Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

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Pourquoi Romains 12,1 est la clé de Ratzinger pour l’esprit et la vérité du culte ( Mariusz Biliniewicz )

Article provenant du site Adoremus, vous retrouverez l’article original ici.

Mariusz Biliniewicz est actuellement directeur du bureau de liturgie de l’archidiocèse de Sydney, en Australie. Il a travaillé à l’Université de Notre Dame d’Australie en tant que maître de conférences en théologie et doyen associé de la recherche et du développement académique. Il a étudié et travaillé en Pologne, en Irlande et en Australie, et a donné des conférences et publié des articles à l’échelle internationale sur un certain nombre de sujets théologiques. Il s’intéresse à la théologie catholique contemporaine, à la liturgie, aux sacrements, au Concile Vatican II, aux intersections entre l’ecclésiologie et la théologie morale, à la foi et à la raison, et à la théologie systématique générale.


Dans les religions pré-chrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l'expiation : l'homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d'un sentiment d'inadéquation et d'insuffisance : l'offrande ne pouvait toujours être qu'un remplacement du véritable don, qui est l'homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la récolte ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre. Source de l'image : AB/Wikipdedia

Dans les religions pré-chrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l’expiation : l’homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d’un sentiment d’inadéquation et d’insuffisance : l’offrande ne pouvait toujours être qu’un remplacement du véritable don, qui est l’homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la récolte ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre.
Source de l’image : AB/Wikipdedia

Romains 12,1 doit être l’une des citations bibliques préférées de Joseph Ratzinger/Benoît XVI. Elle apparaît dans plusieurs de ses principaux ouvrages sur la liturgie, et elle est souvent utilisée dans son traitement de la nature sacrificielle de l’Eucharistie. Dans ce passage, saint Paul écrit : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à présenter vos corps comme un sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu, ce qui constitue votre culte spirituel » (Revised Standard Version). L’idée de « culte spirituel » (Gr. λογικὴν λατρεία) est traduite dans la langue anglaise de diverses manières : la New International Version parle de  » culte vrai et approprié « , la Douay Rheims-American Edition de « service raisonnable « , l’American Standard Version de « service spirituel « , la Christian Standard Bible de  » vraie culte « , le Phillips New Testament in Modern English de  » culte intelligent « , la New American Standard Bible de  » service spirituel du culte « , la New Catholic Bible de  » un acte spirituel de culte  » et la New English Translation de « service raisonnable « .

Dans l’Ancien Testament, des sacrifices sanglants d’animaux devaient être offerts par les prêtres à Dieu afin de reconnaître sa souveraineté et d’obtenir sa bénédiction. Cependant, le culte du Temple prescrit par la Loi « était aussi toujours accompagné d’un vif sentiment de son insuffisance. » Le peuple de Dieu s’est lentement et progressivement rendu compte qu’il n’y avait rien qu’il puisse offrir à Dieu qui possède tout. Dieu voulait autre chose….
Source de l’image : AB/Wikipedia

Pour comprendre ce que cette idée signifie pour Ratzinger, nous devons la placer dans le contexte de sa compréhension générale du sacrifice au sens chrétien (saint Paul parle de « sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu »). Dans L’esprit de la liturgie (SL), Ratzinger estime que la véritable signification du sacrifice chrétien (c’est-à-dire la messe) est « enfouie sous les débris d’interminables malentendus » (SL, 27) et que cela pose des problèmes non seulement dans le dialogue œcuménique avec les chrétiens non catholiques, mais aussi dans le débat théologique et liturgique interne au catholicisme.

Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre.

Romains 12,1

Le Sacrifice avant le Christ

Ratzinger croit que « dans toutes les religions, le sacrifice est au cœur du culte » (SL, 27) et que la centralité de ce concept dans l’histoire des religions est l’expression de quelque chose d’important, une réalité qui nous concerne également (SL, 19). Dans les religions préchrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l’expiation : l’homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d’un sentiment d’inadéquation et d’insuffisance : l’offrande ne pouvait toujours être qu’un remplacement du véritable don, qui est l’homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la moisson ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre.

On peut dire la même chose du système sacrificiel de l’Ancien Testament. Des sacrifices sanglants d’animaux devaient être offerts par les prêtres à Dieu afin de reconnaître sa souveraineté et d’obtenir sa bénédiction. Cependant, le culte du Temple prescrit par la Loi « était toujours accompagné d’un vif sentiment de son insuffisance » (SL, 39). Le peuple de Dieu s’est lentement et progressivement rendu compte qu’il ne pouvait rien offrir à Dieu qui possède tout. Dieu voulait autre chose : « Plus précieuse que le sacrifice est l’obéissance, la soumission meilleure que la graisse des béliers ! » (1 Samuel 15, 22) ;  » Je désire l’amour inébranlable et non les sacrifices, la connaissance de Dieu, plutôt que les holocaustes  » (Osée 6, 6). Cela a été confirmé par Dieu lui-même qui, par l’intermédiaire des prophètes, a accusé Israël de cultiver des gestes vides qui ne s’accompagnent pas d’une transformation intérieure du cœur :  » Si j’avais faim, je ne te le dirais pas, car le monde et tout ce qu’il contient est à moi. Est-ce que je mange la chair des taureaux, ou est-ce que je bois le sang des chèvres ? Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâces, et fais tes vœux au Très-Haut » (Psaume 50 [49], 12-14) ; ou encore : « Je déteste, je méprise vos fêtes, et je ne prends aucun plaisir à vos assemblées solennelles. Vous me proposez vos holocaustes et vos offrandes de céréales, mais je ne les accepte pas, et je ne regarde pas les sacrifices de paix de vos bêtes grasses. Éloigne de moi le bruit de tes chants, je n’écouterai pas la mélodie de tes harpes » (Amos 5:21-23).

Le véritable abandon à Dieu consiste en l’union de l’homme et de la création avec Dieu. l’appartenance à Dieu n’a rien à voir avec la destruction ou le non-être : il s’agit plutôt d’une manière d’être. cela signifie se perdre soi-même comme seule manière possible de se trouver soi-même.

Un tournant s’est produit avec l’exil à Babylone. En terre étrangère, il n’y avait pas de Temple, pas de forme publique et communautaire du culte divin tel que décrété dans la loi. Israël était privé de culte et se tenait devant Dieu les mains vides. Or, c’est précisément cette situation de crise qui a entraîné une révision de la théologie du culte dans l’Ancien Testament. C’est précisément « le vide même des mains d’Israël, la lourdeur de son cœur, qui devait désormais être un culte, servir d’équivalent spirituel aux oblations manquantes du Temple ». Ce sont les souffrances d’Israël  » par Dieu et pour Dieu, le cri de son cœur brisé, sa plaidoirie persistante devant le Dieu silencieux, qui devaient compter à ses yeux comme des « sacrifices gras » et des holocaustes entiers  » (SL, 45).

La situation dans laquelle se trouvait Israël a coïncidé avec la rencontre de la critique grecque du culte en tant que tel. Celle-ci a conduit au développement de l’idée de λογικὴν λατρεία (θυσία) : le culte spirituel, le culte selon le Logos, c’est-à-dire selon la raison. C’est à cette idée que Romains 12,1 fait allusion. Dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu a fini par se rendre compte que la reconnaissance de la souveraineté de Dieu sur toutes choses ne consiste pas en une destruction, mais en quelque chose de complètement différent. Comme l’affirme Ratzinger, « [la véritable reddition à Dieu] consiste dans l’union de l’homme et de la création avec Dieu. L’appartenance à Dieu n’a rien à voir avec la destruction ou le non-être : elle est plutôt une manière d’être. Cela signifie se perdre soi-même comme la seule manière possible de se trouver soi-même (cf. Marc 8, 35 ; Matthieu 10, 39) » (SL 28, « Théologie de la Liturgie » (TL), 25).

En même temps, un aspect important est ajouté ici par Ratzinger, à travers l’influence de son grand maître, saint Augustin d’Hippone. Cette transformation conduisant à l’union de l’être humain avec Dieu, qui est le vrai et propre sacrifice agréable à Dieu, ne doit pas être réalisée seulement au niveau des individus, mais au niveau de la communauté. Il y a donc une composante ecclésiologique très importante dans la pensée de Ratzinger. Augustin enseigne que le véritable accomplissement du culte a lieu lorsque « toute la communauté humaine rachetée, c’est-à-dire l’assemblée et la communauté des saints, est offerte à Dieu en sacrifice par le Grand Prêtre qui s’est offert lui-même » (Cité de Dieu, X,8 ; voir : TL, 25). En d’autres termes, « le sacrifice, c’est nous-mêmes…, la multitude : un seul corps dans le Christ » (TL, 25) ; « le véritable « sacrifice » est la civitas Dei, c’est-à-dire l’humanité transformée par l’amour, la divinisation de la création et l’abandon de toutes choses à Dieu : Dieu tout en tous (cf. 1 Corinthiens 15, 28). Telle est la finalité du monde. C’est l’essence du sacrifice et du culte » (SL, 25).

La théologie de Ratzinger sur le sacrifice du Christ est largement fondée sur sa lecture de l’Évangile de saint Jean et de la Lettre aux Hébreux. De l’épître aux Hébreux, Ratzinger retient l’idée que le sacrifice du Christ est offert une fois pour toutes, sur l’autel de la croix, le Christ étant le nouveau et ultime Grand Prêtre. De Jean, il retient l’idée que le Christ est aussi le nouveau temple.
Source de l’image : AB/Wikimedia. Giovanni Bellini (vers 1430 -1516)

La nouvelle alliance et l’Eucharistie

Si le fait de lier les sacrifices d’animaux à l’idée d’un culte selon la raison/Logos était un pas dans la bonne direction, la nature humaine est toujours constituée d’un esprit et d’un corps. Si l’aspect spirituel du culte est premier et essentiel, la nature humaine aspire toujours à une expression extérieure de cette soumission intérieure à Dieu. C’est là que le concept grec de λογικὴν λατρεία tombe à plat, car il ne rend pas justice à la condition pscyhosomatique humaine – notre lutte naturelle pour exprimer notre dimension spirituelle par des moyens physiques. C’est là qu’arrive l’accomplissement final de cette idée avec l’événement de l’Incarnation du Logos, le Fils divin – dans lequel, finalement, Dieu et l’homme se rencontrent en une seule personne, le Christ.

La théologie de Ratzinger sur le sacrifice du Christ est largement fondée sur sa lecture de l’Évangile de saint Jean et de la Lettre aux Hébreux. De l’épître aux Hébreux, Ratzinger retient l’idée que le sacrifice du Christ est offert une fois pour toutes, sur l’autel de la croix, le Christ étant le nouveau et ultime Grand Prêtre. De Jean, il tire l’idée que le Christ est aussi le nouveau temple – c’est son humanité que Jésus a à l’esprit lorsqu’il annonce :  » Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai  » (Jean 12,19). L’événement de la purification du Temple est plus qu’un simple coup de colère contre les marchands et les abus qui avaient lieu à cette époque. C’est « une attaque contre le culte du Temple, dont faisaient partie les animaux sacrifiés et l’argent spécial du Temple collecté à cette occasion » (SL, 43). La mort du Christ sur la croix, suivie de la déchirure du rideau du Temple en deux, puis, dans les années à venir, de la destruction physique du Temple, a mis fin à l’ancienne économie du culte et inauguré la nouvelle : le vrai culte aura désormais lieu dans le nouveau Temple, dans le Christ lui-même, qui est la demeure du Père et de l’Esprit.

Les désirs de tous les systèmes religieux pré-chrétiens et le dynamisme du culte de l’ancien testament sont pleinement réalisés dans le sacrifice de la messe.

Le sacrifice de Jésus sur la croix, cependant, est constamment re-présenté par l’Église lorsque le sacrement de l’Eucharistie est célébré. L’événement une fois pour toutes dépasse les frontières historiques et déborde sur le passé et le présent : si nous mentionnons Abel, Abraham et Melchisédek dans le Canon romain comme ceux qui participent également à l’offrande de l’Eucharistie, alors dans la célébration de la messe nous avons affaire à quelque chose de plus qu’un simple mémorial compris comme le souvenir d’un événement important du passé. Comme l’explique Ratzinger, le εφάπαξ, c’est-à-dire une fois pour toutes, est lié au αἰώνῐος, c’est-à-dire éternel ; et le semel, c’est-à-dire une fois, porte en lui le semper, c’est-à-dire toujours (SL, 56-57).

C’est dans le contexte de la célébration chrétienne de l’Eucharistie qu’il faut comprendre l’énoncé de Paul dans Romains 12,1. Notre « culte spirituel » consiste en notre soumission à Dieu « en esprit et en vérité » (Jean 4,24). Cette soumission est intérieure (spirituelle), mais aussi physique (corporelle)-même si pour  » corps  » Paul utilise le terme grec plus générique σῶμα plutôt que le plus spécifique σάρξ, il ne fait aucun doute qu’il parle ici de la personne entière. Cette soumission de la personne humaine n’a pas lieu, en quelque sorte, de manière isolée ou parallèle à la soumission du Christ au Père représentée dans l’Eucharistie, mais en relation profonde avec elle. Dans l’Eucharistie, l’élément spirituel est combiné avec l’élément physique – à travers les signes et les actions visibles, des réalités invisibles et spirituelles prennent place. Les aspirations de tous les systèmes religieux pré-chrétiens et le dynamisme du culte de l’Ancien Testament se réalisent pleinement dans le sacrifice de la Messe, où l’offrande physique ne peut être un simple geste vide qui peut (ou non) exprimer une disposition intérieure de la personne. La personne qui offre ce sacrifice, le Christ lui-même, offre au Père son esprit et son corps, et l’Église est invitée et entraînée dans ce processus de soumission dans l’amour. Les deux faces d’une même médaille, l’offrande extérieure et la disposition intérieure, deviennent dans le Christ la réalité, et elles se perpétuent dans le don de l’Eucharistie.

Tout comme la philosophie peut préparer le terrain pour la foi (« le dieu des philosophes » est en même temps le dieu biblique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob), l’idée grecque de « culte spirituel/raisonnable » peut être comprise comme une préparation au vrai culte « en esprit et en vérité » qui vient avec la révélation du logos incarné.

Culte : raisonnable, spirituel et vrai

La façon dont Ratzinger comprend le concept de λογικὴν λατρεία dans Romains 12:1 est révélatrice de la façon dont il comprend la relation générale entre les idées qui proviennent de l’extérieur du christianisme, et la révélation divine que nous connaissons par la Bible et la Tradition. Tout comme la philosophie peut préparer le terrain pour la foi (« le Dieu des philosophes » est en même temps le Dieu biblique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob), l’idée grecque de « culte spirituel/raisonnable » peut être comprise comme une préparation au vrai culte « en esprit et en vérité » qui vient avec la révélation du Logos incarné. Les écritures et la théologie chrétiennes reprennent les concepts et les idées non chrétiennes qui indiquent la bonne direction et les remplissent d’une nouvelle signification, la signification ultime qui vient de Jésus-Christ, le Verbe (Logos) du Père.

Cet accomplissement ne complète pas la révélation chrétienne avec quelque chose qu’elle ne posséderait pas autrement ; mais il aide à faire ressortir et à articuler ces éléments qui sont déjà là, même s’ils ne sont pas toujours présents de manière évidente, ou même s’ils ne sont pas perçus avec facilité. Le dialogue entre la raison humaine et la foi a lieu dans tous les domaines de la théologie, y compris dans celui de la liturgie et des sacrements. Les catholiques sont habitués depuis longtemps à unir leurs propres offrandes au Sacrifice de la Messe. L’analyse que fait Ratzinger de Romains 12,1 nous aide à comprendre encore mieux la relation intérieure qui existe entre le sacrifice de l’autel et nos propres offrandes spirituelles que nous apportons à l’Eucharistie, afin que le culte promis « en esprit et en vérité » (Jean 4,24) devienne une réalité toujours plus complète dans nos vies.

Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie VI : La période de formation de la liturgie latine

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.


Au quatrième siècle, la ville de Rome n’est plus le centre du pouvoir politique, mais sa culture classique conserve une emprise sur les élites de l’Empire romain. À partir du pape Damas (r. 366-384), un effort conscient a été fait pour évangéliser les symboles de la culture romaine pour la foi chrétienne. Une partie de ce projet consistait à christianiser l’espace public par le biais d’un vaste programme de construction qui devait transformer Rome en une ville dominée par les églises[1]. Une autre partie importante de ce projet était la christianisation du temps public ; un cycle de fêtes chrétiennes tout au long de l’année remplaçait les célébrations païennes, comme le montre le depositio martyrum de la Chronographie de 354. Ce calendrier liturgique, que l’on peut dater de l’année 336, commence par la fête de la Nativité du Christ (25 décembre) et énumère les célébrations des martyrs de Rome avec le lieu de la ville où ils étaient commémorés[2].

Le grec occupait une place considérable dans le culte des premières communautés chrétiennes de Rome, et on trouve encore des traces de son usage au milieu du IVe siècle. La formation d’un idiome liturgique latin, qui faisait partie de cet effort de grande envergure, ne peut pas être simplement décrite comme l’adoption de la langue vernaculaire dans la liturgie, si l’on entend par « vernaculaire » le terme « familier ». Le latin du canon, des collectes et des préfaces de la messe était une forme de discours très stylisée, façonnée pour exprimer des idées théologiques complexes, et n’aurait pas été facile à suivre pour le chrétien romain moyen de l’Antiquité tardive. De plus, l’adoption de la latinitas rendait la liturgie plus accessible à la plupart des habitants de la péninsule italienne, mais pas à ceux d’Europe occidentale ou d’Afrique du Nord dont la langue maternelle était le gothique, le celtique, l’ibérique ou le punique.

La canon de la messe

La source la plus importante pour la prière eucharistique romaine primitive est la série de catéchèses d’Ambroise de Milan pour les nouveaux baptisés, datant d’environ 390, connue sous le titre De sacramentis. Ambroise note qu’il suit en tout le  » modèle et la forme  » de l’Église romaine, ce qui implique que la même prière eucharistique qu’il cite était également utilisée à Rome[3]. [Les prières qu’il cite correspondent au noyau du Canon missae ultérieur : la première prière épiclétique demandant la consécration des offrandes eucharistiques (Quam oblationem), le récit de l’institution (Qui pridie), l’anamnèse et l’acte d’offrande (Unde et memores), la prière pour l’acceptation du sacrifice (Supra quae), et la deuxième prière épiclétique pour les fruits spirituels de la communion sacramentelle (Supplices te rogamus)[4].

Le plus ancien témoignage physique disponible du canon, bien que sous une forme quelque peu déformée, est le Missel de Bobbio, une source importante pour la tradition gallicane datant du début du VIIIe siècle. Le texte qui apparaît, avec des variations mineures, dans l’ancien sacramentaire gélasien du milieu du huitième siècle, reflète la pratique liturgique romaine du milieu du septième siècle, si ce n’est plus tôt. Les différences entre la prière eucharistique d’Ambroise et le canon reçu sont beaucoup moins remarquables que leurs similitudes, étant donné que les plus de deux siècles qui les séparent ont été une période de développement liturgique intense et dynamique.

La rhétorique du salut

La prière liturgique est une forme de discours public, et c’est pourquoi, dans l’Antiquité chrétienne, les trois officia (devoirs ou tâches) de la rhétorique classique lui ont été appliqués : la prière liturgique est un moyen d’enseigner la foi (docere) ; la beauté de son langage fait appel au sens esthétique des fidèles (delectare) ; et sa force rhétorique incite les fidèles à une vie vertueuse (movere)[5]. Les prières liturgiques qui nous sont parvenues dans les sacramentaires romains du haut Moyen Âge ont donc été rédigées selon des règles techniques de composition. Le caractère rhétorique de ces textes est évident dans la prière eucharistique citée par Ambroise. Par exemple, la formule de demande « et petimus et precamur »[6] (« nous demandons et prions tous les deux ») est un exemple de doublement du verbe, qui est typique du culte classique (païen). Ce trait stylistique se retrouve également dans la section Te igitur du canon grégorien, mais sans l’allitération : « supplices rogamus ac petimus » (« nous faisons une humble prière et une pétition »).

Un autre exemple de rhétorique efficace dans la prière liturgique est l’accumulation de quasi-synonymes. Chez Ambroise, la requête d’accepter l’oblation est intensifiée par trois épithètes : Dans la prière Quam oblationem du canon grégorien, cette séquence est portée à cinq épithètes :  » Que cette offrande soit agréée, raisonnable, acceptable  » (scriptam, rationabilem, acceptabilem) [7] :  » Laquelle oblation il te plaît, ô Dieu, nous t’en prions, de rendre en toutes choses bénie, approuvée, ratifiée, raisonnable et acceptable  » (benedictam, adscriptam, ratam, rationabilem, acceptabilemque), avec l’ajout notable du terme juridique  » ratus  » ( » ratifié, valide « ).

Les collectes

Les prières présidentielles appelées collectes ont une origine plus tardive que la prière eucharistique et pourraient remonter à la première moitié du Ve siècle. Leur style typique est déjà bien établi dans les premiers exemples qui nous sont parvenus dans le manuscrit de Vérone (également connu sous le nom de « Sacramentaire léonin »), qui date du premier quart du VIIe siècle, mais qui contient des éléments datés de 400 à 560. Le style des collectes est laconique, équilibré et économique dans l’expression ; chaque prière consiste généralement en une seule phrase, même si la syntaxe peut parfois être complexe. Dans son étude des collectes dominicales du Missale Romanum, où sont conservés les matériaux euchologiques les plus anciens du rite romain, Mary Gonzaga Haessly fait la distinction entre une Protasis (prélude), qui est « la base ou l’arrière-plan de la Pétition », et une Apodosis (thème), qui « est, en général, la partie de la Collecte qui exprime le but de la Prière, ou l’objectif vers lequel elle tend »[8]. Cette structure peut être illustrée par l’exemple d’une collecte dominicale déjà contenue dans l’ancien sacramentaire gélasien (milieu du VIIIe siècle). Cette prière est remarquable par sa beauté littéraire et sa richesse théologique :

Dieu tout-puissant, toujours vivant,
qui dans l’abondance de ta bonté
surpasse les mérites et les désirs de ceux qui t’implorent,
répands ta miséricorde sur nous :
pour pardonner ce que la conscience redoute
et donne ce que la prière n’ose pas demander.
Par notre Seigneur…. [9]

Les préfaces

C’est une caractéristique des liturgies occidentales que la préface, considérée à l’origine comme le début de la prière eucharistique, varie selon le temps liturgique ou la fête. Son thème général, qui est la louange et l’action de grâce pour l’économie divine du salut, conduit au cœur du sacrifice eucharistique. La préface correspond à l’appel du célébrant au peuple : « Élevez vos cœurs » (Sursum corda), et présente un ton lyrique distinct. Le grand nombre de préfaces dans les sources romaines anciennes suggère que l’improvisation et la nouvelle composition ont prévalu ici pendant une plus longue durée que pour les autres parties de la messe. L’exemplaire du sacramentaire grégorien, envoyé par le pape Hadrien Ier à Charlemagne à la fin du VIIIe siècle (l’Hadrianum), ne comporte que 14 préfaces, et ce schéma a prévalu au cours du Moyen Âge, lorsque le nombre de préfaces a été strictement limité. Cet élagage était sans doute trop radical, mais il y avait de bonnes raisons à cela : de nombreuses préfaces anciennes sont abondantes dans leur style et leur contenu, et elles introduisent des thèmes idiosyncrasiques qui peuvent nuire à la louange et à l’action de grâce à Dieu, qui marquent l’ouverture de la prière eucharistique. Le Missale Romanum de 1570 compte 11 préfaces, auxquelles plusieurs ont été ajoutées au XXe siècle. Après le Concile Vatican II, le corpus des préfaces a été considérablement élargi pour atteindre 81 dans le Missale Romanum de 1970, et d’autres ont été ajoutées dans les deuxième et troisième éditions typiques[10].

Conclusion

Les quatrième et cinquième siècles constituent une étape cruciale dans le développement de la liturgie latine. Le canon et les prières variables de la messe s’inspirent du style de la prière païenne, mais leur vocabulaire et leur contenu sont typiquement chrétiens, voire bibliques. Leur diction évite l’exubérance du style de prière des chrétiens orientaux, un style que l’on retrouve également dans la tradition gallicane. Beaucoup des premiers recueils sont considérés comme des chefs-d’œuvre littéraires. Christine Mohrmann parle à juste titre de la combinaison fortuite d’un renouvellement du langage, inspiré par la nouveauté de la révélation chrétienne, et d’un traditionalisme stylistique profondément enraciné dans le monde romain[11]. La formation de cet idiome liturgique a contribué de manière significative à l’effort global des dirigeants de l’Église de l’Antiquité tardive pour évangéliser la culture classique. Dans le prochain épisode, j’examinerai la liturgie statique papale, qui a été décisive pour le développement de la forme rituelle de la messe romaine.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du Père Lang, voir la premièrela deuxième partiela troisième partie, la quatrième partie et la cinquième partie.


Notes :

  1. See the beautifully illustrated volume by Hugo Brandenburg, Ancient Churches of Rome from the Fourth to the Seventh Century: The Dawn of Christian Architecture in the West, trans. Andreas Kropp, Bibliothèque de l’Antiquité Tardive 8 (Turnhout: Brepols, 2005). 
  2. See Paul F. Bradshaw and Maxwell E. Johnson, The Origins of Feasts, Fasts and Seasons in Early Christianity (Collegeville, MN: Liturgical Press, 2011), 175. 
  3. Ambrose, De sacramentis III,1,5: CSEL 73,40. 
  4. Ambrose, De sacramentis IV,5,21-22; 6,26-27: CSEL 73,55 and 57. The term “canon” seems to have been used first in the sixth century; the oldest known reference to “prex canonica” is Pope Vigilius, Ep. ad Profuturum, 5: PL 69,18. 
  5. See Mary Gonzaga Haessly, Rhetoric in the Sunday Collects of the Roman Missal: with Introduction, Text, Commentary and Translation (Cleveland: Ursuline College for Women, 1938), 5. 
  6. Ambrose, De sacramentis, IV,6,27: CSEL 73,57. 
  7. Ambrose, De sacramentis, IV,5,21: CSEL 73,55. 
  8. Haessly, Rhetoric in the Sunday Collects of the Roman Missal, 13. 
  9. Roman Missal: Renewed by Decree of the Most Holy Second Ecumenical Council of the Vatican, Promulgated by Authority of Pope Paul VI and Revised at the Direction of Pope John Paul II, English translation according to the third typical edition (London: Catholic Truth Society, 2011), Twenty-Seventh Sunday in Ordinary Time. 
  10. See The Prefaces of the Roman Missal: A Source Compendium with Concordance and Indices, ed. Anthony Ward and Cuthbert Johnson (Rome: C.L.V.–Edizioni liturgiche, 1989). 
  11. See Christine Mohrmann, Liturgical Latin: Its Origins and Character: Three Lectures (London: Burns & Oates, 1959). 

« Église militante, connais-toi toi-même  » : le canon romain et l’appel à l’action de l’Église militante ( Ryan T. Ruiz s.l.d.) — Partie II

Note d’Esprit de la Liturgie : Esprit de la Liturgie est heureuse de présenter au public francophone la traduction d’une série d’articles du père Ryan T. Ruiz s.l.d., sur l’histoire du canon romain, parue le 25 oct. et le 28 nov. 2022 dans les colonnes de la revue liturgique américaine Adoremus.
Le père Ryan Ruiz est un prêtre de l’archidiocèse de Cincinnati. Il est actuellement doyen de l’école de théologie, directeur de la liturgie, professeur adjoint de liturgie et des sacrements, et membre du corps enseignant de formation au Mount St. Mary’s Seminary and School of Theology de Cincinnati. Le père Ruiz est titulaire d’un doctorat en liturgie sacrée de l’Institut liturgique pontifical de Sant’Anselmo, à Rome.


Dans sa réflexion sur la « catholicité » de l’Église, le cardinal Henri de Lubac (1896-1991) affirme que « l’Église n’est pas catholique » simplement « parce qu’elle est répandue sur toute la terre et qu’elle peut compter sur un grand nombre de membres » ; en effet, comme il le fait remarquer à juste titre, elle « était déjà catholique le matin de la Pentecôte, lorsque tous ses membres pouvaient être contenus dans une petite pièce ». « Au lieu d’une simple diffusion géographique, la « catholicité » de l’Église s’enracine plutôt dans la communion d’esprit et de cœur partagée par « l’homme nouveau », composé d’individus réunis en un seul Corps, un Corps dont la Tête est le Rédempteur2. Une réflexion similaire est reprise par Romano Guardini qui, dans L’esprit de la liturgie, affirme que la liturgie « n’est pas célébrée par l’individu, mais par le corps des fidèles », qui « n’est pas composé uniquement des personnes qui peuvent être présentes dans l’église », mais « dépasse les limites de l’espace pour embrasser tous les fidèles de la terre « 3.

Dans ce deuxième volet de notre série sur le Canon romain, nous passons d’un examen des fondements historiques du Canon à une discussion des diverses façons dont le Canon rappelle à l’Église militante – les fidèles ici sur terre – les liens de communion partagés aux niveaux local et universel. Cet essai analysera principalement un aspect du Canon qui souligne cette  » catholicité  » de l’Église et de sa liturgie – les prières d’intercession pour l’Église, qui comprennent également le Memento pour les vivants4 – tout en reconnaissant qu’il existe d’autres moments dans le Canon qui peuvent également servir à souligner la catholicité de l’Église5.

Aide souhaitée

La section du Canon traitant des intercessions générales pour les membres vivants de l’Église n’est pas unique à cette forme de la Prière eucharistique. En effet, toutes les Prières eucharistiques – tant dans le Rite romain que dans les Rites occidentaux orientaux et non romains6 – comprennent des commémorations similaires pour les vivants, ainsi que pour les morts.7 Cependant, en examinant ce que nous trouvons dans le Canon romain, nous constatons une certaine spécificité concernant les résultats attendus des requêtes offertes au nom de l’Église. L’aperçu des intercessions pour l’Église commence après que le prêtre ait humblement demandé au « Père très miséricordieux » d' »accepter et de bénir » l’oblation offerte. Une fois cela accompli, le prêtre identifie le premier bénéficiaire du sacrifice offert au Père : « pour votre sainte Église catholique ». Prosper Guéranger note que  » le premier intérêt qui est en jeu, quand on dit la messe, c’est la sainte Église, que rien n’est plus cher à Dieu ; il ne peut manquer d’être touché, quand on parle de son Église « 8.

En effet, les prières offertes au nom de toute l’Église sont quelque chose de bien observé dans la vie des premiers martyrs, dont beaucoup, comme saint Polycarpe (69-155 ap. J.-C.) et saint Fructuosus de Tarragone (mort en 259 ap. J.-C.), ont magnifiquement offert leur vie pour « toute l’Église catholique ».9 Jungmann s’attache à noter les deux marques ecclésiales attribuées à l’Église dans cette section du Canon qui manifestent sa grandeur : « L’Église est sainte ; elle est l’assemblée de ceux qui sont sanctifiés dans l’eau et dans l’Esprit Saint. […] Et elle est catholique ; selon le plan de grâce de Dieu, l’Église est destinée à tous les peuples, et au moment où ce mot a été inséré dans le canon, on pouvait dire triomphalement qu’elle s’étendait effectivement à tous les peuples, toto orbe terrarum « 10.

Et quelle requête offrons-nous au nom de l’Église sainte et catholique de Dieu ? Que le Seigneur Dieu veuille « lui accorder la paix, la garder, l’unir et la gouverner dans le monde entier ». Les deux premiers éléments de la demande – accorder à l’Église la paix (pacificare) et la garder (custodire) – sont tautologiques, bien que le dernier (custodire) fournisse l’expression négative nécessaire du premier (pacificare), indiquant que pour que l’Église soit un ferment pour le monde, elle doit d’abord être protégée des dangers qui se dressent contre elle.11 Mais ce qui est peut-être plus important que ces deux premiers éléments, ce sont les deux derniers dans lesquels il est demandé au Seigneur d’unir et de gouverner son Église, en indiquant l’essence de la « catholicité », du moins dans l’esprit de de Lubac et de Guardini : l’Église doit éviter le poison de la division en se soumettant au Dieu d’amour, qui unit son peuple élu dans un lien familial.

Protéger les bergers…

Les instruments choisis pour favoriser ce lien familial de communion sont ensuite introduits dans notre champ de vision : « Avec ton serviteur N. notre Pape et N. notre évêque « 12 Le mot « papa » – « père » – tiré du grec « πάπας », était initialement utilisé en référence à l’évêque local. Ce n’est qu’à partir du VIe siècle que ce titre affectueux est réservé au nom de l’évêque de Rome, tandis que l’évêque local reçoit un titre différent, apparemment plus formel et plus sacral : « Antistite nostro », « notre évêque » ou « grand prêtre « 13.

L’élément essentiel de la communion à laquelle les fidèles sont appelés, tant avec l’Église locale qu’avec l’Église universelle, se voit ainsi attribuer un cadre de référence immédiat : non seulement avec mon propre évêque, qui occupe la première place dans ma sphère de vie ecclésiale la plus immédiate, mais aussi avec le Souverain Pontife, le papa, dont la mission est de « confirmer les frères ». « C’est ce que l’on retrouve dans d’autres rites où  » ceux par qui l’Esprit de Dieu veut diriger l’Église et la maintenir en tant que société visible  » sont tenus en haut dans les intercessions de l’Église au début de la Grande Prière de la Messe. En outre, les autres Églises particulières en communion avec le Siège apostolique et, par conséquent, avec les autres Églises locales individuelles, sont également prises en considération : « et tous ceux qui, fidèles à la vérité, transmettent la foi catholique et apostolique « 15.

…et les brebis

Bien que les pasteurs de l’Église occupent la première place dans cette section du Canon consacrée à l’intercession, ils le font principalement à la lumière de la mission de leur ministère sacré : nourrir les membres du troupeau qui, eux-mêmes, participent directement à l’offrande sacrificielle. Le Memento des vivants comporte un certain nombre de détails poignants qui rappellent aux fidèles leur statut de cohéritiers du sacerdoce royal de Jésus-Christ. Ce premier Memento, équilibré à la fin du Canon par le Memento pour les morts qui suit, commence par offrir au célébrant un espace pour rappeler toute intention particulière offerte au nom des membres vivants du Corps mystique du Christ : « Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs N. et N. « 16 Naturellement, lorsque le Canon a commencé à être prononcé à voix basse (la vox secreta) vers le milieu du VIIIe siècle17, l’articulation de ces noms était soit rappelée mentalement par le célébrant, soit prononcée dans la vox secreta par le célébrant, soit chuchotée à son oreille lors des messes où il était entouré d’assistants, comme dans la Missa solemnis18.

Cependant, un aperçu de l’un des objectifs précieux de cette section du Canon peut être glané dans le catéchuménat restauré qui a été demandé par Sacrosanctum Concilium,19 et les Messes rituelles spéciales pour la célébration des Scrutinies qui ont été établies par la suite dans le Missale Romanum actuel.20 Dans ces Messes rituelles, suivant le modèle établi par l’ancien Sacramentaire gélasien (Gelasianum vetus) du VIIIe siècle21 – un document contenant de nombreux détails précieux sur les rites de l’initiation chrétienne – le célébrant est chargé d’insérer les noms des parrains et marraines des élus dans le Canon à ce moment de la Prière eucharistique : « Lorsque le Canon romain est utilisé, dans la section Memento, Domine (Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs), il y a une commémoration des parrains et des marraines.22 De plus, le Missel prévoit que les noms des parrains et des marraines sont effectivement lus par le célébrant et ne sont pas simplement fournis de manière collective : « Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs qui doivent présenter tes élus à la sainte grâce de ton baptême, [rubrique : « On lit ici les noms des parrains et des marraines »] et de tous ceux qui sont réunis ici et dont la foi et le dévouement te sont connus.23 La raison pour laquelle on nomme les parrains et les marraines plutôt que les élus est claire : dans le contexte du Canon, les seuls noms mentionnés sont ceux qui appartiennent au sacerdoce royal des baptisés.

Ce concept nous est présenté dans la suite de cette section, où le célébrant parle de la « foi et de la dévotion » des fidèles réunis, pour lesquels le sacrifice est offert. Deux observations peuvent être faites ici. La première est la manière dont le texte latin désigne les fidèles comme « omnium circumstantium », ce qui se traduit en anglais par « all gathered here ». Le terme  » circumstantes  » ou, dans certaines versions anciennes du Canon,  » circum adstantes « , n’a pas pour but d’indiquer que l’on se tient debout en cercle, bien que la position debout ait été la principale posture lors de l’écoute du Canon, comme elle l’est encore en droit universel.24 Ce terme reflète plutôt les anciennes liturgies basilicales, dans lesquelles l’autel se trouvait entre le sanctuaire et la nef,  » de sorte que les fidèles – surtout s’il y avait un transept – pouvaient former un demi-cercle ou un ‘anneau ouvert’ autour de l’autel « .25

Cette idée prend tout son sens lorsqu’elle est mise en relation avec la deuxième idée du Canon qui parle de la manière d’offrir l’oblation, soit par l’intermédiaire du célébrant au nom des circonstants –  » C’est pour eux que nous t’offrons ce sacrifice de louange  » – soit par leur propre connexion spirituelle à l’action directe du célébrant à l’autel –  » ou bien ils l’offrent pour eux-mêmes et pour tous ceux qui leur sont chers « . « 26 Cela nous rappelle la véritable nature de la participation active (actuosa participatio), en ce sens que les fidèles « ne sont pas des spectateurs oisifs, encore moins une foule profane, mais ils sont tous ensemble participants de cette action sacrée par laquelle nous nous tenons devant Toi, ô Dieu ».27 Et ils unissent leurs intentions à celle du prêtre-célébrant, maintenant les liens familiaux de communion non seulement avec leurs coreligionnaires, mais aussi avec « les leurs », leur famille, leurs voisins et leurs amis.

Mission… à accomplir

Dans cette section du Canon où nous avons réfléchi sur la mission de l’Église militante de favoriser la communion à l’intérieur et à l’extérieur des limites de l’espace physique de l’édifice ecclésial, nous nous rappelons les paroles du Saint-Père dans sa récente Lettre apostolique Desiderio Desideravi où il affirme que « l’Incarnation, en plus d’être le seul événement toujours nouveau que l’histoire connaisse, est aussi la méthode même que la Sainte Trinité a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrétienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas. La Liturgie nous garantit la possibilité d’une telle rencontre ».28 Le Canon romain, en tant que patrimoine privilégié du Rite romain, nous a donné l’occasion, en tant que membres vivants du Corps du Christ, de faire cette rencontre.

Dans le dernier volet de cette série, nous examinerons comment le Canon peut nous amener à solidifier non seulement notre communion avec les membres de l’Église dans le domaine temporel, mais aussi à solidifier cette communion avec les membres qui se trouvent dans les domaines surnaturels de la purification et de la béatitude.


Lisez la première partie de la série du Père Ruiz sur le Canon romain –  » Église romaine, connais-toi toi-même  » – Le Canon romain et le patrimoine unique du rite romain.

Image Source: AB/Jeffrey Bruno on Flickr

Footnotes

  1. Henri de Lubac, Catholicism: Christ and the Common Destiny of Man, tr. Lancelot C. Sheppard and Elizabeth Englund (San Francisco: Ignatius Press, 1988) 48-49.
  2. De Lubac, Catholicism., 47.
  3. Romano Guardini, The Spirit of the Liturgy, tr. Ada Lane (New York: The Crossroad Publishing Company/A Herder & Herder Book, 1998) 36 [“The Fellowship of the Liturgy”].
  4. Missale Romanum (2002), Ordo Missae nn. 84–85, from the line “in primis, quae tibi offerimus” in the Te igitur section, to the conclusion of the Memento, Domine, famulorum famularumque tuarum.
  5. Two such moments that this essay will not be able to treat include the Anamnesis of the Canon (Ordo Missae n. 92–93, from the Unde et memores, through the conclusion of the Supra quae propitio ac sereno vultu), wherein we identify how the hierarchically established Church (“we, your servants and your holy people”) offers the oblation, and how she likewise does so in view of the types that had been established (Abel, Abraham, Melchizedek), thus foreshadowing Christ and His Paschal Mystery. The other moment is found in the Nobis quoque peccatoribus at the conclusion of the Memento for the dead (Ordo Missae n. 96), wherein the Church Militant’s petition for the clergy and faithful gathered at that Mass to receive God’s pardon and mercy is presented to the Lord.
  6. Specifically, the Mozarabic Rite of Toledo, Spain, and the Ambrosian Rite of Milan, Italy.
  7. Jungmann notes that the practice of inserting particular names and categories of people into the Eucharistic Prayer became solidified in the East in the fourth century, and then became a regular part of the Roman practice by at least the fifth century, as witnessed to by Pope St. Innocent I’s letter to Decentius, the Bishop of Gubbio. Josef Jungmann, The Mass of the Roman Rite: Its Origins and Development, Vol. I, tr. Francis Brunner (Notre Dame: Christian Classics, 1950) 53–54. Cf. Innocent I, Epistula 25, in Patrologia Latina, XX, ed. J.P. Migne (Paris, 1845) 553, 5.
  8. Prosper Guéranger, On the Holy Mass (Farnborough, Hampshire: Saint Michael’s Abbey Press, 2006) 70–71.
  9. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154: “When Bishop Polycarp of Smyrna (d. 155–156), upon being arrested, begged for a little time to pray, he prayed aloud for all whom he had known and for the whole Catholic Church, spread over the world. Another martyr-bishop, Fructuosus of Tarragona (d. 259), about to be burnt to death, answered a Christian who sought his prayer, saying in a firm voice: ‘I am bound to remember the whole Catholic Church from sunrise to sunset.’” 
  10. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154. Emphasis original.
  11. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154.
  12. una cum famulo tuo Papa nostro N. et Antistite nostro N.
  13. G.G. Willis, A History of Early Roman Liturgy: To the Death of Pope Gregory the Great, Henry Bradshaw Society, Subsidia 1 (London: The Boydell Press, 1994) 43; Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 155.
  14. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154.
  15. et omnibus orthodoxis atque catholicae et apostolicae fidei cultoribus.” As Willis notes, “The rightly believing defenders of the Catholic and Apostolic Faith are not the faithful in general, who are prayed for in the first part of this prayer, but the bishops in particular” (Willis, A History of Early Roman Liturgy, 43).
  16. Memento, Domine, famulorum famularumque tuarum N. et N.
  17. See Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 104.
  18. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 164.
  19. Sacrosanctum concilium §64.
  20. Missale RomanumIuxta typicam tertiam (2008), Missae rituales, “I. In conferendis sacramentis initiationis christianae. 2. In Scrutinis peragendis.” The Roman Missal, English translation according to the Third Typical Edition: for use in the Dioceses of the United States of America (2011), Ritual Masses, “I. For the Conferral of the Sacraments of Christian Initiation. 2. For the Celebration of the Scrutinies.”
  21. See Liber sacramentorum Romanae Aeclesiae ordinis anni circuli. Sacramentarium gelasianum, ed. Leo Cunibert Mohlberg, Leo Eizenhöfer, Petrus Siffrin, Rerum Ecclesiasticarum Documenta, Series Maior, Fontes IV (Rome: Herder, 1960) 33, n. 195.
  22. See Liber sacramentorum Romanae 33, n.195. A similar allowance is made for Eucharistic Prayers II and III.
  23. See Liber sacramentorum Romanae 33, n.195.
  24. See Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 166. In article 43 of the General Instruction of the Roman Missal the universal norm is given, and then the exception for the United States indicated: “The faithful should stand […] from the invitation, Orate, fratres (Pray, brethren), before the Prayer over the Offerings until the end of Mass […]. In the dioceses of the United States of America, they should kneel beginning after the singing or recitation of the Sanctus (Holy, Holy, Holy) until after the Amen of the Eucharistic Prayer […].”
  25. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 166.
  26. “[…] pro quibus tibi offerimus: vel qui tibi offerunt hoc sacrificium laudis, pro se suisque omnibus […].”
  27. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 167.
  28. Francis, Apostolic Letter Desiderio Desideravi (June 29, 2022). English translation from the Vatican website, www.vatican.va/content/francesco/en/apost_letters/documents/20220629-lettera-ap-desiderio-desideravi.html, accessed November 23, 2022.

« Église romaine, connais-toi toi-même » : Le canon romain et le patrimoine unique du rite romain (Ryan T. Ruiz, s.l.d.) — Partie I

Note d’Esprit de la Liturgie : Esprit de la Liturgie est heureuse de présenter au public francophone la traduction d’une série d’articles du père Ryan T. Ruiz s.l.d., sur l’histoire du canon romain, parue le 25 octobre 2022 dans les colonnes de la revue liturgique américaine Adoremus.
Le père Ryan Ruiz est un prêtre de l’archidiocèse de Cincinnati. Il est actuellement doyen de l’école de théologie, directeur de la liturgie, professeur adjoint de liturgie et des sacrements, et membre du corps enseignant de formation au Mount St. Mary’s Seminary and School of Theology de Cincinnati. Le père Ruiz est titulaire d’un doctorat en liturgie sacrée de l’Institut liturgique pontifical de Sant’Anselmo, à Rome.


Lors de leur 22e session tenue le 17 septembre 1562, les Pères du Concile de Trente ont fourni à l’Église l’éclairage suivant concernant le Canon de la Messe : « Les choses saintes doivent être traitées d’une manière sainte, et ce sacrifice [l’Eucharistie] est la plus sainte de toutes les choses. Ainsi, pour que ce sacrifice puisse être dignement et respectueusement offert et reçu, l’Église catholique a institué, il y a de nombreux siècles, le canon sacré. Il est si exempt de toute erreur qu’il ne contient rien qui n’ait une forte saveur de sainteté et de piété et rien qui n’élève à Dieu l’esprit de ceux qui l’offrent. Car il se compose des paroles de Notre Seigneur lui-même, des traditions apostoliques et des pieuses instructions des saints pontifes »[1].

Dans ce bref résumé de la formule liturgique la plus essentielle de l’Église, que le savant Guéranger a décrit comme une « prière mystérieuse » dans laquelle « le ciel s’incline sur la terre, et Dieu descend vers nous »[2], les Pères de Trente ont non seulement reconnu la sainteté du Canon romain, mais aussi les sources sacrées sur lesquelles il a été fondé : notre Seigneur lui-même, ses Apôtres, et les successeurs de ses Apôtres. Dans cette description, nous rencontrons l’herméneutique par laquelle l’Église a toujours abordé la force stabilisatrice des choses liturgiques : la continuité et la tradition.

Dans ce bref essai, le premier d’une série en plusieurs parties sur le Canon romain, nous examinerons brièvement l’historicité du Canon – ses sources – et comment le Canon, comme notre Saint-Père actuel, le Pape François, l’a récemment noté, constitue l’un des  » éléments les plus distinctifs  » du Rite romain et, ainsi, démontre une ligne de continuité entre la Messe dans sa forme actuelle et  » les formes antérieures de la liturgie « [3]. « Le but de ces essais est de nous permettre de mieux apprécier le riche patrimoine que nous avons reçu de nos ancêtres dans la foi, et de nous aider à mieux entrer dans le véritable esprit de la sainte liturgie.

Canon gélasien

Notre étude de l’antiquité du Canon peut commencer par l’une des plus anciennes versions existantes du Canon complet qui se trouve dans l’ancien sacramentaire gélasien (Gelasianum vetus) du VIIe ou VIIIe siècle[4]. [Dans cet ancien sacramentaire, le Canon commence par le dialogue de la préface, suivi d’une forme de préface qui est encore conservée dans le Missel de Paul VI et de Jean-Paul II sous le nom de « Préface commune II » (Praefatio communis II), et dans le Missel de Jean XXIII sous le nom de « Préface commune » (Praefatio communis)[5]. Le Canon se poursuit ensuite par l’incipit familier, Te igitur, et comprend également au moins une indication rubriquée parallèle à celle que l’on trouve dans le Missale Romanum de 1962[6].

Ainsi, il existe des similitudes certaines entre cet ancien exemplaire et le Canon actuel. Cependant, il y a aussi des caractéristiques uniques qui distinguent cette version de celle que nous avons reçue. Par exemple, après avoir prié pour le pape et l’évêque dans le Memento pour les vivants, le Canon gélasien demande également que des prières soient offertes pour le roi et pour tous les habitants du royaume : « Memento, deus, rege nostro cum omne populo  » [7] Une autre caractéristique unique de l’exemplaire du Gelasianum vetus est l’inclusion de saints supplémentaires dans la section Communicantes. Après l’articulation des noms des deux derniers saints énumérés dans le Canon actuel – Cosme et Damien – la version du vieux gélasien demande ensuite l’intercession des saints Denis, Rusticus et Eleutherius, missionnaires à Paris, ainsi que des saints Hilaire, Martin, Augustin, Grégoire, Jérôme et Benoît[8]. On peut supposer qu’avec l’insertion des prières pour le roi et le royaume dans le Memento pour les vivants, et l’inclusion des saints Denis, Rusticus et Eleuthère dans les Communicantes, le Gelasianum vetus reflétait simplement son statut de  » sacramentaire mixte « , un sacramentaire entièrement romain, mais qui commençait aussi à prendre des éléments francs après sa réception au-delà des Alpes[9]. [Une autre caractéristique intéressante du Canon du Gelasianum vetus se trouve dans les mots  » diesque nostros in tua pace disponas  » ( » ordonne nos jours dans ta paix « ) qui occupent une place dans la section Hanc igitur[10]. Bien que cette phrase soit toujours observée dans le missel actuel, Guéranger note que cette section a très probablement été ajoutée aux premiers exemplaires du Canon par St. Grégoire le Grand à l’époque de l’invasion lombarde de l’Italie à la fin du sixième siècle[11]. Ainsi, nous pouvons voir dans cette ancienne version du Canon romain une prière fixe qui admettait néanmoins certains éléments qui aidaient l’Église à répondre aux besoins sociétaux et pastoraux de l’époque.

Canon ambrosien

Bien que la version du Canon trouvée dans le Gelasianum vetus soit l’un des premiers textes complets attestant de l’ancienneté de cette anaphore, l’histoire du Canon remonte en fait à bien plus tôt. Dans les réflexions de saint Ambroise du IVe siècle sur les rites d’initiation célébrés dans son église de Milan, nous trouvons une version encore plus ancienne du Canon qui met en contexte ce que l’on trouve dans le Gelasianum vetus. Comme nous l’observons dans le De sacramentis, une série d’homélies mystagogiques probablement prêchées autour de 391, saint Ambroise n’avait pas peur de préserver les coutumes locales de son Église milanaise, ni d’harmoniser les pratiques liturgiques de Milan avec celles de Rome[12]. Cette ouverture aux coutumes de Rome se reflète dans la partie IV du De sacramentis, où saint Ambroise identifie les mots qu’il utilise pour la prière eucharistique[13].

Bien que le Canon complet ne soit pas illustré dans cette réflexion mystagogique, et que les parties que nous trouvons ne correspondent pas toujours directement à ce que l’on trouve dans la version de l’ancien gélasien, les  » différences « , comme le note G.G. Willis,  » entre le Canon de saint Ambroise et le Canon finalement établi sont moins remarquables que leurs similitudes « [14]. « [14] Les parallèles avec le Canon romain dans De sacramentis sont notés dans les sections suivantes : le Quam oblationem ( » Fais-toi plaisir, ô Dieu, nous te prions, de bénir […. ] « ), le Qui pridie (le début du récit de l’institution), le Unde et memores (le début de l’anamnèse), le Supra quae (la suite de l’anamnèse, faisant référence à Abel, Abraham et Melchisédech) et le Supplices te rogamus (l’épiclèse de la communion demandant que la grâce du sacrement soit reçue par tous ceux qui y participent)[15]. [15]

Si l’on compare le canon du Gelasianum vetus à celui du De sacramentis de saint Ambroise, on constate le resserrement progressif des caractéristiques qui ont contribué au « génie du rite romain ». Willis a résumé ces caractéristiques à travers les idées connexes de Christine Mohrmann et Camilus Callewaert :

 » Le professeur Christine Mohrmann a raison de dire que le Canon gélasien… est, comme l’avait déjà soutenu Mgr Callewaert, une modification stylistique des formes trouvées dans le De sacramentis de saint Ambroise. Sa caractéristique la plus frappante, dit-elle, est l’accumulation de synonymes, et une tendance à amplifier et à rendre le langage plus solennel. Les constructions paratactiques sont remplacées soit par une clause relative, par exemple Fac nobis hanc oblationem par Quam oblationem […], soit par un absolu ablatif, comme lorsque respexit in caelum est remplacé par elevatis oculis in caelum […]. Une autre tendance est l’accumulation de synonymes. C’est là une caractéristique forte de l’euchologie romaine, qui a déjà fait son apparition dans le Canon cité par saint Ambroise, et qui devient beaucoup plus fréquente dans le Canon développé « [16].

Prière centrale

En examinant la question du  » génie  » du Rite Romain, pour utiliser l’expression popularisée par Edmund Bishop[17], nous trouvons dans le Canon une expression unique de la romanità de notre Rite. En suivant la description faite par Bishop des caractéristiques du Rite romain comme étant sa « simplicité, son caractère pratique, une grande sobriété et maîtrise de soi, sa gravité et sa dignité »[18], nous rencontrons ces détails dans la structure du Canon, ainsi que son air rhétorique, théologique et spirituel qui le distingue des anaphores (prières eucharistiques) observées dans les autres Rites de l’Église, tant en Orient qu’en Occident non romain[19].

Alors que l’Église continue à réfléchir sur les réformes liturgiques du Concile Vatican II, et qu’elle prend à cœur la récente exhortation du Saint-Père sur son rôle de  » gardienne de la tradition « , un endroit merveilleux pour commencer cette réflexion sur l’engagement de l’Église dans la continuité et la tradition est cette prière centrale de la Messe qui unit l’Église militante, l’Église souffrante et l’Église triomphante dans le Sacrifice sacerdotal du Fils au Père dans l’Esprit. Dans les prochains épisodes de cette série, nous nous engagerons dans une étude plus approfondie du Canon, de ses diverses caractéristiques, et de la manière dont nous, clergé et fidèles, pouvons profiter de la richesse de cette ancienne euchologie qui occupe toujours une place de choix dans notre Rite romain[20].


Notes:

  1. Council of Trent. Session XXII (September 17, 1562), Ch. 4, in Henrich Denzinger, Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et morum (Compendium of Creeds, Definitions, and Declarations on Matters of Faith and Morals, 43rd Edition, ed. Peter Hünermann, Robert Fastiggi and Anne Englund Nash (San Francisco: Ignatius, 2012) 418-419, n. 1745. 
  2. Prosper Guéranger, The Liturgical Year, Vol. 1. Advent, tr. Laurence Shepherd (Fitzwilliam, NH: Loreto Publications, 2000) 78. 
  3. Pope Francis, Epistula accompanying the motu proprio Traditionis custodes (16 July 2021). English translation, www.vatican.va/content/francesco/en/letters/2021/documents/20210716-lettera-vescovi-liturgia.html, accessed 17 July 2021. 
  4. Most scholars place the terminus a quo from after the pontificate of Pope St. Gregory the Great (†604) and the terminus ad quem to before the pontificate of Pope St. Gregory II (715-731). See Cassian Folsom, “The Liturgical Books of the Roman Rite,” in Handbook for Liturgical Studies, Vol. I, Introduction to the Liturgy, ed. Anscar Chupungco (Collegeville: Liturgical Press, A Pueblo Book, 1997) 245-314, esp. 248. See also Eric Palazzo, A History of Liturgical Books: From the Beginning to the Thirteenth Century (Collegeville: Liturgical Press/A Pueblo Book, 1998) 45. 
  5. Liber sacramentorum Romanae Aeclesiae ordinis anni circuli. Sacramentarium gelasianum, ed. Leo Cunibert Mohlberg, Leo Eizenhöfer, Petrus Siffrin, Rerum Ecclesiasticarum Documenta, Series Maior, Fontes IV (Rome: Herder, 1960) 183-184, nn. 1242-1243. Henceforward abbreviated as GeV (Gelasianum vetus) with the identifying reference numbers being the margin numbers found in the critical edition. 
  6. This is found in GeV 1244 where we find five signs of the cross rubrically prescribed at the words, “[…] uti accepta habeas et benedicas + haec dona +, haec munera +, haec sancta + sacrificia i[n]libata + […]” (“that you accept and bless + these gifts +, these offerings +, these holy + and unblemished sacrifices +”). This parallels, though does not exactly correspond, what we find in the Missale Romanum of John XXIII (1962), where only three signs of the cross are called for at this point in the Canon, at the words “haec + dona, haec + munera, haec + sancta sacrificia illibata.” In the Missale Romanum of Paul VI and John Paul II, no additional gestures are called for. 
  7. GeV 1244. Interestingly, in referencing the bishop the GeV uses both “antistite” and “episcopo” – “una cum famulo tuo papa nostro illo et antestite [sic] nostro illo episcopo” – instead of only “antistite” as found in the current Canon. 
  8. GeV 1246: “Dionysii[,] Rustici[,] et Eleutherii[,] Helarii[,] Martini[,] Agustini[,] Gregorii[,] Hieronimi[,] Benedicti.” 
  9. Although a sacramentary devised for presbyteral use in the tituli of Rome, especially – as scholars surmise – in the Church of San Pietro in Vinculi (St. Peter in Chains), the Gelasianum vetus nevertheless exhibits elements of cross-pollination with Frankish customs then beginning to abound in the Roman Rite. Cf. Folsom, “The Liturgical Books of the Roman Rite,” 249, and Palazzo, A History of Liturgical Books, 45-46. 
  10. GeV 1247. 
  11. Prosper Guéranger, On the Holy Mass (Farnborough, Hampshire: St. Michael’s Abbey Press, 2006) 81. 
  12. See De sacramentis III, 5, regarding the practice in Milan of the post-baptismal washing of feet: “We are aware that the Roman Church does not follow this custom, although we take her as our prototype, and follow her rite in everything.” English translation from Edward Yarnold, The Awe Inspiring Rites of Initiation: Baptismal Homilies of the Fourth Century (Middlegreen, Slough: St. Paul Publications, 1971) 122. 
  13. De sacramentis IV, 21-22, 26-27. 
  14. G.G. Willis, A History of Early Roman Liturgy: To the Death of Pope Gregory the Great, Henry Bradshaw Society, Subsidia 1 (London: The Boydell Press, 1994) 23. 
  15. Cf. Ibid., 24. See also Uwe Michael Lang, The Voice of the Church at Prayer: Reflections on Liturgy and Language (San Francisco: Ignatius, 2012) 111-113. Here, Father Lang gives a synoptic table outlining more clearly these parallels. 
  16. Willis, A History of Early Roman Liturgy, 27-28. Cf. C. Mohrmann, “Quelques observations sur l’évolution stylistique du canon romain,” Vigiliae Christianae IV (1950) 1-19; C. Callewaert, “Histoire primitive du canon romain,” Sacris Erudiri II (1949) 95-110. 
  17. Edmund Bishop. The Genius of the Roman Rite. Strand (England): The Weekly Register, 1899. 
  18. Ibid., 15. 
  19. In particular, the Gallican and Mozarabic. 
  20. General Instruction of the Roman Missal 365a. Image Source: AB/Tom Erik Ruud/The National Library.

Image Source: AB/Tom Erik Ruud/The National Library.

Les noëls populaires de France à travers les siècles, partie 2/5

En cette saison de Noël 2022, Esprit de la Liturgie publie en feuilleton une synthèse des connaissances disponibles sur l’histoire des Noëls populaires en France, par notre ami Louis-Marie Salaün, que nous remercions et félicitons pour ce travail considérable, abondamment sourcé et annoté, et d’une grande érudition, auquel nous souhaitons une large diffusion. Les appels de notes renvoient à la fin de l’article.

Lien vers la première partie

Dans la première partie, nous avons parlé des origines des Noëls : tropes, séquences et Noëls farcis du Moyen-Âge, drames liturgiques prolongeant les offices de Noël.


3. Qu’est-ce qu’un noël populaire ?

Pour entrer dans le vif de notre sujet, il nous faut définir ce que sont les « noëls populaires ».15
A quels genres appartiennent-ils, qu’est-ce qui les caractérisent ?

3.1. Définition et caractéristique du noël

Les noëls populaires qui, nous l’avons vu sont issu des hymnes du plain-chant médiéval, sont des chansons profanes mais dont le sujet est religieux16 puisque afférents à la Nativité du Christ. Ils se situent entre chant et cantique spirituel. Il convient de faire tout de même une distinction avec le cantique. Le noël est une chanson « paraliturgique » c’est-à-dire non destinée à la liturgie (même s’il finira plus ou moins par l’intégrer au fil des siècles et jusqu’à nos jours). « Le noël est, avant tout, une chanson, et non pas un cantique, et c’est bien de ce sceau que l’a marqué l’esprit gaulois, puis français » nous dit Henri Bachelin17.
.
Ils sont dits « populaires » car écrits pour les gens du peuple18, et constituent un tableau des mœurs populaires. En effet, dans son texte il dépeint la société de telle époque, la vie modeste des petites gens, mais surtout nous dit comment l’humble paysan, l’ouvrier, le petit artisan comme le bourgeois ou le châtelain célébrait par le chant la naissance de Jésus. Comme nous le verrons plus loin, la simplicité de leur facture musicale permet de mémoriser facilement la mélodie, et permet donc à des gens ne sachant lire la musique, de les retenir aisément. Il faut en effet que ces chants puissent être retenus et chantés facilement par les gens du peuple. En cela, comme pour le chant traditionnel de nos provinces, le noël n’appartient pas à la musique « savante ». Ce sont des chants monodiques (à une seule voix) qui sont souvent accompagnés par des instruments, d’ailleurs souvent décrits dans les textes de ces noëls : épinette, chalumeau, hautbois, musette, tambourin, flûte, fifre, rebec, violon.

Les noëls populaires font appel à ce que l’on nomme la tradition orale. En effet, ils ne sont pas faits pour être écrits sur partition. On se transmet la mélodie de bouche à oreille. Néanmoins, on verra à partir du XVème siècle apparaître les premiers recueils de chants de Noël. À partir du XVIème siècle les noëls seront diffusés sur des « feuilles volantes », elles seront vendues par les enfants ou les ménétriers dans les rues des bourgs, des villages ou des grandes villes. Dans la majorité des cas, seuls les paroles sont écrites, la mélodie étant supposée connue de tous (voir notre 3 .2 en bas de page). Pour illustrer ce caractère populaire de nos noëls de France, écoutons ce que disait Chateaubriand19à ce sujet : « « Les noëls, qui peignoient les scènes rustiques, avoient un tour plein de grâce dans la bouche de la paysanne. Lorsque le bruit du fuseau accompagnoit ses chants, que ses enfants, appuyés sur ses genoux, écoutoient avec une grande attention l’histoire de l’Enfant Jésus et de sa crèche, on auroit en vain cherché des airs plus doux et une religion plus convenable à une mère ».
Citons également Dom Guéranger20 : « On entonnait quelques-uns de ces beaux noëls au chant desquels on avait passé de si touchantes veillées dans tout le cours de l’Avent. Les voix et les cœurs étaient d’accord en exécutant ces mélodies champêtres composées dans des jours meilleurs ». Pour bien comprendre le caractère pastoral, champêtre en même temps que religieux de nos noëls populaires écoutons ce qu’explique le musicien Bernard Lallement dans le livret qui accompagne le CD « Noël de France » :
« Plus que tout autre, le paysan, écrasé à longueur de siècles par tous les labeurs de la terre, victime de tous les fléaux, assommé de malheurs avait besoin de croire et d’espérer en un Dieu bon, juste et doux plus puissant que tous les monarques de la terre (…). L’âme populaire rurale, simple et naïve s’émeut de voir la toute-puissance Divine s’abaisser jusqu’à laisser le petit enfant de la Vierge Marie, naître dans une pauvre étable (…). Elle s’en émeut, mais aussi elle s’en réjouit, voyant dans le choix Divin un blâme supérieur de la richesse, de l’arrogance et de la froideur de cœur dont elle s’accompagne le plus souvent. Elle y puise du même coup, sinon la fierté, du moins le courage de la pauvreté et surtout le sentiment de l’égalité de chances devant l’amour de Dieu.

3.2. La notion de « timbre » des noëls

On parle de « timbre » pour désigner la mélodie sur laquelle on chante tel texte. Dans les fameuses « Bibles de noëls » et autres recueils, chaque chant est nommé la plupart du temps par les premiers mots de celui-ci. Ces recueils ne sont pas notés21, sauf exception, c’est pourquoi on trouve le titre suivi de l’indication : « sur l’air de… ». C’est ce que l’on appelle un timbre. Le même principe s’applique d’ailleurs pour les cantiques ou les chants traditionnels. Il n’est pas rare qu’une mélodie préexistante (d’origine profane ou sacrée) ou nouvellement composée, soit utilisée pour plusieurs textes. On adapte la mélodie en fonction du texte (ajout ou suppression de notes et parfois modification de la rythmique). Les noëls populaires usent aussi du principe de « contrafacta » déjà présent au Moyen-Âge : il consiste à adapter des paroles nouvelles sur une mélodie antérieure, sans changer notablement celle-ci. Ce procédé est également présent dans les chansons populaires traditionnelles. Pour illustrer notre propos, écoutons l’éditeur du célèbre noëllistes, Nicolas Saboly (1614 -1675) : « la tradition d’une même mélodie variait selon les diverses personnes qui me la faisaient entendre. Pour certains noëls, il m’arrivait d’avoir jusqu’à dix airs différents ; pour certains autres, je ne pouvais même pas trouver un seul ». Il est difficile de donner avec précision la provenance exacte de telle mélodie, de tel noël car la mélodie populaire n’est non seulement pas enfermée comme nous le verrons plus loin dans le carcan solfégique de la partition, mais elle n’est pas non plus limitée géographiquement. La mélodie d’une région donnée peut aller au-delà des limites de son aire d’utilisation et faire ainsi un « tour de France ». Ce fait est largement attesté au long des siècles. Prenons pour exemple « Joseph est bien marié » présenté comme noël Champenois du XVIème siècle. Sa mélodie est la même que le noël Bressan « Noié, Noié, est venu ». Il est en revanche plus facile de dater les mélodies grâces aux nombreux recueils que nous possédons et qui grâce à Dieu ont été conservés au fil des ans et aujourd’hui numérisés. Pour bien comprendre la construction musicale de nos noëls populaires, écoutons ce qu’en disent les musicologues : « Les mélodies originales de ces chants ont préexisté et elles ont même survécu aux paroles, ce qui représente un fait capital pour une étude musicologique. En effet, pour la musique, les cantiques et les noëls appliquent un système de tout temps très employé dont le rôle fut énorme et qui consiste à appliquer des paroles nouvelles, des couplets nouveaux et souvent d’actualité, sur un air connu donc préexistant. Dans la majorité des cas, l’air choisi n’est pas noté musicalement, il est seulement désigné par le titre ou par le premier vers des anciennes paroles. Cette étiquette qui lui est appliquée, est proprement ce que l’on appelle un timbre, à partir du XVIIIe siècle22.

Si à l’origine des noëls on a les tropes, les hymnes, les séquences et les noëls farcis du Moyen-Âge, les mélodies proviennent aussi de la sphère profane. Il faut à ce sujet souligner que, contrairement à notre époque, la frontière entre le profane et le sacré était quasi inexistante au Moyen-Âge. Ainsi, il n’est pas rare qu’un chant profane s’inspire d’une mélodie sacrée ou que des paroles religieuses soient placées sous une mélodie profane (c’est le cas de nombreux cantiques). Le noël populaire n’échappe pas à cette règle du XIIème au XIXème siècle. Ce phénomène d’absorption d’un air profane dans la sphère religieuse date au moins du XIIème siècle (c’est peut-être plus ancien encore). Certains tropes adoptent des clausules de mélodies populaires. Néanmoins, il est important de préciser qu’au Moyen-Âge, la sphère liturgique reste elle, imperméable aux airs profanes et à son univers musical bien séparé de l’univers musical profane jusqu’au XIVème siècle inclus. Un basculement se produira au XVème siècle, avec l’utilisation de cantus firmus23 d’origine profane. L’exemple le plus célèbre est la fameuse “messe parodie” de Guillaume Dufay dite “messe de l’homme armé”.

4. La musique des noëls populaires

Devant l’immense répertoire qui s’offre à nous, il est impossible de détailler l’aspect musical de chaque mélodie. Mais, à la suite des musicologues, nous pouvons cependant donner des éléments pour décrire la structure musicale de ces chansons.
L’une des caractéristiques de beaucoup de nos noëls populaires est d’avoir un caractère modal24.
D’ailleurs, quoi de plus normal quand on sait que le système modal prédomine jusqu’à l’apparition du système tonal au XVIIème siècle. Issu pour partie des mélodies sacrées comme nous l’avons dit au début de notre document, les airs de nos noëls ont une saveur modale très marquée (mode de ré et son voisin le mode de la, mode de mi ou de sol). Plus tard, à l’apparition du système tonal (XVIIème siècle) on adaptera les mélodies à ce nouveau système qui réduit l’expression musicale à deux modes : le mode Majeur et le mode mineur.
Écoutons encore Monique Rollin nous parler des mélodies des noëls : « Les mélodies empruntées sont anonymes et il n’est pas fait appel à un compositeur pour la musique de ces chants religieux. C’est l’auteur des paroles nouvelles qui procède au choix de la mélodie et à son adaptation. Les airs choisis ressortissent au genre du vaudeville, apparu vers 1550, qui recouvre uniquement des airs répandus dans le public. Ce sont des chansons en forme d’air, syllabiques, homophones et strophiques dans lesquelles tous les couplets se chantent sur une même musique »25.


D’une manière générale la mélodie des noëls populaire se caractérise par :

  • ambitus peu élevé (l’ambitus est l’étendue d’une mélodie de la note la plus grave à la plus aiguë),
  • l’emploi de la centonisation26 notamment dans les cadences finales, les clausules27 ou les incipit,
  • beaucoup de notes conjointes (qui se suivent de près),
  • peu de chromatismes (on trouve cependant dès le XIVème siècle l’apparition de la sensible),
  • des cadences28 ou clausules empruntées à d’autres airs profanes ou religieux,
  • la forme virelai ou rondeau (couplet-refrain) avec A-B ou A-B-A ou encore A-B-C,
  • une ligne mélodique assez dépouillée et syllabique,
  • rareté des mélismes,
  • répétition des phrases musicales ou de certains motifs musicaux,
  • rythmique simple suivant de près le langage parlé,
  • rythmique basée sur la longue et la brève avec emploi courant des mesures composées.

La mélodie du noël populaire n’est pas figée et est amené à subir au gré des époques, des collecteurs ou des interprètes, des transformations mélodiques29 et rythmiques. Les paroles peuvent aussi être modifiées en fonction des époques, des circonstances historiques du moment, ou tout simplement pour suivre l’évolution de la langue française. « Au cours des siècles, un même timbre subit des transformations dues à son succès. Ainsi, certaines variantes mélodiques incombent soit à la mémoire, dans le cas d’une
transmission orale, soit à des erreurs des scribes, lors d’une notation dans quelques recueils, soit encore aux initiatives du chanteur ou de l’arrangeur qui peuvent aller jusqu’à entraîner la conservation des seules notes pivots ».
Au fur et à mesure des époques, la mélodie du noël populaire va s’adapter au style musical du moment. De la même manière qu’au XVIIème siècle le chant grégorien (devenu « plain-chant » à partir du XIIIème siècle) se pare des ornements et cadences de la musique baroque30, les noëls populaires vont suivre pareil chemin. A partir de la Renaissance, avec l’emploi de plus en plus fréquent de la sensible31 et d’autres altérations, les mélodies modales évoluent vers la tonalité : on utilise des altérations accidentelles et des modifications de cadence. On modifie par endroit le rythme et / ou le tempo des mélodies, on pratique le monnayage32 des valeurs. Si les paroles sont modifiées, on va également modifier la mélodie en ajoutant ou supprimant des notes.
« Par rapport à l’ancien texte, en cas d’irrégularité dans la prosodie des différentes strophes, on procède à des répétitions ou à des réunions de notes ou encore à des ajouts quand le texte est plus long. Ainsi, la musique doit prévaloir dans l’adaptation des paroles au timbre : elle soutient le mot, elle guide les paroles. Le respect du modèle musical s’impose dans les rapports texte-musique. »33
Les mélodies des noëls ne sont en général pas des compositions originales. On utilise le procédé de la parodie, déjà présent à la Renaissance avec les « messes parodies ». Il s’agit de réutiliser une mélodie existante et d’y placer un texte nouveau. Autrement dit, c’est l’adaptation d’une œuvre musicale préexistante pour une autre utilisation. Voici ce que nous dit Lucie Jacquin dans son mémoire sur les noëls bourguignons de Bernard de La Monnoye (1700) : « En ce qui concerne les « noëls nouveaux », les reprises mélodiques sont d’origines plus variées et sont de moins en moins issues du répertoire liturgique. Certains airs de noëls sont issus de vaudevilles. Les vaudevilles sont originellement des chansons urbaines (c’est du moins l’hypothèse la plus probable. Une autre hypothèse voudrait que ces chansons soient issues du Val de Vire en Normandie). Avec le temps, elles deviennent de plus en plus populaires et leur contenu est de plus en plus satirique. Musicalement, elles n’adoptent pas la polyphonie savante mais plutôt l’harmonisation verticale »

5. Poésie, genres et caractère des noëls populaires

Si comme nous venons de le voir, l’intérêt musical du noël est indéniable, son intérêt littéraire l’est encore plus. Sans les paroles, nos beaux noëls ne seraient que de belles mélodies vidées de leur substance. C’est pourquoi nous allons dans ce chapitre nous intéresser au texte. Là encore, il serait impossible de traiter de l’ensemble du répertoire tellement il est dense. Nous parlons volontiers de poésie du noël car c’est ainsi qu’il faut voir le sens de ces productions. Le but du noël c’est de raconter la Nativité et de dépeindre autour de cet événement majeur de la vie chrétienne, la vie des contemporains des époques où ils furent écrits, chantés et diffusés. Pour ce faire, le texte use très souvent des mêmes procédés que ceux de la poésie. Poésie champêtre, populaire, régionale ou provinciale, mais poésie quand même. Le noël populaire destiné à être chanté par le peuple, a été écrit par des lettrés : prêtres, robins, écrivains, poètes. On trouve dans un dictionnaire cette définition rapportée par Henri Bachelin34 : C’est le récit évangélique de la naissance du Messie, développé en un langage rimé ou rythmé, d’une simplicité toute rustique et avec tous les sentiments d’une foi naïve ». Ainsi, les termes rimé et rythmé nous renvoient de fait à la poésie. Il possède son caractère propre à tel terroir dont il est issu (Anjou, Quercy, Poitou, Bretagne, Provence) et se conforme au vocabulaire et aux usages des gens de ces pays.

L’hymne des Laudes de Noël « A solis ortus cardine » traduite en français et utilisée comme cantique de Noël

Si nombre de nos noëls ont un vocabulaire imagé, il faut savoir (et ceux qui ont étudié le répertoire des noëls l’affirment sans hésitations) que, ce qu’ils nous racontent est le reflet de la réalité de la vie d’autrefois. En cela, on peut dire que ces chansons de noël équivalent à notre presse locale d’aujourd’hui. La même situation se retrouve d’ailleurs dans la chanson populaire traditionnelle : on raconte en chantant des faits, des événements, des situations et les mœurs de la société rurale ou urbaine d’autrefois. Le noël populaire est ainsi le miroir de la société et nous informe sur les conditions de vie des gens de leur époque.
Cette situation se retrouve dans les noëls du XVème au XIXème siècle. La tournure poétique et le langage change, mais le but reste le même.

Qui d’entre nous entrant dans une église ou visitant un musée n’a jamais vu de vitraux ou de tableaux représentant la sainte famille, les bergers, les rois mages ou les gens du pays de Judée habillés en tenue de l’époque médiévale, de la Renaissance, ou du XVIIème ? Pour nos noëls populaires, le principe est le même : Les bergers, ce sont, dans chaque noël, les habitants d’une paroisse déterminée qui partent immanquablement pour une ville lointaine, distante « d’au moins quinze lieues », nous dit Henri Bachelin.
Dans son ouvrage « Les noëls en France au XVème et XVIème siècle », Pierre Rézeau nous montre comment le récit évangélique de la Nativité s’enracine spontanément dans des terroirs généralement bien identifiables par l’utilisation entre autres des toponymes familiers, que ce soit en Normandie, en Limousin, en Poitou ou dans la région lyonnaise35
.
Pour les auteurs de nos noëls populaires, non seulement les « acteurs » de la Nativité de l’an I s’habillent comme au Moyen-Âge ou comme à la Renaissance, mais la route de Bethléem passe forcément par les hameaux de notre France rurale. Une chose est à noter dans la production des noëls depuis le XVème siècle. Si la grande majorité d’entre eux évoquent exclusivement la naissance du Christ et l’adoration des Mages, certains noëls évoquent d’autres scènes pouvant se rattacher à la Nativité : fuite de la sainte Famille en Égypte, massacre des saints innocents. Certains noëls évoquent également l’ancien testament, depuis la faute de nos premiers parents (évocation du « fruit de vie » en opposition au fruit défendu mangé par Adam et Ève) jusqu’à l’Annonciation.
Le noël populaire a pu même « servir à tel autre but que celui dicté par la foi héritée du Moyen Age ». Il est lié à l’actualité du moment sur divers sujets : politique, religion, histoire, culture voire même économie. Ce qui permet à Martijn RUS de dire : « S’y retrouvent, par exemple, les effets des guerres de religion, le souffle de la Renaissance, les échos de la vie des privilégiés qui vivent à la cour du roi, et, inversement, des démunis qui souffrent des lourdes taxes qui leur sont imposées, ainsi que les convictions athéistes des suppôts de la Révolution. En sorte qu’il me semble permis de considérer le noël, tel noël, comme un miroir de la société, dans l’un ou l’autre de ses aspects, à un certain moment de son devenir »36.
Citons encore, Dom Guéranger qui, dans son « année liturgique » témoigne de ce que nous venons de dire au sujet du contenu littéraire des noëls: « Ces naïfs cantiques redisaient les fatigues de Marie et de Joseph parcourant les rue de Bethléem, alors qu’ils cherchaient en vain un gîte dans les hôtelleries de cette ville ingrate ; l’enfantement miraculeux de la Reine du ciel ; les charmes du Nouveau-Né, dans son humble berceau ; l’arrivée des bergers avec leurs présents rustiques et la foi simple de leurs cœurs. On s’animait en passant d’un Noël à l’autre ; tous soucis de la vie étaient suspendus, toute douleur était charmée, toute âme épanouie ».

5.1. Poésie et langage du noël populaire

Les noëls de jadis sont à leurs manières des témoins vivants de la manière dont on s’exprimait autrefois, et rendent hommage à la beauté de notre langue française. Car si nos dialectes, patois, ou langues régionales avec leur côté « rustique », y sont largement représentés, notre belle langue française si délicieuse et mignarde y a aussi sa place, notamment au XVIème siècle.
Du langage si délicat de l’amour courtois médiéval « Ô Mère demoiselle, priez le petit que toute querelle soit apaisée par lui »37 à ces interjections du même âge : « Oyez les anges, chanter les louanges du p’tit Noël », en passant par des diminutifs du XIIIème siècle « je me suis levé par un beau matinet que l’aube prenait son blanc mantelet, la poésie de Noël se pare sous la plume des lettrés de belles et charmantes tournures. Bien évidemment le mot Noël est traité avec un panel assez large de déclinaisons : Nouel,
Naulet, Nau, Naou etc. Je ne résiste pas à l’envie de vous citer encore quelques vers de ce noël du XVème siècle « Or nous dites, Marie » :

De povres pastoureaulx
Qui gardoient es montaignes
Leurs brebis et agneaulx :
Ceux-là m’ont visitée,
Par grant affection ;
Moult me fut agréable
Leur Visitation.

Ou bien encore ce noël Bourguignon de la fin du XVème siècle « Noël pour l’amour de Marie » :

Or, prions la Vierge Marie,
Que son fils veuille supplier,
Qu’il nous donne si belle vie,
Qu’en Paradis puissions entrer

Et pour conclure, cette si belle poésie pleine de tendresse envers la Sainte Vierge, extrait du noël « Salut Rose vermeille » dont on retrouve le timbre en Bretagne et dans le Bourbonnais :

Vous êtes l’excellence,
Et des vierge la fleur,
En vous est abondance
De grâce et de douceur,
Douce Pucelle,
De grâce et de douceur

Mais dans sa littérature le noël populaire est aussi riche de termes et d’expressions populaires tirées des patois et dialectes locaux, des noms de métiers, d’instruments anciens. Les prénoms aussi ont une saveur d’antan : Jacotin, Robin, Jeannot et son pendant féminin Jeannette, ou encore Guillot.

Notre propos aurait manqué d’objectivité si nous avions passé sous silence quelques textes dans lesquels le langage populaire se fait grossier ou grivois. Ainsi de ce noël38 qui fait dialoguer les bergers Rogelin, Ruben et Raguel dans un langage peu châtié :

« Que t’es-tu levé faire pastoureaulx à minuit ?
Qué rage as-tu à braire si fort Naulet, Naulet,
Es-tou pas accouché ta femme cette nuit ?
As-tu tué ta truie, ta truie ou ton goret ? » ;

« Et toy Ruben, ton chapperon affuble
Vent de l’aulnay souffle au cul de la bergiere ».

« Bergiere Rachel prens le si dancerons ung branle,
Mais garde sur la glace tomber, car il verglace » (…)

« Abas, debout, trop les jambes tu haulses,
Cache ton cul, car tu n’as point de chaulses ».

Noël extrait du recueil de 1653 d’Artus Aucousteau maître de chapelle de la Sainte Chapelle39

5.2. les différents genres de noëls

Varié dans sa musique, le noël populaire l’est aussi dans son genre. C’est précisément ce point que nous allons brièvement aborder maintenant.

En effet, en consultant les nombreuses bibles des noëls et autres recueils on arrive à mettre en évidence une certaine variété :

  • noëls ou pastorale dialogués (dialogue entre les bergers, entre St Joseph et la Sainte Vierge…),
  • noëls d’énumérations (cadeaux à l’Enfant-Jésus, instruments de musique, métiers),
  • noëls des auberges (lieux réels ou fictifs),
  • noëls des oiseaux (c’est d’ailleurs le titre d’un noël breton du pays gallo),
  • noëls satiriques (en vogue à la Cour au XVIIème ou XVIIIème siècle),
  • noëls défilés (procession des villageois au son des instruments, des corps de métiers, du clergé).
    Ainsi, à l’image de nos chansons populaires réparties selon leur genre : chant de marin, chant
    militaire, chant des métiers, chants satiriques, chant des paysans, chanson d’amour, chant de guerre,
    chanson paillarde…les noëls peuvent se ranger sous plusieurs vocables selon les idées qu’ils expriment, les
    gens qu’ils font parler, les objets, lieux ou attitudes qu’ils décrivent.

5.3. Le caractère des noëls populaires

En parfaite corrélation avec l’emploi du langage du pays ou de la province dont il est issu, le noël se pare du caractère propre aux habitants du lieu. Ainsi, le noël angevin est allègre car l’Anjou est le pays du rire franc et du parler gaulois, en Poitou, Vendée et Bretagne le noël se fait plus naïf et mélancolique, tandis que le noël limousin, savoyard ou auvergnat se fait plus rude et austère à l’image du climat et du tempérament montagnard ou des contrées profondes.

Comme le dit Henri Bachelin, dans nos noëls de France, « c’est l’âme populaire qu’on rejoint dans tous, geignarde et caustique, mélancolique et gaie, réaliste et enthousiaste, en un mot ; l’homme, mais des sphères inférieures et dépourvu de culture, donc, d’idées générales ».
En naissant dans une région donnée, et parfois en voyageant dans une autre par le biais de la tradition orale ou de l’échange des recueils, le noël grâce à une heureuse adaptation emprunte le caractère et l’allure du lieu dans lequel il tombe. C’est ce qui fait avec la musique, tout le charme de nos noëls provinciaux. Charme qui fait la fierté des populations locales jusqu’à virer parfois au chauvinisme (mais peut-on reprocher à quelqu’un d’aimer sa terre et ce qui fait son âme ?)


15. Lorsque l’on parle des chants de Noël on ne met pas de majuscule au mot noël. On dira « la fête de Noël » mais « un noël »
16. À la Révolution française on trouvera des noëls dont le sujet est profane, exaltant le peuple, dénonçant la monarchie etc
17. In litt. « Les noëls français » d’Henri Bachelin
18. On a aussi chanté des noëls dans les châteaux et riches demeures, mais les compositions diffèrent des noëls dits populaires.
19. Extrait de « Génie du Christianisme » 4ème partie, Livre I, chapitre III
20. Extrait de « l’année liturgique », le temps de Noël Tours 1880 6ème édition page 170
21. Un recueil noté signifie que ce recueil possède la partition de la mélodie
22. Extrait de « Mélodies et timbres des cantiques et des noëls populaires » de Monique Rollin (page 39 à 49)
23. Désigne une mélodie de plain-chant en valeurs longues, utilisée comme base pour l’écriture polyphonique.
24. Le système modal existe depuis l’Antiquité. Il repose sur la place des demi-tons au sein d’une échelle diatonique.
25. Extrait de « Mélodies et timbres des cantiques et des noëls populaires » de Monique Rollin. (Page 39 à 49)
26. Procédé utilisé dès le bas Moyen-Âge qui consiste à utiliser des formules mélodiques ou fragments mélodiques types.
27. Le terme clausule désigne une terminaison musicale dans une mélodie, soit en cours soit en fin de mélodie.
28. Il faut ici entendre le terme cadence au sens mélodique (formule finale d’une mélodie) et non au sens harmonique.
29. Par exemple avec la « musica ficta » qui consiste à jouer des altérations non écrites, à certaines notes d’une partition.
30. Voir les messes royales d’Henry Du Mont avec emploi de la sensible et des tremblements (ornement vocal).
31. La sensible est le 7ème degré d’une gamme, distant d’un demi-ton d’avec la tonique. Elle est la caractéristique du système tonal.
32. Substitution d’une durée longue à d’autres durées plus courtes. Utilisé dans l’écriture musicale au Moyen-Âge et à la Renaissance
33. Extrait de « Mélodies et timbres des cantiques et des noëls populaires » de Monique Rollin (page 39 à 49).
34. « Les noëls français » par Henri Bachelin page 79
35. Pierre Rézeau, « Les Noëls en France aux XVe et XVIe siècles ». Édition et analyse par Guillaume Berthon
36. « Le noël, miroir de la société du XVème au XIXème siècle » par Martijn RUS
37. Noël provençal « Une très Sainte Vierge » dont la mélodie est tirée d’une danse de la Renaissance
38. Aneau (1539), Chant pastoral, en forme de Dialogue, a trois bergiers, et une bergiere, contenant l’Annonciation de l’Ange p.3
39. Partition extraite du livre « Les noëls français » de Henri Bachelin page 40


Dans le prochain épisode de cette série, Louis-Maris Salaün nous fera revivre l’évolution des Noëls à travers l’histoire, du Moyen-Âge au XIXe siècle.

Les noëls populaires de France à travers les siècles, partie 1/5

En cette saison de Noël 2022, Esprit de la Liturgie publie en feuilleton une synthèse des connaissances disponibles sur l’histoire des Noëls populaires en France, par notre ami Louis-Marie Salaün, que nous remercions et félicitons pour ce travail considérable, abondamment sourcé et annoté, et d’une grande érudition, auquel nous souhaitons une large diffusion. Les appels de notes renvoient à la fin de l’article.

Louis-Marie Salaün est passionné par le chant liturgique (spécialement le chant grégorien), les musiques anciennes (médiévale,  Renaissance et baroque) et traditionnelles. Il s’intéresse beaucoup aux pratiques vocales liés au chant liturgique. Depuis plusieurs années il s’intéresse de très près à la musicologie et a la liturgie (pour les deux formes du rit romain). Il possède une longue pratique du chant dans le cadre liturgique (chantre en paroisse, chef de chœur, choriste et chantre de schola). Il est actuellement chantre à la cathédrale de Troyes, membre du chœur grégorien et du chœur polyphonique de cette même cathédrale. Il pratique la musique (instruments anciens et traditionnels) au sein de formations amateur qu’il a lui-même fondé.


Introduction

Pour reprendre les mots d’un musicien et harmonisateur bien connu1, on peut affirmer avec raison que « peu de thèmes ont été plus abondamment et mieux chantés par les peuples que celui de la Nativité ». Et c’est très vrai pour ne parler que de notre France, où les noëls, dit-il « forment la veine la plus féconde de toute la lyrique populaire ».

En effet, s’il est des chants qui nous sont familiers et que nous aimons à entendre et chanter quand vient Noël, ce sont bien nos beaux noëls populaires. Ils nous sont devenus familiers mais connaît-on vraiment leurs origines, leur Histoire…et leurs histoires ?

Le but de notre document – sans prétendre être une étude musicologique complète sur le sujet – est d’informer le lecteur sur l’origine de cette tradition musicale des noëls populaires, et de donner un aperçu d’ensemble sur ce répertoire si particulier, si riche, si varié et si beau. Nos sources nous permettrons d’aborder un peu plus en détail le répertoire de telle ou telle province, pour être au plus près de nos traditions locales.

Parce que la fête de Noël est intimement liée à notre religion catholique, nous évoquerons les connexions étroites entre ces airs populaires et le chant grégorien, qui fut à partir du IXème siècle2 à l’origine de la naissance de la polyphonie. Nous verrons également le parcours du noël populaire au fil des époques, entre liturgie et « paraliturgie ».

Entrons sans plus tarder à la découverte de ces timbres et textes qui, chacun à leur manière, dans leur langue, leur patois, leur dialecte célèbrent depuis huit siècles, la naissance du Sauveur et la joie de Noël.

1. Pourquoi chanter Noël

Puisque Noël est avec Pâques, l’une des plus grandes fêtes liturgiques de la religion catholique, et que la liturgie accorde une place importante au chant, il nous est bon d’entamer notre sujet en nous posant cette question : pourquoi nous chrétiens, chantons-nous ?
Nous chantons parce que nous sommes sauvés, et parce que nous répondons à la Parole de Dieu par le chant. Dans l’histoire du Salut, à l’intervention salvatrice de Dieu il y a une réponse de l’homme sauvé, par le chant. Au long de l’Histoire Sainte, quand Dieu intervient pour sauver un homme ou un peuple, celui-ci répond en chantant : cantique de Daniel, cantique de Jonas3

Comment ne pas imaginer que cette nuit bénie, alors que le peuple d’Israël attendait depuis si longtemps la venue du Sauveur, qui devait racheter la faute de nos premiers parents et nous rendre l’héritage céleste si malheureusement compromis4, fut l’occasion de chanter la gloire de Dieu ? De la même manière que Zacharie chanta le Benedictus après avoir recouvré la vue à l’annonce de la naissance de Jean-Baptiste, que la Sainte Vierge chanta le Magnificat après avoir reçu de l’ange l’annonce qu’elle enfantera le Sauveur et que Siméon chanta le Nunc Dimittis lors de la présentation de Jésus au temple, on peut imaginer que les anges et les bergers chantèrent la naissance du Sauveur.

Si l’Évangile de la messe de minuit5 nous dit : « Et soudainement apparu avec l’ange la multitude de l’armée des Cieux qui louaient Dieu en disant : Gloire à Dieu dans les hauteurs des Cieux », l’antienne du Magnificat des vêpres du jour de Noël, ajoute : « Aujourd’hui le Christ est né, aujourd’hui le Sauveur c’est manifesté, aujourd’hui les anges chantent sur la terre… ». On peut raisonnablement penser que les anges ne se sont pas contentés de réciter le Gloria mais de le chanter. Et l’on imagine bien les bergers revenus de la crèche, répondre à cet émerveillement en chantant.

La littérature savoureuse de nos beaux noëls populaires français ira jusqu’à attribuer aux anges la composition musicale du gloria. Ainsi ce noël provençal du XVème siècle « C’était à l’heure de Minuit » dont le deuxième couplet nous dit : « En ce saint jour, tout plein d’appâts, les anges ne sommeillaient pas ; ils composaient leur Gloria : Alleluia ! ».

Bien des siècles plus tard, lorsque la liturgie célèbrera la fête de Noël c’est encore en chantant que la naissance de Jésus sera annoncée et proclamée avec le chant grégorien « Puer natus est nobis… » et tant d’autres pièces si belles sur des textes de l’Ancien Testament. Ainsi pouvons-nous expliquer les raisons qui ont poussé les peuples et particulièrement, le peuple de France à chanter Noël, d’abord dans l’église pendant la liturgie mais aussi assez rapidement, sur les parvis de celles-ci dans les palais royaux, et jusque dans les plus humbles chaumières de nos villages.

Première partie : origines, histoire et évolution des noëls populaires

« Amis j’entends le chant des anges, ils annoncent dans leurs louanges un enfant, Roi des Cieux »

Saint Louis-Marie Grignion de Montfort

2. Les origines des noëls populaires en France

A partir du moment où Noël fut célébré avec grande solennité, l’homme a cherché en parallèle à fixer le souvenir de cette belle fête par diverses formes d’art : peinture, poésie, sculpture mais aussi et surtout musique !

D’une certaine manière, on pourrait faire remonter les premiers chants de Noël au jour de la naissance du Christ lorsque les bergers « s’en retournèrent, célébrant les louanges et la gloire de Dieu à cause de tout ce qu’ils avaient vu et entendu selon qu’il leur avait été dit »6.

On estime généralement que les noëls en France sont nés aux alentours du XIème siècle. Certains musicologues n’hésitent pas à dire que le genre du noël populaire est né en France. On dit que le plus ancien noël qui soit noté (c’est-à-dire ayant une partition) serait le célèbre « Entre le boeuf et l’âne gris » daté du XIIIème siècle7.

C’est d’abord dans le contexte liturgique qu’il faut situer l’apparition des premiers noëls, sous forme de proses ou de tropes. Nous allons développer maintenant ces deux genres particulièrement en vogue durant l’époque médiévale.

2.1. Les hymnes ou proses de Noël

En dehors des pièces grégoriennes de la messe de la nuit, de l’aurore et du jour dont on peut faire remonter la composition au IXème siècle (c’est la période de composition de la majorité du répertoire du chant « Romano-Franc » ou plus exactement « chant Messin » qui plus tard sera nommé chant grégorien en hommage à Saint Grégoire), il a existé au XIIème siècle par exemple d’autres compositions musicales utilisées dans le cadre de la liturgie : les proses ou hymnes8.

Ainsi, le moine Adam de Saint Victor écrit la prose « In natale Salvatoris » consacré à l’heureux événement de Noël :

En ce jour de la naissance du Sauveur,
Nous, créatures, répondons au chant des Anges :
Par l'harmonie de voix diverses,
Mais pleines d'ensemble, formons un doux concert.

Heureux jour, que celui-ci dans lequel,
Coéternel au Père, le Sauveur naît d'une Vierge !
Heureux et agréable jour !
Le monde se réjouit d'être éclairé par la lumière du véritable soleil.

2.2. Les tropes de Noël

Parmi les autres développements du chant et du texte liturgique au Moyen-Âge, on trouve ce que l’on appelle des tropes. La liturgie de la Nativité utilise également cette forme, qui donna elle aussi plus tard naissance au genre du noël populaire. Au IXème siècle, le moine Tutilon de l’abbaye de Saint Gall (Suisse) écrivit pour la fête de Noël le trope « Hodie cantandus est », qui passe pour l’un des premiers du genre.

Qu’est-ce qu’un trope ?
C’est l’intercalation d’un texte nouveau dans un texte chanté authentique et officiel9. Ce fut d’abord l’adjonction d’un texte sous les mélismes10 de l’alleluia ou du kyrie.

Qu’est-ce qu’une pièce tropée ?
C’est une pièce où, dans le but pieux de rendre une fête plus solennelle en allongeant l’office sacré, on a intercalé de nouvelles paroles destinées à préparer ou développer les paroles du thème primitif. Les tropes sont donc des fragments poétiques chantés paraphrasant un texte liturgique.

Pour la fête de la Nativité il y a par exemple le trope de l’introït « Puer natus est nobis ». Le texte de l’introït est le suivant : « Un enfant nous est né et il nous a été donné un fils ; il portera sur son épaule la marque de son empire, et il sera appelé l’Ange du grand conseil ».

Et voici ce même texte enveloppé de son trope :
« Réjouissons-nous aujourd’hui parce que Dieu est descendu des Cieux, et pour nous sur la terre un enfant nous est né, depuis longtemps prédit par les prophètes, et il nous a été donné un fils. Nous l’avons déjà appris de son Père dont il portera sur son épaule la marque de son empire, et la puissance et l’empire sont dans sa main, et il sera appelé Admirable, Messager de Paix, l’Ange du Grand Conseil ».

Il existe principalement deux formes de tropes utilisés dans la liturgie médiévale :
– le trope mélogène ou trope d’adaptation : on place un texte syllabique sous une mélodie existante11 ;
– le trope logogène : composition d’un texte nouveau que l’on place sous une mélodie nouvelle.

2.3. Les noëls farcis

En dehors du trope, se développe ce que l’on appelle le noël « farcis »12. Il consiste en le mélange de la langue latine et de la langue vernaculaire au sein d’un même texte.

Au fur et à mesure que la langue française se construit, son utilisation verra le jour dans la liturgie, même si le latin reste la langue des offices religieux. Dès la deuxième moitié du XIIème siècle, plusieurs parties de l’office sont en français, ainsi que l’indique en 1192 l’évêque de Paris Eudes de Sully : « le jour de Noël, deux prêtres vêtus de chapes de soie entremêlent dans la récitation de l’épître et de l’évangile, des réflexions ou des prières en langue commune. Près du jubé se placent des groupes d’enfants de chœur qui donnent la réplique au célébrant en chantant des vers français, paraphrase des textes liturgiques ».

Le noël farci perdurera jusqu’à la Renaissance. L’un des exemples le plus connu du noël farci est sans doute ce noël qui reprend le texte de l’hymne « Conditor Alme siderum » :

CONDITOR fus le nom pareil
Qui fist la Lune et le Soleil,
Et les Estoiles pour tout vray ;
Noël, c'est un nom sans pareil.

TU CREAS tant que nous avons,
Ciel et terre, mer et poissons,
Et pour ce dire en doit on :
EXAUDI PRECES SUPPLICUM.

Un noël Poitevin du XVème siècle utilise le procédé du texte farci :

FIDELIS PICTAVIA,
Peuple doux et débonnaire,
PROPTER HEC NATALIA
Doit chanter ne se doit taire

Ou bien encore cet autre noël :

Célébrons la naissance
NOSTRI SALVATORIS
Qui fait la complaisance
DEI SUI PATRIS

2.4. Le chant dans les drames liturgiques

À la suite des tropes, se répandent à partir du XIIème siècle, ce qu’on appelle les « drames ». Le drame liturgique est une représentation théâtrale qui met en scène les fêtes liturgiques importantes, et raconte des événements de l’Histoire Sainte. On va ainsi jouer et chanter par exemple la scène de la Nativité (et même de l’Épiphanie). Au départ, le drame est une cérémonie religieuse que l’on joue à l’intérieur des églises dans le cadre de la liturgie. Nos noëls populaires sont directement issus de ces drames, qui furent en quelque sorte, les premières pièces de théâtre.

D’abord limités à certains diocèses, les drames vont rapidement s’étendre à d’autres et l’on verra naître des offices tels que « l’office des prophètes du Christ », le « drame des Pasteurs » et « l’office de l’étoile ». Par la suite, les drames seront joués sur les parvis des églises et cathédrales, ils prendront alors le nom de « Ludus de Nativitate Domini » c’est-à-dire un jeu chanté d’un bout à l’autre et noté en neumes. À Sens (Yonne) au XIIIème siècle, pendant qu’une procession amenait à l’église Saint Étienne où se célébrait la messe, la plus belle jeune fille de la ville juchée sur un âne, on chantait la prose suivante qui était déjà un noël populaire : « Orientis partibus, Adventavit asinus, Pulcher et fortissimus »

Écoutons maintenant le récit du drame des Pasteurs tel que le relate Noël Hervé dans son ouvrage « Les noëls français, essai littéraire et historique » :

l’Office nocturne de Noël, après le chant du Te Deum, commence l’Office des pasteurs. Une étable est préparée derrière l’autel et on y a placé par avance une statue de la Vierge. Tout d’abord, un enfant, placé très haut devant le choeur, et figurant un ange, annonce la naissance de Notre-Seigneur à des chanoines qui jouent le rôle de bergers. Ceux-ci entrent dans le choeur, pendant que l’ange leur dit : — Ne craignez pas, car je viens vous annoncer une grande nouvelle. Aujourd’hui il vous est né un Sauveur… Dans les tribunes de l’église se tiennent, tels des anges, plusieurs autres enfants qui chantent à haute voix : — Gloire à Dieu dans les cieux ! Les pasteurs, en entendant ces voix, s’avancent et reprennent : — Paix sur la terre… Pax in terris nunciatur In excelsis gloria. (…) . Mediator homo Deus Descendit in proprio, Ut ascendat homo reus Ad admissa gaudia. Eia ! Eia !

Prose de Noël écrite par Abélard au XIIème siècle et chantée à Cambrai aux matines de Noël13

Les drames liturgiques connurent leurs heures de gloire, mais aussi leur déclin. En effet, ces représentations dont le but initial était d’embellir la liturgie de l’office où de la messe, d’édifier la piété des fidèles, finissent par dégénérer en « mascarades licencieuses » à l’image de la « fête des fous ». Aussi, l’Église fit sortir des édifices religieux les drames. Mais là encore, même en dehors des églises, des abus se produisirent, conduisant l’Église à interdire purement et simplement la tenue de ces représentations qui n’avaient plus grand chose de religieux. « Depuis longtemps d’ailleurs, ces représentations théâtrales étaient prétextes à satires et s’émaillaient peu à peu au gré des acteurs de plaisanteries grossières, d’équivoques obscènes, comme on en peut trouver à chaque page de Gargantua ou de Pantagruel » nous dit Noël Hervé.

Illustration de la représentation du Mystère de la Nativité sur une place publique au Moyen-Âge

Les drames liturgiques et les « Mistères » (du latin « ministerium ») furent interdits par l’Église au XVème siècle. En 1485 le concile de Sens (Yonne) recommande d’éviter les danses et jeux de théâtre qui profanent les temples « et que si l’on fait quelque chose, que ce soit honnêtement, sans empêchement des offices, ni barbouillages de figures »14. Au siècle suivant, le Parlement interdit également la représentation des mystères sacrés par un décret du 17 novembre 1548, en ces termes : « La Cour a inhibé et défendu, inhibe et deffend aux dicts suppliant de jouer le mystère de la Passion notre Sauveur, ne autres mystère sacrez, sur peine d’amende arbitraire ; leur permettant néanmoins de pouvoir jouer autre mystère prophanes, honestes et licites, sans offencer ou injurier autre personne ».


1. Il s’agit de Bernard Lallement qui harmonisa de très nombreux chants et noëls populaires
2. Avant que naisse le chant Messin (appelé plus tard chant « grégorien ») au IXème siècle, il existait en Gaule le chant Gallican.
3. Extrait des notes personnelles de l’auteur prise à l’occasion d’un stage de chant grégorien dirigé par Dom Daniel Saulnier en 2019
4. In litt. « Les noëls français, essai historique et littéraire » par Noël Hervé
5. Évangile selon Saint Luc, ch. 2
6. Évangile selon Saint Luc, ch. 2 : 20
7. Recueil de chants de Noël « Noël ! Chantons Noël » de Paul ARMA aux éditions ouvrières, juillet 1942
8. Lorsqu’il s’agit d’un chant liturgique hymne s’emploi au féminin. On parlera en revanche « d’un hymne national »
9. « Histoire de la poésie liturgique au Moyen-Âge » par Léon Gautier
10. Un mélisme est une longue vocalise (plusieurs notes sur une même syllabe) que l’on retrouve dans le chant grégorien.
11. C’est le cas de la plupart des Kyrie grégoriens : Kyrie « Cunctipotens genitor Deus », représenté ici, ou le kyrie « Orbis factor »
12. Le chant farci est un chant dont on ajoute des paroles latines à un chant en langue vernaculaire. Farci veut dire « entremêler ».
13. La mélodie de cette prose est ici transcrite en notation moderne. La notation médiévale originale est en neumes.
14. In « La belle bible des noëls Guérandais » par Fernand Guériff


Dans le prochain épisode de cette série, Louis-Marie Salaün en viendra au cœur du sujet, et parlera des Noëls populaires en général, sans acception d’époque ou de lieu, sous l’angle littéraire et musicologique : caractéristiques musicales, forme, rythme, timbre, emploi, langue, poésie…
Dans le troisième épisode, sera abordée le détail de leur histoire.

Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie V : Après la paix de l’Église, la liturgie dans un empire chrétien

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.


En 313, l’empereur Constantin a accordé au christianisme la tolérance et un statut légal. Cet acte met fin à la dernière persécution des chrétiens dans l’Empire romain, qui avait commencé sous Dioclétien en 303, et il est salué comme la « paix de l’Église. » L’édit de Constantin a fourni les conditions sociales et matérielles dans lesquelles la pratique religieuse des chrétiens ordinaires pouvait s’épanouir, et de nombreux nouveaux convertis (bien que tous n’aient pas des motifs purs) ont afflué dans les églises nouvellement construites. C’est de cette période que datent les premières sources écrites de textes liturgiques, qui portent généralement l’approbation d’un évêque ou d’un synode d’évêques. On considérait généralement qu’il était nécessaire de formaliser le culte chrétien afin de conserver les normes relatives au contenu doctrinal et au langage de la prière.

La tradition antiochienne

Les principaux sièges épiscopaux d’Antioche en Syrie et d’Alexandrie en Égypte sont associés à la formation des anaphores « classiques » (prières eucharistiques) des traditions chrétiennes orientales. Un exemple précoce d’anaphore antiochienne se trouve dans le huitième livre des Constitutions apostoliques, un ordre ecclésiastique complet attribué à saint Clément de Rome mais compilé dans la région d’Antioche entre 375 et 400. Le huitième livre contient un rite eucharistique complet, que l’on appelait autrefois la « liturgie clémentine ». Ce compte rendu détaillé suit le modèle enregistré par Justin au milieu du deuxième siècle, mais offre plus de détails, énumérant quatre lectures de l’Écriture (loi, prophètes, épître, évangile), un sermon, le renvoi des catéchumènes, des pénitents et des autres groupes, les prières des fidèles sous forme de litanie, l’échange de la paix, l’offertoire, l’anaphore, les rites de communion, l’action de grâce pour la communion et le renvoi. La structure typique de l’anaphore d’Antiochene peut être résumée comme suit :[1]

Dialogue introductif avec une première salutation trinitaire sur le modèle de 2 Corinthiens 13,13 (« La grâce de… »)

Louange et action de grâce (« Il est vraiment juste et bon… »)

Introduction au Sanctus

Sanctus (Trisagion)

Post-Sanctus

Récit de l’institution

Anamnèse

Epiclèse

Intercessions

Doxologie

Le rite byzantin s’est développé à partir de la famille liturgique antiochienne[2]. Au sein de cette tradition, la prière eucharistique ayant le plus grand impact historique est l’Anaphore de saint Jean Chrysostome, qui, au XIe siècle, avait remplacé la version byzantine de l’Anaphore de saint Basile comme la plus fréquemment utilisée dans la Divine Liturgie (Eucharistie). Le spécialiste de la liturgie Robert Taft a démontré de façon convaincante que Jean Chrysostome, lorsqu’il est devenu évêque de Constantinople, a introduit de son Antioche natal une forme ancienne de l’anaphore qui porte son nom, et l’a révisée pour l’utiliser dans la capitale.

Une autre influence importante sur le rite byzantin a été la pratique liturgique de Jérusalem, où les liturgies statiques sur les lieux saints se sont avérées très populaires. Cette pratique a été imitée par les pèlerins dans leurs églises locales, surtout à Constantinople et à Rome[3]. Le cycle des fêtes de Jérusalem a eu une influence importante tant en Orient qu’en Occident. Les traditions liturgiques syriaques appartiennent à la famille des Antiochènes mais présentent également des développements particuliers et complexes[4].

La tradition alexandrine

La tradition liturgique d’Alexandrie, centre du christianisme en Égypte, est bien documentée et pourrait remonter au troisième siècle (voir le précédent article sur l’anaphore de Barcelone). Les éléments typiques de l’anaphore alexandrine peuvent être énumérés comme suit :

Dialogue introductif (« Le Seigneur soit avec [vous] tous… »)

Louange et action de grâce (« Il est vraiment juste et bon… »)

Intercessions (incluant les défunts)

Introduction au Sanctus

Sanctus (Trisagion)

Épiclèse I

Récit de l’institution

Anamnèse

Épiclèse II

Doxologie

Les deux épiclèses sont un trait caractéristique de l’anaphore alexandrine. En ce qui concerne la première épiclèse, il semble y avoir deux courants de tradition. D’une part, des sources telles que l’Anaphore de Barcelone et le papyrus fragmentaire Deir Balyzeh de Haute-Égypte (entre le VIe et le VIIIe siècle) comportent une première épiclèse demandant au Père d’envoyer l’Esprit Saint sur les offrandes de pain et de vin et d’en faire le corps et le sang du Christ. La deuxième épiclèse, après le récit de l’institution, demande les fruits spirituels de la communion sacramentelle. En revanche, dans la prière eucharistique de Sarapion, dans l’Anaphore grecque de saint Marc, qui est pleinement développée, et dans sa version copte, l’Anaphore de saint Cyrille d’Alexandrie, la première épiclèse est moins spécifique, demandant la bénédiction du sacrifice par la venue de l’Esprit Saint. Au lieu de cela, la prière pour la consécration des offrandes eucharistiques fait partie de la deuxième épiclèse. On peut peut-être y voir une assimilation au modèle antiochien. La version égyptienne de l’Anaphore de saint Basile (qui est apparentée mais distincte de l’anaphore byzantine de saint Basile et peut être classée comme ouest-syrienne dans sa structure) pourrait avoir été utilisée en Égypte depuis le milieu du IVe siècle. L’anaphore est connue dans son grec original ainsi que dans les dialectes coptes sahidique et bohairique, et elle est devenue l’anaphore standard de la Divine Liturgie copte[5].

Lecture de l’Ecriture

Bien qu’il n’existe pas de sources concernant les lectionnaires pour la célébration de l’Eucharistie avant la fin du IVe siècle, il est très probable que, pour les grandes fêtes et les saisons spéciales de l’année liturgique en développement, les péricopes appropriées, c’est-à-dire  » des passages scripturaires particuliers séparés de leur contexte biblique « [6], ont été utilisées très tôt. La sélection de textes bibliques particuliers est surtout attendue pour la célébration annuelle de Pâques et structurait la période pré-pascale de préparation qui allait devenir les quarante jours du Carême, ainsi que les cinquante jours du temps pascal connus depuis la fin du IIe siècle sous le nom de Pentecôte. Les fêtes annuelles des martyrs, comme celles de Pierre et Paul à Rome ou de Polycarpe à Smyrne, étaient également associées à des lectures particulières. Des lectures fixes pour les fêtes et les saisons liturgiques sont indiquées dans les sermons et les écrits d’Ambroise de Milan et d’Augustin d’Hippone.

Il n’existe aucune preuve de la théorie autrefois populaire selon laquelle, avant l’organisation systématique des péricopes aux quatrième et cinquième siècles, il y avait une lecture continue ou consécutive (lectio continua) des Écritures lors de l’Eucharistie. Lorsque les premiers théologiens chrétiens commentent un livre biblique entier sous la forme d’homélies consécutives, comme Origène dans la première moitié du troisième siècle et Jean Chrysostome à la fin du quatrième siècle, cela ne se produit pas dans le contexte de l’Eucharistie – en laissant de côté la question de savoir s’ils ont prononcé ces homélies ou s’il s’agit de produits littéraires. Lors de la célébration de l’Eucharistie, l’évêque qui présidait choisissait généralement les lectures et rien ne laisse penser qu’il était tenu à une lecture continue d’un livre biblique.

Liturgie et musique

On suppose souvent que le chant des psaumes et le chant des hymnes avaient une place naturelle dans le culte chrétien primitif. Cependant, Joseph Dyer met en garde contre le fait que  » la psalmodie n’était pas une composante essentielle de la messe dès le début, et que les lieux appropriés pour le chant n’ont été occupés que progressivement « [7] Dans la culture gréco-romaine, il était courant de chanter lors des banquets du soir et les chrétiens ont suivi cette coutume, mais ce n’était pas le cas lors des célébrations de l’Eucharistie au petit matin[8]. Dyer note également que  » la séparation peut-être mince entre la lecture stylisée et simple chant dans le monde antique  » [9]. Ainsi, la récitation formelle des textes a pu servir d’ouverture à l’introduction du chant des psaumes. À la fin du quatrième siècle, les psaumes étaient chantés dans la liturgie eucharistique entre les lectures et pendant la communion (notamment le psaume 33 [34], qui était un choix évident en raison du verset : « Goûtez et voyez que le Seigneur est bon »).

Conclusion

Alors que le quatrième siècle a remodelé la célébration de l’Eucharistie – en raison du nouveau statut public du christianisme et des possibilités offertes par l’architecture monumentale des églises – le contenu théologique et spirituel des prières eucharistiques « classiques » repose sur les fondements qui ont été posés au cours des siècles précédents. Le prochain épisode de cette série portera sur la tradition liturgique latine émergente.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du Père Lang, voir la premièrela deuxième partie, la troisième partie et la quatrième partie.


NOTES

  1. For a selection of ancient anaphoras in English translation with useful introductions, see R. C. D. Jasper and G. J. Cuming, Prayers of the Eucharist: Early and Reformed, 3rd ed. (Collegeville, MN: Liturgical Press, 1987). 
  2. For a concise introduction with ample reference to further literature, see Robert F. Taft, The Byzantine Rite: A Short History, American Essays in Liturgy (Collegeville, MN: Liturgical Press, 1992). 
  3. See John F. Baldovin, The Urban Character of Christian Worship: The Origins, Development, and Meaning of Stational Liturgy, Orientalia Cristiana Analecta 228 (Rome: Pont. Institutum Studiorum Orientalium, 1987). 
  4. See the overview of Bryan D. Spinks, Do This in Remembrance of Me: The Eucharist from the Early Church to the Present Day, SCM Studies in Worship and Liturgy (London: SCM Press, 2013), 141-170. 
  5. On Egyptian anaphoras and the Coptic liturgy, see Spinks, Do This in Remembrance of Me, 94-120. 
  6. Cyrille Vogel, Medieval Liturgy: An Introduction to the Sources, rev. and trans. William G. Storey and Niels Krogh Rasmussen (Washington, DC: The Pastoral Press, 1981), 300. 
  7. Joseph Dyer, Review of James McKinnon, The Advent Project, in Early Music History 20 (2001), 279-309, at 283. 
  8. See Christopher Page, The Christian West and Its Singers: The First Thousand Years (New Haven and London: Yale University Press, 2010) 55–71 and his collection of sources at 72–83. 
  9. Dyer, Review, 284-285. ↑

Image Source: Wikimedia/AB, Emperor Constantine Holding Model of the City of Constantinople

Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie IV : Les premières prières eucharistiques, improvisation orale et langage sacré

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.

Les historiens du christianisme primitif s’accordent à dire qu’il n’existait pas de forme écrite fixe pour la prière liturgique au cours des deux ou trois premiers siècles et que l’improvisation était de mise. Mais cette improvisation n’était pas le fruit du hasard ; elle s’inscrivait plutôt dans un cadre d’éléments stables et de conventions qui régissaient non seulement le contenu, mais aussi la structure et le style, d’une manière qui était largement redevable au langage biblique. Allan Bouley note que de tels éléments « sont vérifiables au deuxième siècle et indiquent que la prière extemporanée n’était pas laissée à la seule fantaisie du ministre. Au troisième siècle, et peut-être même avant, certains textes anaphoriques existaient déjà par écrit. » Bouley identifie donc une « atmosphère de liberté contrôlée »[1], puisque les préoccupations d’orthodoxie limitaient la liberté de l’évêque ou du prêtre de varier les textes de la prière. Ce besoin devint particulièrement pressant lors des luttes doctrinales du quatrième siècle, et à partir de ce moment-là, les textes des prières eucharistiques, tels que le Canon romain et l’Anaphore de saint Jean Chrysostome, furent fixés.

Transmission orale et mémorisation

Dans une étude sur l’improvisation dans la prière liturgique, Achim Budde analyse trois anaphores orientales utilisées sur une zone géographique considérable : la version égyptienne de l’Anaphore de saint Basile, l’Anaphore de saint Jacques de Syrie occidentale et l’Anaphore de Nestorius de Syrie orientale. En appliquant une méthode comparative, Budde identifie des modèles communs et des éléments stables de structure et de style rhétorique, qui, selon lui, remontent à l’histoire pré-littéraire de ces prières eucharistiques et peuvent avoir été transmis par mémorisation[2]. L’approche méthodologique de Budde est un complément et un correctif important à celle de Bouley, qui semble sous-estimer l’importance de la mémoire dans une culture orale. Sigmund Mowinckel, connu surtout pour son travail exégétique sur les Psaumes, a observé que le développement rapide de formes fixes de prière correspond à un besoin religieux essentiel et constitue une loi fondamentale de la religion[3]. La formation de textes liturgiques stables peut donc être considérée très tôt comme une force puissante dans le processus de transmission de la foi chrétienne.

La pratique largement orale de la prière liturgique primitive n’a donné lieu qu’à quelques anaphores écrites que l’on peut dater avec une certaine probabilité de la période pré-nicéenne. Trois textes sont généralement mentionnés : le modèle de prière eucharistique de la Tradition apostolique (qui a été examiné dans le deuxième volet de cette série), l’Anaphore d’Addai et de Mari, et le papyrus de Strasbourg. Cependant, les questions relatives à leur date et à leur éventuelle forme primitive restent sans réponse définitive. Ainsi, l’avertissement du liturgiste anglican Kenneth Stevenson mérite d’être cité dans son intégralité : « Tous les experts liturgiques de l’Antiquité savent qu’Hippolyte pourrait, de façon concevable, avoir été un archaïsant syrien fictif, faisant ses propres affaires, en désaccord avec le pape ; Addai et Mari pourraient avoir été mutilés au point d’être méconnaissables lors des ajustements liturgiques du patriarche Iso’yahb au VIIe siècle (qui impliquaient des abréviations) et le papyrus de Strasbourg pourrait être le fragment d’une anaphore précoce qui a ensuite inclus des éléments aujourd’hui perdus mais très différents, par leur style et leur contenu, de l’anaphore grecque ultérieure, dite de saint Marc (complète). Avec les compilateurs de textes liturgiques, tout est possible »[4].

L’anaphore de Barcelone

Les recherches de Michael Zheltov sur l’Anaphore de Barcelone, qui se trouve sur le papyrus du IVe siècle P. Monts. Roca env. 128-178 sont d’une certaine importance. L’anaphore contient un dialogue d’ouverture, une prière de louange et d’action de grâce conduisant au Sanctus, une oblation du pain et de la coupe, une première épiclèse demandant au Père d’envoyer l’Esprit Saint sur le pain et la coupe et d’en faire ainsi le corps et le sang du Christ, un récit de l’institution suivi d’une anamnèse, une seconde épiclèse demandant les fruits spirituels de la communion, et une doxologie finale.

Comme le papyrus de Strasbourg, légèrement plus tardif, l’Anaphore de Barcelone appartient à la tradition alexandrine. Le fait qu’il s’agisse d’une prière eucharistique pleinement développée appuie fortement l’argument selon lequel le papyrus de Strasbourg est fragmentaire et ne contient pas une anaphore complète (comme proposé ci-dessus). En même temps, le texte de Barcelone manque de certains éléments de la tradition alexandrine ultérieure, comme les longues intercessions qui précèdent le Sanctus. Michael Zheltov note également que les textes liturgiques du papyrus présentent des caractéristiques théologiques archaïques (par exemple, le fait de s’adresser à Jésus en tant qu' »enfant » ou « serviteur » comme dans la Didaché et la Tradition apostolique), ce qui pourrait indiquer que l’anaphore date du troisième siècle. L’Anaphore de Barcelone appelle certainement à une révision des études récentes sur le développement précoce des prières eucharistiques. À tout le moins, elle remet en question la théorie avancée par Paul Bradshaw et Maxwell Johnson, entre autres, selon laquelle certains éléments, tels que le récit de l’institution et l’épiclèse, devraient être considérés comme une interpolation du quatrième siècle. Comme l’affirme Zheltov,  » ces parties n’ont pas une nature interpolée mais organique « [6] Si l’Anaphore de Barcelone peut effectivement être datée du troisième siècle, cela augmenterait la plausibilité d’une chronologie similaire pour la prière eucharistique dans la Tradition apostolique.

Liturgie et langue sacrée

Le langage liturgique se distingue des autres formes de discours chrétien par l’emploi de registres linguistiques qui expriment la relation de la communauté de foi avec le transcendant sous forme de louange, d’action de grâce, de supplication, d’intercession et de participation aux sacrements. L’utilisation du langage dans la liturgie présente des caractéristiques générales qui, à des degrés divers, la distinguent du langage courant.

Selon Christine Mohrmann, la pratique précoce de l’improvisation dans un cadre stable a conduit à un style de prière liturgique nettement traditionnel[7]. Il existe un phénomène similaire dans le domaine de la littérature, la langue stylisée des epos homériques avec ses formes de mots consciemment archaïques et colorées (Homerische Kunstsprache). La liberté des chanteurs d’improviser sur le matériau donné dans les poèmes épiques a contribué à la création d’une langue stylisée. La langue de l’Iliade et de l’Odyssée, que l’on retrouve également chez Hésiode et dans des inscriptions poétiques ultérieures, n’a jamais été une langue parlée utilisée dans la vie quotidienne[8].

Avec Mohrmann, nous pouvons citer trois caractéristiques de la langue sacrée ou, comme elle le dit aussi,  » hiératique « . Premièrement, elle tend à faire preuve de ténacité en s’accrochant à une diction archaïque (un exemple dans l’usage anglais contemporain serait « Our Father, who art in heaven… « ) ; deuxièmement, des éléments étrangers sont introduits afin de s’associer à une tradition religieuse vénérable, par exemple, le vocabulaire biblique hébreu dans l’usage grec et latin des chrétiens, comme amen, alleluia et hosanna (ceci est déjà noté par Saint Augustin) ;[9] et, troisièmement, le langage liturgique emploie des figures rhétoriques typiques du style oral, comme le parallélisme et l’antithèse, les clausules rythmiques, la rime et l’allitération.

Conclusion

Au cœur de l’Eucharistie se trouve la grande prière d’action de grâce, dans laquelle les offrandes de pain et de vin sont consacrées comme le corps et le sang du Christ. Les chercheurs continuent à débattre des questions de datation et des formes antérieures possibles des prières eucharistiques qui sont considérées comme provenant de la période pré-constantinienne. Alors que le quatrième et le cinquième siècle ont remodelé la célébration liturgique de l’Eucharistie, le contenu théologique et spirituel des anaphores de cette période s’est construit sur des bases déjà existantes. Le prochain volet de cette série proposera une étude de ces anaphores « classiques » de l’Orient chrétien.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du père Lang, voir la premièrela deuxième partie et la troisième partie.


Notes

  1. Allan Bouley, From Freedom to Formula: The Evolution of the Eucharistic Prayer from Oral Improvisation to Written Texts, Studies in Christian Antiquity 21 (Washington, DC: Catholic University of America Press, 1981), xv. 
  2. See Achim Budde, “Improvisation im Eucharistiegebet. Zur Technik freien Betens in der Alten Kirche,” in Jahrbuch für Antike und Christentum 44 (2001), 127-144. 
  3. Sigmund Mowinckel, Religion und Kultus, trans. Albrecht Schauer (Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1953), 8, 14, and 53. 
  4. Kenneth Stevenson, Eucharist and Offering (New York: Pueblo, 1986), 9. 
  5. Michael Zheltov, “The Anaphora and the Thanksgiving Prayer from the Barcelona Papyrus: An Underestimated Testimony to the Anaphoral History in the Fourth Century,” in Vigiliae Christianae 62 (2008), 467-504. 
  6. Ibid., 503. 
  7. See Christine Mohrmann, Liturgical Latin: Its Origins and Character. Three Lectures (London: Burns & Oates, 1959), 24. Her collected studies are published in: Études sur le latin des chrétiens, 4 vol. (Rome: Edizioni di Storia e Letteratura, 1961-1977). 
  8. See Mohrmann, Liturgical Latin, 10-11. 
  9. Augustine of Hippo, De doctrina christiana, II,11,16. 

Dénigrer la prière vocale au profit de la prière mentale : histoire d’un désastre

Ce texte est une traduction d’un article du Dr. Peter Kwasniewski sur New Liturgical Movement. Nous le remercions pour son aimable autorisation. Les notes de l’auteur sont indiquées par des chiffres, celles du traducteur, par des lettres. Illustration de couverture : David priant les psaumes, Psautier d’Ingeburge, début XIIIe.


Ceux qui ont étudié l’histoire de la spiritualité connaissent l’important glissement qui s’opère en Occident entre ce que l’on pourrait appeler la devotio antiqua, ou devotio monastica(a), et la devotio moderna (née aux XIVe-XVe siècles). La première est, pour parler familièrement, une spiritualité entrée-plat-dessert : la liturgie et la lectio divina sont les plats principaux – le culte divin public et la lecture privée (de l’Écriture, des Pères de l’Église, des commentaires sur les Psaumes) accompagnée de la prière vocale, permettent d’entrer en contemplation ; et à cela s’ajoute une bonne dose d’ascétisme matériel. En somme, ni plus ni moins que la spiritualité monastique[1].

Une fois le passage à la devotio moderna entamé, nous étions condamnés, pour ainsi dire, à aboutir au concept moderne de « prière mentale », et spécifiquement à quelque chose qui ressemblerait aux exercices de saint Ignace. Dans cette brève étude, je n’ai pas l’intention d’attaquer la devotio moderna en tant que telle, et encore moins ses déclinaisons chez les jésuites et les carmélites, mais j’aimerais plutôt examiner ce qui se passe lorsqu’une certaine attitude vis-à-vis de la prière mentale commence à détourner de la prière vocale et donc liturgique, et ultimement à la dévaloriser. Il me semble qu’il s’agit là d’une clé de compréhension de la négligence et du dénigrement progressifs subis par la liturgie, jusqu’à devenir une espèce de matériau brut qu’on exploite à des fins dévotionnelles[2].

Le théologien grec-orthodoxe Kallistos Ware (1934-2022), récemment décédé (qu’il repose en paix), fait une excellente remarque sur les raisons pour lesquelles les premiers moines de l’Église se sont infligés des austérités aussi extrêmes, et souvent choquantes pour nous :

« La sévérité et la stricte discipline de la vie monastique primitive produisent un phénomène qui mérite certainement d’être examiné, et qui participe des raisons pour lesquelles certains hommes décident de rejoindre une communauté religieuse ; il s’agit de la corrélation indéniable entre la rudesse des épreuves et une formidable mobilisation de ressources intérieures, souvent insoupçonnées. Les mots ne peuvent pas vraiment rendre compte de ce qui s’y passe, mais le fait semble bien établi. Dans le témoignage de l’Archipel du Goulag, dans celui d’hommes comme Soljenitsyne, Tertz(b), Panin(c) et Shifrin(d), dans les archives du raz-de-marée de misère déclenché par le nazisme allemand, il y a une preuve constante et admirable de la capacité de certains individus, alors qu’ils subissaient les pires privations, à libérer un dynamisme intérieur, qui se manifeste souvent par une foi impérieuse en Dieu, et qu’il ne faudrait pas confondre avec une espèce d’échappatoire mentale pourtant bien compréhensible. Cela s’est produit trop souvent au vingtième siècle pour être considéré comme un épiphénomène sans importance ; et on y discerne un lien avec les épreuves volontaires et les prouesses ascétiques des premiers moines de l’Église. Les importantes différences d’époque et de circonstances n’altèrent pas ce qu’il y a de commun entre le saint des premiers temps et le prisonnier de notre époque qui s’est élevé au-delà de la souffrance brute et de l’oppression, pour arriver à un trésor intérieur dépassant l’imagination[3]. »

Ceci, bien sûr, n’est qu’une vision partielle de la nature et de la motivation des austérités monastiques. Mais les limites mêmes de cette vision clarifient le message : qui considère aujourd’hui la vie religieuse comme à une auto-condamnation volontaire à une vie entière au Goulag (pour ainsi dire), afin de récolter la moisson spirituelle qu’une telle peine apportera ? Pourtant, c’est clairement ce que les premiers moines croyaient faire. Ils n’imaginaient pas les souffrances comme une étape initiale qui finirait par s’effacer ; ils pensaient que ces souffrances finiraient par leur paraître moins pénibles et moins importantes, simplement parce que l’amour de Dieu grandirait et dépasserait ces souffrances, même si elles-mêmes continuaient ou augmentaient.

Saint Antoine abbé et Saint Paul ermite, Velasquez, vers 1634

Les ouvrages de théologie spirituelle à partir du XVIe siècle (voire avant) présentent un grave défaut : à un moment donné, la compréhension du lien entre la prière et la récitation de l’Office divin semble avoir été perdue. L’approche habituelle de ces ouvrages est de distinguer entre la prière vocale et la prière mentale ; de traiter ces deux formes de prière comme s’excluant mutuellement, en définissant la prière vocale comme la prière exprimée vocalement par des mots extérieurs, et la prière mentale comme la prière exprimée purement mentalement sans aucun son ou mot ; et de décrire la prière mentale plutôt que vocale comme le moyen par lequel un religieux atteint la perfection.

Dans ce schéma, la prière vocale est considérée comme valable a) en tant que prière pour les débutants, b) comme exercice d’obéissance, rendu nécessaire par les règles des congrégations, qui exigent certaines formes de prière vocale, c) en tant qu’accomplissement de l’obligation de l’Église d’offrir un culte collectif à Dieu. La récitation de l’Office divin par les moines est classée dans la catégorie de la prière vocale ; par conséquent, elle cesse d’être considérée comme la principale forme de prière monastique, l’Opus Dei, et le principal chemin vers la perfection monastique. C’est la prière mentale pratiquée en dehors de l’Office divin qui est supposée être le moyen de cette perfection.

Un exemple lamentable de cette attitude se trouve dans Holy Wisdom (traduit en français sous le titre Sainte Sapience), de Dom Augustine Baker, un ouvrage de conseils spirituels écrit spécialement pour les moines bénédictins, et qui est excellent à bien d’autres égards. Dom Augustine parle ainsi de la prière des premiers moines :

« Or, afin que, en comparant la manière de vivre observée autrefois par les religieux avec la manière moderne de nos jours, il apparaisse de quels grands avantages ils disposaient par rapport à nous pour atteindre la perfection de la prière, nous pouvons considérer : 1. leurs dévotions fixes (et fixes, elles l’étaient) ; et, 2. leurs tâches ordinaires pendant le reste de la journée. En ce qui concerne le premier point, leurs dévotions fixes, qu’elles soient publiques ou privées, consistaient uniquement à réciter le psautier, auquel ils ajoutaient parfois une petite lecture d’autres parties de l’Écriture. Quant à la prière mentale conventuelle, elle était très courte, se réduisant aux brèves inspirations que l’Esprit de Dieu leur suggérait en particulier, comme la fleur de leurs prières vocales publiques. En privé, lorsqu’ils s’appliquaient délibérément à la prière, ils s’écartaient rarement de la manière dont ils faisaient leurs dévotions publiques, car alors ils utilisaient aussi le psautier. »

Dom Augustine Baker

Jusqu’ici, tout va bien ! Mais ensuite, il poursuit :

« On ne peut nier que, dans les temps anciens, beaucoup de saintes âmes ne soient parvenues à la contemplation parfaite par le seul usage de la prière vocale ; ce qui aurait le même effet sur nous si nous voulions ou pouvions les imiter dans cette merveilleuse solitude, ces abstinences rigoureuses et cette incroyable assiduité à prier. Mais au lieu de ce genre de vie, et dans l’impossibilité de soutenir une si longue attention à Dieu sans distraction, nous sommes invités à nous adjoindre l’aide d’exercices quotidiens de prière mentale, afin d’atteindre un état constant et habituel de recueillement, en réparant les distractions dans lesquelles nous vivons tout le reste de la journée. »

Curieuse forme d’argumentation : puisque nous, modernes, sommes plutôt paresseux, que nous avons horreur de la solitude, de l’abstinence et de l’assiduité, et que la prière vocale est beaucoup trop chronophage, il nous faut trouver une forme de prière qui ressemblerait, plutôt qu’à un repas complet, à un concentré de vitamines.

« Cependant, la main de Dieu n’est pas impuissante : s’il lui plaît, il peut toujours appeler les âmes à la contemplation par la voie de la prière vocale, de sorte qu’elles en fassent leur exercice général et ordinaire. Dans ce cas, ces âmes devront observer, dans leur vie, les conditions suivantes :
Premièrement, s’adonner à une plus grande mesure d’abstraction et de mortification que celle qui est nécessaire à ceux qui pratiquent la prière mentale. La raison en est que l’oraison interne, étant beaucoup plus profonde et tournée vers le dedans de soi, offre une lumière et une grâce beaucoup plus grandes pour découvrir et guérir les désirs déréglés ; elle amène également l’âme à une plus grande simplicité, à une plus grande facilité à se recueillir, etc., et par conséquent l’oraison vocale, pour réparer, devait être accompagnée d’une plus grande abstraction, etc.
Deuxièmement, ceux qui emploient la prière vocale doivent s’obliger à consacrer à leurs exercices quotidiens un temps plus grand que celui qui est nécessaire aux autres, afin de suppléer ainsi à la moindre efficacité de la prière vocale. »

Les pères du désert, saint Benoît, et les grandes figures monastiques de l’histoire de l’Église, auraient été assez surpris de découvrir que la prière vocale publique, officielle, solennelle et corporative de l’Église est moins efficace qu’une « prière intérieure » (quelque peu solipsiste).

« Troisièmement, s’ils se trouvent à un moment donné invités par Dieu, intérieurement, à une pure prière intérieure (ce qui est certainement naturel pour ce genre d’inspiration), ils doivent alors céder à cette invitation, et pour le moment interrompre ou cesser leurs exercices vocaux volontaires aussi longtemps qu’ils se trouvent capables de les exercer intérieurement à la place. Ces conditions doivent être observées par tous ceux qui, soit dans la religion, soit dans le monde, désirent progresser en vie spirituelle, et qui ne peuvent sans une extrême difficulté commencer ce parcours par une simple prière intérieure.
L’usage de la prière vocale volontaire en vue de la contemplation peut, au début d’un parcours spirituel, être indiqué : 1. pour les personnes simples et non instruites (surtout les femmes) qui ne sont pas du tout aptes à la prière discursive ; 2. et certes, même pour les plus instruits, si elle est utilisée comme un moyen d’élever et d’améliorer leur attention à Dieu ; cependant, elle doit toujours laisser la place à la prière interne lorsqu’ils s’y trouvent disposés. »

La prière vocale est donc, pour Dom Augustine, soit un moyen d’occuper le « sexe faible », soit comme des roulettes pour vélo à réserver aux débutants.

Les moines de Clear Creek à l’Office : une scène ordinaire en Chrétienté

« Mais quant à la prière vocale, publique ou privée, que les lois de l’Église rendent obligatoire, le prétexte qu’on trouve plus de profit dans les exercices mentaux n’est nullement un motif suffisant pour la négliger ou la déprécier [ouf !] ; car bien que certaines âmes, d’une disposition supérieure, puissent peut-être s’avancer plus vers la perfection par des exercices uniquement mentaux, cependant, puisque généralement, même dans la religion, les âmes sont si tièdes et si négligentes, que si elles étaient laissées à leurs propres dévotions volontaires, elles n’exerceraient presque jamais la prière vocale ou mentale ; c’est pourquoi, dans la mesure où il n’est pas possible de faire acception des personnes, il était nécessaire que tous soient obligés d’accomplir extérieurement et publiquement le service divin, en louant Dieu par leur bouche (qui nous a été donnée à cette fin), afin qu’un ordre et un décorum soient observés dans l’Église de Dieu, pour qu’elle puisse imiter les fonctions des anges et des saints, dans une union solennelle des cœurs et des bouches pour glorifier Dieu. Cela était nécessaire aussi pour l’édification et l’invitation de ceux qui ne sont pas obligés à l’Office, qui peut-être ne penseraient jamais à Dieu, s’ils n’y étaient pas encouragés par le fait de voir de bonnes âmes passer la plus grande partie de leur temps à prier et à louer Dieu de façon si solennelle et régulière. »

L’utilitarisme dans l’argumentation qui précède est tout à fait remarquable, et il est encore plus remarquable que les contemporains de Baker aient jugé acceptable un tel genre de discours.

« Or, attendu qu’à toute espèce de prière, comme il a été dit, il faut nécessairement une attention de l’esprit, sans laquelle ce n’est pas une prière, nous devons savoir qu’il y a plusieurs sortes et degrés d’attention, tous bons, mais cependant l’un plus parfait et plus profitable que l’autre. Premièrement, voyons la réflexion expresse sur les mots et le sens de la phrase prononcée par la bouche ou par l’esprit. Cette attention, dans la prière vocale, doit nécessairement changer selon la succession des versets des psaumes, et ainsi de suite ; donc, elle ne peut fixer l’esprit ou les désirs sur Dieu ni puissamment ni efficacement, parce que cet esprit est constamment rappelé à de nouvelles considérations ou à des humeurs successives. C’est là le degré d’attention le plus bas et le plus imparfait dont toutes les âmes sont capables dans une certaine mesure, et plus elles sont imparfaites, plus il est facile à atteindre ; car les âmes qui ont envers Dieu un désir bon et stablement établi peuvent difficilement abandonner tel ou tel sentiment, par lequel elles sont unies à Dieu, et qu’elles trouvent doux et profitable pour elles, pour l’échanger contre un nouveau qui lui succède à l’Office ; et si elles le faisaient, ce serait à leur préjudice. »

Les significations successives et variées des versets des psaumes sont ici décrites comme une distraction à l’union avec Dieu. D’une certaine manière, cela est vrai, mais l’approche de Baker est étrangement dualiste. Le but de la prière vocale répétée n’est-il pas de louer Dieu comme Lui-même le souhaite, de former la conscience de celui qui loue d’une certaine manière, de préparer l’âme à Dieu, et même de Le rencontrer dans sa Parole ?

« Le second degré [d’attention] est celui des âmes relativement bien éduquées à la prière mentale, et qui viennent à l’Office pleine d’un désir efficace de Dieu, soit préexistant, soit suscité en elles à l’occasion de cette récitation. Elles désirent invariablement poursuivre ce désir avec un recueillement aussi profond que possible, sans se soucier du fait que cela convienne au sens du passage qu’elles prononcent effectivement. Cette attention porte sur Dieu, et non sur les paroles, et est bien plus fructueuse que la première. Par conséquent, il serait à la fois préjudiciable et déraisonnable d’obliger les âmes à abandonner une telle attention pour la première. En effet, puisque toutes les prières vocales, de l’Écriture ou d’ailleurs, sont ordonnées exclusivement à cette fin de fournir et procurer à l’âme qui en a besoin le matériau des dispositions par lesquels elle puisse s’unir à Dieu, une âme qui a déjà atteint ce but, qui est l’union aussi longue que possible, ne devrait pas en être séparée, et être obligée de chercher un nouveau moyen avant que l’efficacité du premier soit épuisée. »

Dominicains en pleine distraction, à en croire Dom Baker. Photo : Fr. Lawrence Lew o.p.

Le contenu verbal réel serait sans effet sur les dispositions internes, et il faudrait cesser de prêter attention aux mots afin de cultiver un certain état intérieur le plus longtemps possible. Dans cette analyse, les mots ne sont rien d’autre que du bois, coupé en morceaux et introduit dans la fournaise du cœur. Cela semble merveilleusement pieux, mais une position aussi profondément anti-intellectuelle trouve son exutoire final dans ce que Knox(e) appelle Enthusiasm, c’est-à-dire ce sentimentalisme exalté cher au mouvement charismatique. Pourquoi Dieu s’est-il donné la peine de révéler le sens de tel passage, ou même d’utiliser des mots ? Baker poursuit :

« Un troisième degré d’attention à l’Office divin, le plus sublime, est celui par lequel les prières vocales deviennent mentales, c’est-à-dire par lequel les âmes les plus profondément unies à Dieu avec une parfaite simplicité peuvent, sans aucun préjudice à cette union, s’occuper aussi du sens et de l’esprit de chaque passage qu’elles prononcent, et par là même augmenter et purifier leurs sentiments, leur adhésion et leur union à Dieu. Ce degré d’attention ne s’atteint pas avant que l’âme ne soit arrivée à la contemplation parfaite, au moyen de laquelle l’esprit est si habituellement uni à Dieu, et de plus, l’imagination si soumise à l’esprit qu’elle ne peut se reposer sur rien qui puisse la distraire. Heureuses les âmes (dont Dieu sait que le nombre est très petit) qui sont parvenues à ce troisième degré, auquel il faut monter par une pratique attentive des deux premiers dans leur ordre, surtout du second degré ! C’est pourquoi, dans la récitation de l’Office, les âmes les plus imparfaites feront bien, lorsqu’elles se trouveront dans un bon état de recueillement, de le prolonger aussi longtemps qu’elles le pourront, en conservant autant de stabilité que possible dans leur imagination. »

On voit mal comment atteindre ce troisième degré — qui consiste à unir les dispositions intérieures et la conscience extérieure du « sens et de l’esprit de chaque passage » — en dénigrant le texte, en le considérant comme une distraction, et en encourageant, dans une logique utilitaire, ou l’indifférence à son égard, ou son exploitation.

Les effets catastrophiques de cette conception de l’Office divin sont évidents : dès que l’on peut trouver, ou que l’on pense avoir trouvé, une meilleure manière d’élever nos sentiments vers Dieu, ou une meilleure méthode pour susciter la prière mentale, on laissera tomber son bréviaire(f) comme une vieille chaussette. Et pourtant, la position de Baker est tout à fait ordinaire parmi les auteurs spirituels de la Contre-Réforme. Sa valeur pour nous aujourd’hui devrait être de donner une exposition claire de ce qu’il ne faut pas croire à propos de la récitation de l’Office divin, et de nous éduquer à la valeur de cette récitation, en tenant fermement l’exact contraire de ce que dit Baker.

Ce n’est pas en raison de leurs grandes austérités que les pères de l’Antiquité ont été en mesure de tirer un bénéfice spirituel de la prière vocale ; au contraire, ils ont reçu la grâce de supporter ces austérités en raison de leur dévotion à la prière des Psaumes. La récitation vocale des prières renforce notre compréhension intellectuelle et spirituelle, et notre assentiment à ces prières, plutôt que le contraire, de sorte que la prière vocale est, en soi, une forme de prière mentale, supérieure à la prière silencieuse. C’est aussi une profession de foi publique, une louange publique, et une pétition publique à Dieu, qui sont chacune supérieure aux actes privés de même nature. Le contenu de la prière vocale de l’Office est supérieur au contenu des prières mentales que nous formulons par nous-mêmes, même si cette formulation se faisait sous la conduite de l’Esprit Saint, car ce que nous prions est divinement révélé.

Pour toutes ces raisons, la prière vocale de l’Office divin est plus apte à nous conduire à la perfection que la prière purement mentale, et elle est en fait le principal chemin vers la perfection, comme les premiers Pères monastiques l’avaient compris. Je parle ici avec une certaine expérience ; le fait de commencer à prier les Psaumes dans le Diurnal Monastique a radicalement changé, en mieux, ma compréhension de la prière et de la vie chrétienne, parce que je priais ce que Dieu avait à dire, et non ce que moi j’avais à dire. Lorsque nous prions l’Office, nous devons donc nous efforcer de le comprendre et d’y associer notre esprit ; c’est la principale façon de prier. C’est pourquoi saint Benoît dit que les moines doivent consacrer du temps à l’étude des psaumes, afin de comprendre ce qu’ils prient et donc de mieux prier.

Il est frappant de constater que les biographies de sainte Thérèse de Lisieux affirment, tantôt, qu’elle aimait beaucoup dire l’Office, puis s’empressent de résumer son genre de sainteté en disant qu’elle supportait les sœurs pénibles et faisait beaucoup oraison. Tout cela est vrai, mais dire l’Office était, pour ainsi dire, son métier dans l’Église ! C’était l’objet du genre de vie religieuse qu’elle avait choisi, et cela prenait la plus claire partie de son temps. Elle n’a pas essayé de s’y soustraire, et aucun des grands maîtres spirituels ne s’y est soustrait. Au contraire, ils l’ont considéré comme allant de soi, comme la toile de fond de leur vie spirituelle.

Aujourd’hui, l’Office divin n’a rien d’une évidence. En dehors du monde traditionaliste(g), il n’est pas très en forme, si ce n’est presque tombé dans l’oubli. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de l’histoire de l’Église pour se rendre compte le renouveau de la vie religieuse(h) se fera dans et par l’Office Divin, ou ne se fera pas.


Je tiens à remercier le Dr John Lamont pour sa collaboration à cet article, spécialement pour le texte de Dom Augustine Baker.

[1] Pour ceux qui souhaitent suivre la voie de la devotio antiqua ou de la devotio monastica, voici une feuille de route. Tout d’abord, visitez un monastère bénédictin observant (NdT : l’un de ceux qui emploient le Psautier de la Règle, c’est-à-dire en France surtout ceux de la congrégation de Solesmes et ceux attachés à la liturgie ancienne) et passez-y autant de temps que possible, idéalement lors d’une retraite annuelle. Lors de cette visite, procurez-vous un exemplaire de l’Office bénédictin (tel que le Diurnal Monastique du Barroux) et apprenez à le prier en latin. Deuxièmement, adoptez une règle de jeûne et de pauvreté. Aimer le jeûne : l’expérience monastique d’Adalbert de Voguë o.s.b. est un bon guide. Troisièmement, soyez conscient du contexte et des limites des livres de conseils spirituels que vous lirez. Les grands classiques traditionnels, comme ceux de saint Jean Climaque et de saint Jean Cassien, sont excellents, mais il faut garder à l’esprit qu’ils ont été écrits pour des hommes qui vivaient déjà la vie monastique et que, par conséquent, ils considèrent acquis les éléments essentiels de cette vie. Ils ne parlent pas beaucoup du jeûne, de l’observation de la règle et de la prière liturgique, car leurs lecteurs avaient été instruits à ce sujet par d’autres sources ; ils sont censés être un supplément à la vie monastique, et non un guide pour l’ensemble de celle-ci. C’est pourquoi le temps passé avec les moines ou les moniales est si important. Pour en savoir plus, consultez mes articles « What a visit to an observant Benedictine monastery can teach us » ; « Even if you can’t be a monk, you can still benefit from monastic life. Here’s how » ; et « Looking for a new examination of conscience? Try the Rule of St. Benedict« . (NdT : nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique « ordinaire », « de base ».)

[2] J’en parle dans deux articles précédents sur NLM : « The Ironic Outcome of the Benedictine-Jesuit Controversy » et « Objective Form and Subjective Experience: The Benedictine/Jesuit Controversy, Revisited« . Le premier a été révisé et publié sous forme de chapitre dans mon livre Noble Beauty, Transcendent Holiness.

[3] Préface de L’Échelle du Paradis de saint Jean Climaque, Classics of Western Spirituality, pp. xvi-xvii.

(a) Nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique ordinaire.

(b) Andreï Siniavski, dit Abram Tertz, rescapé du Gloulag, auteur de Une voix dans le chœur.

(c) Dimitri Panin, rescapé du Goulag, auteur du Journal de Solgdin.

(d) Avraham Shifrin, rescapé du Goulag, militant sioniste et plus tard homme politique israélien.

(e) Ronald A. Knox, prêtre anglais, critique les excès sectaires de certains mystiques autoproclamés dans son essai Enthusiasm.

(f) On aurait dû écrire : son antiphonaire, puisque l’Office est une prière chorale.

(g) Et même au sein du monde traditionaliste, les fidèles peuvent rarement s’associer à l’Office en dehors des vêpres des dimanches et fêtes, qui sont assez répandues.

(h) L’auteur ne parle pas que de la vie consacrée, mais bien de la vie de toute l’Église, et nous partageons cet avis.

QUAERITUR : De la position des doigts du prêtre et de la purification

Article original du Père John Zuhlsdorf, posté le 16 août 2013

De la part d’un lecteur : 

Notre prêtre s’applique vraiment à garder son pouce et son index joints une fois qu’il a touché l’hostie. Je me demandais s’il s’agissait d’un geste symbolique, car je n’ai jamais vu nos ministres eucharistiques ou notre diacre se laver les mains ? (Le terme correct est en réalité « ministre extraordinaire de la Sainte Communion », et non « ministres eucharistiques »). Dans mon orgueil et mon jugement, je suis parfois un peu en colère face à leur manque de révérence et je sais que je peux me tromper. Merci et que Dieu vous bénisse.

Tant de personnes ont été blessées et sont blessées, mon ami.

Votre description de ce que fait le prêtre, en gardant ses index et ses pouces ensemble, est cohérente avec ce que les prêtres ont été requis par les rubriques de faire pendant la Messe après la consécration.  Les prêtres sont toujours tenus, dans la forme extraordinaire, de maintenir l’index et les pouces serrés l’un contre l’autre au niveau des « coussinets », pour ainsi dire, afin d’éviter que toute particule reconnaissable qui aurait pu adhérer aux doigts ne tombe à l’extérieur du corporal (la toile de lin carrée étendue sur l’autel sur laquelle reposent le calice et les hosties).  C’est aussi pourquoi, après la consécration, le prêtre devait garder sa main autant que possible sur le corporal.  C’est aussi pourquoi il est bon, pendant la messe, lorsque le calice est découvert, que le prêtre frotte doucement ses doigts et ses pouces l’un contre l’autre sur le calice, afin que les particules tombent dans le calice plutôt qu’ailleurs.  Cela devient une habitude et il n’est pas nécessaire de faire un effort ou de prendre du retard pour le faire.

Ces gestes ne sont pas exigés par les rubriques du Novus Ordo.

C’est une bonne chose à faire de toute façon.

Premièrement, cela a du sens.  Deuxièmement, c’est ce que font les prêtres.

Certains objecteront que cette pratique semble fastidieuse ou même – gasp – scrupuleuse.

Je réponds en disant que les particules reconnaissables restent le Corps et le Sang, l’âme et la divinité du Seigneur.  Je pense que l’Eucharistie mérite notre soin et notre attention.

À plusieurs reprises, j’ai senti une particule rester sur mes doigts, pressée entre les coussinets de mon pouce et de mon index.  Cela peut se produire plus fréquemment lorsque les hosties sont sèches ou ont des bords rugueux ou mal « pressés ».

Je suis un pécheur, mais lorsque je me présenterai devant le Seigneur pour son jugement, il ne me dira pas que j’ai été négligent avec lui pendant la messe.  Honte aux prêtres qui sont négligents.

Pères !  Les gens voient ce que vous faites quand vous êtes là-haut et ce que vous ne faites pas.  Faites attention à l’Eucharistie !  Purifiez bien les vases !  Ne laissez pas des fragments partout !

J’ai eu des sacristains inquiets qui m’ont montré des patènes de calices sur lesquelles il restait des particules.  Pour l’amour de DIEU !  Purifiez soigneusement !

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne le lavage des mains, poursuivons avec cela pendant un moment ou deux.

Le prêtre – selon l’ancienne façon de faire – devrait se laver les mains avant de vêtir en disant la prière « Da, Domine, virtutem manibus meis ad abstergendam omnem maculam immundam ; ut sine pollutione mentis et corporis valeam tibi servire. … Donne la vertu à mes mains, Seigneur, afin qu’étant purifié de toute tache je puisse te servir sans impureté d’esprit et de corps ».  Hélas, certaines sacristies n’ont pas d’évier, et encore moins de sacraria !  Grrrr.  Ensuite, pendant la messe, il purifie ses doigts après avoir préparé les « dons ».  Dans le nouveau rite, il dit simplement : « Lava me ab iniquitate mea et a peccato meo munda me … Lave-moi de mon iniquité, et purifie-moi de mon péché. » Dans le rite ancien, il récite le Lavabo, tiré du psaume 26. Dans l’ancienne forme du rite romain, il continue, comme je l’ai mentionné ci-dessus, à se laver les doigts après la consécration. Enfin, après la communion et pendant les ablutions, lorsqu’il purifie les vases, il purifie à nouveau le bout de ses doigts. Au cours des ablutions, avant que le vin et l’eau ne soient versés sur les doigts qu’il tient au-dessus de la coupe du calice, il dit : « Corpus Tuum, Domine,… Que ton Corps, Seigneur, que j’ai reçu, et ton Sang que j’ai bu, s’attachent à mes entrailles, et fais qu’aucune tache de péché ne subsiste en moi, qui ai été nourri de ce pur et saint Sacrement…. ».  Tout ce qui a trait à la purification des doigts, des récipients et à la sauvegarde de l’Eucharistie doit être accompli avec une attention sérieuse.

En ce qui concerne, cependant, la révérence du prêtre – vous ne pouvez pas savoir avec certitude ce qu’il a dans son cœur ou dans son esprit.  Vous ne pouvez voir que le reflet extérieur de sa participation intérieure pleine, consciente et active, qui, parce qu’il est le prêtre, doit être exemplaire.  

Le prêtre doit instruire soigneusement le diacre sur la purification des vases.  Malheureusement, la formation que certains diacres permanents ont reçue était… sous-optimale.  Les programmes diaconaux s’améliorent, mais, là pour un certain temps…. damn !

Et s’il y a des ministres extraordinaires, ils doivent bien sûr être instruits avec un soin particulier.

Je vais devoir laisser de côté le fait que je ne pense pas que les non-ordonnés devraient manipuler les vases sacrés à mains nues, et encore moins l’Eucharistie, à moins que ce ne soit absolument nécessaire.  Cela fera l’objet d’une autre diatribe à une autre occasion.

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