963, il y en a deux : un à l’entrée et un à la communion ; le premier est aujourd’hui le plus souvent réduit à son antienne et un verset, le second est réduit à son antienne) ; il s’agit encore des tons sur lesquels le prêtre chante Dominus vobiscum et l’assemblée répond Et cum spiritu tuo, des tons sur lesquels on chante les lectures de la messe et de l’office, des tons sur lesquels le prêtre chante la préface de la Messe, le Pater noster, et ainsi de suite ;
— des directives sur la manière de chanter, qui sont inséparables des partitions elles-mêmes, qui constituent des indications d’interprétation au même titre que celles figurant sur la portée de nos partitions modernes. En particulier, certaines parties doivent se chanter recto tono, est-il précisé, c’est-à-dire continûment sur une seule note, ou bien voce recta et depressa, c’est-à-dire recto tono sur une note très grave.

Suis-je en train d’affirmer que de débiter une phrase ou un texte entier sur une seule note, ce serait du chant grégorien ? Oui, sans hésitation, puisqu’il s’agit de chant et que cela a lieu au sein de la liturgie romaine. Du recto tono aux Alléluias les plus ornés, du ton dit de la Prophétie servant pour chanter les lectures vétérotestamentaires des Quatre-Temps et des Vigiles, aux hymnes des heures de l’office, voilà tout ce qu’embrassaient dans leur esprit les Pères conciliaires quand, en 1963, ils liaient indissolublement le chant grégorien et la liturgie romaine. Mais quelle liturgie romaine ?

2. Qu’est-ce que le rite romain ?

Je vais également donner trois définitions de ce terme ; mais contrairement aux trois définitions du grégorien, qui sont toutes trois vraies (encore que seule la troisième me semble permettre d’exprimer correctement la place du chant grégorien dans la liturgie), les deux premières définitions que je vais donner sont fausses, ou au moins assez incomplètes pour qu’il faille les rejeter.

2.1. Le rite romain des archéologues

L’univers de la liturgie est plein de nostalgiques. Ce n’est pas un mal en soi ; il me semble que tout historien fantasme son propre Âge d’Or, et sait bien, même inconsciemment, quelle date il choisirait s’il lui était offert de voyager dans le temps. Nous prétendons tous être tournés vers l’avenir, et ultimement vers la Parousie ; et nous essayons sincèrement de l’être, du moins la plupart d’entre nous. Mais nous avons tous notre époque fétiche — et notre lieu fétiche, car le rite romain n’a été unifié géographiquement que très récemment.

Certains cèdent à cette tentation et, plus ou moins consciemment, appellent “rite romain” la liturgie telle qu’elle était pratiquée à leur point favori du temps et de l’espace. L’auteur de ces lignes rêve la nuit — la nuit, mais pas le jour, c’est à dire involontairement — de vivre la liturgie des cathédrales de Metz, Aix-la-Chapelle et Laon autour de 820. Cette forme particulière de perversion est assez rare ; il existe trois principaux clubs d’archéologues aux perversions plus répandues.

— Les fixistes, qui déterminent subjectivement une date à partir de laquelle le spectre du modernisme a commencé de s’introduire dans la liturgie ; pour la majorité, c’est 1962 ; c’est la popularité des livres de 1962 qui a poussé Benoît XVI à reconnaître ceux-ci comme forme extraordinaire du rite romain dans Summorum Pontificum Cura en 2007. Certains, mieux informés, arguent que l’action de Mgr. Annibale Bugnini, le principal auteur de la réforme de 1969-1975, a commencé avec la réforme de la semaine sainte de 1955, et donnent 1954 comme la date indépassable de la liturgie romaine. D’autres enfin, plus rares, considèrent que saint Pie X, qui, dans Divino Afflatu (1911), a énormément raccourci l’office en supprimant les répétitions de psaumes dans le psautier hebdomadaire, s’est écarté de la disposition immémoriale du psautier romain en faisant, avant la lettre, œuvre de pastoralisme, et s’en tiennent à l’état de la liturgie en 1910.

— Les vieux-jeunes, qui vont tranquillement sur leur soixante-dix ans en se morfondant de ce que le grand élan des années post-conciliaires semble s’essouffler avec le retour de quelques soutanes, d’un petit peu de latin, mais surtout d’une jeunesse désireuse de sacré et peu alléchée par l’idée de rendre à la Majesté divine le culte qu’elle mérite en chantant des paroles dignes d’une mauvaise Internationale sur une musique digne d’un mauvais Patrick Sébastien, et taxant cette jeunesse de rigidité, nouveau péché mortel à la mode.

— Enfin, les archéologues que visait spécifiquement Pie XII dans Mediator Dei (1947) — encore que sa condamnation puisse fort bien s’appliquer rétroactivement aux deux premières catégories —, c’est-à-dire ceux qui visent, ou prétendent viser, un retour à la liturgie apostolique et paléo-chrétienne (certains acceptent de considérer également la liturgie basilicale des 4e et 5e siècles, encore qu’ils choisissent soigneusement ce qu’ils en retiennent, surtout pas, par exemple, l’orientation). Non contents de nier la possibilité que l’Esprit Saint puisse conduire l’Église au cours de l’histoire dans ses définitions liturgiques, ils sont forcés de compenser par leurs propres inventions l’absence presque totale de certitudes sur le contenu de la liturgie des premiers siècles (la somme des faits certains, ou même seulement très probables, à propos de la liturgie avant le 6e siècle, tiendrait aisément sur le recto d’une feuille A5).

Ce n’est pas sans un certain malaise qu’il faut admettre que ce troisième club d’archéologues a eu une influence déterminante sur la réforme liturgique des années 1970.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre beaucoup sur la vacuité de ces définitions, entièrement subjectives et arbitraires, nourries surtout par l’imagination et le fantasme.

2.2. Le rite romain de Traditionis Custodes

J’appelle, un peu plaisamment, “rite romain de Traditionis Custodes”, le rite qui, à une date donnée de l’histoire, est celui pratiqué à Rome par la curie pontificale.

Ce rite romain-là a toujours été assez dépouillé, comparativement aux liturgies qui se déploient dans les cathédrales de l’Europe occidentale, d’Aix-la-Chapelle à Lyon, de Narbonne à Salisbury. Il est codifié par le peu recommandable pape Nicolas III en 1277, et étendu en 1570 par saint Pie V à tous les diocèses latins dont le rite propre datait de moins de 200 ans. Il est régulièrement modifié de manière unilatérale par l’arbitraire pontifical, ce qui va alimenter les tensions entre Rome et les Églises particulières des différents pays européens (surtout la France) jusqu’à la fin du 19e siècle.

Enfin, ce rite se transforma en profondeur lorsqu’il fut presque entièrement réécrit en 1970, et traduit ; son ars celebrandi ne cessera jamais de dépendre fortement du pontife régnant, avant comme après la réforme ; mouvement de balancier finalement assez traditionnel.

Il est à noter que dans cette définition, le rite romain est aujourd’hui célébré presque exclusivement en italien et en anglais, sauf pour certaines parties qui sont encore parfois chantées en latin aux plus grandes fêtes.

En somme, le rite romain de Traditionis Custodes, c’est ce que le pontife régnant a décrété, indépendamment de tout souci de continuité historique.

2.3. Le rite romain du Concile Vatican II

En écrivant que le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine, les Pères conciliaires ne pouvaient certainement pas avoir une posture archéologique : en effet, affirmer que le chant grégorien est le chant propre d’un objet passé et figé est peut-être vrai, mais ce n’est sûrement pas intéressant ; cela reviendrait à énoncer un fait historique (en tel lieu, à telle époque, on chantait du chant grégorien) sans qu’il ne puisse y avoir aucune conséquence pratique hic et nunc.

Les Pères conciliaires ne pensaient sûrement pas non plus à la seule liturgie de la curie papale. D’une part, venant de diocèses des quatre coins du monde, ils la connaissaient assez peu ; d’autre part, la liturgie curiale étant soumise à un certain arbitraire pontifical, toute vérité qu’on dit sur elle ne peut être que de faible portée : elle tient dans le temps jusqu’à la prochaine réformette, et elle tient dans l’espace dans les limites du diocèse de Rome.

Il faut donc prendre l’hypothèse que les Pères conciliaires ont voulu, en liant chant grégorien et rite romain, poser une affirmation qui était vraie avant eux et resterait vraie après eux, et qui était vraie pour toutes ces parties de l’Église latine qui n’ont pas d’autre rite propre que celui de Rome, quelles que soient les adaptations locales qu’on y avait ménagées dans le passé et qu’on continuerait d’y ménager dans l’avenir.

Qu’est-ce donc que le rite romain ? C’est la collection, ou, mieux, la récapitulation (les imprimeurs parleraient d’image composite, et les mathématiciens, d’intégrale), de toutes les liturgies célébrées dans l’histoire de l’Occident chrétien, du moment qu’elles étaient célébrées en référence à ce qui se faisait ou s’était fait à Rome, sans forcément en chercher une imitation parfaite.

Cette définition est bien belle, pourra-t-on rétorquer, mais elle est absolument inutilisable ; j’en conviens. Cependant, employer cette définition permet de dégager quelques constantes, quelques caractéristiques du rite romain, non pas universelles sans exception, mais dont les exceptions sont marginales, et qu’un œil honnête reconnaît comme centrales dans cette immense collection de liturgies particulières de toutes les époques.

On peut citer, pêle-mêle, la structure de l’année liturgique, la structure de la Messe, les huit offices quotidiens, la majorité des oraisons, chants et lectures du cycle des dimanches (les oraisons et les lectures ont été entièrement changées dans l’usage réformé après 1970, mais pas les chants, qui subsistent dans le Graduel de 1974), et surtout une manière de prononcer les prières du prêtre comme de l’assemblée, qui n’est jamais la voix parlée, mais toujours soit la voix basse, soit le chant, un chant monodique, a capella, modal, orné, autrement dit, mouvant et mutant avec plus ou moins de succès à travers les époques, le chant grégorien.

Conclusion intermédiaire : chant et rite

Nous voici arrivés, après un développement sémantique dont le lecteur qui l’a enduré jusqu’au bout me pardonnera la longueur, à la conclusion de ces premières parties : le chant grégorien est le support de la parole dans la liturgie de l’Occident chrétien, de son évangélisation primitive à nos jours. Il est le vecteur de tous les textes qui ne sont pas récités à voix basse, qu’ils soient chantés recto tono, ou de manière syllabique ou psalmodique, ou au contraire d’une manière si ornée que de longues secondes en séparent les mots. Cette définition, bien sûr, admet des exceptions : il y a bien une poignée de textes lus lors de la célébration des sacrements autres que l’Eucharistie ; et dans cette petite fraction de seconde que sont les soixante-dix dernières années au regard de l’histoire de l’Église, la majorité des textes liturgiques a été lue à voix haute plutôt que chantée ; il y a bien eu des époques où le chant ne pouvait, d’un point de vue musical, revendiquer qu’une parenté très lointaine, voire inexistante, avec le chant grégorien : c’est le cas de notre époque, et ce fut aussi le cas d’une partie de l’époque moderne et industrielle ; il y a bien certains lieux dans l’Occident chrétien où le chant liturgique n’a jamais eu les caractéristiques musicales du grégorien : c’est surtout le cas du chant mozarabe, car les chants ambrosien, dominicain, coutançais, clunisien, ne se différencient qu’à peine, musicalement, du chant grégorien romain. Mais ces exceptions ont toutes un caractère périphérique : soit géographiquement (l’Espagne mozarabe, c’est loin), soit chronologiquement (la déclamation parlée des lectures, c’est récent), soit musicalement (le plain-chant, c’est une dégénérescence du grégorien qu’un énergique sursaut impulsé par Dom Guéranger a eu tôt fait de restaurer).

Nos définitions bien choisies des deux termes de la phrase de Sacrosanctum Concilium nous permettent donc d’exprimer une fois de plus l’articulation fondamentale entre le rite romain et le chant grégorien : le second est la voix naturelle du premier, le support de sa parole.

3. Diversité du rite, diversité des formes

3.1. La bonitas formarum

À l’époque contemporaine, c’est le motu proprio Tra le sollecitudini (moins connu sous son titre latin Inter plurimas pastoralis officii sollicitudines) du saint pape Pie X, publié en 1903, qui définit les bases théoriques de la musique liturgique, pour la première fois depuis le concile de Trente (et dans la continuité de ce dernier). Trois critères y sont donnés : la sanctitas, l’universalitas, et la bonitas formarum. Pie X développe ces trois critères : la sanctitas impose qu’on ne devrait pas pouvoir confondre une pièce de musique liturgique avec une pièce de musique profane, ni par son texte, ni par sa composition ; l’universalitas n’est pas l’uniformité géographique absolue, mais permet d’exprimer le génie musical de chaque culture seulement dans la mesure où il se conforme au caractère objectif du culte divin ; mais c’est la bonitas formarum qui nous intéresse aujourd’hui. Pie X développe peu cet aspect, si ce n’est pour préciser que cette beauté doit élever l’âme et non seulement consister en un exercice esthétique sans but supérieur à lui-même.

Le pape poursuit son propos en expliquant que le chant grégorien possède au degré ultime ces trois qualités.

Le texte latin (et l’original italien, bontà delle forme) seraient mieux traduits en parlant de l’excellence des formes. Pourquoi ce pluriel à formes ? Parce que le chant grégorien, tel qu’on l’a défini au-dessus, possède de toute évidence une très grande variété de formes, allant du recto tono aux interminables mélismes des alléluias ; la diversité des actions rituelles au sein du rite romain entraîne une diversité de formes musicales pour le chant liturgique, et chacune de ces formes doit être excellente, c’est à dire portée à son plus haut degré de perfection technique. Dans son chirographe pour le centenaire de Tra le sollecitudini, le saint pape Jean-Paul II va plus loin, en enseignant que :

La musique liturgique doit répondre à certaines conditions spécifiques : l’adhésion totale aux textes qu’elle présente, l’harmonie avec le temps et le moment liturgique auquel elle est destinée, la juste correspondance avec les gestes proposés par le rite. Les divers moments liturgiques exigent en effet une expression musicale qui leur soit propre, visant à chaque fois à faire apparaître la nature propre d’un rite déterminé.”

Nous allons voir pourquoi le chant grégorien correspond à ces conditions de manière insurpassable.

3.2. Contexte scripturaire et rituel

Considérons deux emplois liturgiques de ce verset du psaume 50 :

Aspérges me, Dómine, hyssópo, et mundábor : lavábis me, et super nivem dealbábor.

Asperge-moi, Seigneur, avec l’hysope, et je serai pur ; lave-moi et je serai plus blanc que neige.

On trouve ce verset chanté avec le reste du psaume 50 (le fameux Miserere, psaume pénitentiel par excellence) à l’office des Ténèbres du vendredi saint, sur le ton 7c commandé par l’antienne Proprio Filio suo (ci-dessous).

On le chante également pendant l’aspersion à la grand-messe dominicale (ci-dessous).

Comparons ces deux partitions. Elles ont en commun le mode 7 (transposé), dont l’antienne de l’aspersion dominicale exhibe toutes les caractéristiques : repos intermédiaire sur le ré (finales du segment Asperges me, du segment Domine et du segment lavabis me) ; forte présence mélodique du do parmi les notes de passage ; finales des deux stiques sur le sol inférieur. Le mode 7 n’est généralement pas considéré comme un mode triste, ou pénitentiel (ce sont plutôt les modes 2 et 6), il exprime une certaine confiance ; Guido d’Arezzo le qualifie d’angélique, et Adam de Fulda, de ton de la jeunesse.

Quelles différences observe-t-on ? Le verset de psaume est chanté sur le rythme naturel de la parole, et dure environ six secondes ; on parle de chant syllabique. L’antienne est chantée sur le rythme d’une déclamation très lente, et dure environ trente secondes. Elle comporte donc des notes de passage ornementales ; on parle de chant neumatique.

De plus, le verset est chanté dans le contexte du psaume entier, à égalité avec les dix-neuf autres versets de ce psaume ; il constitue l’action liturgique principale au moment de sa récitation ; il n’est pas répété. Il est chanté par des chanoines, des moines, un groupe de laïcs, généralement pas par une grosse assemblée (même à l’époque où les offices des Ténèbres étaient très à la mode, on n’y rencontrait pas la même foule qu’à la messe). Avec le reste du psaume 50, il exprime le sentiment général d’une contrition pleine d’espérance.

Au contraire, ce même verset du psaume 50 est mis en valeur de manière singulière dans l’antienne, d’autant qu’il est chanté par tout le peuple à la Messe ; c’est un chant d’assemblée, d’où l’intérêt d’une certaine lenteur dans le débit des syllabes (tous ceux qui ont entendu le Je crois en Dieu récité par une foule nombreuse ont constaté qu’il était parfaitement inintelligible à un non-initié, sauf quand la foule adopte un débit nettement plus lent que celui d’une conversation). L’Asperges me accompagne l’aspersion, qui constitue l’action liturgique principale, dont il dépend et qu’il illustre : l’assemblée est invitée à se remémorer son baptême par ce chant. Il est répété, généralement deux fois, mais parfois trois ou plus si l’aspersion se prolonge, s’adaptant au rite dont il dépend.

Nous observons donc dans cet exemple deux formes du chant grégorien, qui permettent, ou bien d’insérer un fragment de texte dans son contexte scripturaire (c’est le cas du verset), ou bien d’élever celui-ci au-dessus de son contexte scripturaire (c’est le cas de l’antienne) pour l’appliquer à une réalité (le baptême) inconnue de son auteur humain.

3.3. Solennité du jour liturgique

Considérons les deux chants ci-dessous. Le premier sert de conclusion aux Laudes des fêtes de 2e classe (dans l’usage réformé, il conclut les Laudes des fêtes, par opposition aux mémoires et aux solennités).
Le second conclut les Laudes (et les Vêpres) des féries de l’Avent et du Carême.

Il apparaît clairement que le chant grégorien, pour le même texte assurant la même fonction rituelle, permet de différencier le degré de solennité du jour liturgique, en adoptant un chant mélismatique (pour les plus grandes fêtes), neumatique (comme dans le premier exemple) ou syllabique (comme dans le second).

3.4. Fonction du texte et de la pièce

Considérons deux emplois liturgiques de ce verset du psaume 16 :

Custódi me, Dómine, ut pupíllam óculi : sub umbra alárum tuárum prótege me.

Garde-moi, Seigneur, comme la prunelle de l’œil ; à l’ombre de tes ailes, protège-moi.

On chante ce texte comme graduel à la Messe (partition ci-dessous). Depuis au moins le 8e siècle (on ne dispose pas de sources assez fiables avant), et jusqu’à la réforme de 1969, ce graduel était chanté après l’Épître sur les dons de l’Esprit (1 Corinthiens 12) et avant l’Alléluia Te decet hymnus, Deus, in Sion, et tibi reddétur votum in Jerúsalem (Il est bon de te chanter, Dieu, dans Sion, et de tenir nos promesses envers toi dans Jérusalem), puis la parabole du publicain et du pharisien (Luc 18). Les lectures qui l’encadrent sont aujourd’hui variables et ne sont jamais celles citées ci-dessus.

Entre les lectures de la messe, la liturgie propose un temps de méditation avec le chant du graduel et de l’alléluia. Le texte est servi très lentement, certaines syllabes comportant une quinzaine de notes : on parle de chant mélismatique. Les mots s’entremêlent, dans l’esprit des assistants, avec les échos de l’Épître qui vient d’être lue ; pour ceux qui ont lu les textes de la messe à l’avance (c’est à dire le plus grand nombre, espérons-le), les longs mélismes se superposent également aux paroles les plus frappantes de la parabole du pharisien et du publicain qui va suivre.

Les mots sur lesquels portent les mélismes ne sont pas forcément les plus importants ; et l’accentuation latine des mots n’est pas prise en compte (ce sont parfois les dernières syllabes des mots, normalement faibles, qui portent les mélismes : Domine, tuarum ; ou bien des mots d’une seule syllabe, sub, deux fois me).

C’est que la composition de ce graduel sert son texte, mais pas seulement son texte : elle s’inscrit dans le reste de la liturgie de la Parole (on aurait dit dans le passé : messe des catéchumènes), et elle la sert dans son ensemble : garde-moi, Seigneur, pourrait gloser un fidèle de cette assemblée, garde-moi de confondre l’observance et la sincérité, comme le fait le pharisien ; garde-moi de l’esprit de division dont parle saint Paul au début de son épître.

On chante également ce verset du psaume 16 comme versicule à l’office de Complies, avec un texte légèrement modifié (passage au pluriel des deux me), après avoir écouté la lecture brève (ou capitule) et chanté le répons bref In manus tuas (En tes mains je remets mon esprit), et juste avant de chanter le cantique de Syméon :

Au contraire du graduel, la manière dont celui qui chante Complies appréhende ce verset n’est pas informée par de longs textes qui l’encadrent, mais simplement par l’heure de la journée : la nuit est comprise comme une période de danger et de tentations, et l’assistance divine est invoquée ici de manière plus immédiate.

La fonction rituelle de ce versicule n’est pas d’abord de faire méditer son texte par la communauté en prière, mais plutôt d’articuler entre elles deux parties de l’office, à la manière d’une virgule dans une phrase. Les mots individuels ne sont pas distingués les uns des autres ; la phrase est servie recto tono et le mélisme final permet d’épuiser son souffle pour reprendre une grande inspiration avant de chanter l’antienne du Nunc Dimittis.

Nous observons donc dans cette exemple deux autres formes du chant grégorien en forte dépendance avec le contexte rituel dans lequel elles s’insèrent : dans un cas, il s’agit d’une pause méditative entre deux rites intellectuellement denses (les lectures) ; dans l’autre cas, il s’agit d’une brève respiration entre deux parties de l’office.

3.5. Caractérisation du texte

Comparons deux extraits de lectures de la Messe. Il s’agit de deux lectures du même jour, le samedi des Quatre-Temps de septembre. Le choix, peu répandu, de les noter ici en français, permet de mieux faire ressortir le caractère propre des deux textes l’un par rapport à l’autre.

Notre premier exemple est un fragment de lecture vétérotestamentaire (Lévitique 23), chanté sur le ton dit “de la Prophétie” :

Les deux cadences intermédiaires descendent d’un demi-ton : cette dissonance produit une certaine tension mélodique, symbolique à la fois du caractère négatif des prophéties de l’Ancien Testament, et du caractère non-définitif de l’ancienne alliance. La quinte descendante de la cadence finale évoque de façon saisissante une trompette, certainement l’instrument le plus propre à la prophétie.

Notre second exemple est un fragment de lecture néotestamentaire (Hébreux 9), qui répond aux prescriptions de l’ancienne loi qui faisaient l’objet de la première lecture, chanté sur le ton dit “de l’Épître” :

Les cadences de ce ton sont nettement plus complexes, pas parce qu’elles sont plus ornées, mais parce qu’elles sont préparées par deux à cinq syllabes qui les précèdent. Elles correspondent éminemment à l’art de la rhétorique, au caractère d’exhortation qui se retrouve dans la plupart des Épîtres. Le chant du dernier stique un demi-ton en dessous de la corde de récitation provoque également une tension résolue par le retour sur la corde à la dernière note, autre effet rhétorique. Ce ton oblige le lecteur à articuler avec une grande netteté, à s’appuyer sur les syllabes fortes, particulièrement en latin, le français étant dans l’ensemble une langue moins accentuée et plus plane (au sens de ce mot dans l’expression plain-chant, cantus planus).

Conclusion : le chant grégorien comme critère de la musique liturgique

En nous approchant de la conclusion de cette étude, relisons la citation du saint Pape Jean-Paul II déjà imprimée plus haut : “la musique liturgique doit répondre à certaines conditions spécifiques : l’adhésion totale aux textes qu’elle présente, l’harmonie avec le temps et le moment liturgique auquel elle est destinée, la juste correspondance avec les gestes proposés par le rite. Les divers moments liturgiques exigent en effet une expression musicale qui leur soit propre, visant à chaque fois à faire apparaître la nature propre d’un rite déterminé.”

Le chant grégorien correspond à ces critères à un degré suprême et indépassable (dans l’univers musical occidental) : nous avons vu de quelle manière il est au service de son texte, s’adaptant, dans sa forme, à la solennité du jour et au temps liturgique ; s’étirant ou se raccourcissant en fonction du geste rituel qu’il accompagne, quand il ne constitue pas lui-même l’action principale de la liturgie ; se mettant constamment en étroite relation avec les autres parties de la liturgie et avec l’heure du jour ; présentant tantôt son texte dans le contexte biblique, et tantôt révélant les sens cachés de ce texte par la juxtaposition avec un geste ou une parole qui l’éclaire.

En tout ceci, il constitue la référence de la bontà delle forme, l’excellence des formes, demandée par saint Pie X pour la musique liturgique.

Jamais le Magistère n’a souhaité exclure de la liturgie les autres styles musicaux, encore que certains, comme l’opéra ou la musique pop-rock, soient irrémédiablement impropres à l’emploi liturgique. Le chant grégorien montre aux compositeurs une voie exigeante : si les compositeurs sérieux, à ce jour, ont généralement compris que le texte devait être respecté, ils doivent encore acquérir cette sensibilité au contexte rituel, au caractère propre du texte, au contexte scripturaire, à la fonction liturgique de la pièce et aux gestes qu’elle accompagne, pour espérer composer une œuvre véritablement utile et durable.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : le chant grégorien, dans son sens le plus général, tel que nous l’avons défini, n’est pas un style parmi d’autres, auquel le Concile Vatican II aurait poliment reconnu une primauté d’honneur sans implications pratiques. S’il laisse de temps à autre un peu de place à une polyphonie ou à un cantique populaire, il continue d’irriguer toute la liturgie à travers ses tons communs, son répertoire, son exigence que toutes les parties audibles soient chantées, et son éthos, autrement dit son style, subtil compromis entre retenue et expressivité. Il est indissolublement marié au rite romain, et toute liturgie, aussi belle soit-elle, qui s’en détacherait, ne saurait prétendre au bel adjectif de « romaine ».

Forme et fonction : pour réfléchir sur la musique liturgique

Les débats sur le groupe Facebook Esprit de la Liturgie tournent souvent autour de la musique liturgique, et c’est bien : la musique est un sujet de premier plan, spécialement car le chant est la manière naturelle dont le texte liturgique est prononcé, comme nous l’avons montré à de nombreuses reprises.

Le débat public sur la musique liturgique est pollué par une certaine confusion des termes, et je souhaite dans cet article poser un petit nombre de définitions qui font consensus parmi les musiciens de métier, et qui pourraient aider les amateurs, nullement empêchés d’exprimer leur opinion sur la musique liturgique, à l’articuler avec plus de précision.

Forme musicale

La forme musicale décrit l’organisation d’une pièce musicale au point de vue de ses parties dans le temps. La musique liturgique connaît plusieurs familles de formes musicales.

La forme in directum

L’ensemble du texte est donné d’une seule traite sur une mélodie qui lui appartient. Souvent, des motifs mélodiques sont répétés (on les appelle cadences, en grégorien), mais la mélodie n’est pas rigoureusement périodique à la manière dont le sont les couplets d’une chanson, par exemple.

Le Gloria in excelsis, la psalmodie sans antienne des Complies monastiques, le Te Deum des Matines ou de l’Office des Lectures, adoptent (habituellement) la forme in directum alternée.

Le Trait chanté en Carême avant l’Évangile, l’Exsultet et le Noveritis, ou encore toutes les lectures bibliques, Leçons, Prophéties, Épîtres et Évangiles, emploient le plus souvent la forme in directum non-alternée. Il y a bien sûr des exceptions, pour le chant de la Passion par exemple.

La forme métrique

L’ensemble du texte est donné d’une seule traite sur une mélodie qui revient régulièrement. Ceci nécessite que le texte soit divisé en parties de longueur égale (en nombre de syllabes) : ce sont les stiques. Le texte doit donc être en vers (ce qui n’oblige pas ces vers à rimer). C’est la forme qu’ont les hymnes grégoriennes employées dans l’office divin. Beaucoup de cantiques populaires adoptent cette forme, quand ils n’ont pas de refrain.

Les chorals de Bach et leurs traductions françaises emploient une forme métrique particulière dans laquelle chaque stique contient des subdivisions bien structurées : la forme choral.

La forme métrique peut être alternée entre les deux parties d’un chœur, ou bien chantée par tous. Il n’y a pas, à ma connaissance, de pièce en forme métrique qui soit soliste par nature.

La forme antiphonale

Des versets, qui ont tous la même mélodie, mais des longueurs variables ou identiques, alternent avec une antienne, qui a toujours la même mélodie et le même texte. L’antienne est chantée par un effectif plus large que les versets : par exemple, deux moitiés du chœur alternent les versets, et tous chantent l’antienne ; ou bien, la schola chante l’antienne, et un ou des solistes chantent les versets.

La forme antiphonale a de multiples variations en fonction de la fréquence de l’antienne. Elle peut revenir entre chaque verset (forme couplet-refrain), tous les deux versets (forme le plus fréquemment employée pour les psaumes d’introït et de communion, ainsi que pour le Magnificat aux vêpres solennelles si l’on prévoit que l’encensement dure très longtemps), seulement avant et après l’ensemble des versets (forme employée pour le chant des psaumes dans l’office divin), voire même seulement à la fin (forme anciennement employée dans l’office divin aux féries).

Ainsi, le psaume dit « responsorial » qu’on chante fréquemment dans la messe de Paul VI est en fait un psaume antiphonal dont l’antienne revient (le plus souvent) tous les deux versets.

Les cantiques populaires à couplet et refrain sont également en forme antiphonale avec antienne répétée à chaque verset ; mais on parle alors de forme couplet-refrain.

[Edit 10/01/2022 : il faut distinguer la forme antiphonale, qui est une caractéristique de la structure de la pièce, de l’antiphonie en tant que mode d’exécution : voir la partie suivante.]

La forme responsoriale

La forme responsoriale est analogue à la forme antiphonale, mais après une première exposition de l’antienne au début de la pièce, on ne répète pas systématiquement toute l’antienne, mais seulement sa deuxième moitié. On parle alors de réponse et non d’antienne (mais il y a des exceptions).

Cette forme existe surtout dans le chant grégorien (qui est un style musical, comme on le verra plus loin) et a été assez peu employée dans les pièces en langue vulgaire.

Si on note R1 et R2 les deux moitiés de la réponse, et V1, V2, etc. les versets ; et Dox la doxologie (Gloria Patri, etc.), les différents emplois de la forme responsoriale sont :

  • Le répons prolixe, à Matines, dans l’Office des Lectures, et aux premières Vêpres des fêtes dans les usages médiévaux : R1 R2 V1 R2, éventuellement R1 R2 V1 R2 Dox R2 si le texte comprend la doxologie.
  • Le répons bref, à Laudes et Vêpres dans le rite bénédictin et dans la Liturgie des Heures de Paul VI : R1 R2 R1 R2 V R2 Dox R1 R2 (la réponse est chantée deux fois au début).
  • L’invitatoire, au début du premier office de la journée : R1 R2 R1 R2 V1 R2 V2 R1 R2 V3 R2 … Dox R2 R1 R2, avec donc la réponse (qui, pour l’occasion, est désignée comme une antienne par les livres liturgiques) chantée deux fois au début, puis sa deuxième moitié après les versets impairs, et intégralement après les versets pairs, puis reprise une dernière fois à la fin.
  • Le graduel de la messe, dans les usages médiévaux et dans le rite de Paul VI, à la manière des répons prolixes.
  • Mille autres cas particuliers : par exemple, dans ce célèbre enregistrement, l’ensemble Organum chante le Salve Regina de manière responsoriale, avec des versets et une reprise à O clemens.

[Edit 10/01/2022 : il faut distinguer la forme responsoriale, qui est une caractéristique de la structure de la pièce, du chant responsorial en tant que mode d’exécution : voir la partie suivante.]

Autres formes particulières

Certaines formes sont plus spécifiques à un emploi donné : la simple réponse, constituée de deux phrases ayant des mélodies voisines (Dominus vobiscum / Et cum spiritu tuo), la forme litanique, où les mêmes invocations sont répétées plusieurs fois avec des variantes (Ora pro nobis, Orate pro nobis, Miserere nobis, Te rogamus audi nos en fonction de la phrase qui précède), la forme alléluiatique qui n’existe que pour l’alléluia, avec une structure A1 (l’incipit) A1 (reprise) A2 (le jubilus) V A1 A2, et enfin la forme imitation, dans laquelle la même mélodie est répétée deux fois avec des paroles différentes : A A B B C C D D : c’est la forme de la plupart des séquences.

Mode d’exécution

[Partie ajoutée le 10/01/2022.]

Le mode d’exécution caractérise la manière dont les parties d’une pièces sont réparties entre plusieurs groupes de chanteurs.

On peut distinguer, parmi d’autres, l’exécution soliste, à laquelle on peut rattacher, comme apparentée, l’exécution par un petit groupe de solistes ; le chant de foule dans lequel tous chantent l’intégralité de la pièce ; l’antiphonie dans laquelle deux groupes de chanteurs à peu près de même taille alternent le chant ; et l’exécution responsoriale dans laquelle deux groupes de chanteurs de tailles très différentes alternent le chant, par exemple un soliste et un chœur, ou bien un chœur et l’assemblée.

Le mode d’exécution est largement indépendant de la forme musicale : par exemple, le Gloria de la messe est en forme in directum (il n’a rien qui ressemble à un refrain, une réponse, une partie répétée) et exécuté de manière responsoriale entre schola et assemblée ; le graduel de la messe est en forme responsoriale et souvent exécuté de manière soliste (ou plutôt par un petit groupe) ; le Sanctus de la messe est tantôt exécuté comme chant de foule, tantôt exécuté de manière responsoriale quand la schola seule chante la phrase Benedictus qui venit in nomine Domini. Le Te Deum de l’office est en forme in directum mais chanté en antiphonie ; et enfin, pour citer les cas où les notions portant le même nom concordent, la psalmodie de l’office est de forme antiphonale et chantée en antiphonie, et les répons de l’office sont de forme responsoriale et chantés de manière responsoriale.

Genre musical

Le genre est une description de la substance musicale de la pièce. Dans la musique vocale, il dépend, pas uniquement, mais significativement, du texte.

On distingue ordinairement le genre profane et le genre sacré ; et à l’intérieur de ces genres, on distingue des sous-genres. Pour ce qui nous occupe, nous sommes évidemment dans le genre sacré, dans le sous-genre de la musique liturgique ; pour éviter d’avoir à parler en permanence de sous-sous-genre, il convient d’appeler simplement genres musicaux de la musique liturgique les notions suivantes : antienne, psaume, oraison, hymne, répons, lecture, litanie, alléluia, séquence, offertoire, sanctus. Je ne mentionne pas le kyrie et l’agnus, qui sont des litanies, ni le gloria et le credo, qui sont des hymnes en prose (au moins vu du musicologue), ni le graduel, qui est un répons, ni l’introït et la communion, qui sont des antiennes intercalées avec des psaumes ; mais par simplicité on peut également considérer ces notions comme des genres musicaux de la musique liturgique.

Il faut également mentionner le genre qui est de loin le plus fréquent : le cantique populaire ou pieux cantique, et regroupe toutes les pièces dont le texte n’est pas codifié par la liturgie.

Il faut mentionner en outre des genres ombrelles, suites de pièces appartenant de manière fixe à plusieurs genres liturgiques : le genre messe, qui comprend une pièce pour chaque partie de l’ordinaire de la messe, le genre requiem qui comprend une pièce pour chaque partie de l’ordinaire et du propre du la messe des défunts, et les genres correspondants pour les offices, notamment le genre vêpres, le plus souvent composé (quelques compositeurs ont également composé des matines).

Fonction liturgique

La fonction liturgique est la partie de la liturgie pour laquelle un chant d’un genre donné est effectivement employée.

Il est important de distinguer le genre musical de la fonction liturgique. Idéalement, il devrait y avoir correspondance, mais beaucoup de messes (le genre musical) sont faites pour être exécutées en concert et non à la messe (la fonction liturgique). Il n’est pas rare, par exemple, d’employer une hymne (le genre musical) en guise de chant de communion (la fonction liturgique), ou bien, dans l’office, un cantique populaire (le genre musical) en guise d’hymne (la fonction liturgique), pourquoi pas une séquence (ou prose) (le genre) à l’offertoire (la fonction) et ainsi de suite. Que ces pratiques soient légitimes ou non n’est pas le propos de cet article ; mais la distinction est essentielle pour savoir de quoi on parle.

Certaines fonctions à caractère péri-liturgique peuvent donc se voir attribuer légitimement des pièces de divers genres : ainsi le chant de sortie (fonction péri-liturgique) peut être un cantique populaire, une antienne (ce qu’est le Salve Regina) ou pourquoi pas une litanie (de Lorette, du Sacré-Cœur…), qui sont divers genres musicaux. Le motet d’exposition (fonction péri-liturgique lors d’un Salut au Saint-Sacrement) peut être de n’importe quel genre ou presque.

Style musical

Au sens strict, le style musical désigne l’époque et la zone de composition, rattachant une pièce musicale à un courant artistique. On distingue ainsi habituellement, dans l’aire culturelle occidentale, la musique médiévale, renaissance, baroque, classique, romantique, moderne et contemporaine.

Nous nous trouvons ici confrontés à une difficulté, car, si le grégorien relève de la musique médiévale, les compositions néo-grégoriennes appartiennent en un certain sens au chant grégorien, alors qu’elles datent des époques ultérieures. Il convient de les rattacher à un style grégorien puisque ce fut l’intention de leur compositeur.

En musique liturgique, les distinctions d’époque pour définir les styles sont plus généralement inefficaces. Si la musique baroque ou classique est immédiatement identifiable, le plain-chant, le faux-bourdon et l’organum sont à cheval du Moyen-Âge jusqu’à l’époque baroque.

Au sein de la musique liturgique contemporaine, on peut aussi distinguer des styles : polyphonie contemporaine souvent a capella, très travaillée harmoniquement, telle que popularisée en France par les DAC ; chanson pop, recouvrant l’essentiel des chants de l’Emmanuel ; pastiche byzantin avec Gouzes et ses imitateurs, et ainsi de suite.

L’excellence des formes

La perfection liturgique d’une pièce de musique demande qu’il y ait adéquation entre style, genre, fonction et forme : c’est ce que demandait, au fond, Saint Pie X dans Tra le sollecitudini : l’excellence des formes, la bonta’ delle forme, en latin bonitas formarum, dans laquelle toutes les dimensions de la musique sont ordonnées ensemble à la fonction liturgique, tout en possédant chacune leur perfection propre.

Ainsi le style grégorien n’est-il pas le seul autorisé dans la liturgie, mais il est toujours adapté et fait référence, les divers styles polyphoniques (renaissance, contemporain…) ayant une place mesurée, ainsi que le chant populaire.

Ainsi il convient que les fonctions processionnales (chant d’entrée et chant de communion) soient en forme antiphonale afin de faciliter l’adaptation de la longueur du chant à celle de l’action liturgique : imaginez choisir une longue pièce en forme in directum et devoir la couper en plein milieu par manque de temps ! De même, par respect pour une très ancienne coutume, il serait bon que les offertoires (le genre) adaptés en français soient en forme responsoriale, d’autant que le texte de leurs versets a souvent été écrit pour s’enchaîner avec la seconde partie de la réponse. Enfin, citons deux erreurs de forme omniprésentes dans les compositions contemporaines : le Gloria et le Sanctus doivent être composés in directum (alterné, pour le Gloria, et non-alterné, pour le Sanctus) et non, comme c’est fréquent, en forme couplet-refrain ou antiphonale avec la première phrase répétée à la fin.

En conclusion, il est clair que la tradition liturgique latine a attribué une forme et un genre à chaque action liturgique : ce n’est pas en vain. Les compositeurs contemporains qui souhaitent inscrire leur art dans la vénérable tradition de l’Église d’occident feraient bien de s’y conformer : cet article démontre qu’une contrainte de genre et de forme ne doit pas être confondue avec une contrainte de style, et que la liberté artistique des compositeurs n’est en rien brimée par les exigences de la liturgie.

La situation des livres liturgiques du rite romain

Un récent débat sur le groupe Facebook d’Esprit de la Liturgie m’a conduit à prendre la défense d’un des aspects de la réforme liturgique de Paul VI : le retour à la logique dite « de sacramentaire », dans laquelle les diverses parties de la liturgie sont réparties dans différents livres en fonction de la personne qui les utilise, et qui s’oppose à la logique dite « de missel plénier », dans laquelle tout est dans le missel (pour la Messe) et dans le bréviaire (pour l’Office).

Cette défense mérite quelques nuances et quelques définitions : faisons le point sur l’état des livres liturgiques du rite romain.

1. Les livres liturgiques du rite romain en général

Pour fixer les idées, nous listons brièvement ici les livres liturgiques pour la Messe, puis ceux pour l’Office, puis ceux pour les autres sacrements.

Le Sacramentaire

C’est le livre du prêtre. Il contient les trois oraisons de la messe : la collecte (ou prière d’ouverture dans le rite de Paul VI), la secrète (ou prière sur les offrandes dans le rite de Paul VI) et la postcommunion. Il contient aussi l’ordinaire de la messe, en particulier le canon (ou prière eucharistique).

L’Évangéliaire

C’est le livre du diacre. Il contient les lectures évangéliques pour toutes les messes de l’année.

L’Épistolier

C’est le livre du sous-diacre ou du lecteur. Il contient, comme son nom l’indique, les lectures des épîtres pour toutes les messes de l’année, mais aussi les lectures de l’Ancien Testament, des Actes et de l’Apocalypse pour les messes qui en comportent.

L’épistolier et l’évangéliaire peuvent être rassemblés dans le même livre : on parle alors de Lectionnaire de la Messe (à ne pas confondre avec le Lectionnaire de l’Office qu’on verra plus loin). Le Lectionnaire de Paul VI contient également des psaumes à lire entre les deux lectures.

L’illustration en tête de cet article est un lectionnaire mérovingien du début du VIIIe siècle distinct de l’épistolier : il ne comprend que les lectures de l’Ancien Testament et des Actes.

Le Graduel

C’est le livre des chanteurs de la schola. Il contient des pièces de chant qui font partie de la liturgie de la Messe et reviennent à la schola : l’antienne d’introït ou chant d’entrée, le graduel (entre les lectures, là où dans le rite de Paul VI on lit plus souvent le psaume), l’alléluia (le trait, en Carême), le chant d’offertoire et l’antienne de communion. Il contient souvent le aussi le Kyriale (ci-dessous).

Le Kyriale

C’est le livre de l’assemblée. Il contient les chants qui reviennent à l’assemblée, à savoir ceux de l’ordinaire de la Messe : Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei, ainsi que certains chants de procession propres à certaines messes, par exemple l’Asperges me et le Vidi Aquam.

Autres livres de chant

On connaît également divers livres de chant destinés à un petit groupe de solistes, ou à un soliste unique dans les petites églises, contrairement au graduel qui contient les chants à caractère collectif : le versiculaire qui contient les versets à chanter en alternance avec l’antienne d’introït si la procession d’entrée est longue, et en alternance avec l’antienne de communion si la procession de communion est longue ; le cantatorium qui ne contient que les graduels et alléluias, là où l’usage les fait chanter par des solistes ; l’offertoriale qui contient les versets à chanter de manière responsoriale avec le chant d’offertoire, si on emploie l’encens et que l’offertoire se prolonge ; le tropaire si on emploie les tropes (voir par exemple notre article sur les tropes d’introït). Ce dernier contient aussi traditionnellement les séquences, qui ne sont que des tropes d’alléluia ; comme il n’y en a plus que cinq, elles figurent au Graduel.

Le Missel plénier

Le Missel plénier cumule les fonctions d’un Sacramentaire, d’un Évangéliaire, d’un Épistolier, et contient également les textes des pièces du Graduel et du Kyriale, mais pas leur musique. Le missel plénier correspond à une situation où le prêtre assure toutes les fonctions liturgiques, mais ne chante rien : autrement dit, il est fait pour la messe basse, sans ministres sacrés ni chantres.

Voyons maintenant les livres nécessaires à l’office.

Le Psautier

Il contient les 150 psaumes de l’Office divin (seulement 147 dans la Liturgie des Heures de Paul VI suite à la censure de trois psaumes dits « imprécatoires ») disposés dans l’ordre où ils sont chantés lors des offices. Il contient en plus des cantiques issus de l’Ancien et du Nouveau Testament, chantés lors de certains offices à la manière des psaumes.

L’Antiphonaire diurne

Il contient les partitions des antiennes des sept offices de la journée (six depuis Vatican II) : Laudes, Prime (dont la suppression fut demandée par Vatican II dans Sacrosanctum Concilium), Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies. Les antiennes sont chantées avant et après chaque psaume. Cette alternance entre antiennes et psaumes constitue la partie essentielle de l’Office divin, dans les deux usages du rite romain. Il contient presque toujours le Psautier (ci-dessus), et le plus souvent l’Hymnaire (ci-dessous).

L’Hymnaire

Il contient les partitions des hymnes, chants poétiques écrits par divers auteurs au cours de l’histoire de l’Église. Dans la Liturgie des Heures de Paul VI, il contient également les antiennes dites invitatoires chantées au début du premier office de la journée, et le psaume 94 qui les accompagne.

Le Collectaire (ou Capitulaire, ou Lectionnaire diurne)

C’est le livre propre de l’hebdomadier, la personne chargée, souvent pour une semaine (d’où son nom), d’assurer certaines parties de l’office : ce livre contient les brefs passages de l’Écriture qui sont chantés lors de chaque office de la journée, ainsi que les oraisons qui concluent les offices. Cette oraison est fréquemment la collecte de la Messe du jour, d’où l’un des noms portés par ce livre.

Le Martyrologe

Il contient pour chaque jour de l’année la liste des saints fêtés ce jour et une brève biographie des plus importants d’entre eux. Le martyrologe du jour qui suit est chanté après l’heure de Prime dans certains usages du rite romain.

L’Antiphonaire nocturne

Il contient les partitions des antiennes et répons de l’office de nuit (Matines dans l’usage ancien, l’Office des Lectures dans l’usage réformé du rite romain). Les antiennes encadrent les psaumes comme pour les offices diurnes ; les répons suivent chaque lecture ou leçon (les Matines en comprennent trois ou neuf ; l’Office des Lectures en contient deux).

L’Homéliaire

Il contient certaines lectures de l’office de nuit qui sont issues des œuvres des Pères de l’Église. La plupart d’entre elles sont initialement des homélies, d’où le nom de ce livre.

Le Lectionnaire nocturne

Il contient les autres lectures de l’office de nuit, issues de l’Écriture, surtout l’Ancien Testament. Le plus souvent, il contient également l’Homéliaire, pour former un livre comprenant toutes les lectures de l’office de nuit.

Le Bréviaire

Il contient le Psautier, les Lectionnaires diurne et nocturne (dont l’Homéliaire), et les textes, mais non les partitions, contenus dans les Antiphonaires diurne et nocturne et dans l’Hymnaire. Il ne contient pas le Martyrologe car celui-ci n’est pas employé dans la récitation privée de l’Office. Le Bréviaire est l’exact pendant du Missel plénier pour l’Office divin : il permet à un clerc seul de réciter l’Office sans chant ni cérémonie, lui donnant tout le nécessaire en un seul livre.

Voyons maintenant les livres relatifs aux autres sacrements et sacramentaux.

Le Cérémonial des évêques

Il s’agit d’un livre tardif (première édition en 1600) qui décrit les particularités de toutes les cérémonies liturgiques et péri-liturgiques (messe, offices, funérailles, processions, salut…) où un évêque est présent. Il ne contient pas les textes de ces cérémonies, mais seulement leur description détaillée (rubriques).

Le Pontifical

Il contient les textes des cérémonies réservées à l’évêque : la Confirmation et l’Ordre, mais aussi les bénédictions des huiles, la consécration des autels, la bénédiction abbatiale…

Dans l’usage réformé du rite romain, il a été fusionné avec le Cérémonial des évêques. La dernière édition du Cérémonial des évêques (1998) contient donc les textes du Pontifical modifiés lors de la réforme liturgique de 1970.

Le Rituel

Il contient les textes de divers sacrements et sacramentaux non réservés à l’évêque : le Baptême, la Confession, le Mariage et l’Onction des malades, et diverses bénédictions.

Dans l’usage réformé du rite romain, il a été séparé en un livre pour chaque sacrement, et un Livre des Bénédictions.

2. Grandeur et décadence des livres pléniers

Le Bréviaire est beaucoup plus ancien que le Missel plénier : en effet, il s’est toujours trouvé que des clercs en voyage doivent réciter l’Office en privé ; alors que la célébration itinérante de la Messe est plus récente : elle date de l’apparition des ordres mendiants, dominicains et franciscains. Les premiers bréviaires apparaissent au IXe siècle, les premiers missels pléniers au XIIIe. Cependant, jusqu’au XIVe siècle, ils sont bien compris comme des abrégés, des condensés d’autres livres liturgiques qui font référence ; ils sont une nécessité pratique, mais ne constituent pas eux-mêmes la référence liturgique.

La logique s’inverse autour de Trente ; quoique le Concile de Trente lui-même soit fort équilibré et raisonnable à cet égard — comme, d’ailleurs, Vatican II une espèce d’« esprit du Concile » avant la lettre met au premier plan la figure du prêtre dans la liturgie ; c’est le seul acteur important de la Messe, et quant à l’Office, pourquoi le faire chanter par des laïcs ? Les religieux ont toujours leurs antiphonaires, on édite toujours des graduels, mais le Bréviaire s’impose comme le livre qui fait la norme liturgique pour l’Office, et le Missel pour la Messe. Ce qui était au Moyen-Âge des abrégés d’autres livres deviennent des points de départ, à partir du texte desquels on compose la musique là où c’est nécessaire.

Au XIXe siècle, le mouvement liturgique promeut le retour à la logique des livres liturgiques médiévaux, afin de remettre chacun des acteurs de la liturgie à sa juste place, par réaction à cette logique « tridentine » (répétons-le, l’adjectif n’est pas idoine : Trente n’enseigne rien de tel), logique dans laquelle l’évêque n’est qu’un super-prêtre, le diacre un apprenti-prêtre, et le rôle des laïcs n’est pas explicité. Concernant les livres de chant, cette logique médiévale permet également de rappeler que la musique n’est pas une décoration facultative du texte, ce qu’un missel-référence et un graduel « périphérique » laisseraient croire, mais qu’en liturgie, texte et chant font corps, les paroles privées de leur musique perdant toute leur charge symbolique.

Ce mouvement portera du fruit en termes de publications de livres liturgiques, dans l’usage ancien et dans l’usage réformé du rite romain. Malheureusement, ces fruits sont encore imparfaits : voyons l’état des lieux.

3. Les livres liturgiques de l’usage ancien du rite romain

« Les livres en vigueur en 1962 », pour reprendre l’expression de la législation récente, comportent, pour la Messe : un Missel plénier (1962) avec le contenu de l’Épistolier et de l’Évangéliaire, un Graduel (1908) avec Kyriale, un Offertoriale (1935) et un Versiculaire (1961). Des éditions privées existent pour l’Épistolier et l’Évangéliaire, permettant d’éviter de chanter les lectures depuis le Missel d’autel lors des messes solennelles (avec diacre et sous-diacre).

Il manque donc essentiellement un Tropaire, si on souhaitait réintroduire les tropes, là où la réforme de Pie V les a supprimés, et les séquences, là où le missel curial (dit « tridentin ») du même Pie V n’en comprenait que quatre. De plus, le nouveau mouvement liturgique dans lequel s’inscrit Esprit de la Liturgie souhaite vivement l’édition d’un Épistolier et d’un Évangéliaire pour l’usage ancien du rite romain, dans les diverses traductions officielles, permettant de chanter liturgiquement ces lectures dans la langue vernaculaire.

Pour l’Office divin, étaient en vigueur en 1962 : un Antiphonaire diurne (1912) avec Psautier, Collectaire et Hymnaire diurne, et un Martyrologe (1913, avec annexes pour les canonisations récentes). Ces divers livres permettent donc aisément le chant de tout l’office diurne. On a également un Bréviaire (1960) pour la récitation de l’Office, dont l’office nocturne, mais ni Antiphonaire nocturne, ni Hymnaire nocturne, ni Lectionnaire nocturne et son Homéliaire.

Une édition privée de l’Antiphonaire nocturne (avec son Hymnaire) a été réalisée en 2002 par feu Holger Peter Sandhofe ; si elle a été bien reçue par les autorités romaines, elles ne l’ont pas approuvée officiellement.

Le chant solennel de l’office nocturne est donc encore aujourd’hui un patrimoine à recouvrer dans l’usage ancien du rite romain.

Pour finir, étaient en vigueur en 1962 le Rituel et le Pontifical édités à cette date en même temps que le Missel, ainsi que le Cérémonial des évêques (Cæremoniale Episcoporum), édité en 1886 par Léon XIII et régulièrement mis à jour depuis lors.

4. Les livres liturgiques de l’usage réformé du rite romain

La réforme liturgique a voulu revenir à la logique dite « de sacramentaire », mais il faut définir précisément nos termes, car les livres en question incluent des éléments inattendus par rapport aux définitions données au premier paragraphe de cet article.

Livres pour la Messe

Il nous faut commencer par examiner le Graduel. Il a été publié en 1974, et tous les spécialistes le jugent satisfaisant, et même très bon : son contenu est parfaitement officiel et déterminé par l’Ordo Cantus Missæ (1972), qui a la même autorité que le Missel. Il reprend 95% des chants du Graduel de 1908, et en ajoute quelques autres, issus du répertoire médiéval. Il comprend pour chaque messe de l’année les chants attendus : entrée, graduel, alléluia (trait en Carême), offertoire, communion. Ses rubriques précisent que le graduel se chante entre la première et la deuxième lecture, les dimanches et fêtes ; et quand il n’y a qu’une lecture, aux féries et mémoires, on peut chanter entre la lecture et l’évangile, ou le graduel et l’alléluia, ou seulement l’un des deux. Il inclut les références des versets à employer pour l’entrée et la communion, mais pas leur texte, ni leur partition. Un Versiculaire pour l’antienne de communion a été publié à titre privé en 2017 par Anton Stingl. Aucun travail similaire n’existe pour les antiennes d’introït.

Le Missel (2002) comprend, outre le Sacramentaire et l’Ordinaire de la Messe, une « antienne d’ouverture » et une « antienne de communion », sans partitions musicales. On ne peut qu’imaginer les raisons de cette curieuse inclusion : sans doute de permettre au prêtre de lire le texte de ces antiennes lorsqu’elles ne sont pas chantées, sans avoir à ouvrir le Graduel. Seul problème : les textes de ces deux antiennes ne sont pas les mêmes dans le Missel et dans le Graduel ! Rien ne justifie ces écarts, qui ont conduit, bien malheureusement, les compositeurs de musique à composer pour les textes des antiennes du Missel et non celles du Graduel, alors que, dans la logique que l’on voulait restaurer, Graduel et Sacramentaire sont bien distingués, et c’est le Graduel qui fait référence pour les textes des chants (et non un report erroné du texte de ces chants dans un Missel qui se défend d’être plénier mais qui tente de l’être au moins sous cet aspect).

Un Lectionnaire de la Messe (1970) a également été promulgué, qui inclut les péricopes évangéliques ; celles-ci ont aussi été regroupées dans des éditions approuvées afin de constituer des Évangéliaires. Ce lectionnaire contient deux lectures et un évangile pour les dimanches et fêtes, et une lecture et un évangile pour les mémoires et féries. Après la première (ou unique) lecture, il fait figurer un psaume. Ce psaume ne correspond jamais ou presque au texte du graduel du jour figurant au Graduel. Les circonstances dans lesquelles il est préférable d’employer ce psaume du Lectionnaire, ou le graduel du Graduel, ne sont pas claires. En tous cas, dans la logique que l’on veut adopter (« à chaque acteur liturgique son livre »), il faut définir si ce qu’on entend entre les lectures est soi-même une lecture (même chantée) ou un chant (même réduit à ses paroles récitées). Dans le premier cas, c’est le Lectionnaire qui fait foi, dans le deuxième, c’est le Graduel.

Le Lectionnaire de la Messe comprend également des versets d’alléluia, sans doute pour le cas où l’alléluia n’est pas chanté et où le lecteur lira le verset d’alléluia ; cette hypothèse étant analogue à celle expliquant la présence de deux antiennes (entrée et communion) dans le Missel. Mais encore une fois, les textes des versets d’alléluia ne sont pas les mêmes dans le Lectionnaire et dans le Graduel ! L’alléluia étant indubitablement un chant par sa nature propre, c’est le Graduel qui fait foi, et c’est le texte du Graduel qu’on doit mettre en musique si l’on chante la Messe. De même, pour le Carême, le Lectionnaire de la Messe contient des versets à lire à la place de l’alléluia, qui ne correspondent pas avec le texte du trait présent dans le Graduel, qui y remplace l’alléluia pendant le Carême. Les considérations que nous avons fait porter sur l’alléluia s’appliquent également à ce duo trait du Graduel – versets avant l’évangile du Lectionnaire.

Notons enfin qu’un Tropaire et un Offertoriale ont été publiés avec la bénédiction de l’autorité ecclésiastique, mais sans son approbation formelle pour l’usage liturgique.

En conclusion, on peut dire qu’à l’exception du Versiculaire pour l’introït, absence mineure qu’un chantre bien préparé peut pallier en éditant lui-même les versets d’introït, les livres publiés permettent la célébration de la Messe de la manière la plus solennelle et la plus déployée dans l’usage réformé du rite romain, si l’on résout correctement les incohérences graves qui existent entre ces livres.

Livres pour l’Office

Un Ordo Cantus Officii a été publié en 1983 et considérablement enrichi (des centaines d’antiennes ajoutées) en 2015. Ce livre n’est pas en soi un antiphonaire, il est en fait le sommaire d’un antiphonaire futur : il liste les antiennes à employer pour l’Office et donne leur référence dans les bases de données employées par les musicologues ; à eux d’en publier la mélodie dans des antiphonaires.

Ces antiphonaires peinent à voir le jour : l’Hymnaire (diurne et nocturne) a été publié en 1983, l’Antiphonaire diurne pour les Vêpres des dimanches et fêtes en 2009, et l’Antiphonaire diurne pour les Laudes des dimanches et fêtes en 2020. Ces livres, contrairement à l’Antiphonaire diurne de 1912 pour l’usage ancien du rite romain, ne contiennent pas le Collectaire. Les petites heures et l’office de nuit ne sont pour l’instant pas incluses dedans.

Un livre en quatre volumes intitulé Liturgia Horarum (2000) a été promulgué, livre qui est de facto un bréviaire : il contient l’intégralité des textes de l’office diurne et nocturne, psaumes, antiennes, répons, hymnes, lectures bibliques et patristiques, et oraisons du Collectaire, sans aucune partition de chant. Comme pour le Missel et le Lectionnaire de la Messe, les textes des antiennes et répons ne sont pas les mêmes entre ce nouveau Bréviaire et le nouvel Antiphonaire. Dans la logique dite « de sacramentaire », où chaque acteur de la liturgie a son livre propre, les antiennes étant indubitablement trouvées primordialement dans l’Antiphonaire, c’est celui-ci qui doit faire foi, puisqu’il est promulgué (via l’Ordo Cantus Officii) avec la même autorité que Liturgia Horarum. Les antiennes qui figurent dans l’editio typica de Liturgia Horarum ont donc dû être victimes d’une gigantesque faute de frappe.

Pas trace d’un Homéliaire, d’un Antiphonaire nocturne ou d’un Lectionnaire nocturne : l’office de nuit de la liturgie des heures réformée ne semble être destiné qu’à la récitation privée.

La suppression de l’heure de Prime a également supprimé l’emploi du Martyrologe, qui existe toujours, mais n’est plus un livre liturgique. Il s’agit indubitablement d’une perte, mais commenter la suppression de Prime n’entre pas dans le cadre de cet article.

En conclusion, l’Office divin, qui était déjà le parent pauvre de la liturgie tridentine, reste l’élément le plus délaissé de la liturgie réformée par Paul VI, en termes d’édition de livres liturgiques. Sa célébration solennelle, dans le langage de l’Église latine qui est le chant grégorien, est possible uniquement pour un tout petit nombre d’offices, certes les plus importants : les Laudes et Vêpres des dimanches et fêtes. Mais surtout, les livres pour l’Office reproduisent la logique post-tridentine de Bréviaire-référence, de manière tout à fait contraire aux intentions du Mouvement liturgique et du Concile Vatican II.

Livres rituels

L’auteur de cet article n’est pas un expert du rituel des sacrements et se bornera à constater que le Pontifical a été révisé pour l’usage réformé du rite romain, qu’une version révisée du Cérémonial des évêques a été publiée en 1984 et que les livres rituels nécessaires à la célébration des sacrements ont été publiés individuellement. L’usage réformé ne semble donc pas différer substantiellement de l’usage ancien en termes de livres utilisables pour la célébration des sacrements — l’auteur prend bien garde de se ne pas prononcer sur les évolutions des textes eux-mêmes.

5. Conclusion : une réforme en recherche de cohérence

Sous le rapport de la sortie d’une logique tridentine de Missel plénier, centrée autour de la figure du prêtre, de son Missel et de son Bréviaire, références absolues de la norme liturgique, pour revenir à la logique médiévale de Sacramentaire, dans laquelle chaque acteur liturgique dispose d’un livre propre qui fait référence dans son domaine propre, force est de constater que la réforme s’est arrêtée au milieu du gué.

Si l’effort a été fait pour la Messe de distinguer Graduel, Missel et Lectionnaire, le découpage des textes auparavant contenus dans le Missel plénier entre ces trois livres n’est pas clair, et conduit à des incohérences que l’auteur de cet article juge pires que les déficiences du principe de Missel plénier. Il suffirait cependant d’un acte très simple de l’autorité pour y remédier : une clarification quant au fait que le texte des antiennes d’entrée et de communion du Graduel prime sur celui du Missel, que les textes du graduel et de l’alléluia du Graduel priment respectivement sur ceux du psaume et de l’alléluia du Lectionnaire.

Quant à l’Office divin, il reste prisonnier de la logique du tout-Bréviaire, où le texte est divorcé de sa musique qui pourtant ne doit faire qu’un avec lui. Le chant public et solennel de l’Office, lieu par excellence de la participation active des fidèles, appelé de ses vœux par le mouvement liturgique et le Concile Vatican II, se trouve donc face à une alternative cruelle : composer une musique sans fondement historique dans la tradition latine, qui ne vaudra que pour une communauté et un petit nombre d’années, voire ne pas chanter et réciter l’office en commun (dans de nombreuses paroisses et communautés, on pratique un mélange de ces deux solutions), ou bien célébrer dans l’usage ancien du rite romain, ou bien partir soi-même à la pêche aux manuscrits médiévaux pour établir une mélodie grégorienne que l’Église refuse à ses enfants et à son Dieu.

Il ne nous reste qu’à prier Dieu que son Église, par ses évêques et spécialement le premier d’entre eux, finisse de franchir le gué et réalise enfin la réforme réellement demandée par le Concile : une liturgie dans laquelle chacun sait ce qu’il doit faire et tient son rôle, libérée de l’arbitraire du célébrant, et intimement unie à ce chant grégorien qui en est comme le matériau sonore. À cette fin, l’édition de livres liturgiques dédiés à chaque acteur liturgique, assemblée comprise, pour la Messe comme pour l’Office, est indispensable.

Rencontres grégoriennes : le chant de l’avenir

Les amoureux du chant grégorien s’étaient donné rendez-vous le week-end des 16 et 17 octobre 2021 à Paray-le-Monial pour deux jours de conférences et de formation, rythmés par la messe et l’office divin. Reportage.

Samedi, entre Laudes et les ateliers pratiques
Photo @vera_iconis | Rencontres grégoriennes

« Historique »

Le mot a été lâché par François Fierens, de la chorale Saint-Irénée à Bruxelles, et vétéran des journées grégoriennes qui ont émaillé de loin en loin ces deux dernières décennies, lors de sa conférence de clôture. Historique au premier chef par la diversité des traditions interprétatives parmi les organisateurs de l’événement, et par leur volonté d’étudier ensemble et surtout de chanter ensemble. Historique surtout par l’émergence, évidente, d’une jeune garde, la génération née dans les années 1990 et qui veut reprendre possession de son patrimoine spirituel – quoiqu’il s’agisse d’une toute petite partie de cette génération, même parmi les jeunes catholiques pratiquants : inutile de nous voiler la face.

Juchés sur les épaules de géants

La session a été encadrée par trois conférences — une au début, du R. P. Le Bourgeois, de l’abbaye de Triors, et deux à la fin, de Giedrius Gapsys, musicologue et professeur au CGP, et de François Fierens, que nous évoquions ci-dessus. Le propos commun de ces trois conférenciers fut, chacun à leur manière, de mettre en évidence les racines du chant grégorien et de ces Rencontres : racines spirituelles, dans la conférence du P. Le Bourgeois, conférence qui fera date par sa profondeur, et dont la réception ne se dispensera pas d’une publication in extenso que l’auteur de ces lignes appelle de ses vœux ; racines historiques, dans la conférence de G. Gapsys, qui brossa en une petite heure l’histoire de la transmission du chant, sa traditio, autrement dit la manière dont, à chaque génération, même pendant l’« éclipse » de la période baroque, se sont levés des ouvriers pour faire parvenir jusqu’à nous l’héritage musical du christianisme occidental ; racines contemporaines, enfin, quand F. Fierens a retracé la petite histoire de la difficile réappropriation de son propre chant par l’Église durant les dernières décennies.

Samedi, Laudes de la fête de sainte Marguerite-Marie Alacoque
Photo @vera_iconis | Rencontres grégoriennes

Une seule voix…

Une série d’ateliers pratique sur deux jours ont permis aux participants de se former dans les domaines de leur choix — et ce choix était difficile : ateliers d’interprétation pour tous niveaux, des débutants complets aux confirmés, traitant tous les genres de pièces du répertoire ; mais aussi chironomie, direction, sémiologie, étude du rythme des textes et de la modalité.

Les animateurs des ateliers étaient issus de diverses traditions interprétatives du chant grégorien, fait remarquable dans un milieu toujours tenté par l’entre-soi et l’esprit de clocher. Il ne fait pas de doute que c’est là l’une des grandes forces de cet événement, que ses organisateurs souhaitent voir devenir annuel : non seulement montrer que des fidèles de formations et de niveaux très différents peuvent chanter ensemble, mais plus profondément, montrer que le chant grégorien est porteur de sa propre unité, à cause de son enracinement cultuel, c’est à dire à cause de cet esprit de service divin dont il est comme imbibé ; on se prend à redire comme l’Apôtre :

Quand l’un de vous dit : « Moi, j’appartiens à Mocquereau », et un autre : « Moi, j’appartiens à Cardine », n’est-ce pas une façon d’agir tout humaine ? Mais qui sont-ils ? Des serviteurs qui ont agi selon les dons du Seigneur à chacun d’eux. Un tel a planté, un autre a arrosé ; mais c’est Dieu qui donnait la croissance. Nous sommes des collaborateurs de Dieu, et vous êtes un champ que Dieu cultive, une maison que Dieu construit.

1 Co 3 : 4-9, seuls les noms des protagonistes ont été modifiés

… et une seule âme

Bien sûr, l’unité du chant ne pouvait s’accomplir que dans la liturgie pour laquelle il est fait. Les offices furent chantés selon l’un ou l’autre usage du rite romain ; les deux messes (sainte Marguerite-Marie Alacoque, le samedi ; le 29e dimanche du temps ordinaire, le lendemain) furent célébrées selon l’usage réformé ; on ne peut que regretter les malheureuses circonstances qui ont empêché les participants de célébrer l’une des deux selon l’usage plus ancien. La polyphonie n’était nullement exclue de ces liturgies, et le chœur Lux Amoris nous a portés à la prière en exécutant avec délicatesse quelques pièces bien choisies ; on retient spécialement un merveilleux Ubi Caritas de facture contemporaine, à la communion.

Le chœur Lux Amoris / Photo @vera_iconis | Rencontres grégoriennes

Les amateurs de belle paramentique l’ont compris en voyant les photos du début de cet article : si le son était de qualité, l’image n’avait pas à rougir. L’abbé Guillaume Antoine est à créditer pour l’impressionnante collection de chapes importées pour l’occasion du diocèse de Coutances.

Samedi, Laudes de la fête de sainte Marguerite-Marie Alacoque
Photo @vera_iconis | Rencontres grégoriennes

Au-delà des belles photos, c’est dans l’obscurité, au cœur de la nuit, à la lumière des bougies, que l’union des âmes fut la plus parfaite. Le chant intégral des Matines, long, physiquement exigeant, fut pour certains une découverte : c’est au prix de la fatigue et du renoncement que l’office de nuit offre ses trésors à qui veut bien les conquérir. Pour l’auteur de ces lignes, pourtant habitué, les matines de ce 21e dimanche après la Pentecôte restent un joyau de chant et d’âme, une prière d’une intensité et d’une pureté sans pareilles ; vraiment, il n’est pas vain, le sacrifice de louange de ceux qui « se lèvent au milieu de la nuit pour lui rendre grâce » (Ps. 118 : 62). J’offre au lecteur, « en tremblant, comme un mystère », un écho lointain et diminué de cette louange, avec le répons Duo Seraphim enregistré à cette occasion :

Cor ad cor loquitur

Ces rencontres étaient placées sous le patronage de saint John Henry Newman, qui avait pris pour devise : Cor ad cor loquitur, le cœur parle au cœur ; une citation de saint François de Sales, qui, si ce dernier l’entendait de la prédication, s’applique de manière saisissante au chant grégorien :

La forme, dit le philosophe, donne l’être et l’âme à la chose. Dites merveilles, mais ne les dites pas bien, ce n’est rien. Dites peu, et dites bien, c’est beaucoup. Il faut [chanter] affectionément et dévotement, simplement et candidement, et avec confiance ; le souverain artifice est de n’avoir point d’artifice. Il faut que nos paroles soient enflammées, non par des cris et actions démesurées, mais pas l’affection intérieure. Il faut qu’elles sortent du cœur plus que de la bouche : on a beau dire, le cœur parle au cœur, mais la bouche ne parle qu’aux oreilles.

Si saint François de Sales donnait à cette phrase un sens tout horizontal, y considérant la relation entre deux personnes humaines, saint John Henry Newman lui ajoutait un sens vertical : dans sa révélation, le cœur de Dieu parle au cœur de l’homme, et dans le culte divin, le cœur de l’homme parle au cœur de Dieu ; c’est ainsi que dans sa louange perpétuelle, l’Église rend à Dieu, par le chant grégorien, les trésors qu’Il lui a révélés dans l’Esprit.

2e vêpres du 21e dimanche après la Pentecôte
Photo @vera_iconis | Rencontres grégoriennes

Mentalité de messe basse : de certains abus dans l’usus antiquior

Cet article reflète l’opinion personnelle de son auteur et n’engage pas Esprit de la liturgie.


Les lecteurs de ce blog ont l’habitude de me voir entrer dans d’interminables précisions sémantiques, définissant tous les termes et posant tous les fondements théoriques de mes conclusions, car j’espère que la clarté de mes propos y gagne ce que leur brièveté y perd. Ce n’est pas la démarche de cette tribune. Si les lecteurs en expriment le souhait, je pourrai développer les origines historiques de la mentalité de messe basse, et comment elle a influencé de manière déterminante la création du Novus Ordo Missæ ; mais aujourd’hui, parlons pratique.

J’ai roulé ma bosse ces dix dernières années dans un grand nombre de célébrations de ce qui fut la forme extraordinaire et qu’il faut maintenant appeler l’usage plus antique, usus antiquior, au gré des (nombreux) déménagements et des vacances. La qualité liturgique de ces célébrations est relativement bonne dans l’ensemble, les défauts observés étant, la plupart du temps, légitimement imputables au manque de volontaires suffisamment formés : en tant qu’ancien cérémoniaire et ancien chef de chœur, je sais plus qu’un autre qu’en liturgie on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

Cependant, à beaucoup d’endroits, des défauts de diverses natures ne peuvent être expliqués que par un manque de formation liturgique général de toute la communauté, prêtres et fidèles, ou bien par une coupable recherche de la facilité.

Qu’est-ce que la mentalité de messe basse ?

La mentalité de messe basse est, au niveau théorique, la construction de la liturgie à partir de la messe basse, à laquelle on rajoute des éléments en fonction des moyens dont on dispose et de la solennité qu’on veut donner à la célébration : chants, servants, diacre et sous-diacre, encens, orgue, et ainsi de suite. C’est la logique qui fonde explicitement les célébrations dans l’usage réformé.

Au contraire, la liturgie romaine se construit à partir de la messe pontificale, en en retirant certaines parties pour obtenir la messe solennelle, puis la messe chantée, puis la messe basse.

Au niveau pratique, la mentalité de messe basse se trahit dans une célébration par l’import, dans une messe chantée, voire dans une messe solennelle ou pontificale, d’éléments de la messe basse qui n’appartiennent pas à ces célébrations. C’est ce dont nous allons voir de multiples et lamentables exemples.

Des abus, vraiment ?

Certaines des pratiques que je vais lister sont des abus au sens strict, c’est à dire des contraventions au code des rubriques du missel romain de 1962. Certaines autres, licites en elles-mêmes, et parfois justifiées par la nécessité ou les circonstances, ne sont pas des abus, mais, soit par leur accumulation au sein d’une même Messe, soit par l’habitude qu’on en prend et qui les rend ordinaires, trahissent un défaut de compréhension de la liturgie assez profond pour mériter d’être rectifié. J’ai noté celles ci par les mots « mauvaise habitude », ce qui bien sûr n’est que l’opinion d’un fidèle qui veut que le culte rendu à la majesté divine soit le moins possible indigne d’elle.

Je vais également tenter de catégoriser ces pratiques : la plupart relèvent d’une mentalité de messe basse, certaines relèvent d’un certain pastoralisme, ce qui est le nom catholique du populisme, c’est à dire la tentation de satisfaire les envies du peuple plutôt que de chercher à l’élever ; certaines autres relèvent de l’archéologisme, l’attachement désordonné à des formes liturgiques révolues.

Fidèles attachés à l’usage ancien du rite romain, il est inimaginable que nous nous posions en donneurs de leçons vis-à-vis des habitués de l’usage réformé — et pourtant, il y aurait plus d’une leçon à donner : l’auteur de ces lignes ne s’en est pas privé dans de précédents articles — si nous ne donnons pas à voir dans nos propres églises des célébrations absolument exemplaires.

Crache ton venin !

Procédons dans l’ordre de l’Ordo Missæ.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : si l’on ne fait pas l’aspersion, il n’y a aucune raison d’attendre le début des prières au bas de l’autel pour chanter l’introït1. On peut admettre l’idée d’un chant de foule pendant la procession : mais à bien des endroits on laisse passer la procession d’entrée en silence (ou en noyant le silence dans l’orgue) alors que l’introït est, de par sa nature musicale, que confirment les rubriques, un chant de procession. Si on fait l’aspersion, la question ne se pose pas.

Abus (pastoralisme) : l’encens est absolument défendu aux messes basses2. Je l’y ai déjà vu employé, quoique rarement.

Mauvaise habitude (pastoralisme) : l’encens est seulement permis aux messes chantées, comme une concession faite au désir légitime du peuple d’assister à une célébration hiératique2 ; son emploi n’appartient vraiment qu’à la messe solennelle, et il est très souhaitable de se mettre en quête des ministres nécessaires à celle-ci si on veut employer l’encens. Il est inexcusable d’employer l’encens alors que la messe chantée n’est, par ailleurs, pas célébrée avec le degré de solennité qui lui convient (voir ci-dessous : pas de Graduel, d’Offertoire, de lectures chantées).

Abus (pastoralisme) : s’il est légitime d’employer un Kyrie non-grégorien (du moment que le chant grégorien conserve la première place par ailleurs, par exemple si le Propre est intégralement chanté), il n’est pas acceptable d’en modifier le texte, soit en réduisant les répétitions à trois fois deux au lieu de trois fois trois, soit en les augmentant à trois fois six ou plus3. La même chose est vraie pour les Gloria avec refrain et les Sanctus trafiqués (répétition du Hosanna).

Mauvaise habitude (archéologisme) : les chants de l’ordinaire de la messe devraient habituellement pouvoir être chantés par l’assemblée4, même si employer des ordinaires polyphoniques est légitime pour une cause particulière.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : le chant du Gloria appartient aux fidèles et à la schola, en alternance4 ; il est incompréhensible que les fidèles s’asseyent en même temps que le célébrant au milieu du Gloria. Cette habitude a été prise parce que les fidèles ont tendance à adopter la même attitude corporelle que les servants (qui, eux, n’ont pas pour rôle de chanter le Gloria), ce qui est l’exemple parfait de la mentalité de messe basse. N’importe quel chanteur vous dira qu’on chante abominablement mal assis. Chantons debout, ou à genoux ; en tous cas le bassin aligné avec la cage thoracique. J’encourage donc les prêtres à rester courageusement debout à l’autel après avoir fini de réciter le Gloria, pour montrer l’exemple aux fidèles : rappelons que la possibilité qui leur est faite de s’asseoir est une simple permission5. La même chose est vraie pour le Credo, nous n’y reviendrons pas.

Abus (mentalité de messe basse) : si la messe est chantée, la collecte doit être chantée6. On ne peut pas chanter Oremus, puis dire la collecte, comme cela se fait dans l’usage réformé et malheureusement parfois dans l’usus antiquior. L’idée qu’un prêtre qui ne chante pas bien doit se taire est ignoble, puisqu’elle réduit la messe à son aspect exclusivement humain et horizontal. La même chose est vraie de la postcommunion, nous n’y reviendrons pas.

Abus (mentalité de messe basse) : si la messe est chantée, l’Épître peut être chantée7 et l’Évangile doit obligatoirement l’être8. La législation récente impose qu’on emploie la traduction liturgique de ces lectures. La manière la plus rubricale de procéder est donc de chanter le latin liturgiquement (c’est à dire avec Lectio EpistolæDeo gratias, puis Sequentia sancti EvangeliiLaus tibi Christe) puis de répéter les lectures non-liturgiquement en français ; une option audacieuse, quoique non sans fondement historique, peut être de chanter les deux liturgiquement ; une option douteusement licite, mais à mon avis permise, irréprochable sur le fond d’un point de vue liturgique, et assez pratique, est d’omettre le latin et de chanter le français de manière liturgique. En tous cas, l’option la plus répandue qui consiste à lire le français à la place où on devrait chanter la lecture liturgiquement est un abus manifeste. Les tons de l’Épître et de l’Évangile (et celui de la Prophétie pour les messes qui en comportent) s’adaptent assez bien au français.

Abus (paresse/pastoralisme) : il n’est pas permis d’omettre le Graduel9 (ce qui est très fréquent, peut-être même majoritaire dans les messes chantées en France), voire également l’Alléluia, comme on le voit parfois : on chante un Alléluia prévu pour l’usage réformé, comme celui de Berthier, et on omet le verset. S’il faut faire court (encore que ce soit une piètre excuse) ou si la schola n’a pas le niveau (ce qui se comprend mieux), la schola doit chanter ces textes sur un ton psalmodique. Les ressources nécessaires sont disponibles auprès de l’auteur et partout sur Internet.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : à la messe solennelle, depuis la suppression de la lecture privée de l’Épître et de l’Évangile par le prêtre célébrant, les réponses Deo gratias et Laus tibi Christe ne sont plus dites. Le cas de la messe chantée n’est pas clair, mais en tous cas seuls les servants pourraient être tenus de dire ces réponses. En règle générale, l’assemblée chante toutes ses réponses (à l’exception du Domine non sum dignus avant la communion, parce qu’historiquement il ne fait pas partie de la Messe à proprement parler), donc elle ne devrait pas répondre Deo gratias et Laus tibi Christe. Il n’est pas interdit aux fidèles de répondre (de manière générale les fidèles sont très libres dans la messe traditionnelle) mais cette habitude trahit une mentalité de messe basse.

Abus (mentalité de messe basse) : à la messe chantée, il n’est pas permis de réciter le Credo pour gagner du temps6. Prêtres pressés, raccourcissez votre sermon. Les fidèles ne s’en souviendront que mieux.

Abus (paresse) : à la messe chantée, le chant de l’Offertoire n’est pas optionnel9. Si le chœur tient à chanter une polyphonie, tous les Offertoires ont été mis en polyphonie par Palestrina, Lassus, Victoria et leurs collègues10. Si le chœur tient à chanter une polyphonie en particulier qui n’est pas l’Offertoire du jour, de deux choses l’une : soit on n’emploie pas l’encens, et ce n’est pas possible ; soit on l’emploie, et il y a amplement le temps de chanter les deux. Si l’organiste se plaint qu’on ne le laisse pas jouer, alors l’arbitrage doit se faire entre l’orgue et la polyphonie qui n’est pas le propre ; l’Offertoire du propre a droit de cité absolu. Rappelons que l’Offertoire dispose de versets pour le prolonger tout le temps nécessaire.

Abus (mentalité de messe basse) : si on emploie l’encens, et qu’on a chanté l’Offertoire sans ses versets (ou bien, malheureusement, une polyphonie sans l’Offertoire, voir ci-dessus), il est fréquent que le chant se soit interrompu au moment de l’Orate fratres. Alors, dans beaucoup d’églises, le célébrant le dit à voit forte et claire pour que les fidèles répondent de même le Suscipiat. Cette pratique est typique de la mentalité de messe basse et contraire aux rubriques11.

Abus (archéologisme) : le Benedictus du Sanctus doit se chanter à sa suite et avant l’Élévation12, ce qui exclut de la liturgie les Sanctus trop longs. Cet abus est rare mais il existe.

Mauvaise habitude (archéologisme/pastoralisme) : il a été permis, à l’époque où le Benedictus se chantait après l’Élévation, de chanter à son emplacement un pieux motet eucharistique, dans le cas où il serait joint au Sanctus. Cependant, le silence est toujours le meilleur choix pour le temps qui va de l’Élévation au Pater13.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : à la messe solennelle et, par ricochet, à la messe chantée, les servants et assistants in choro ne sont tenus de s’agenouiller qu’à la consécration (de Hanc igitur à Hæc quotiescumque), sauf aux temps pénitentiels où les rubriques prescrivent un agenouillement plus long14. Les fidèles doivent pouvoir sans jugement s’agenouiller pendant tout le Canon ou seulement pour la consécration. Il s’agit d’une contamination par mentalité de messe basse, l’agenouillement pendant tout le Canon étant la coutume de cette dernière.

Abus (paresse) : tout ce que nous avons dit sur le chant de l’Offertoire vis-à-vis des pieux cantiques et motets s’applique également à la communion. L’antienne de communion, avec ses versets, est un processionnal, et doit donc être chantée en premier, dès la fin du Domine non sum dignus des fidèles, et pendant la procession de communion6. S’il y a grand concours de peuple, c’est une mauvaise habitude de la chanter sans versets pour faire de la place au reste du programme musical. La durée très importante de la purification, quand le célébrant est consciencieux, ce qu’on peut espérer, doit suffire à la chorale pour satisfaire ses fringales polyphoniques ou le souhait de l’assemblée de chanter un pieux cantique, voire les deux.

Objections et solutions

« Après tout, ces abus sont bien moins graves que ceux qui existent dans l’usage réformé ! » me rétorqueront certains traditionalistes bon teint. Et depuis quand peut-on excuser sa propre turpitude par celle des autres ? L’existence de ce genre d’argument n’est pas un exemple très reluisant de la formation morale de notre milieu.

« La chorale ne sait pas chanter le propre en grégorien », entend-on partout. Si la chorale sait lire la musique, elle sait chanter le propre en grégorien ; à plus forte raison si elle est capable de chanter une polyphonie de la Renaissance. Si elle ne veut pas répéter le Graduel, elle peut le psalmodier. Les Introïts et Communions sont si faciles que même une assemblée devrait pouvoir les chanter, avec un peu de formation. L’Offertoire mérite qu’on le répète deux ou trois fois avant la Messe pour le mettre en place : c’est l’affaire d’un quart d’heure.

« On est pas des moines » : cette objection est digne d’un slogan politique du genre le plus fangeux. Le chant grégorien n’a rien de monastique. Les moines l’ont conservé quand les fidèles l’ont abandonné, parce qu’ils sont conservateurs, alors que les fidèles sont dilettantes. Le propre grégorien de la Messe n’est pas très long et laisse une large place aux autres genres de musique. Il semble long parce que, pas répété par une chorale paresseuse, il est chanté presque partout beaucoup trop lentement.

« Le fait de réciter les réponses des servants (Deo gratias après l’épître, Laus tibi Christe, Suscipiat Dominus) correspond à un désir légitime de participation des fidèles » : voilà un argument que je n’entends pas souvent, et qui est très juste. Il me semble aisé de mettre ces réponses en musique sur un ton approprié ; resterait ensuite à modifier les rubriques pour donner aux fidèles la possibilité de les chanter, comme c’est le cas pour les deux premières réponses dans l’usage réformé (du moins en théorie). En attendant, la propension à les réciter relève d’une mentalité de messe basse.

« C’est pas grave » : voilà l’objection, fort courante, qui me donnera ma conclusion. La liturgie est un acte collectif de tout le peuple de Dieu, où chacun occupe une fonction qu’il reçoit de l’Église15 : prêtre, diacre, sous-diacre, lecteur, servant, chantre (ou psalmiste), schola ou chorale, assemblée, organiste. Une communauté chrétienne qui a la louange de Dieu au cœur de sa vie ne commet, si ce n’est pressée par les circonstances, aucun des abus ci-dessus, n’adopte aucune de ces mauvaises habitudes, car chacun y connaît son rôle, et le remplit entièrement sans en déborder.

La mentalité de messe basse est intimement liée à l’idée selon laquelle le célébrant peut arbitrairement modifier de fond en comble la forme de la célébration ; idée fausse, contre-nature, scandaleuse, et pourtant considérée comme normale dans beaucoup de paroisses qui emploient l’usage réformé. À nous, fidèles attachés à l’usus antiquior, il faut un sursaut d’humilité pour réapprendre à recevoir la liturgie au lieu de vouloir la faire.


  1. De Musica Sacra et Sacra Liturgia (dans la suite MS58), S. Congrégation des Rites, 1958, §32a
  2. Codex rubricarum 1960 (dans la suite CR60), S. Jean XXIII, §426 et les décrets de 1884 et 1886 de la S. Congrégation des Rites
  3. Tra le sollecitudini (dans la suite TLS), motu proprio de S. Pie X, 1903, §8 et 11
  4. MS58, §25b
  5. CR60, §523-524
  6. Par exemple CR60, §271
  7. CR60, §514
  8. Ritus servandus in celebratione Missae (dans la suite RS62), missel romain de 1962, VI, §4, et CR60, §271
  9. CR60, §469 et §513e, MS58, §27b pour l’offertoire et §27c pour la communion
  10. Entrez l’incipit dans https://www.cpdl.org/
  11. RS61, VII, 7 et 11, et CR60, §513d
  12. TLS, §22
  13. MS58, §27f
  14. CR60, §521c
  15. CR60, §272

Crédit photo : Mater Dei Latin Mass Parish, Irving, Texas. Abbé Thomas Longua, FSSP, célébrant ; abbé Terrence Gordon, FSSP, diacre de la messe ; abbé Phil Wolfe, FSSP, sous-diacre de la messe.

Les nouvelles collectes : l’exemple de saint Laurent

Nous célébrions hier la fête de saint Laurent de Rome, diacre, mort martyr sur un gril en 258 sous la persécution de l’Empereur Valérien.

Laurent était, comme diacre, attaché au service du Pape Sixte II. Celui-ci ayant été condamné à mort, Laurent, dont le plus ardent désir était de mourir avec celui qu’il considérait comme son père spirituel, le suivait en pleurant et lui disait :

« Quo progréderis sine fílio, pater ? quo, sacérdos sancte, sine minístro próperas ? » : « Où allez-vous, mon père, sans votre fils ? Saint pontife, où allez-vous sans votre diacre ? » (première antienne de Matines dans l’usage traditionnel, supprimée dans l’usage réformé).

Le pape lui répondit : « Non ego te désero, fili, neque derelínquo; sed majóra tibi debéntur pro Christi fide certámina. » : « Je ne t’abandonne pas, mon fils, ni ne te déserte ; mais une épreuve plus pénible t’est réservée, pour la foi au Christ. » (troisième antienne de Matines dans l’usage traditionnel, supprimée dans l’usage réformé).

Ce sont ce Sixte et ce Laurent qui sont mentionnés au Canon romain (ou première prière eucharistique dans l’usage réformé).

Cette fête nous donne l’occasion de nous pencher sur la manière dont ont été composées les prières d’ouverture, ou collectes, de la liturgie réformée ; il faut noter d’ailleurs que la prière d’ouverture de la messe est également utilisée pour conclure certains offices de la liturgie des heures, son importance dans la prière de l’Église ne saurait donc être exagérée.

Les textes liturgiques

La collecte du missel de 1962 est la suivante :

Da nobis, quǽsumus, omnípotens Deus: vitiórum nostrórum flammas exstínguere; qui beáto Lauréntio tribuísti tormentórum suórum incéndia superáre.

Nous te prions, Seigneur, d’éteindre en nous l’ardeur de nos vices, toi qui as donné au bienheureux Laurent la force de surmonter les flammes de ses tourments.

Cette collecte, bien attestée dans quarante-neuf manuscrits existants à partir du VIIIe siècle, est universellement utilisée pour saint Laurent, et presque toujours le jour même de sa fête (une poignée de manuscrits utilisent cette oraison à la vigile ou à l’octave). La seule variation textuelle de cette prière est l’ajout de martyri après Laurentio, dans cinq manuscrits.

En revanche, la collecte de l’usage réformé est une composition nouvelle, assemblée à partir de trois sources préexistantes (deux collectes et une préface) : on parle de centonisation. Les parties issues des trois sources sont mises en évidence ci-dessous de manière différente :

Deus, cuius caritátis ardóre beátus Lauréntius 
servítio cláruit fidélis et martýrio gloriósus,
fac nos amáre quod amávit, et ópere exercére quod dócuit.

C’est l’ardeur de ton amour, Seigneur, qui a donné au diacre saint Laurent de se montrer fidèle dans son service, et d’accéder à la gloire du martyre : accorde-nous d’aimer ce qu’il aimait, et d’accomplir ce qu’il a enseigné.

Les sources

La première source de cette composition nouvelle est une collecte universellement utilisée pour saint Laurent, attestée dans vingt-neuf manuscrits, dont le sacramentaire gélasien, datant du VIe siècle : ci-dessous en gras, la partie utilisée dans notre centonisation.

Deus, cuius caritatis ardore beatus Laurentius edaces incendii flammas, contempto persecutore, devicit, concede propitius, ut omnes, qui martyrii eius merita veneramur, protectionis tuae auxilio muniamur. 

O Dieu, qui donne cette ardeur d’amour pour toi par laquelle saint Laurent, après avoir défié le persécuteur, a surmonté le feu dévorant de l’incendie, accorde dans ta miséricorde que tous ceux qui vénèrent les mérites de son martyre soient défendus par le secours de ta protection.

La deuxième source est une préface pour saint Laurent, attestée dans seulement trois manuscrits, dont le Sacramentaire Léonien (Ve siècle), peut-être pour la vigile de sa fête ; ci-dessous en gras, la partie utilisée (lourdement modifiée) dans notre centonisation.

Praevenientes natalem diem beati Laurentii, qui levita simul martyrque venerandus, et proprio claruit gloriosus officio, et memoranda refulsit passione sublimis.

Anticipant l’anniversaire de saint Laurent, vénéré comme diacre et martyr, particulièrement remarquable et glorieux dans son devoir, et dont la sublime passion est un rappel lumineux.

La troisième et dernière source est une autre collecte, qui, avant la suppression de l’octave de saint Laurent par le pape Pie XII dans Cum nostra hac aetate (23 mars 1955), était la collecte de cette octave (17 août). Elle est présente dans trente-quatre manuscrits, à partir du VIIIe siècle, et utilisée pour saint Laurent dans tous ces manuscrits (dans un manuscrit, cette prière est dupliquée et utilisée pour saint Maurice). En gras, la partie utilisée pour notre centonisation :

Excita, domine, in ecclesia tua spiritum, cui sanctus Laurentius levita servivit, ut, eodemnos replente studeamus amare, quod amavit, et opere exercere, quod docuit.

Seigneur, suscite dans ton Église l’Esprit que servait saint Laurent diacre, afin que, remplis du même Esprit, nous nous efforcions d’aimer ce qu’il a aimé et de mettre en pratique ce qu’il a enseigné.

Toutes les prières anciennes utilisées pour composer la nouvelle collecte du Missel réformé sont donc associées à saint Laurent dans la tradition manuscrite, ce qui est un important point positif.

Les biais de la centonisation

La centonisation est une pratique assez habituelle dans l’élaboration de textes liturgiques, mais généralement on assemble plutôt des versets bibliques, en les juxtaposant, pour en faire ressortir un sens qui n’est pas évident dans le contexte de chacun des versets employés, par exemple en rapprochant un verset de l’Ancien Testament avec un verset du Nouveau. Il y avait eu par le passé des centonisations à partir d’oraisons, mais assez rarement, et jamais à l’échelle d’un missel entier (presque 80% des collectes du nouveau missel sont des centonisations, voire des compositions originales).

Personne ne songerait à critiquer en soi la réintroduction dans la liturgie d’une collecte du Ve siècle, ou d’une autre du VIIIe siècle, ce que sont la première et la troisième source de notre centonisation. Mais, après avoir vu les parties de ces sources qui ont été employées pour composer la nouvelle collecte, il est nécessaire de nous pencher sur les parties qui ont été rejetées. L’allusion à la façon dont saint Laurent a été martyrisé (edaces incendii flammas) a été supprimée de la première source, ainsi que toute notion de besoin et de supplication de la protection de Dieu (protectionis tuae auxilio muniamur), et de persécution (contempto persecutore), mais surtout, l’idée que son martyre est méritoire (martyrii eius merita) est occultée.

En outre, la demande de la nouvelle collecte, pour que nous puissions aimer ce que saint Laurent a aimé et mettre en pratique son enseignement (fac nos amáre quod amávit, et ópere exercére quod dócuit) a été fortement abrégée par rapport au texte d’origine. La troisième source, dont cette phrase est issue, demande à Dieu d’envoyer son Esprit Saint dans son Église et de nous remplir de ce même Esprit, comme l’était saint Laurent ; ce n’est que par le moyen de cette grâce divine que nous pourrons nous efforcer d’aimer ce que saint Laurent aimait et de mettre en pratique son enseignement.

Il est donc remarquable de constater que, dans cette nouvelle collecte, nous demandons à Dieu la charité et le salut, mais que les moyens de ces fins, mentionnés dans les sources, à savoir la grâce divine et les mérites de la Passion du Christ, à laquelle s’unissent les mérites des saints et spécialement ceux des martyrs, sont absents du résultat de leur centonisation.

Une réécriture nécessaire ?

Dans la collecte du Missel de 1962, nous demandons que nos propres vices soient éteints (vitiórum nostrórum flammas exstínguere), tout comme saint Laurent, dans son martyre, a surmonté le supplice des flammes (tribuísti tormentórum suórum incéndia superáre). Les réformateurs auraient-ils trouvée inélégante l’allusion au « vice », et la description du martyre, trop crue pour nos fins et sensibles esprits modernes ?

Il faut rappeler ici les mots lumineux du Concile Vatican II dans sa constitution Sacrosanctum Concilium :

On ne fera des innovations que si l’utilité de l’Église les exige vraiment et certainement, et après s’être bien assuré que les formes nouvelles sortent des anciennes par un développement en quelque sorte organique.

Sacrosanctum Concilium n°23

Dans l’exemple spécifique de la réécriture de la collecte (ou prière d’ouverture) pour saint Laurent, le résultat de la réforme correspond-il à ce qu’a voulu le Concile par ces mots ? Employer une des deux collectes anciennes (première et troisième source) aurait certainement correspondu au critère de continuité organique, mais pourquoi les fusionner, et pourquoi employer une préface pour « boucher les trous » ? On ne peut pas dire que le résultat sort de ses sources par un développement organique.

Mais surtout, c’est la nécessité certaine de réécrire la collecte du missel tridentin (dont il faut rappeler qu’elle est tout aussi ancienne !) qui n’est pas établie : était-il certainement nécessaire de ne plus parler de « nos vices », ou du « supplice des flammes », ou plus généralement de réécrire cette oraison ? On laissera le lecteur répondre pour lui-même à cette question.

Conclusion

Nous avons jugé à propos, plutôt que d’émettre une opinion de portée générale sur les oraisons du missel des saints Paul VI et Jean-Paul II, de donner à nos lecteurs l’historique d’élaboration d’une unique oraison, prise comme exemple. Cet exemple est représentatif, puisque les centonisations de trois sources ou plus forment la majorité des oraisons du nouveau missel. Les biais relevés dans la manière dont les passages centonisés ont été sélectionnés se retrouvent également dans de nombreuses autres oraisons.

Le Saint-Père écrivait dans la lettre d’accompagnement du Motu Proprio Traditionis Custodes : « Quiconque veut célébrer avec dévotion selon les formes antérieures de la liturgie peut trouver dans le Missel romain réformé selon le Concile Vatican II tous les éléments du Rite romain ».

L’exemple que nous avons traité aujourd’hui illustre pourquoi l’usage réformé, même célébré dignement, vers l’orient, en latin et avec chant grégorien, n’est pas interchangeable avec l’usage ancien. Il ne s’agit pas de juger ici de l’infériorité de l’un sur l’autre, mais simplement de constater que chacun contient des richesses dignes d’êtres préservées, « pour perpétuelle mémoire ».


Cet article est librement inspiré d’un article de M. Matthew Hazell sur le blog Rorate Caeli, que nous remercions vivement pour son étude sur les oraisons de la Saint-Laurent.

This article is freely inspired by another one by Mr. Matthew Hazell on the Rorate Caeli blog, whom we thank greatly for his study on St. Lawrence’s euchology.

Chantez votre mot d’accueil avec les tropes d’introït

1. Un peu d’histoire

1.1 Qu’est-ce qu’un trope ?

Honegger, dans son Dictionnaire de la Musique, donne la définition la plus générale du trope latin et sans doute la meilleure : « Le trope est un développement musical et littéraire d’une pièce de chant liturgique ». Il s’agit donc d’une pièce para-liturgique, comme le sont par exemple les cantiques, que notre confrère Isidore de Kiev a su si bien défendre dans l’article de ce blog qui leur est consacré : nous y reviendrons. Mais ce qui caractérise les tropes est le lien intime, textuel comme musical, avec une pièce de l’ordinaire ou du propre.

1.2. Deux typologies

Les musicologues distinguent volontiers les tropes logogènes, où le texte est premier et la mélodie composée pour le texte ; mélogènes, où le texte est composé pour s’adapter à une mélodie préexistante ; et méloforme, développement purement musical sans ajout de texte. Les jubilus primitifs étaient des tropes méloformes : certains sont passés dans les livres liturgiques, ce sont ces longues phrases sans paroles qui ponctuent les Alléluias grégoriens ; les autres sont tombés hors d’usage.

Les liturges vont peut-être préférer une autre typologie :

  • Tropes d’adaptation, qui reprennent une mélodie mélismatique1 préexistante en y adaptant des paroles nouvellement composées : c’est le cas de tous les tropes de Kyrie (Orbis Factor, Cunctipotens Genitor, etc.), et de certaines séquences qui utilisent la mélodie de l’Alléluia qui les précède, comme le Veni Sancte Spiritus.
  • Tropes de développement, qui ont pour fonction essentielle d’allonger la musique d’une pièce aux dimensions de l’action liturgique. On peut ranger dans cette catégorie les versets d’offertoire, sauf si on considère qu’ils font partie de la pièce elle-même (l’auteur ne prendra pas position).
  • Tropes d’interpolation ou d’encadrement, courtes gloses qui méditent sur le texte d’une pièce ou bien l’expliquent à l’assemblée, en s’insérant entre deux phrases du texte (interpolation) ou bien en l’introduisant ou en le concluant (encadrement). C’est à cette catégorie qu’appartiennent la plupart des tropes d’introït, et c’est ceux-là que nous allons examiner ici.
Exemple de trope d’adaptation mélogène : le Cunctipotens genitor Deus, sur l’air du Kyrie IV
(transcrit du Graduel de Fontevraud par l’auteur)

1 On appelle mélisme une suite de notes chantées sur la même syllabe. On parle alors de style mélismatique, par opposition au style syllabique. Par exemple, les Kyrie sont mélismatiques, les Credo sont principalement syllabiques.

1.3. Vie et mort des tropes

Les tropes sont souvent présentés à tort comme un développement tardif qui a accompagné la dégénérescence du chant grégorien aux 14e et 15e siècles. C’est tout à fait faux : s’ils n’ont pas l’antiquité du chant grégorien lui-même, les manuscrits les plus anciens que nous possédons incluent de nombreux tropes de tous les genres.

Le propre du temps était déjà presque stabilisé dès le milieu du 9e siècle par les efforts de normalisation de Charlemagne. La créativité humaine ayant horreur de l’immobilisme, il est facile d’imaginer qu’une fois le propre gravé dans le marbre les compositeurs ont tout de suite commencé à le développer par des textes et des mélodies nouvelles.

À partir de la fin du 12e siècle, les tropes d’introït vont muter vers une nouvelle forme musicale : le conduit (conductus), dont le nom vient de ce qu’il est destiné à accompagner la procession d’entrée. Il s’agit d’un chant de marche, mesuré, qui tranche avec le rythme très libre et psalmodique des tropes d’introït du haut moyen-âge. Dès cette époque, le lien entre conductus et l’introït qu’il accompagne ou introduit, devient de plus en plus lâche ; en définitive, le conduit deviendra le motet de procession, encore souvent basé sur la mélodie grégorienne. Puis, le motet, de plus en plus complexe et difficile d’exécution, deviendra cantique populaire là où le chœur n’est pas assez expert pour le chanter. C’est à ce stade que le lien avec le répertoire grégorien sera tout à fait perdu.

2. À quoi ressemble un trope d’introït ?

L’œuvre de restauration des tropes à partir des manuscrits grégoriens n’est qu’à peine commencée : le plus bel effort dans ce domaine jusqu’ici a été le travail de Ferdinand Haberl (1906-1985), président de l’institut pontifical de musique sacrée de 1970 à 1981. Son recueil de 86 tropes d’introït, toujours disponible chez ACV Deutschland (6€ + 4€ de port), rassemble les pièces les plus remarquables de ce genre oublié. En voici quelques-unes.

2.1. Oyez, oyez, braves gens !

L’une des fonctions du trope d’introït médiéval est clairement d’obtenir un peu de silence de la part de l’assemblée et de signaler, la cloche étant peut-être insuffisante, le début de la procession d’entrée. Dans la plupart des cas, cette fonction est combinée avec une explication relativement simple de la fête du jour :

(trope) Aujourd’hui, l’Esprit Saint descend sur les apôtres et remplit toute la terre.
(trope) Oyez, oyez ! Chantres, dites-leur !
(ant) L’Esprit du Seigneur remplit le globe de la terre, alléluia.
(trope) Aujourd’hui, l’Esprit Défenseur remplit toute cette maison de son feu divin !
(ant) Et lui qui contient toutes choses, connait toute parole.
(trope) Rendons donc grâces à la sainte Trinité, à l’unique Majesté :
(ant) Alléluia, alléluia, alléluia.

Trope Hodie Spiritus Sanctus de l’introït Spiritus Domini de la Pentecôte
Début du trope Hodie Spiritus Sanctus

2.2. Une méditation chantée

De nombreux tropes forment également une méditation-commentaire d’une grande profondeur, sur les paroles de l’introït lui-même, parfois en s’insérant dans la phrase grammaticale sans jamais en modifier le sens réel. En voici un exemple traduit par l’auteur :

(trope) Époux de l’Église, lumière des nations, qui a consacré le baptême et qui sauves toute la terre :
(ant) Voici qu’il vient,
(trope) Jésus, dont les rois des nations viennent s’enquérir à Jérusalem chargés de dons mystiques, demandant où est celui qui est né,
(ant) Le Seigneur souverain.
(trope) Nous aussi, nous avons vu l’étoile : nous aussi, nous savons bien que le Roi des rois est né !
(ant) La royauté est dans sa main,
(trope) À lui seul nous rendons l’honneur, la gloire, la louange et le triomphe,
(ant) Et la puissance, et la souveraineté.

Trope Ecclesiæ sponsus de l’introït Ecce advenit de l’Épiphanie.
Début du trope Ecclesiæ sponsus

2.3. Une invitation aux fidèles ?

La plupart des tropes s’adressent implicitement à l’assemblée, en appelant son attention (Eia ! Eia !), en lui posant une question rhétorique :

Qui cherchez-vous dans la mangeoire, dites-nous, bergers ? Le Sauveur, le Christ, le Seigneur, comme nous l’a dit l’ange.

Trope Quem quæritis de l’introït Puer natus est du jour de Noël

Ils s’y adressent quelquefois explicitement, y compris pour inviter la foule à se joindre au chant du chœur pour les parties les plus connues de l’introït. À Pâques, par exemple, le trope Resurrexit Dominus et l’antienne d’introït sont entremêlés, et en voici la fin :

(ant) Je suis ressuscité, et je suis toujours avec toi, alléluia, […]
(ant) Ta sagesse s’est montrée admirable, alléluia,
(trope) Chantons tous, clercs comme laïcs, celui à qui sont louange, honneur et force,
(trope) Au Seigneur ressuscité sur son trône céleste, avec le peuple des fidèles :
(ant) Alléluia, alléluia.

(ant) Resurrexi et adhuc tecum sum, alleluia […]
(ant) Mirabilis facta est scientia tua, alleluia
(tropus) Decantemus omnes, clerus atque vulgus, quem laus decet, honor, virtus,
(tropus) Resurgenti Domino cum fideli populo in excelso solio :
(ant) Alleluia, alleluia.

2.4. Un peu de pub pour la schola

Le plus célèbre des tropes d’introït reste le Gregorius præsul, qui a même l’honneur d’une page Wikipédia. Chanté le premier dimanche de l’avent en introduction de l’introït Ad te levavi, il est exceptionnel en ceci qu’il ne commente pas la fête du jour ou le texte de l’introït, mais parle de l’introït lui-même en tant que pièce musicale, et de tout le Graduel en tant que livre liturgique. On pourrait donc l’appeler un méta-trope.

Grégoire évêque […] rénova l’œuvre des Pères
et composa donc ce recueil d’art musical
à l’usage des scholæ cantorum au long de l’année.
Oyez ! Choristes, chantez avec le psalmiste : Ad te levavi…

Gregorius præsul [..] renovavit monumenta patrum priorum,
Tunc composuit hunc libellum musicæ artis
Scholæ cantorum anni circuli
Eia, paraphonista, dic cum psalmista : Ad te levavi…

La Schola Metensis en a enregistré une variante qu’on peut écouter sur cette page. En voici la partition issue du Graduel de Gaillac, avec la superbe lettrine du Ad te levavi qui le suit :

Peut-on y voir une manière pour la schola d’expliquer ses outils, son rôle et son travail à l’assemblée des fidèles ? L’auteur n’en doute pas.

3. Chanter un trope d’introït au 21e siècle ?

On a déjà écrit que parmi les très (trop ?) nombreuses portes ouvertes par le missel de 1969, on trouvait, dans la troisième forme de la préparation pénitentielle, la possibilité de chanter les antiques tropes de Kyrie ; de même, la permission donnée à l’introduction d’une brève monition au début de la Messe constitue une porte ouverte à l’emploi des tropes d’introït. Nous allons voir comment.

3.1. Dans la forme extraordinaire

Les rubriques du missel de 1962 ne mentionnent pas les tropes d’introït et, d’ailleurs, insistent sur le fait qu’il faut chanter l’introït qui se trouve dans le graduel romain, c’est à dire sans tropes. Cependant, là où un équilibre s’est créé entre fidélité à l’esprit de la liturgie et souplesse vis-à-vis des rubriques, on les chante de temps à autre : par exemple le trope Audite Insulæ pour la nativité de Saint Jean-Baptiste, à Saint-Eugène (Paris). Cela reste contra legem, diront les tridentinistes : tant pis pour eux.

Le choix fait dans cet exemple est de placer la schola dans la procession d’entrée, avec le tropiste en dernier (pour l’occasion confondu avec le chef de chœur). Ce choix a l’avantage d’illustrer le caractère processional du trope d’introït ; il a l’inconvénient de ne pas s’adresser à l’assemblée. En effet, dans le texte du trope comme dans celui de l’introït avec lequel il est entremêlé, c’est Jean Baptiste qui parle aux païens ; la schola tient le rôle de Jean Baptiste, il est assez logique qu’elle s’adresse à l’assemblée aussi bien qu’à Dieu (qui est le premier et principal auditoire, rappelons-le, de toute musique liturgique).

Écoutez, îles de la mer, soyez attentifs, tous les peuples : de loin le Seigneur m’a appelé, dès le ventre de ma mère le Seigneur a appelé mon nom.

Audite, insulæ, et attendite, populi : de longe Dominus ab utero vocabit me, de ventre matris meæ vocabit Dominus nomine meo.

L’aspersion dominicale relègue par contre le trope d’introït, qui ne peut être employé que comme processionnal, aux fêtes hors du dimanche, à moins d’organiser une deuxième procession d’entrée entre l’aspersion et le début de la messe, ce qui ne serait pas sans fondement.

3.2. Dans la forme ordinaire, à l’ancienne

La forme ordinaire fait les provisions rubricales nécessaires pour que le trope d’introït y soit tout à fait licite. La manière de le chanter est la suivante : on commence à chanter dès le début de la procession d’entrée, en chantant le trope et l’antienne d’entrée tels qu’ils sont imbriqués ensemble ; puis on chante le verset, puis on répète l’antienne seule. Si les encensements durent, on continue comme pour toute Messe (vraiment) chantée, en prenant d’autres versets ou un Gloria Patri et en reprenant l’antienne seule. Dans tous les cas, le trope n’est chanté qu’une fois.

Il importe de faire figurer le texte du chant, complètement développé (antienne tropée, verset, antienne non tropée) sur la feuille de Messe, afin de ne pas donner aux fidèles un sentiment de dépossession qui les ferait sortir d’une attitude de participation intérieure au chant de la schola. Ceci présente une difficulté là où le grégorien est si bien ancré, que tous les fidèles ont un missel grégorien et que l’édition de feuilles de Messe est superflue. Il semble clair qu’en 2020, ces endroits sont rares.

Les tropistes devraient, au contraire du chantre, faire face à l’assemblée, à laquelle ils s’adressent explicitement. Les soli étant, en liturgie, idéalement réservés au prêtre, il est bon que les tropistes soient deux ou trois, pas plus, le service du texte du trope nécessitant une certaine rapidité d’exécution peu compatible avec un chœur nombreux. Ils doivent être en tous cas beaucoup moins nombreux que la schola : si on n’a que quatre ou cinq choristes, le tropiste devra être seul. Il importe également que le tropiste soit physiquement distinct de la schola, et même idéalement hors du sanctuaire, afin d’illustrer son rôle para-liturgique et non liturgique. À ce titre, les pupitres d’animateur, délaissés par toutes les bonnes scholas, pourront retrouver une utilité. Il est tout à fait exclu que le tropiste chante depuis l’ambon.

3.3. Comme un mot d’accueil chanté ?

Pour éviter d’avoir à imprimer des feuilles, une solution facile est de plutôt chanter le trope en français. Dans cette option, deux problèmes se posent :

Premièrement, l’alternance entre français et latin au sein de l’introït (étant entendu que l’introït reste en latin ; je ne développe pas le cas de l’introït français, aujourd’hui pratiquement inexistant). Cette alternance est de nature à étonner les fidèles et nuit à la compréhension d’ensemble du texte.

Deuxièmement, l’adaptation nécessaire à la mélodie grégorienne : on risque de devoir faire un choix impossible entre musicalité du trope et qualité de la traduction.

Aussi, si on choisit la voie des tropes en français, le chemin le plus sûr est probablement d’adapter le trope pour lui donner la forme du Gregorius præsul évoqué plus haut : celle, non d’un trope intercalaire, mais d’une introduction chantée, sur le mode grégorien de l’introït qui va suivre immédiatement. On se rapproche alors nettement de la fonction para-liturgique du mot d’accueil (à laquelle, comme on l’a vu, les tropes d’introït antiques ne sont pas étrangers). L’introduction à l’introït en français ne présente que des avantages par rapport au sempiternel mot d’accueil :

  • Elle n’est pas improvisée mais doit être fixée par écrit, ce qui en augmentera mécaniquement la qualité textuelle dans des proportions dramatiques.
  • Elle ne met pas en avant la personne du célébrant puisqu’elle est donnée par un groupe de chanteurs anonymes.
  • Elle supprime le caractère mondain et interpersonnel du mot d’accueil (que ceci soit un avantage sera probablement débattu : l’auteur tient ferme sa position).
  • Elle est chantée, et chantée sur le ton de l’introït qui suit, ce qui la connecte efficacement à l’action liturgique à laquelle elle est subordonnée.

Curés de tous les pays, cessez d’improviser votre mot d’accueil : vous n’êtes pas des comédiens de one-man-show et vos paroissiens ne seront ni plus ni moins vos amis parce que vous ne leur aurez pas souhaité la bienvenue entre le signe de croix et le Confiteor. Rédigez deux phrases sur le saint du jour ou sur les lectures du dimanche, et confiez-les à votre chantre favori pour qu’il les chante sur le ton de l’introït. Et naturellement, si votre paroisse ne chante pas déjà l’introït, il est temps de vous y mettre par la même occasion.

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