Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Catégorie : Studia Page 3 of 5

Le baiser de paix

Texte original tiré du blog The Modern Medievalist (http://modernmedievalism.blogspot.com/2015/04/the-kiss-of-peace.html), traduit de l’anglais.

Saviez-vous que le 31 mars est la journée internationale du « Hug a Medievalist » (littéralement : faîtes un câlin à un Médiéviste) ? Moi, je l’ignorais jusqu’à récemment, mais puisque personne ne fit de câlin à votre serviteur, j’ai plutôt pensé à écrire sur cette curieuse effusion de sentiments affectueux que connaissent bien tous nos ancêtres médiévaux : le baiser de paix. Vous semble-t-il étrange et inquiétant ? Bien au contraire, nombre d’entre vous en sont déjà familiers, dans un certain sens. Mais avant que nous remontions le cours du temps, observons ce qui se fait autour de nous.

Lors de n’importe quel dimanche dans votre paroisse catholique du coin de la rue en périphérie urbaine (ou bien épiscopalienne ou luthérienne), juste avant la Communion, quelqu’un nous annonce solennellement : « Frères et Sœurs, dans la charité du Christ, donnez-vous la paix. ». Ensuite, et afin de se préparer à recevoir Dieu Tout-Puissant sous la forme du pain et/ou du vin, nous effectuons une rotation sur nous même en faisant face à tous les coins de la Terre ; Nord, Sud, Est, et Ouest, afin de bien afficher notre meilleure mine chrétienne et administrer le geste de paix à nos voisins. Dans ce pays (ndlr, les États-Unis), nous nous tournons par défaut vers la vénérable poignée de main Antique, mais d’autres usages locaux privilégient au choix : la tape dans le dos, le check du poing, le serre-pince viril mais fraternel, ou, pour les plus pudiques d’entre nous, le salut de la main. Le salut traditionnel, « La paix soit avec toi » devient alors un sésame pour nous introduire plus profondément dans les mystères de la fraternité Chrétienne. « Belle journée, hein ? », ou bien « T’as maté le match d’hier soir ? », ce à quoi la réponse silencieuse d’un hochement de tête et l’air entendu de l’initié qui sait précisément de quel match il est question, achèvent la préparation à la Communion de l’homme moderne.

C’est en tout cas la version à laquelle les autorités veulent que nous adhérions. Le « geste de paix », tel que nous le connaissons aujourd’hui, fut introduit auprès des catholiques en 1970, dans le cadre de la réforme de l’ordo de la messe. La plupart des fidèles lambda n’avaient probablement pas la moindre idée de ce qu’ils devaient faire et encore moins de la signification de ce rituel. Je ne peux qu’imaginer les prêtres aiguillonnant leurs fidèles durant les premières années de cette nouvelle liturgie en les guidant par l’exemple : quittant l’autel du sacrifice pour aller taper dans les mains de toutes les personnes des premières rangées. Environ quarante ans plus tard, ils ne sont toujours pas parvenus à tous nous y convertir. Quelques-uns des prêtres les plus conservateurs en matière de liturgie, qui célèbrent toujours la nouvelle Messe, exercent l’option peu connue consistant à omettre le rituel de paix entièrement. D’autres fidèles se prélassent dans la douce absence de rituel de paix prévue par la messe latine dans sa forme extraordinaire, se riant de la plèbe coincée dans Novus Ordo Land alors qu’eux n’ont eu à avoir aucun contact physique avec qui que ce soit le dimanche précédent. D’autres tradis coincés dans une paroisse moderne pour faire plaisir à mamie sont connus pour avoir trouvé la parade en gardant les mains dans leurs poches ou bien en s’agenouillant et en jouant le rôle du serviteur souffrant, mentalement transportés au pied de la croix au milieu du brouhaha et des interjections de la foule au Calvaire, conservant une apparence aussi désespérée et absorbée dans les grands mystères que possible.

Mais si je vous disais que le geste de paix est traditionnel ? A la différence cruciale cela dit que je ne parle pas de n’importe quel geste ; pas de la poignée de main de paix, ni même du « bro-hug » (littéralement – le câlin fraternel) de paix, ni du fistbump (Le poing à poing) de paix ; mais bien plutôt du baiser de paix. Dans la messe en forme extraordinaire, le prêtre doit toujours, après avoir baisé l’autel, étreindre le diacre, qui à son tour étreint le sous-diacre, le sous-diacre étreignant le maître de cérémonie, chaque membre de la chorale, et ainsi de suite dans une grande chaîne. C’est d’ailleurs fait au même moment que dans la forme ordinaire, après le Pater et juste avant la Communion. Mais quelle différence dans l’esprit du rituel ! Foin de poignées de main bizarres et les « la paix du Christ » marmonnés. A la place, les deux rites demandent traditionnellement au ministre qui donne la paix de placer ses mains avec sobriété sur les épaules de celui qui la reçoit, de se pencher vers l’oreille de ce-dernier et de dire, « Pax tecum » (la paix soit avec toi). Celui qui reçoit répond alors, « Et cum spiritu tuo » (Et avec ton esprit), puis passe la paix au ministre le plus proche. Et là, nous comprenons pourquoi le rituel n’est pas traditionnellement appelé le « geste » de paix ou même le « baiser » de paix, car il n’y a pas à proprement parler d’embrassade, ni même est-ce un symbole de quelque chose qui préexiste : c’est un don spontané de paix, dans une chaîne ininterrompue du Christ à l’autel jusqu’au dernier fidèle. C’est la pax même.

Les origines de la pax

Le baiser a été en usage dans l’Église dès ses premiers temps. C’est ainsi que saint Paul recommande aux Romains : « Saluez-vous les uns les autres avec un saint baiser » et que saint Pierre écrit dans sa première épître : « Saluez-vous par un baiser de charité ». Dès le IIème siècle, le baiser était intégré à la liturgie. Saint Justin le Martyr le décrivait ainsi lors de sa messe quotidienne : « quand nous avons accompli les prières, nous nous saluons les uns les autres avec un baiser, et c’est à partir de ce moment-là que l’on amenait à celui qui préside, le pain et la coupe de vin. » Là, et en d’autres endroits de la Chrétienté Antique, le baiser de paix était échangé entre les fidèles avant ce que l’on qualifiera plus tard d’Offertoire. Le principe dont il procède c’est l’enseignement du Christ dans les Évangiles : « Donc, lorsque tu vas présenter ton offrande à l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande, là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande. »

Mais à Rome, peut-être après la refonte du Canon par le pape Grégoire le Grand, ou peut-être plus tôt, la pax a été déplacée à sa place actuelle après le Pater et avant la Communion, et on lui a donné une autre importance. La pax n’était plus seulement un acte de réconciliation avec un frère, bien qu’elle continuât de l’être, mais désormais, elle se trouvait liée directement au mystère pascal, prenant une part entière dans la préparation à la Communion. Dans cette première partie du Moyen-Âge, la paix était toujours connectée à l’acte de recevoir le corps et le sang du Seigneur. La compilation de Michael Foley sur la pax cite deux exemples : d’abord, une homélie de Grégoire le Grand au sujet de moines convaincu d’être sur le point de faire naufrage qui échangèrent la pax et reçurent la Communion en vue de leur mort imminente ; et le second, l’exemple de sainte Marie d’Égypte, qui donna au moine qui lui apportait l’Eucharistie la pax. Jusqu’à récemment, la pax se trouvait omise lors de la messe des morts et lors du Vendredi Saint, probablement car la Communion des fidèles l’était également lors de ces cérémonies.

Dans les premiers siècles du Christianisme, la pax consistait en un baiser sur les lèvres. Le fait qu’un tel geste entre deux hommes dans nos sociétés actuelles serait irrémédiablement perçu comme un acte homoérotique est une des raisons majeures pour laquelle les architectes de la réforme liturgique de Vatican II ont suggéré d’y substituer la poignée de main. Mais au premier siècle après Jésus Christ, ce n’était pas le cas. Lors de la Passion, quand Judas trahit le Christ par un baiser nous comprenons que le Christ lui-même n’était pas contre cette pratique. Cela étant, alors que les années passaient et que le feu initial, l’innocence de la foi des premiers chrétiens s’est ternie, les problèmes commencèrent à survenir. Le baiser sur les lèvres était toujours considéré pour autant comme un acte intime entre des membres d’une même famille (l’Église se considérait alors comme une seule et même famille spirituelle) ou entre des amants. Saint Clément d’Alexandrie se plaignait par exemple de ce que le baiser de paix était devenu à son époque : perturbateur et lascif lorsqu’il était échangé entre hommes et femmes. C’est ainsi que l’échange de la pax fut proscrit entre hommes et femme. Au Moyen-Âge, il n’était pas rare de voir cela garanti par une stricte séparation entre hommes et femmes de part et d’autre de l’église. Je ne suis pas certain de pouvoir déterminer quand précisément l’usage est tombé en désuétude dans l’Église Latine, mais le Code de Droit Canon de 1917 le recommande toujours. Et, bien sûr, de nombreuses Églises de rite Oriental maintiennent toujours jusqu’à ce jour la séparation des sexes avec les hommes à droite et les femmes à gauche.

La pax connut une seconde période de déclin au tournant du deuxième millénaire, lorsque les Chrétiens à l’Ouest perdirent progressivement l’habitude de communier toutes les semaines -que ce soit dû à un respect accru à l’égard de la pureté du sacrement ou à une conscience augmentée de leur propre indignité, un certain état d’esprit à l’égard de l’acte de recevoir continuellement le Sacrement de l’Eucharistie, ou bien une combinaison des deux, je ne saurais le dire. Mais on observe qu’à mesure que diminue la régularité de la pratique de la Communion, le don de la pax diminue également puisque, à cette époque, elle était toujours vue principalement comme un acte préparatoire. Bien que l’Église médiévale ne fit guère d’effort de promotion de la pratique régulière de l’Eucharistie, elle insista cependant grandement sur la nécessité de maintenir l’échange de la pax. Les Anglais introduisirent un nouveau moyen de l’échanger : le pax-brede, une icône de l’agneau de Dieu, que le peuple pouvait approcher jusqu’au jubé et embrasser presque en lieu et place de la Communion. Les paxbredes étaient généralement fait en argent, mais également d’ivoire ou d’autres précieux matériaux. Les paroisses plus pauvres qui n’en avaient pas les moyens y substituaient un crucifix, l’Évangéliaire, à la place. La mode du pax-brede gagna vite du terrain et de là se répandit dans tout le reste de l’Europe occidentale.

Hélas, la nature peccamineuse de l’homme eut raison de lui à nouveau et s’ensuivit une nouvelle période d’abus et de déclin aux XVème et XVIème siècle, au début de la Réforme Protestante. Vous vous souvenez de la méthode hiérarchique de la pax dans la messe en Forme Extraordinaire actuelle que je décrivais plus haut : prêtre, diacre, sous-diacre, et ainsi de suite jusqu’au bout du sanctuaire par ordre de rangs. C’était le cas au Moyen-Âge également ; mais quand il s’agit de l’échanger au sein d’une congrégation toute entière, les choses deviennent alors beaucoup plus complexes. Qui est suffisamment légitime pour dire que le boulanger devrait donner le baiser de la pax avant la fille du meunier ? Ce qui était prévu pour instaurer la paix entre les membres de l’Église du Christ devenait au contraire une pomme de discorde. C’est ainsi qu’Eamon Duffy a pu écrire dans son ouvrage majeur, Le dépouillement des autels :

En 1494, les gardiens de la paroisse de Tous les Saints, Stanyng, présentèrent au juge Joanna Dyaca pour avoir brisé le paxbrede en le jetant au sol car, disait-elle «  une autre femme de la paroisse l’avait embrassé avant elle ». Le jour de la Toussaint de l’an 1522, Maître John Browne de la paroisse de Theydon-Garnon dans l’Essex, ayant baisé le pax-brede lors de la messe paroissiale, le fracassa sur le crâne de Richard Pond, le clerc portant l’eau bénite qui le lui avait tendu, « causant l’écoulement de torrents de sang sur le sol ». Brown avait éclaté de rage car le paxbrede avait d’abord été présenté à Francis Hamden et son épouse Margery quand bien même il avait prévenu le clerc Pond le dimanche précédent : « Clerke, if thou here after givest not me the pax first I shall breke it on thy hedd. » (Littéralement – Clerc, si tu es encore là alors que tu ne m’as pas donné le paxbrede en premier, je te promets que je le casserai sur ta tête).

Le pax-brede passa alors de mode un peu plus tard durant la Contre-Réforme, et dans les rares endroits où l’on en fait encore l’usage, il tend à être réservé au clergé ou aux dignitaires.

Sacraliser le séculier, séculariser le sacré

Avant de réagir avec désapprobation à cette litanie d’échecs et de vouloir consigner la pax aux oubliettes de l’histoire liturgique, je serais négligeant de ne pas mentionner à quel point ce rituel a transformé la société médiévale elle-même. Le baiser a trouvé sa plus haute expression dans la pax, mais il s’intégrait également dans d’autres rituels. Le catéchumène recevait le baiser après le baptême. Le prêtre nouvellement ordonné, ou l’évêque récemment installé, achevait son élévation aux saints ordres par le baiser. Par la suite, le monde laïc s’y mit également. De même que le prêtre, le chevalier fraichement adoubé parachevait son serment d’allégeance par un baiser de paix. Les royaumes et principautés de cette époque turbulente adoptèrent également le baiser de paix comme une alternative à la promesse de mettre fin aux hostilités.

Quand le roi Henry II et saint Thomas Becket finirent par trouver un terrain d’entente après des années de conflits au sujet des droits sur le siège de Canterbury, Thomas demanda que le siège et son sauf-conduit lui soient garantis non par un serment, mais par un baiser de paix. Même si tout avait été organisé pour, Henry se ravisa au dernier moment à cause de cette condition, en prétendant qu’il avait juré de ne jamais donner le baiser de paix à Becket. Quelle qu’en soit la raison, Henry ne voulut jamais se raviser, quand bien même le pape avait offert au roi de le libérer de son serment, et c’est ainsi que la réconciliation piétina pendant plus d’un an pour une question insignifiante que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de cérémonielle. Becket se décida finalement à revenir à Canterbury sans le baiser. Quelques jours plus tard, et sans la garantie de sécurité que procurait le baiser par sa simple reconnaissance sociale et par la seule force de son usage si répandu, il fut assassiné par quatre chevaliers au service d’Henry dans sa propre cathédrale.

Dans notre monde moderne, ainsi que dans beaucoup d’autres choses, il semblerait que nous comprenions la chose à l’envers. L’Église médiévale apporta la Paix de Dieu à la table des rois et des princes et sanctifia la diplomatie par le biais du baiser de paix. L’Église contemporaine, à la suite des réformes du second concile du Vatican, choisit de restaurer cette tradition dans une forme dégradée en substituant la poignée de main commune (ou l’inclinaison, ou toute autre gestuelle séculière marquant le respect) en lieu et place du baiser de paix. Les effets, comme je les décrivais au début de cet article, sont apparemment intentionnels (il suffit de lire l’article du P. Thomas Reese qui écrit favorablement sur le sujet : « Le baiser à la fin de la liturgie de la Parole symbolise le fait que la communauté accepte le message qu’ils viennent d’entendre. Ils se serrent la main en se disant « c’est entendu ».). G.K. Chesterton a pu écrire que, « Le réformateur voit souvent juste quand cela concerne ce qui est mauvais. Mais il est généralement mauvais quand il parle de choses bonnes. » Les liturgistes progressistes disaient à juste titre qu’il était impossible de revenir directement au baiser de paix sur les lèvres compte tenu de la culture actuelle ; mais ils avaient tort de le restaurer de manière artificielle en l’imposant aux fidèles sous une forme très dégradée. Même dans les premiers temps de l’Église, on distinguait le « saint baiser » des salutations communes de l’époque.

L’Église préconciliaire n’est pas exempte de toute part de responsabilité. Les rubriques de l’ancien Missel requerraient de pratiquer la pax par amplexus (étreinte) seulement lors des messes solennelles chantées, mais cette forme était tellement rare au XXème siècle que de nombreux Catholiques avaient pu vivre et mourir sans jamais y avoir assisté. Le missel permettait également à la schola et aux ordres mineurs de recevoir la pax par l’utilisation du pax-brede lors des messes basses ou lors des messes chantées, les messes les plus fréquentes, mais c’était rarement pratiqué. A quoi les pères du Concile s’attendaient-ils après Vatican II alors que l’immense majorité des fidèles n’avaient jamais assisté réellement au véritable rituel de paix ? si ce n’est à un chaos complet ?

Ma proposition est simple. Elle se fonde sur la prémisse qu’une tradition aussi vénérable que la pax devrait être préservée. D’abord, en ce qui concerne les communautés qui célèbrent la messe en forme extraordinaire, qu’ils célèbrent le plus souvent possible la messe solennelle chantée et de faire en sorte que la pax soit échangée par tous les ministres et les choristes présents au sein du sanctuaire. Si une messe basse ou chantée est offerte, que les options permises par l’ancien missel soient utilisées à savoir que la pax soit échangée entre tous les ministres par l’usage d’un pax-brede (ou bien un crucifix ou une icône similaire) à toutes les messes, quand bien même il n’y aurait qu’un unique servant présent. Ensuite, concernant le novus ordo de la messe, si omettre la paix intégralement semble être une bonne solution à titre temporaire, une tentative à court-terme de réparer ce qui peut l’être, elle aboutira sur le long terme à un abandon définitif de la pratique, comme on a pu le voir pour les prières au pied de l’autel, le Dernier Évangile, et tout un tas d’autres prétendues accrétions médiévales (comme si elles étaient mauvaises). Que l’on supprime l’invitation par le diacre à tous les fidèles de « s’échanger un geste de paix », d’accord. Mais que l’on permette aux prêtres et à tous les ministres de pratiquer la pax exactement comme dans l’ordo traditionnel de la messe, puisqu’il n’y avait rien d’anormal avec celui-ci. Et par la suite, après quelques années, quand les fidèles auront pris la mesure de la gravité et de la solennité de la pax traditionnelle, comme une étape préparatoire en vue du mystère pascal, émanant de la paix du Christ depuis l’autel, peut-être que nous pourrions ainsi cheminer vers la pax en ayant une meilleure compréhension des paroles mêmes de la Liturgie : « O Lord Jesus Christ, who saidst to Thine Apostles, ‘Peace I leave with you, My peace I give unto you’: regard not my sins, but the faith of Thy Church: and vouchsafe to grant her peace and unity according to thy will » (Seigneur Jésus, Toi qui as dit à tes Apôtres : Je vous laisse ma paix, Ma  paix je vous la donne : ne regarde pas mes péchés, mais la foi de Ton Eglise : Garantis lui cette paix que tu promets et l’unité que tu réclames.)

Les Psaumes, voix du Christ et de l’Eglise

Qu’il s’agisse de la Messe ou de l’Office, le Livre des Psaumes fournit une grande partie, pour ne pas dire l’essentiel des textes constituant la prière publique de l’Eglise, en Orient comme en Occident. Cette forme poétique et mystérieuse de prière, dominée par la figure du Juste, préfiguration du Christ, manifeste le mystère de l’homme confronté à ces sentiments si contradictoires que sont l’amour, la haine, la joie, le désir de louange, le repentir, le désespoir et l’espérance, enfin la confiance en Dieu. Loin du sentimentalisme et de l’irénisme modernes, la spiritualité concrète, incarnée et réaliste proposée par les psaumes représente la voie privilégiée que la Tradition chrétienne a choisi pour chanter à Dieu la «laus perennis», la louange à la fois individuelle et communautaire à la Très Sainte Trinité. La première partie du texte qui suit est extrait de l’ouvrage «Les psaumes commentés par les Pères», (collection Les Pères dans la foi, n°1-2, p.13-15); la seconde partie reprend le texte d’une catéchèse du pape Benoit XVI prononcée lors d’une audience générale en 2011. Nous remercions les moines de l’abbaye Notre-Dame de Randol de nous avoir fourni, dans le cadre de leurs Journées liturgiques, les références des différents textes ayant servi de base à ce dossier.

«Qu’y a-t-il de meilleur qu’un psaume? C’est pourquoi David dit très bien: Louez le Seigneur, car le psaume est une bonne chose: à notre Dieu, louange douce et belle! Et c’est vrai Car le psaume est bénédiction prononcée par le peuple, louange de Dieu par l’assemblée, applaudissement par tous, parole dite par l’univers, voix de l’Eglise, mélodieuse profession de foi» (S. Ambroise de Milan, Psal. 1, 9: PL14, 924).

Jésus et les psaumes

« A lire les Évangiles, le lecteur constate que le Psautier est le livre de l’Ancien Testament de beaucoup le plus cité. Il représente un tiers de toutes les citations bibliques. Le Christ lui-même se réfère explicitement aux psaumes. Une première fois, quand il cite aux scribes le psaume 109, où David appelle le Messie «son Seigneur». Comment peut-il dès lors être son fils? Ce texte se trouve dans les trois synoptiques. Plus nettement encore, après la Résurrection, Jésus apparaît aux disciples réunis à Jérusalem. Il mange sous leurs yeux, puis leur fait la remarque: «Ce sont là mes paroles telles que je vous les ai dîtes, quand j’étais encore avec vous: il fallait que s’accomplît tout ce qui est écrit à mon sujet, dans la loi de Moise, les prophètes et les psaumes» (Lc 24, 44).

Dans les Evangiles, chez Luc surtout, les citations tirées des psaumes paraissent surtout dans les moments importants de la vie de Jésus, comme le livre de sa mission et de sa prière. Au Tentateur, il réplique par une citation du psaume (Mt 4, 6, avec citation du psaume 90, 11-12) que nous commenterons plus loin. Les trois citations, rapportées par l’évangile johannique, se trouvent dans la bouche même de Jésus. Les psaumes lui sont si familiers qu’ils paraissent souvent des réminiscences inconscientes. « Il les utilise avec une pénétration, une liberté qui contrastent singulièrement avec la superficialité et la raideur littérale des scribes. Il trouve en eux la Parole de Dieu, fondement de ses exigences (Mt 5, 35), expression de sa prière (Mt 26, 36; 27, 46).» (A. George).

Cette Parole lui annonce surtout et lui découvre le mystère de sa passion, de sa mort et de sa résurrection. Le repas d’adieux s’ouvre et s’achève par le chant du Hallel (Ps. 112/117). Les psaumes 21 et 68 apparaissent en filigrane, dans le récit de la crucifixion et de la mort. Deux évangélistes rapportent que le Crucifié récita en croix le psaume «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?». Offrande et prière se fondent là dans une même liturgie, où le don suprême accomplit l’histoire et les prophéties.

Solidaire des «pauvres d’Israël», seul et abandonné, objet de mépris comme le psalmiste, le Christ sait que l’abandon et la déréliction ne sont pas le dernier mot de la prière, mais la certitude de l’efficacité de la souffrance et de l’épreuve. Jésus a conscience, comme il l’avait annoncé, du triomphe de l’opprimé, de l’avènement du règne de Dieu, du rassemblement universel autour du Serviteur glorifié.

La figure du Juste qui espère en Dieu dans l’épreuve est l’un des thèmes majeurs du Psautier.

Saint Luc place sur les lèvres expirantes de Jésus la prière du psaume 30: «Entre tes mains, je remets mon esprit». Expression de la paix et de la confiance entre les mains de son Père, dernier cri sur la route du retour à Lui. Prière que les générations chrétiennes pour la suite des siècles répètent à la chute du jour.

Il faut aller plus loin et nous interroger sur le rapport existentiel entre Jésus et les psaumes. «Le Christ allait hériter, dit Péguy, d’un monde déjà fait et pourtant il allait tout entier le refaire.» Jésus a vécu et prié l’histoire tourmentée des hommes, traversée d’infidélités et de relèvements, pétrie d’appels désespérés, quand l’impie écrase le juste. Les psaumes exprimaient l’expérience de l’humanité: l’amertume du péché, la vacuité du succès et de la richesse, la solitude et la confiance, et, comme les hommes sont pécheurs, la vindicte et l’imprécation. »

La question des psaumes imprécatoires

A propos de ces psaumes, qui peuvent décontenancer le chrétien moderne par la violence ou la haine qui s’en dégage, S. Thomas d’Aquin écrivait dans la Somme théologique: «Ces sortes d’imprécations contenues dans l’Ecriture sainte peuvent s’interpréter de trois manières: Premièrement, comme prédictions et non comme souhaits; ainsi: «Que les pécheurs aillent en enfer» veut dire: ils iront en enfer. Deuxièmement, comme des souhaits; mais alors le souhait ne se rapporte pas à la peine des hommes mais à la justice de celui qui punit; ainsi parle le Psaume: «Le juste se réjouira en voyant la vengeance», car Dieu lui-même, en punissant, «ne se réjouit pas de la perdition des impies», dit la Sagesse, mais de sa justice, car dit le Psalmiste: «Le Seigneur est juste et aime la justice». Troisièmement, comme un désir d’éloigner le péché, et non comme un désir de la peine elle-même: l’on souhaite ainsi que les péchés soient détruits et que les hommes vivent». (Saint Thomas, Somme théologique, II II 25/6/3).

En d’autres termes, « Jésus a assumé ce fleuve de boue, y compris la vindicte et la vengeance -devant lesquelles nous, esprits délicats, faisons la fine bouche-, non pour les cautionner mais pour les convertir en prière. Véritable Job de l’histoire universelle, il est venu l’éclairer de la lumière qui était en lui et qui vient transfigurer le monde. Il assume «le péché du monde» pour amener une humanité souillée jusqu’à la pureté de la Source et lui frayer un passage vers Dieu. Tel est, selon le mot d’Augustin d’Hippone, l’admirable chantre des psaumes» (Les psaumes commentés par les Pères, p. 13-15).

Vindica Sanguinem!

VINDICA SANGUINEM. Ce sont là les deux premiers mots d’une prière que l’Eglise adresse à Dieu, pour lui demander d’exercer la vengeance. Nul n’en saisira le sens profond s’il n’a d’abord souffert; s’il n’a jamais écouté un choeur de moines chanter cet Introit de la messe des martyrs, phrase musicale qui, de deux mots parmi les plus durs sur des lèvres d’hommes, vengeance, sang! fait une prière de pardon et de douceur, d’une sérénité poignante, d’une majesté inégalable. C’est l’appel à la seule vengeance qu’un Dieu d’amour veuille exercer -et les chrétiens avec Lui.

Catéchèse du pape Benoit XVI sur les psaumes, audience générale, 22 juin 2011.

Chers frères et soeurs,

Dans les précédentes catéchèses, nous nous sommes arrêtés sur plusieurs figures de l’Ancien Testament particulièrement significatives pour notre réflexion sur la prière. J’ai parlé d’Abraham qui intercède pour les villes étrangères, de Jacob qui pendant la lutte nocturne reçoit la bénédiction, de Moïse qui invoque le pardon pour son peuple, et d’Elie qui prie pour la conversion d’Israël. Avec la catéchèse d’aujourd’hui, je voudrais commencer une nouvelle étape du parcours: au lieu de commenter des épisodes particuliers de personnages en prière, nous entrerons dans le «livre de prière» par excellence, le livre des Psaumes. Dans les prochaines catéchèses nous lirons et nous méditerons quelques-uns des Psaumes les plus beaux et les plus chers à la tradition de prière de l’Eglise. Je voudrais aujourd’hui les présenter en parlant du livre des Psaumes dans son ensemble.

Le Psautier se présente comme un «formulaire» de prière, un recueil de cent cinquante psaumes que la tradition biblique donne au peuple des croyants afin qu’ils deviennent sa prière, notre prière, notre manière de nous adresser à Dieu et de nous mettre en relation avec Lui. Dans ce livre, toute l’expérience humaine avec ses multiples facettes et toute la gamme des sentiments qui accompagnent l’existence de l’homme trouvent leur expression. Dans les Psaumes se mêlent et s’expriment la joie et la souffrance, le désir de Dieu et la perception de la propre indignité, le bonheur et le sentiment d’abandon, la confiance en Dieu et la douloureuse solitude, la plénitude de vie et la peur de mourir. Toute la réalité du croyant se retrouve dans ces prières, que le peuple d’Israël tout d’abord et ensuite l’Eglise ont assumées comme médiation privilégiée de la relation avec l’unique Dieu et comme réponse adaptée à sa révélation dans l’histoire. En tant que prière, les psaumes sont des manifestations de l’âme et de la foi, où tous peuvent se reconnaître et dans lesquels se communique cette expérience de proximité particulière avec Dieu à laquelle chaque homme est appelé. Et c’est toute la complexité de l’existence humaine qui se concentre dans la complexité des différentes formes littéraires des divers Psaumes: hymnes, lamentations, supplications individuelles et collectives, chants de remerciement, psaumes pénitentiels, psaumes sapientiels et d’autres genres que nous pouvons retrouver dans ces compositions poétiques.

Malgré cette multiplicité expressive, deux grands domaines qui synthétisent la prière du Psautier peuvent être identifiés: la supplique, liée à la lamentation, et la louange, deux dimensions reliées et presque inséparables. Car la supplique est animée par la certitude que Dieu répondra, et cela ouvre à la louange et à l’action de grâce; et la louange et le remerciement naissent de l’expérience d’un salut reçu, qui suppose un besoin d’aide que la supplique exprime.

Dans la supplique, l’orant se lamente et décrit sa situation d’angoisse, de danger, de désolation, ou bien, comme dans les psaumes pénitentiels, il confesse sa faute, le péché, en demandant d’être pardonné. Il expose au Seigneur son état de besoin dans la certitude d’être écouté, et cela implique une reconnaissance de Dieu comme bon, désireux du bien et «amant de la vie» (cf. Sg 11, 26), prêt à aider, sauver, pardonner. C’est ainsi, par exemple, que prie le Psalmiste dans le Psaume 31: «En toi Seigneur j’ai mon refuge; garde-moi d’être humilié pour toujours […] Tu m’arraches au filet qu’ils m’ont tendu; oui, c’est toi mon abri» (vv. 2.5). Dans la lamentation peut donc déjà apparaître quelque chose de la louange, qui se préannonce dans l’espérance de l’intervention divine et qui se fait ensuite explicite quand le salut divin devient réalité. De manière analogue, dans les Psaumes d’action de grâce et de louange, en faisant mémoire du don reçu ou en contemplant la grandeur de la miséricorde de Dieu, on reconnaît également sa propre petitesse et la nécessité d’être sauvés, qui est à la base de la supplication. On confesse ainsi à Dieu sa propre condition de créature inévitablement marquée par la mort, mais pourtant porteuse d’une désir de vie radical. Le Psalmiste s’exclame donc, dans le Psaume 86: «Je te rends grâce de tout mon cœur, Seigneur mon Dieu, toujours je rendrai gloire à ton nom; il est grand, ton amour pour moi: tu m’as tiré de l’abîme des morts» (vv. 12-13). De cette manière, dans la prière des Psaumes, la supplique et la louange se mêlent et se fondent dans un unique chant qui célèbre la grâce éternelle du Seigneur qui se penche sur notre fragilité.

C’est précisément pour permettre au peuple des croyants de s’unir à ce chant que le livre du Psautier a été donné à Israël et à l’Eglise. En effet, les Psaumes enseignent à prier. Dans ceux-ci, la Parole de Dieu devient parole de prière — et ce sont les paroles du Psalmiste inspiré —, qui devient également parole de l’orant qui prie avec les Psaumes. Telle est la beauté et la particularité de ce livre biblique: les prières qui y sont contenues, à la différence d’autres prières que nous trouvons dans l’Ecriture sainte, ne sont pas insérées dans une trame narrative qui en spécifie le sens et la fonction. Les Psaumes sont donnés au croyant précisément comme texte de prière, qui a pour unique but de devenir la prière de celui qui les assume et avec eux s’adresse à Dieu. Etant donné qu’ils sont la Parole de Dieu, celui qui prie les Psaumes parle à Dieu avec les paroles mêmes que Dieu nous a données, il s’adresse à Lui avec les paroles que Lui-même nous donne. Ainsi, en priant les Psaumes on apprend à prier. Ils sont une école de la prière.

Il advient quelque chose d’analogue lorsque l’enfant commence à parler, c’est-à-dire qu’il apprend à exprimer ses sensations, ses émotions, ses besoins avec des mots qui ne lui appartiennent pas de façon innée, mais qu’il apprend de ses parents et de ceux qui vivent autour de lui. Ce que l’enfant veut exprimer est son propre vécu, mais le moyen d’expression appartient à d’autres; et lui peu à peu s’en approprie; les mots reçus des parents deviennent ses mots et à travers ces mots il apprend aussi une manière de penser et de sentir, il accède à tout un monde de concepts, et il grandit à l’intérieur de celui-ci, il entre en relation avec la réalité, avec les hommes et avec Dieu. La langue de ses parents est enfin devenue sa langue, il parle avec les mots reçus des autres qui sont désormais devenus ses mots. Ainsi en est-il avec la prière des Psaumes. Ils nous sont donnés pour que nous apprenions à nous adresser à Dieu, à communiquer avec Lui, à lui parler de nous avec ses mots, à trouver un langage pour la rencontre avec Dieu. Et à travers ces mots, il sera possible aussi de connaître et d’accueillir les critères de son action, de s’approcher du mystère de ses pensées et de ses voies (cf. Is 55, 8-9), afin de grandir toujours davantage dans la foi et dans l’amour. Comme nos mots ne sont pas seulement des mots, mais qu’ils nous enseignent un monde réel et conceptuel, de même ces prières aussi nous enseignent le cœur de Dieu, si bien que non seulement nous pouvons parler de Dieu, mais nous pouvons apprendre qui est Dieu et, en apprenant comment parler avec Lui, nous apprenons à être homme, à être nous-mêmes.

A cet égard, apparaît significatif le titre que la tradition juive a donné au Psautier. Il s’appelle tehillîm, un terme hébreu qui veut dire «louanges», de cette racine verbale que nous retrouvons dans l’expression «Alleluia», c’est-à-dire, littéralement: «louez le Seigneur». Ce livre de prières, donc, même si multiforme et complexe, avec ses divers genres littéraires et avec son articulation entre louange et supplique, est en fin de compte un livre de louanges, qui enseigne à rendre grâces, à célébrer la grandeur du don de Dieu, à reconnaître la beauté de ses œuvres et à glorifier son saint Nom. C’est là la réponse la plus adaptée face à la manifestation du Seigneur et à l’expérience de sa bonté. En nous enseignant à prier, les Psaumes nous enseignent que même dans le désespoir, dans la douleur, la présence de Dieu demeure, elle est source d’émerveillement et de réconfort; on peut pleurer, supplier, intercéder, se plaindre, mais dans la conscience que nous sommes en train de cheminer vers la lumière, où la louange pourra être définitive. Comme nous l’enseigne le Psaume 36: «En toi est la source de vie; par ta lumière nous voyons la lumière» (Ps 36, 10).

Mais outre ce titre général du livre, la tradition juive a donné à de nombreux Psaumes des titres spécifiques, en les attribuant, en grande majorité, au roi David. Figure d’une remarquable fibre humaine et théologique, David est un personnage complexe, qui a traversé les expériences fondamentales les plus variées de l’existence. Jeune pasteur du troupeau paternel, vivant alternativement des épisodes positifs et négatifs, parfois même dramatiques, il devient roi d’Israël, pasteur du peuple de Dieu. Homme de paix, il a combattu de nombreuses guerres; inlassable et tenace chercheur de Dieu, il a trahi son amour, et cela est caractéristique: il est toujours resté un chercheur de Dieu, même si très souvent il a gravement péché; humble pénitent, il a accueilli le pardon divin, ainsi que la peine divine, et il a accepté un destin marqué par la douleur. David a ainsi été un roi, avec toutes ses faiblesses, «selon le cœur de Dieu» (cf. 1 Sam 13, 14), c’est-à-dire un orant passionné, un homme qui savait ce que veut dire supplier et louer. Le lien des Psaumes avec cet insigne roi d’Israël est donc important, parce qu’il est une figure messianique. Oint par le Seigneur, chez qui est en quelque sorte ébauché le mystère du Christ.

Tout aussi importantes et significatives sont la manière et la fréquence avec lesquelles les paroles des Psaumes sont reprises par le Nouveau Testament, en assumant et en soulignant cette valeur prophétique suggérée par le lien du Psautier avec la figure messianique de David. Dans le Seigneur Jésus, qui pendant sa vie terrestre a prié avec les Psaumes, ils trouvent leur accomplissement définitif et ils révèlent leur sens le plus plein et le plus profond. Les prières du Psautier, avec lesquelles on parle à Dieu, nous parlent de Lui, nous parlent du Fils, image du Dieu invisible (Col 1, 15), qui nous révèle de manière accomplie le Visage du Père. Le chrétien, donc, en priant les Psaumes, prie le Père dans le Christ et avec le Christ, en assumant ces chants dans une perspective nouvelle, qui a dans le mystère pascal son ultime clé interprétative. L’horizon de l’orant s’ouvre ainsi à une réalité inattendue, chaque Psaume acquiert une lumière nouvelle dans le Christ et le Psautier peut briller dans toute son infinie richesse.

Très chers frères et sœurs, prenons donc en main ce livre saint, laissons Dieu nous apprendre à nous adresser à Lui, faisons du Psautier un guide qui nous aide et nous accompagne quotidiennement sur le chemin de la prière. Et demandons nous aussi, comme disciples de Jésus, «Seigneur, apprends-nous à prier» (Lc 11, 1), en ouvrant notre cœur pour accueillir la prière du Maître, où toutes les prières trouvent leur accomplissement. Ainsi, rendus fils dans le Fils, nous pourrons parler à Dieu en l’appelant «Notre Père». Merci.

In conspectu Angelorum psallam tibi Domine… (Ps. 137)

Oremus : Plaidoyer pour la prière des fidèles

Dicamus omnes Archives - Liturgia
Ancienne litanie diaconale en latin.

Prions, frères très chers, pour la Sainte Église de Dieu ; afin que notre Dieu et Seigneur daigne la pacifier, l’unir et la conserver par tout l’orbe de la terre [lui soumettant toute puissance et principauté], et nous donne une vie calme et paisible pour glorifier Dieu, le Père tout-puissant.

Ainsi commence la prière solennelle de l’Eglise de Rome durant la Messe du Vendredi-Saint (les paroles entre crochets sont absentes du missel de saint Paul VI), un des plus fameux exemples de « prière universelle » que nous ayons conservé, qui impressionne par sa saveur toute antique.

Pourtant, pour la plupart d’entre nous, la « prière universelle » est ce moment pénible de la Messe où quelque fidèle (souvent très jeune ou très âgé) va monter à l’ambon pour ânonner quelque liste d’intentions de prières composées ad hoc la veille au soir, entrecoupées de refrains infantilisants. Peut-être que la situation décrite ici (en anglais) vous rappellera de « bons » souvenirs…

De telles expériences, nous en avons tous eu notre lot, et beaucoup souhaitent désormais n’en plus entendre parler. Mais qu’en serait-il s’ils savaient que la prière des fidèles (ou « prière universelle ») est en fait extrêmement traditionnelle ? Si oui, comment bien la mettre en œuvre ? Nous avions eu l’occasion d’en parler dans un article précédent, et souhaiterions l’aborder maintenant plus en détails.

Nous avons déjà abordé cette prière dans notre article consacré aux richesses de la forme ordinaire du rite romain. Ici, nous souhaiterions, grâce à un rapide aperçu historique (qui constituera notre première partie) approfondir ce que nous avions effleuré jadis dans le contexte de la forme ordinaire (que nous verrons dans une deuxième partie), avant d’envisager une possible mise en œuvre de cette prière dans la forme extraordinaire (dans une troisième et dernière partie).

Si la première partie de ce texte ne vous intéresse pas, nous vous conseillons de passer directement à la deuxième, qui commence par un résumé de la partie précédente.

Histoire de la prière des fidèles

Origines et applications diverses

Il est hors de question de faire une histoire complète de la prière des fidèles (terme général et tardif que nous utilisons ici par pure commodité), même en se limitant à l’Occident : ce serait trop long et de peu d’importance ici. Plus modestement, nous allons brosser à très gros traits une chronologie de cette prière en présentant les diverses formes qu’elle a pu trouver dans le rite romain (en faisant allusion aux autres rites là où cela paraitra opportun).

On attribue généralement à saint Paul l’origine de cette prière : « J’encourage, avant tout, à faire des demandes, des prières, des intercessions et des actions de grâce pour tous les hommes, pour les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité, afin que nous puissions mener notre vie dans la tranquillité et le calme, en toute piété et dignité. Cette prière est bonne et agréable à Dieu notre Sauveur, car il veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité. » (1 Timothée 2, 1-4).

Cette prière est donc dite « universelle » (terme très récent, mais que nous utiliserons néanmoins par commodité) car elle s’applique à tous les besoins des hommes et du monde. On remarquera que saint Paul demande de prier pour « les chefs d’État et tous ceux qui exercent l’autorité » ; c’est d’autant plus remarquable que ceux-ci étaient rarement chrétiens au premier siècle. L’on voit dès lors que le christianisme primitif, loin d’être un mouvement révolutionnaire, respecte à ce point l’autorité mise en place hic et nunc qu’il prescrit à ses fidèles de prière de prier pour elle.

Les différentes Eglises apostoliques eurent chacune leur manière de mettre en œuvre cette exhortation. Dans les Églises assyro-chaldéennes et arméniennes, cette prière prend la forme d’une litanie (appelée « Karozoutha » chez les assyriens) après la proclamation de l’Evangile, suivie d’un renvoi des catéchumènes. Les coptes ont adopté l’usage des « prières catholiques » (trois oraisons sacerdotales semblables aux grandes oraisons du Vendredi-Saint dans le rite latin) après l’offertoire. Enfin, le rite byzantin connaît une profusion de litanies, dont celle qui suit directement l’Evangile, où les fidèles répondent à chaque demande par un triple Kyrie eleison. Curieusement, le rite syriaque et sa variante maronite ne semblent pas avoir l’usage de cette prière, bien que certains indices sérieux semblent indiquer qu’elle ait existé jadis dans cette tradition.

Ici, nous pouvons voir un diacre gréco-catholique remplir son office en chantant une litanie à laquelle les fidèles répondent par « Kyrie eleison » ou « Paraskhou Kyrie » (Accorde, Seigneur).

Quelque soit la forme qu’ait revêtue la prière des fidèles, on y retrouve quelques constantes : elle a habituellement lieu après l’Evangile (ou au début de la Messe), sert de transition entre la Messe des catéchumènes et la Messe de la parole (on renvoi habituellement les catéchumènes après cette prière) et est adressée à Dieu pour les besoins, temporels ou spirituels, du monde entier.

En Occident, le rite ambrosien, liturgie propre à Milan, sorte de synthèse entre le rite gallican et le rite romain, semble avoir connu l’usage de litanies sur le modèle grec, avec usage du Kyrie eleison comme réponse des fidèles ; cet usage a été conservé aux dimanches de Carême, où la litanie se substitue au Gloria in excelsis Deo. Le rite mozarabe semble l’avoir connu, de même que l’ancienne liturgie des Gaules, abandonnée sous Charlemagne (on attribue notamment à saint Martin de Tours une litanie en latin qui fut conservée par de nombreux diocèses français jusqu’au XIXe siècle, notamment pour les Rogations). Enfin, la tradition anglicane (en laquelle nous serions tenté de voir une tradition rituelle à part entière) connait plusieurs formes de prière des fidèles après le Credo.

Reste à examiner le rite romain ; c’est ce qui sera fait dès à présent.

Dans le rite romain

De l’aveu de tous les historiens de la liturgie, la forme la plus ancienne qu’ait revêtue la prière des fidèles dans le rite romain est la série des Orationes solemnes du Vendredi Saint. Son origine est inconnue (certains y voient une série de diptyques originaire d’Alexandrie), mais son prestige la fit conserver jalousement par l’Eglise romaine jusqu’à nos jours, avec quelques modifications. Chaque prière est constituée d’une monition chantée par le diacre (autrefois par le prêtre), d’un agenouillement des fidèles, d’une prière silencieuse, d’un relèvement et d’une oraison sacerdotale ratifiée par l’Amen du peuple. A-t-elle toujours été réservée au Vendredi Saint ou s’agit-il de la prière habituelle de l’Eglise romaine dans l’Antiquité ? Nous n’en savons rien.

Grandes oraisons du Vendredi-Saint chantées dans la forme extraordinaire du rite romain.

Nous savons en revanche que cette prière fut par la suite remplacée (ou complétée) par une litanie, attribuée au saint pape Gélase, la Deprecatio gelasii, construite sur un modèle grec, mais composée en un style authentiquement romain. Il semble qu’elle ait été chantée après l’Evangile, mais qu’elle ait par la suite été déplacée avant la Messe, au cours des processions requises par la liturgie stationale romaine : le peuple se rassemblait autour du pape dans une églises dite de station, d’où l’on se rendait en une seconde église où le pape allait célébrer la Messe ; en chemin, on chantait la litanie de saint Gélase, puis, plus tard, la litanie des saints (soit dit en passant, c’était ainsi que commençait la divine liturgie byzantine). Un tel usage a été conservé pour les « litanies majeures » et reste suggéré pour les dimanches de Carême par le missel romain (ed. typ. 2002).

Notons que contrairement à une idée reçue, il semblerait que notre Kyrie ne provienne pas de cette litanie ; il n’apparut en effet que bien longtemps après qu’elle ne soit tombée en désuétude. Il s’agit d’un chant propre, introduit relativement tardivement dans le rite romain, sous l’influence du rite gallican, et dont on pourrait trouver un équivalent dans le Trisaghion du rite byzantin.

Comme nous l’avons donc vu, la litanie de saint Gélase finit par tomber en désuétude. Néanmoins, une forme d’Oratio fidelium a subsisté en Occident, principalement en Allemagne, en France (jusqu’au XIXe siècle) et en Angleterre (jusqu’à la réforme anglicane) : le prône. En France, il se composait d’une série d’annonces et de publications de bans (pour des mariages). Venait ensuite la prière proprement dite, composée d’un invitatoire assez long, du chant du psaume 122 (Ad te levavi), d’une série de versets d’origine biblique et d’une oraison du prêtre. Ces prières étaient d’ailleurs chantées dans la langue du peuple, au moins en partie, ce qui ne fut pas sans conséquence pour la catéchèse :

Un épisode célèbre du procès de Jeanne d’Arc nous le montre : pour faire dire à la sainte une hérésie, on lui pose une question difficile : « Êtes-vous sûre d’être en état de grâce ? » ; et elle répond avec une justesse chrétienne et une adresse qui confondent ses juges comme Jésus confondait les Pharisiens: « Si j’y suis, Dieu m’y garde; si je n’y suis pas, Dieu m’y mette ! » Les historiens n’ont pas remarqué que Jeanne illettrée puisait de quoi vaincre les docteurs dans les prières du prône : « Nous prierons, y disait le prêtre chaque dimanche, pour ceux qui sont en état de grâce, que Dieu les y tienne jusques à la fin, et ceux qui sont en péché mortel, que Dieu les en veuille jeter hors hâtivement » (Pierre-Marie Gy op, « Signification pastorale des prières du prône », la Maison-Dieu N° 30, 1952, p. 130).

Cet aperçu de la diversité des prières des fidèles dans la liturgie romaine serait incomplet si l’on ne mentionnait pas enfin une autre forme très ancienne : la litanie des saints de la Vigile pascale. Primitivement, la Vigile se composait de douze lectures de l’Ancien Testament entrecoupées de chants et d’oraisons. Après quoi, on partait en procession aux fonts baptismaux en chantant le psaume 41 (Sicut cervus), on l’on baptisait les catéchumènes. Puis, on revenait en procession au sanctuaire en chantant une litanie des saints un peu abrégée, survivance de l’époque où le pape, ses ministres et le peuple romain allaient d’une église à l’autre en chantant cette litanie. De sorte qu’il n’est pas interdit de voir là une des formes les plus traditionnelles de cette prière romaine des fidèles (bien que l’ordonnancement actuel de la Vigile pascale empêche de le voir avec la clarté nécessaire). Comme on le sait, cette litanie a été conservée en de nombreuses autres occasions, notamment pour les ordinations.

Ordinations les 25, 26 et 27 juin 2020 - Communauté Saint-Martin
Ordination sacerdotale, durant laquelle on chante une des formes les plus connues de la « PU » : la litanie des saints (pendant la prostration des ordinants).

Ainsi, jusqu’au XXe siècle, la liturgie romaine connaissait trois formes habituelles d’Oratio fidelium : le prône médiéval, les grandes oraisons du Vendredi-Saint et la litanie des saints de la Vigile pascale (ainsi qu’en d’autres occasions).

Le concile Vatican II, par la constitution Sacrosanctum Concilium sur la sainte liturgie, demanda explicitement la restauration de cette prière :

La « prière commune », ou « prière des fidèles », sera rétablie après l’évangile et l’homélie, surtout les dimanches et fêtes de précepte, afin qu’avec la participation du peuple, on fasse des supplications pour la sainte Église, pour ceux qui détiennent l’autorité publique, pour ceux qui sont accablés de diverses détresses, et pour tous les hommes et le salut du monde entier (Sacrosanctum Concilium, 53).

En application de cette décision conciliaire, la prière des fidèles est à présent mentionnée par la dernière édition du Missale Romanum de saint Paul VI, qui la présente ainsi :

Dans la prière universelle, ou prière des fidèles, le peuple répond en quelque sorte à la parole de Dieu reçue dans la foi et, exerçant la fonction de son sacerdoce baptismal, présente à Dieu des prières pour le salut de tous. Il convient que cette prière ait lieu habituellement aux messes avec peuple, si bien que l´on fasse des supplications pour la sainte Église, pour ceux qui nous gouvernent, pour ceux qui sont accablés par diverses misères, pour tous les hommes et pour le salut du monde entier (PGMR 69).

Cependant, le missel de saint Paul VI n’imposait aucun formulaire fixe et obligatoire, ce qui entraîna l’application désastreuse que l’on connait à notre époque. Et c’est maintenant vers celle-ci que nous nous tournons pour tenter de réfléchir sur quelques bonnes manières de la mettre en œuvre.

La prière des fidèles aujourd’hui

L’aperçu historique que nous venons de terminer nous permet de faire les conclusions suivantes :

  • depuis les temps apostoliques, les Eglises chrétiennes ont coutume de prier pour toutes les intentions du monde ;
  • cette prière a pris des formes très variées selon les Eglises et les traditions apostoliques (de sorte qu’il serait plus exact de parler de prières, au pluriel) ;
  • le rite romain a connu trois formes principales d’Oratio fidelium :
    • les grandes oraisons du Vendredi-Saint ;
    • la litanie (celle de tous les saints, celle de saint Gélase et celles d’origine gallicane conservées par certains diocèses français) ;
    • le prône (on trouvera en annexe un formulaire du prône dans le rite de Salisbury, ancienne liturgie de l’Angleterre médiévale) ;
  • le dernier concile œcuménique a demandé une restauration plus complète de cette prière, laquelle a abouti à un désordre généralisé.

De tout cela, nous pouvons tirer une conclusion sur la nature de cette prière : elle est un rite où « l’Eglise comme telle […] prie pour les intentions de ses membres » comme le dit fort justement dom Guy Oury osb (cf La Messe de saint Pie V à Paul VI). Sa fonction est donc distincte de celle de la prière eucharistique, où l’on prie pour l’application des grâces sacramentelles aux fidèles.

Ceci ayant été établi, que faire ? Comment donner à cette prière la forme qu’elle mérite au sein de la forme ordinaire du rite romain ? Et par ailleurs, une restauration est-elle possible dans la forme extraordinaire ? C’est ce que nous allons voir à présent.

Dans la forme ordinaire

Une première solution consisterait à omettre cette prière purement et simplement. On ne peut manquer de sympathiser avec ceux qui « zappent » ce passage souvent ennuyeux, en raison de mauvais souvenirs. C’est, semble-t-il, l’usage récent de Notre-Dame-de-Paris (le cardinal Lustiger détestait la prière universelle). Le problème de cette solution est que la prière universelle a une fonction qui lui est propre, et supprimer cette prière n’est pas le meilleur moyen d’assurer cette fonction.

En outre, la prière universelle est attestée, sous une forme ou une autre, dans pratiquement tous les rites orientaux et occidentaux, ainsi que dans le passé du rite romain. Restaurer une prière de ce type présenterait donc un avantage historique incontestable.

Alors, s’il faut la conserver, comment la mettre en œuvre ? Voyons ce qu’en dit la Présentation générale du missel romain (PGMR) :

[Le prêtre] l’introduit par une brève monition qui invite les fidèles à prier. Il la conclut par une oraison. Il faut que les intentions soient sobres, composées avec une sage liberté et en peu de mots, et qu’elles expriment la supplication de toute la communauté. Elles sont dites de l’ambon, ou d’un autre lieu approprié, par le diacre, un chantre, un lecteur ou un autre fidèle laïc. Le peuple, debout, exprime sa supplication, soit par une invocation commune après chacune des intentions, soit par une prière silencieuse (PGMR 71).

La PGMR semble donc autoriser seulement deux modèles de prière :

  • un modèle litanique, où les fidèles répondent à chaque intention par une invocation (comme « Kyrie eleison ») ;
  • un modèle proche des grandes oraisons, où l’on répond à chaque intention par la prière silencieuse.

Dans les deux cas, la prière est introduite par une monition du prêtre et conclue par une oraison prononcée également par le prêtre.

Nous remarquerons par ailleurs que le ministre ordinaire de la prière universelle est le diacre ; c’est lui qui est mentionné en premier lieu par la PGMR. C’est donc à lui de remplir cette fonction s’il y en a un, et non à un laïc désigné quelques minutes avant le début de la Messe ou à un membre de « l’équipe d’animation liturgique ». A défaut de diacre, le missel prévoit que sa fonction présente sera remplie par un chantre ou un acolyte (ou un autre fidèle laïc à défaut, encore que l’on peine à voir en quelles circonstances une Messe chantée ne comprenne ni chantre, ni acolyte). La prière est proclamée depuis l’ambon.

Quant au texte de la prière, nous conseillons franchement de prendre les intercessions prévues par le missel romain ; elles n’existent, certes, qu’à titre d’exemple et sont de composition récente, mais leur facture sobre et franchement catholique les rend mille fois préférables à quelque formulaire écrit ad hoc la veille pour le lendemain. Le lecteur curieux trouvera en annexe un des formulaires proposés par le missel, traduit par votre serviteur.

Il est de beaucoup préférable que la prière universelle soit chantée, sur un ton simple, comme par exemple celui des oraisons. Cela ne doit pas étonner le lecteur : la liturgie chrétienne est toujours chantée, et la « Messe lue » occidentale n’est qu’une exception, d’ailleurs prévue historiquement pour le seul cas du prêtre célébrant privément. Le chant ne doit donc pas être vue comme une manière d’embellir un édifice déjà existant mais comme une partie intégrante de celui-ci. Dans le cas de la prière universelle, le diacre peut, avec un peu d’efforts, apprendre à chanter les intercessions qui lui reviennent ; les fidèles, de leur côté, répondront avec des prières affinées par l’usage traditionnel, comme « Kyrie eleison » ou « Te rogamus, audi nos », ou encore « Praesta omnipotens Deus » (autant de formules facilement traduisibles et chantables en français si nécessaire).

A partir de 23:40, vous pouvez voir le chant de la litanie de Vêpres correctement effectuée.

Il est à noter que des conseils semblables peuvent et doivent s’appliquer aux litanies de louange et d’intercessions contenues dans l’office divin rénové : prendre les vrais textes (de préférence tirées des Heures grégoriennes ou sur le site Societas Laudis qui donne le texte complet de l’office divin en sa forme ordinaire), les chanter et leur adjoindre des répons traditionnels capables d’être facilement mémorisés (ces répons sont d’ailleurs donnés avec les litanies).

Dans la forme extraordinaire ?

Ce que nous avons écrit ci-dessus restait dans le cadre de la plus stricte légalité : nous n’avons fait qu’indiquer la meilleure manière d’écrire ce qui existait déjà. Ce qui va suivre, sans prétendre s’extraire de la légalité, suggère de remettre en vigueur un modèle qui, nous semble-t-il, n’a jamais été canoniquement interdit, et qui a été présenté plus haut. Il s’agit du prône.

Comme on l’a dit, la prière universelle (quelque soit la forme qu’elle prenne) a une fonction qui lui est propre, et que l’on retrouve dans pratiquement tous les rites apostoliques. Il serait donc dommage que cette forme si ancienne de prière soit absente de la forme ancienne du rite romain. À défaut d’une réforme, qui ne serait peut-être pas appréciée de tous, à défaut de rétablissement d’une forme plus antique (comme la litanie de saint Gélase), pourrait-on suggérer la restauration d’un usage ancien et profitable à tous, clercs et fidèles ? C’est ce que nous allons faire ici, en répondant à quatre questions :

Qui ? Le prêtre qui célèbre la Messe.

Quand ? Le dimanche et les jours de fête, à la Messe chantée ou solennelle, juste après l’homélie.

Où ? De préférence en chaire ; là en tous cas où le prêtre aura prêché.

Comment ? En prenant modèle sur les anciens formulaires prévus à cet effet.

À toutes fins utiles, nous suggérons de jeter un coup d’œil à ce livre, le Rituel des rituels pour les prônes des dimanches, fêtes et sacrements publié par l’abbé Migne (connu pour avoir publié en latin et en grec les œuvres des pères de l’Eglise).

On trouvera le prône des dimanches et des fêtes aux pages 6 à 11. il se compose ainsi :

  • en premier lieu, une longue énumération des diverses intentions de prières pour lesquelles on priera (à notre avis, cette monition mériterait d’être drastiquement raccourcie tant elle est verbeuse) ;
  • vient ensuite le chant du psaume 122 (Ad te levavi), en latin ;
  • une série de versets bibliques ;
  • l’oraison conclusive ;
  • si besoin est, on répète la même opération pour les défunts.

À notre connaissance, il n’est besoin d’aucune autorisation pour mettre en œuvre cette forme d’Oratio fidelium. Si toutefois nous nous étions trompés, si l’Eglise avait légiféré en sens contraire, il irait de soi que les conseils que nous donnons ici pour le prône dans la forme extraordinaire ne devraient pas être suivis.

Faudrait-il faire de même pour l’office divin ? Répondre à cette question reviendrait à proposer une réforme du bréviaire de la forme extraordinaire. Peut-être faudrait-il étendre à toute l’année les « Preces » prévues à Laudes et à Vêpres pour les jours de pénitence ; ou placer les Preces dominicales de Prime et de Complies aux deux grandes heures canoniales, au moins pour les dimanches et fêtes ; ou encore ajouter (restaurer ?) une litanie de prières sur le modèle de la Deprecatio Gelasii. Nous le suggérons pour l’avenir ; nous ne le mettons pas en œuvre à présent et nous invitons le lecteur à en faire autant.

Conclusion

Pour finir, après avoir présenté l’histoire de la prière universelle et certaines manières grâce auxquelles on pourrait lui rendre la beauté qu’elle mérite au sein de la liturgie romaine, nous voudrions seulement émettre le souhait que cette prière retrouve l’éclat qu’elle mérite dans le rite romain, afin que Dieu soit glorifié et que Son peuple soit sauvé.

Chant de l’Evangile par le diacre à l’ambon antique (tenant lieu de chaire). C’est ici que le prêtre prêche, c’est également ici qu’il doit diriger la prière des fidèles ou le prône.

Annexe 1 : formulaire de prière du missel romain (editio typica 2002)

[Nous indiquons en gras les réponses du peuple ou de la schola ; cette remarque vaut aussi pour la seconde annexe].

Monition du Prêtre : Frères très chers, que chaque prière de notre cœur soit dirigée Vers Dieu le Père Tout-Puissant, car c’est Sa Volonté que toute l’humanité soit sauvée et parvienne à la plénitude de la Vérité

Le diacre :

V/. Pour la Sainte Église de Dieu ; afin que le Seigneur, daigne la garder et la préserver, prions le Seigneur.

R. Accorde-le, Dieu tout-puissant.

V/. Pour tous les peuples de la terre ; afin que le Seigneur daigne préserver leur concorde, prions le Seigneur.

R/. Accorde-le, Dieu tout-puissant.

V/. Pour tous ceux qui sont accablés par toutes sortes de nécessités ; afin que le Seigneur daigne leur accorder le réconfort, prions le Seigneur.

R/. Accorde-le, Dieu tout-puissant.

V/. Pour nous tous et pour toute notre communauté ; afin que le Seigneur daigne nous recevoir en un sacrifice qui Lui soit acceptable, prions le Seigneur.

R/. Accorde-le, Dieu tout-puissant.

Oraison du Prêtre : Dieu, notre refuge et notre force, auteur de la piété de Ton Église, entend ses pieuses prières, afin que ce qui est demandé dans la foi soit réellement reçu. Par le Christ Notre-Seigneur.

R/. Amen.

Annexe 2 : Prière du prône, selon le rite de Salisbury, en Angleterre

Offrons nos prières à Dieu, à Notre-Seigneur Jésus-Christ, à Notre-Dame sainte Marie, et à toute la compagnie des cieux, Le suppliant d’accorder Sa miséricorde à toute la Sainte Eglise, afin que Dieu la garde en bon état, tout spécialement l’Eglise d’Angleterre, notre Eglise-mère, cette Eglise et toutes celles de la chrétienté.

Pour notre Pape N., le patriarche de Jérusalem, les cardinaux, pour les archevêques et les évêques, et spécialement pour notre évêque N., que Dieu le garde pour son saint service. Pour le recteur/doyen et pour tous les autres ministres qui servent l’Eglise.

Pour la Terre sainte et la Sainte Croix, afin que Dieu les délivre des mains des païens.

Pour la paix de l’Eglise et de la terre.

Pour notre souverain N., notre premier ministre N.,

[Pour les ducs, comtes et barons et tous ceux qui doivent garder en paix cette terre et tous ceux qui la gouvernent].

Pour la santé de N. et N.

Pour ceux qui vivent en péché mortel.

Pour nos frères et sœurs et tous nos paroissiens, et tous ceux qui font le bien pour cette église ou fondation. Pour nous-mêmes, que Dieu dans Sa miséricorde, nous accorde la grâce de vivre pour le salut de votre âme et pour tous les peuples vraiment chrétiens.

[On dit alors le psaume 66, Deus misereatur :]

Que Dieu nous soit compatissant et nous bénisse, * qu’Il fasse resplendir sur nous Sa face et qu’Il ait pitié de nous.

Que sur la terre on connaisse Ta voie, * parmi toutes les nations, Ton salut.

Que les peuples Te célèbrent, ô Dieu, * que tous les peuples Te célèbrent.

Que les nations soient dans la joie et l’allégresse + car Tu gouvernes les peuples avec droiture ; * sur la terre, Tu juges les nations.

Que les peuples Te célèbrent, ô Dieu, * que tous les peuples Te célèbrent.

La terre a donné son fruit, * que Dieu, notre Dieu, nous bénisse.

Que Dieu nous bénisse, * et qu’on Le craigne jusqu’aux confins de la terre.

R/. Gloire au Père et au Fils * et au Saint-Esprit,

V/. Comme il était au commencement, maintenant et toujours, * et dans les siècles des siècles. Amen.

Kyrie eleison

Christe eleison.

Kyrie eleison.

Notre Père (en silence jusqu’à) : Et garde-nous d’entrer dans la tentation.

Mais délivre-nous du mal.

Montre-nous, Seigneur, Ta miséricorde,

Et donne-nous Ton salut.

Que Tes prêtres soient revêtus de justice,

Et qu’en Toi se réjouissent Tes saints.

Seigneur, sauve le roi.

Et exauce-nous au jour où nous T’invoquons.

Accorde le salut à Ton peuple,

Gouverne-le et relève-le à jamais.

Que la paix règne en tes remparts,

Et l’abondance dans tes forteresses.

Seigneur, exauce ma prière,

Et que mon cri parvienne jusqu’à Toi.

Le Seigneur soit avec vous.

Et avec ton esprit.

Prions.

Ô Dieu, qui par la grâce de Ton Saint-Esprit déverse les dons de la charité dans les cœurs de Ton peuple fidèle, accorde à Tes serviteurs et servantes pour lesquels nous supplions Ta clémence, la santé de l’âme et du corps, afin qu’ils Te puissent aimer de toute leur force et accomplir ce qui est agréable à Tes yeux avec une entière affection ; quant à nous, accorde-nous la paix en nos jours, par le Christ, Notre-Seigneur.

Amen.

Prions (tous se mettent à genoux).

Pour les âmes de N. et N., archevêques, évêques, clercs, bienfaiteurs, etc. qui ont servi cette église ou qui y ont fait quelque bien, ou pour cette fondation et pour toutes les âmes dont les os reposent dans cette église et ce cimetière, et pour tous ceux qui ont donné à cette église ou fondation des rentes, vêtements ou tout autre bien par lequel Dieu est mieux adoré dans cette église, et pour les ministres qui en sont mieux lotis ; pour les âmes de tous nos pères, mères, grand-pères, parrains, marraines, frères, sœurs, et de tous nos paroissiens, pour toutes les âmes qui ont fait quelque bien dans cette église et pour toute âme chrétienne.

[On dit alors le psaume 129, De profundis :]

Des profondeurs j’ai crié vers toi, Seigneur : * Seigneur, écoute ma voix.

Que Ton oreille se fasse attentive * à la voix de ma supplication.

Si tu regardes les iniquités, Seigneur, * Seigneur, qui pourra subsister ?

Mais près de Toi est la propitiation. * À cause de Ton Nom, je T’ai attendu, Seigneur ;

Avec confiance mon âme a attendu Ta parole. * Mon âme a espéré dans le Seigneur,

Depuis la garde du matin jusqu’à la nuit, + depuis la garde du matin, * qu’Israël espère dans le Seigneur.

Car auprès du Seigneur est la miséricorde, * auprès de Lui abonde la rédemption.

C’est Lui qui rachètera Israël * de toutes ses iniquités.

Donne-leur, Seigneur, le repos éternel,

Et fais briller sur eux la lumière sans déclin.

Des portes de l’enfer,

Délivre leurs âmes, Seigneur.

Je le crois, je verrai les bienfaits du Seigneur

Sur la terre des vivants.

Absous, nous T’en prions, Seigneur, les âmes de Tes serviteurs et servantes, nos relations, nos voisins, nos amis, nos bienfaiteurs de même que celles de tous nos fidèles défunts de toutes les chaînes de leurs péchés ; que dans la gloire de la Résurrection, ils puissent être élevés à la vie et respirer à nouveau parmi Tes saints et élus ; par le Christ, Notre-Seigneur.
Amen.

Qu’ils reposent en paix.

Amen.

Revue Esprit de la liturgie – édition 2020

Chers amis lecteurs

Nous sommes fiers de partager avec vous notre première édition numérique de la revue Esprit de la liturgie, fruit de notre travail depuis 2017.

Cette revue reprend trois articles qui représentent bien notre ligne éditoriale et notre intention de promouvoir la liturgie dans sa continuité avec les textes du Concile Vatican II et avec la Tradition vivante de l’Eglise.

Je vous souhaite une bonne lecture et vous encourage à la partager avec votre entourage, votre paroisse, vos amis prêtres et dans votre diocèse.

Il est fortement recommandé de lire cela sur un ordinateur pour une lecture plus aisée.

Chanter à la Messe ou chanter la Messe ? Partie II

Dans la première partie, nous avons proposé quelques ressources pour apprendre à chanter le propre de la Messe, à savoir les antiennes d’entrée, d’offertoire et de communion (plus éventuellement le répons graduel et l’Alléluia), avec leurs versets tirés des psaumes.

Nous étions cependant resté en suspens sur une question primordiale : que faire des cantiques ? Si on chante le propre, cela veut-il dire qu’on ne chantera plus de cantiques ?

Précisons les termes de notre question. Le propre de la Messe inclut les antiennes présentées ci-dessus, qui sont proposées dans le Graduale Romanum (avec une variation possible pour les chants entre les lectures, que l’on peut prendre au graduel ou au lectionnaire). Dans la majorité des paroisses, ces chants ont disparus, au profit des cantiques ; nous entendons par « cantiques » ces chants extra-liturgiques, souvent en langue vulgaire, chantés au cours de la liturgie (Messe ou office divin).

Vous ne voyez pas de quoi on parle ? Bon. Vous voyez les chants des « carnets verts » de la communauté de l’Emmanuel ? Eh bien voilà, ce sont des cantiques.

Bref. Maintenant, vous voyez de quoi il s’agit. La question est : que faut-il en faire, de ces fameux cantiques ? C’est ce que nous allons voir en examinant leur légitimité dans un premier temps, leur choix dans un second temps.

1. Lâcher les cantiques ?

Si l’on chante le propre, faut-il laisser de côté les cantiques ? C’est une solution envisageable en certains lieux, et tout à fait justifiée, car ils n’ont rien d’obligatoire, ils viennent comme « par surcroît », en plus des chants qui accompagnent le rite. Ainsi, le seul « chant d’entrée » traditionnellement prévu par la liturgie est l’antienne d’introït, avec ses versets, l’antienne étant reprise entre chaque verset. Nous recommandons d’ailleurs la lecture de cet article (en anglais) où l’auteur décrit une Messe célébrée sans cantiques (selon le nouveau missel!) à laquelle il assista en la cathédrale Saint-Marc, à Venise.

Cela dit, trois arguments de poids plaident en faveur de leur maintien.

Premièrement, un simple constat : les cantiques, dans les paroisses, sont aujourd’hui une réalité. Il ne sert à rien de prétendre qu’ils n’existent pas, de faire comme s’ils étaient une illusion d’optique. En un mot, ils sont là ; et l’étant depuis longtemps, ils ne vont pas disparaître de sitôt.

Deuxièmement, le concile Vatican II nous demande de favoriser « les acclamations du peuple, les réponses, le chant des psaumes, les antiennes, les cantiques et aussi les actions ou gestes et les attitudes corporelles. On observera aussi en son temps un silence sacré. » (Sacrosanctum Concilium, 30, c’est nous qui surlignons). Le mandat de l’Eglise est formel : les cantiques doivent être non seulement conservés, mais favorisés, dans la mesure où ils permettent aux fidèles de joindre leurs voix à celle de la schola, ce qui est plus difficile à faire pour les chants du propre ; plus encore, ces chants, le plus souvent composés en langue vulgaire, permettent de maintenir un équilibre entre celle-ci et la langue latine lorsque le propre est chanté en latin (ce que l’on souhaite au plus grand nombre).

Ce qui nous mène à notre troisième point : chaque pays catholique dispose d’une pléthore de cantiques composés au fil des siècles. Qu’on le veuille ou non, ils ont pénétré la piété et la spiritualité des peuples qui les ont vu naître. Et si l’on trouve parmi eux nombre d’œuvres médiocres (et plus encore aujourd’hui), certains peuvent être vus comme de vrais joyaux méritant d’être préservés. En un mot, ils font partie de notre tradition ; et ce serait pitié que de les voir disparaître purement et simplement de nos offices.

Pour ces trois raisons, la conservation des cantiques est chose acquise, que l’on considère lesdits cantiques comme un mal à tolérer ou comme un patrimoine à promouvoir. Ce point étant établi, reste à savoir quels cantiques il convient de chanter.

2. Quels cantiques ?

La difficulté avec les cantiques est double. Premièrement, ils ne sont souvent pas d’origine scripturaire ; deuxièmement, la liberté de choix en ce domaine est totale, avec le risque d’introduire des compositions mièvres, irritantes, voire doctrinalement douteuses ou carrément hérétiques (ne sourions pas, la chose est arrivée beaucoup trop souvent pour que l’on sous-estime ce péril). C’est une question de cohérence et d’intégrité : il ne sert de rien de chanter l’introït « Gaudeamus omnes » le jour de la Toussaint s’il est précédé de « Je crois au Dieu qui chante… ». Pour éviter cela, il conviendrait d’abord de se souvenir qu’un cantique chanté au cours de la Messe doit être approuvé par la conférence des évêques locale (cf. IGMR 48).

Il convient ensuite de faire une sélection. Le cardinal Francis Arinze, ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin avait jadis invité les évêques américains à compiler des recueils de cantiques exclusivement catholiques. De nombreuses initiatives en ce sens ont répondu au souhait du cardinal ; citons par exemple le « Saint Jean de Brébeuf hymnal ».

Il n’existe, à notre connaissance, aucune autre composition en ce sens en langue française ; le besoin s’en fait pourtant ressentir. Souhaitons que nos évêques aient la hardiesse de mettre au point pareils recueils, pour l’édification du peuple qu’ils ont à paître.

En attendant, quels critères, pour les cantiques ? Le cardinal Arinze en donnait trois (il va de soi que ces indications supposent que le propre de la Messe est intégralement chanté, et que les cantiques ne peuvent que venir par surcroît) :

  • La profondeur théologique : il ne s’agit pas simplement d’éviter l’hérésie (ce qui relève du strict minimum!) mais plus encore, de proposer un chant au contenu doctrinal important ; on préférera donc toujours les textes forts et pleinement catholiques, puisant dans la parole de Dieu ou dans la tradition, aux compositions musicalement excitantes, mais spirituellement pauvres.
  • L’enracinement liturgique : la liturgie est en effet la source de toute théologie catholique digne de ce nom (Lex orandi, lex credendi, la loi de la prière est la loi de la foi) et sa nourriture ; il convient donc de bien choisir les cantiques, de discerner ceux qui conviennent au temps liturgique de ceux qui ne lui conviennent pas ; à cet égard, le grégorien doit nous servir de modèle, non seulement pour le propre, mais aussi pour les cantiques ; la solution retenue par le « Saint Jean de Brébeuf hymnal », consistant à chanter sur des tons très simples des hymnes tirés de la tradition hymnographique romaine doit à cet égard nous inspirer, tant pour la Messe que pour l’office).
  • La qualité musicale : les deux premières conditions étant posées, il va de soi que le cantique doit être plaisant à entendre et à chanter, afin que les fidèles prennent plaisir à chanter ce qui relève de leur foi, associant ainsi le beau au vrai ; ce qui implique, bien sûr, une certaine simplicité dans les mélodies, mais l’on se gardera de confondre la simplicité avec la médiocrité.

Enfin, il faut déterminer quel moment est le plus opportun pour le chant des cantiques. Laissons la parole à M. Laszlo Dobszay (qui parle ici dans le contexte de la forme extraordinaire et suppose, là encore, que le propre est intégralement chanté) :

En de nombreux pays, une pieuse tradition veut que le peuple se rassemble avant le début de la Messe et chante des cantiques en préparation de l’action sacrée. Il est aussi de coutume, en de nombreux endroits, qu’un cantique bref mais significatif soit chanté après l’Évangile et le sermon (je note au passage que cette coutume préserve la fonction originale et première du cantique de foule médiéval, qui était d’encadrer l’homélie). Là où l’offertoire est exécuté avec une solennité appropriée (procession, encensement), il y a assez de temps pour ajouter un chant de foule au chant d’offertoire lu ou récité. Plus encore, le cantique à l’Élévation remonte aussi au Moyen-Age : le peuple exprimait ainsi sa foi en la Présence Réelle et et adorait le Christ présent sur l’autel, pendant que le célébrant interrompait le Canon Missae (aujourd’hui [dans la forme ordinaire, ndt], ce cantique pourrait fonctionner comme un trope, pour ainsi dire, à l’acclamation « Mortem tuam »). La distribution de la Sainte Communion et l’action de grâce qui s’ensuit laisse, là encore, du temps pour chanter des cantiques après le chant de communion. Et un bon chant de foule est pratiquement indispensable à la fin de la Messe […]. Ces opportunités permettraient donc de chanter au moins deux ou trois, ou jusqu’à cinq ou six chants de foule1.

Même en chantant le propre, il y a donc du temps pour des cantiques :

  • avant la Messe ;
  • lors de la procession d’entrée, avant l’introït (c’est nous qui le notons) ;
  • après l’Evangile et le sermon ;
  • après l’antienne d’offertoire ;
  • après l’élévation ;
  • pendant la communion, après l’antienne afférante ;
  • à la fin de la Messe.

Soit six ou sept cantiques à la Grand-Messe.

Conclusion.

On l’a vu, il ne s’agit donc pas d’opposer les cantiques et le propre. Si le second a pour lui la tradition la plus ancienne et doit être restauré de ce fait, les premiers jouissent d’une incontestable popularité, qui rendrait leur suppression aussi maladroite que contre-productive.

Pour terminer, laissons peut-être la parole à saint Ambroise de Milan, qui lutta contre l’hérésie arienne avec les armes de l’hérésie, à savoir les cantiques et fit occuper par les fidèles catholiques une église de Milan, pour éviter que celle-ci ne fut remise aux hérétiques :

« Les Ariens disent que le peuple a été séduit par mes hymnes. Et je ne le dénie aucunement. C’est une grande hymne, plus puissante que n’importe quelle autre. Car qu’y a-t-il de plus puissant que la confession de la Trinité célébrée à haute voix par tout le peuple ? » (Ambroise de Milan, Sermo contra Auxentium 34, PL 16, 1017).

_________

1 Laszlo Dobszay, The Bugnini Liturgy and the Reform of the Reform, p. 119.

Quelles orientations pour un nouveau mouvement liturgique?

Dans ses Mémoires publiées en 1997, le cardinal Ratzinger écrivait: «Nous avons besoin d’un nouveau mouvement liturgique, qui donne le jour au véritable héritage du concile Vatican II». C’est afin de répondre à cet appel qu’une vingtaine de personnalités catholiques (supérieurs de monastères, prêtres, évêques, journalistes, intellectuels catholiques) soucieux de donner l’impulsion à un renouveau d’intérêt pour la question liturgique, se réunirent à l’occasion d’un colloque qui s’est tenu en juillet 2001 à l’abbaye Notre-Dame de Fontgombault (Indre), sous la présidence du cardinal Ratzinger lui-même. Les différentes conférences prononcées à l’occasion de ce colloque ont été réunies en un ouvrage intitulé «Autour de la question liturgique», publié en novembre de la même année. La préface, rédigée par le T.R.P. dom Hervé Courau, abbé de l’abbaye Notre-Dame de Triors, rappelle les origines et les circonstances de l’événement, avant de tracer les grandes orientations qui devraient être celles de ce nouveau mouvement liturgique, dont l’émergence apparaît comme indispensable pour que l’Eglise d’Occident retrouve le sens profond et originel de la prière liturgique. Nous reproduisons le texte de cette préface ici, illustrée de quelques images d’une liturgie solennelle de la Pentecôte telle que célébrée à l’abbaye de Fontgombault .

« L’idée des Journées liturgiques de Fontgombault a germé à l’occasion de divers entretiens avec le Cardinal Ratzinger. Sa pensée, ainsi que le montre bien son livre récent L’Esprit de la liturgie, tourne souvent autour de l’idée d’un nouveau Mouvement liturgique, ou plutôt, d’un nouveau souffle pour « redynamiser » ce Mouvement sur lequel on avait fondé légitimement tant d’espoirs. On ne refait pas l’histoire et les chances gâchées ne se retrouvent pas. Le gros chantier de la réforme liturgique a besoin de stabiliser ses accotements: c’est du simple bon sens, avant d’être sagesse. Les déceptions du proche passé, si cruelles qu’elles puissent paraître, ne sont pas uniquement négatives, elles donnent aussi une leçon positive sur l’avenir: le Mouvement liturgique ne saurait être repris que sur des bases assainies, en faisant toujours davantage confiance à la Providence toute spéciale qui gouverne la Prière de l’Eglise: seule l’Esprit Saint est habilité à lui faire dire en vérité Abba-Père.

Le Cardinal ne souhaitait pas un débat devant les foules: le cadre de Fontgombault d’ailleurs ne s’y prêtait pas. Aussi fallait-il sélectionner un échantillon suffisamment représentatif de participants. En grande partie ce choix est dû au Cardinal lui-même. Il tenait à ce que les usagers des deux Missels romains de 1962 et de 1969 soient représentés à part égales.

Ces Journées se sont déroulées du 22 au 24 juillet 2001. Le dimanche 22, le cardinal chanta la sainte Messe (Missel de 1962) et donna l’homélie. En début d’après-midi, , après l’accueil des participants par le Père abbé de Fontgombault, Dom Antoine Forgeot, commencèrent les travaux proprement dits. La réflexion devait être conduite en quatre directions, ce qui donna quatre séries d’interventions dédoublées (conférence magistrale, puis applications plus concrètes): théologie de la liturgie, aspects anthropologiques de la liturgie, rite romain ou rites romains (ou quelle place pour la diversité dans la liturgie romaine?) et enfin les problèmes posés par la réforme liturgique et les leçons à tirer pour un nouveau Mouvement liturgique.

Ces diverses interventions ont été suivies de débats assez brefs, mais bien nourris. Un résumé de ceux-ci figure à la fin de cet ouvrage. Par ailleurs, trois laïcs sont intervenus, avant que le cardinal ne prononce la conférence de clôture. Puissions-nous y trouver lumière et courage pour oeuvrer humblement, chacun à sa place, dans le vaste champ de la Prière de l’Eglise.

Deux mots d’auteurs monastiques anciens me sont souvent revenus durant ces Journées: « Si tu pries, tu es théologien, si tu es théologien, tu pries » (saint Nil du Sinaï). « Le moine (entendez, le chrétien) commence à prier vraiment, quand il commence à ignorer qu’il prie » (saint Antoine le Grand). J’en rapproche le début de la 4e partie du livre du Cardinal: « Le très grand don de la foi chrétienne est de nous avoir fait connaître le juste culte ».

La devotio moderna (premier usage du mot moderne!) a consacré vers le XVe siècle un divorce entre liturgie et prière intérieure, livrant trop souvent cette dernière au risque de l’introspection, même si les écoles carmélitaine et ignatienne furent suscitées par la divine Providence pour diminuer ce danger. Dans le mouvement de pensée issu de Dom Guéranger et consacré par le Concile Vatican II (même si, hélas, un grand nombre de ses applications lui sont étrangères), la réflexion de ces Journées m’a paru s’orienter vers une devotio postmoderna, renouant avec la devotio antiqua, sans remettre en cause les apports de la théologie spirituelle du deuxième millénaire. Il s’agit de réunir à nouveau la liturgie intérieure et celle de l’Eglise-Epouse, dans la ligne des Pères et sans faire l’impasse sur le Moyen-Age qui a su y être fidèle: saint Thomas d’Aquin et le Concile de Trente sont ici des repères irremplaçables, a souligné le Cardinal.

Le troisième millénaire doit redresser ce qui a été gauchi au millénaire précédent, et cela sans cette prétention d’archéologisme réductrice, dénoncée par Mediator Dei, et dont les ravages n’ont pas été minces. L’unité avec l’Orient chrétien en particulier passe par cette réorientation de la liturgie latine, appelée à mieux goûter ses sources authentiques et à y être fidèle: on a trop confondu la noble simplicité avec des rites paupérisés.

Le vide de l’art sacré qui a suivi et l’absence d’intériorité masquant celle de la prière sont de graves symptômes qui appellent d’abord un cri vers Dieu afin que le don de la foi soit accordé abondamment aux âmes. Celle-ci rend docile à l’Esprit qui fait seul dire en vérité Abba-Père ».

Dom Hervé Courau, O.S.B.

L’encens dans la liturgie

L’encensement : voilà encore un rite qui renaît ici ou là après avoir failli disparaître après Vatican II car, disait-on alors, il n’est plus compris et fait partie d’usages devenus désuets. C’est une curieuse pédagogie qui se faisait alors : au lieu d’expliquer, on préférait éliminer. Une pastorale du « décapage intégral » en quelque sorte. Heureusement, nous n’en sommes plus là et le jeune clergé, plus attentif à la beauté et à la dignité de la liturgie, réintroduit l’encensement quand il le peut.
Contrairement à ce qui fut souvent avancé, le Concile de Vatican Il n’a pas supprimé les rites d’encensement. Au contraire, il leur a donné toute leur dimension en les situant à leur vraie place au cours des célébrations, surtout lorsqu’elles sont solennelles.
En étudiant les rites de l’encensement, nous pouvons mieux en comprendre le sens et ainsi les réintroduire dans nos célébrations, ce qui peut amplifier la qualité de certaines messes réduites à une sorte de « minimum liturgique ».

Commençons par faire un peu d’étymologie pour voir quelle est l’origine du mot « encens ». Si nous cherchons dans nos textes liturgiques latins, nous voyons que le mot français « encens » est donné par deux mots latins différents : « thus » et « incensum ». Les deux mots latins sont utilisés dans notre liturgie. Où se situe la nuance, la différence ?
Il faut savoir que le mot latin « incensum » ne désigne pas uniquement notre encens : il se rapporte à tout ce qui brûle. Ce terme latin a donné le mot « incendie » : « encens » et « incendie » ont une racine latine commune qui évoque tout ce qui se consume par le feu.
Mais comme nous le savons par les textes bibliques – entre autres -, l’idée de feu évoque également l’idée de « sacrifice ». D’où la question : qu’est-ce qu’un sacrifice ? Là encore, le latin nous aide à découvrir la richesse de ce mot : « sacrifice » vient de « sacrum facere » qui signifie « rendre sacré ». Une chose est rendue sacrée parce qu’elle est offerte de façon exclusive à une divinité ; en étant offerte, elle est détruite par le feu qui en même temps la purifie. Souvenons-nous de l’Ancien Testament : le sacrifice d’Abel le juste, le sacrifice d’Abraham offrant son fils unique à Dieu, et tant d’autres exemples qui marquent l’alliance de Dieu avec son peuple…
Ces sacrifices sont à rapprocher de l’offrande de l’encens (incensum), car ils font appel à l’idée de feu : ce feu à l’aide duquel Dieu nous prive des biens que nous lui offrons afin de se les approprier. C’est cette idée de l’ « encens/incensum » qui est exprimée dans notre liturgie et non pas l’idée de l’ « encens/thus ». La liturgie eucharistique est un sacrifice : le pain et le vin y sont offerts à Dieu et leur destruction est symbolisée par l’encensement au moment de l’offertoire. Mais, à la différence des sacrifices de l’Ancien Testament, cette destruction ne conduit pas à un anéantissement de la matière-pain et de la matière-vin, mais à leur transformation en Corps et en Sang du Christ. Voilà pourquoi les rites de la messe utilisent l’ « encens ». Et cet encens est tellement lié à l’idée de sacrifice, que durant la période romaine, les premiers chrétiens préféraient se faire tuer plutôt que d’offrir de l’encens à la statue de l’empereur. Ils ne pouvaient pas admettre que l’on puisse offrir un sacrifice d’encens à un simple mortel, l’empereur, puisque l’unique sacrifice devait être réservé à Dieu seul, au Dieu de d’Abraham, d’Isaac et de Jacob : au Dieu de Jésus-Christ. Offrir de l’encens à la statue de l’empereur, c’eut été reconnaître publiquement que l’empereur était comme un dieu : c’était donc commettre le péché d’idolâtrie en niant l’existence du Dieu unique.

L’usage de l’encens ne se retrouve pas qu’à la messe. Si nous ouvrons notre Bible aux premières pages de l’Évangile selon saint Marc, nous y lisons le très bel épisode où Zacharie officie : il a été désigné pour offrir le sacrifice de l’encens durant la prière du soir. Et c’est pendant qu’il accomplit cette fonction qu’un ange va lui apparaître pour lui annoncer la naissance d’un fils : Jean-Baptiste.
Cet usage de l’encens durant la prière du soir est demeuré vivant dans notre liturgie. La prière du soir chrétienne, ce sont les vêpres, au cours desquelles sont chantés les psaumes. Or les vêpres s’achèvent toujours d’une façon solennelle par le chant du « Magnificat ». Ce n’est plus l’ange qui apparaît à Zacharie pour annoncer la naissance de Jean, mais c’est l’archange Gabriel qui annonce à Marie la venue de son fils Jésus. Et Marie chante alors son « Magnificat » : mon âme exalte le Seigneur…
Mais comme au temps de Zacharie, dès les premières notes du « Magnificat », le peuple se lève et en signe de bénédiction, les fidèles font le signe de la Croix. Puis, pendant que le chant se déroule, le prêtre encense l’autel. A la fin du chant, les servants encensent le prêtre et l’assistance, afin de montrer que tous sont sanctifiés par la participation à ce même sacrifice du soir.
Durant la messe, l’encens est utilisé à deux reprises : au début de la célébration, et pendant l’offertoire. Au commencement de la messe, pendant que la schola chante l’antienne d’entrée (Introït) avec le texte du jour, le prêtre encense l’autel. Ce geste a une double portée symbolique : d’une part, le célébrant indique que la messe est un sacrifice, puisqu’on y brûle l’ « incensum », et d’autre part, il honore l’autel sur lequel aura lieu ce sacrifice, autel qui représente le Christ « pierre d’angle rejetée des bâtisseurs ». A l’offertoire, le célébrant encense tous les éléments qui, de près ou de loin, sont en lien avec la puissance de Dieu et sont spiritualisés par Lui : l’autel, le pain, le vin. Puis, un servant (l’acolyte) encense le prêtre lui-même ainsi que l’assistance, pour bien montrer que les membres de l’assemblée eux-mêmes sont étroitement unis aux dons qui sont sur l’autel (le pain et le vin) et qui deviendront le Corps et le Sang du Christ.

Ajoutons un autre encensement – plus discret peut-être – qui a également lieu durant la messe : il s’agit de l’encensement du livre des Évangiles (l’Évangéliaire), avant la proclamation de la Parole de Dieu. En réalité, ce n’est pas le livre que l’on encense mais la Parole divine dont il est le support écrit. Avant ces différents encensements dont il a été question, le prêtre trace toujours un signe de Croix sur les grains d’encens disposés sur les charbons qui brûlent dans l’encensoir.
L’encens est encore utilisé durant les Saluts du Saint-Sacrement, lorsque le prêtre honore le Corps du Christ exposé dans l’ostensoir, pendant le chant du « Tantum ergo ». Dans ce cas, le signe de Croix tracé sur les grains d’encens est omis par le prêtre.
Revenons un instant à la liturgie des vêpres – prière du soir -, pour citer un verset de cet office qui résume le mieux la signification du rite décrit plus haut. Il s’agit de cette acclamation, probablement l’une des plus anciennes du répertoire grégorien, qui dit : « Seigneur, dirige notre prière vers Toi, comme l’encens qui monte devant ta face » (Dirigatur Domine oratio mea, sicut incensum in conspectu tuo). Nous trouvons là l’expression du symbolisme de cet encens, très utilisé dans toutes les liturgies orientales, et parfois oublié de nos jours dans nos églises.

A cette description de l’usage de l’encens, il faudrait ajouter plusieurs éléments. On utilise en effet l’encens dès qu’il s’agit de bénir au cours d’un office un objet auquel on veut donner une signification chrétienne : cierge, médaille, maison, automobile, rameau… A ces objets, l’Église souhaite donner une puissance particulière du fait qu’elle en fait des signes privilégiés de la puissance de l’Esprit de Dieu agissant au milieu de nous. Ce n’est en rien de la magie : ce n’est pas l’objet lui-même qui acquiert une force nouvelle. L’objet, sanctifié par un usage nouveau, ne fait que signifier que nous voulons donner à Dieu le moyen d’agir au milieu de nous, le moyen de nous montrer sa puissance opérante par le biais d’un signe qui nous parle. A ces objets, nous donnons volontiers une dimension symbolique liée à un souvenir : médaille de communion, rameau béni que nous mettons sur la tombe familiale pour asperger la dépouille des êtres disparus, cierge de la chandeleur que nous allumons en cas de péril grave (maladie, épidémie, agonie, et autrefois les orages violents…), image de sainte Agathe mise dans les fermes et les granges pour protéger les habitations des incendies… etc.
Enfin, l’encens est utilisé aux messes d’enterrements, durant l’absoute (ou « dernier adieu »), pour rendre un dernier honneur à la dépouille mortelle au chrétien qui nous quitte. En effet, selon l’enseignement du Christ, il faut se souvenir que nos corps sont dignes de respect puisque, durant leur vie terrestre, ils sont les temples de l’Esprit de Dieu.

Nous avons surtout parlé jusqu’ici de l’encens « incensum ». L’Écriture Sainte fait-elle mention de l’encens « thus » ? Oui, dès le début des Évangiles, lorsque les mages apportent leurs présents à l’Enfant-Jésus. Les paroles du graduel chanté entre les deux premières lectures de la fête de l’Épiphanie disent : « Omnes de Saba venient, aurum et thus deferentes… » Les mages offrent de l’or et de l’encens (curieusement, il n’est pas question de l’offrande de la myrrhe). Le texte, qui est du prophète Isaïe, est repris dans l’Évangile selon saint Matthieu qui précise la nature des dons offerts par les visiteurs venus de pays lointains : l’or, symbole de royauté, l’encens, symbole de divinité.
La résine qui produit l’encens était extraite d’arbres poussant en Inde ou en Arabie du sud, cette région riche appelée « pays de Saba ». Voilà pourquoi, en reprenant les paroles d’Isaïe, le chant du graduel de l’Épiphanie nous fait proclamer que « tous viendront de Saba, en apportant l’or et l’encens… » Ici, c’est le mot latin « thus » qui est employé, et non le mot « incensum ». L’encens mentionné n’a donc aucun rapport avec un acte liturgique : il n’est qu’une offrande faite à Jésus reconnu comme roi, et non pas un sacrifice adressé à Dieu.

Cette brève étude sur l’encens nous montre que la liturgie est riche de tout un enseignement directement greffé sur la Bible et sur l’histoire de l’Église. Il serait regrettable que cet enseignement ne devienne qu’une spéculation intellectuelle pour les historiens du culte : il doit avant tout rester vivant et accessible à tous par la pratique des rites. Grâce aux rites accomplis correctement et aux bons moments, nous pouvons permettre à nos liturgies de sortir de leur banalité qui fait naître tant d’ennui au cours de certaines célébrations. L’encens est démodé, disent parfois ceux qui croient moins à l’efficacité de la liturgie qu’aux modes qui les poussent à introduire des pratiques étranges dans leurs célébrations. Mais sont-ils certains, ceux-là, qu’une telle affirmation ne trahit pas plutôt leur ignorance du sens qu’a la prière liturgique de l’Eglise ? En réalité, l’encens n’est pas démodé : il est utilisé de nos jours sous forme de fines baguettes odoriférantes pour parfumer les maisons. On peut voir là un glissement des valeurs : on ritualise des pratiques qui se perdent dans nos liturgies.

On nous parle souvent de « participation extérieure » de nos jours. Il faut rappeler que cette participation se traduit d’abord par un comportement. Un étranger à l’Église et à sa foi qui viendrait voir ce qui se passe durant une messe, ne se comporte pas comme un croyant qui sait ce qu’est la célébration eucharistique, qui fait partie de l’assemblée et qui en adopte les gestes. Or, ces gestes utilisés par l’Église attestent que l’homme s’adresse à Dieu : ils ne servent qu’au culte et à la prière. Au XVIIIe siècle, le Père Lebrun écrivait : « L’encens qu’on offre à Dieu est un symbole de nos prières et du don de nous-mêmes. On encense le pain et le vin pour marquer plus sensiblement que nous joignons à ces dons nos vœux et nos prières. » La disparition – qui fut un temps programmée – des rites d’encensement n’a-t-elle pas traduit le peu de conviction que certains fidèles de l’après-Concile ont mis dans la prière liturgique ?

Denis Crouan, de Pro Liturgia.

Cierges et luminaires: comment aménager l’autel?

Il est un fait bien regrettable que la manière d’aménager les autels, et en particulier la question des cierges, ne semble aujourd’hui dans les célébrations en forme ordinaire obéir à aucune règle. Dans ce domaine, c’est, hélas, l’anarchie et l’arbitraire qui règnent, ce qui contribue à enraciner dans les esprits l’idée -fausse- que la forme ordinaire est quelque chose d’informe et vague, et que le missel issu de la réforme liturgique ne serait qu’un « noman’s land » liturgique livré à toutes les improvisations et aux goûts les plus subjectifs du célébrant, de telle équipe liturgique ou communauté paroissiale. Dans telle paroisse, on ne met pas de cierges du tout; dans telle autre, on pose sur un coin de l’autel un gros cierge « CCFD », avec, dans un autre coin, un petit bouquet de fleurs; dans telle autre, on fonctionne encore autrement, etc. C’est le triomphe, partout, de ce que Martin Mosebach appelait «l’hérésie de l’informe»: la liturgie ne doit surtout pas avoir une forme spécifique et bien précise, mais c’est l’arbitraire et les « préférences » personnelles qui doivent être la norme. Bien évidemment, dans un tel contexte, tous ceux qui souhaitent rappeler que, dans la manière de célébrer la messe, des règles objectives existent et doivent être respectées passent pour d’affreux rubricistes, des esprits étroits et rigides attachés à des détails sans importance. «Vous êtes un pharisien arc-bouté sur le ritualisme, s’entendent-ils répondre, l’essentiel c’est de prier, Jésus n’est pas venu instaurer des rites». La belle affaire!

Il semble que ces réactions, loin de manifester une quelconque « authenticité évangélique », expriment bien plus la mentalité moderne -essentiellement occidentale d’ailleurs-, dont l’une des caractéristiques essentielles est d’avoir totalement perdu de vue l’importance du symbolisme, qui est pourtant constitutif même de toute la ritualité liturgique. Pour les Anciens, les mystères chrétiens étaient considérés comme des vérités trop profondes et trop riches pour pouvoir être appréhendées et exprimées uniquement à l’aide d’un discours rationnel humain, si sophistiqué soit-il. Tout mystère, pour être communiqué aux hommes, doit également être exprimé par la médiation de symboles, qui permettent à l’âme humaine de «saisir» intuitivement «quelque chose» du mystère tout en le respectant en tant que mystère. Ainsi en est-il de la question des cierges: ceux-ci ne sont pas, comme on se l’imagine aujourd’hui, qu’un pur élément décoratif dans le nombre et l’aspect n’ont aucune importance, mais bien au contraire leur nombre, leur disposition, leur aspect, encadrés par les normes officielles et déterminées par la tradition reçue, expriment, par le biais d’un symbolisme qui plonge ses racines dans les textes bibliques eux-mêmes, le mystère divin. C’est donc à ce titre -c’est à dire, dans la mesure où par la richesse du symbole, ils contribuent à rendre la liturgie nourrissante pour la vie spirituelle des fidèles- que ce symbolisme doit être respecté.

Exemple d’aménagement pour une célébration en forme ordinaire, ad orientem.
Paroisse de Villars-les-Dombes
Paroisse de Villars-les-Dombes

Comme en toutes choses, il convient dans un premier temps, lorsque l’on veut savoir «comment faire», de consulter les normes qui régissent l’actuelle forme ordinaire. Puis, dans un second temps, il convient d’interpréter la norme, non à la lumière des modes du moment, mais de la tradition reçue du rite romain telle qu’elle est parvenue jusqu’à nous. Au n° 117 de la Présentation Générale du Missel Romain (PGMR), nous lisons:

L´autel sera couvert d’au moins une nappe de couleur blanche. Sur l´autel ou alentour, on mettra des chandeliers avec des cierges allumés : au moins deux pour toute célébration, ou même quatre, ou six, surtout s’il s’agit de la messe dominicale ou d’une fête de précepte, ou encore sept si c´est l´évêque du diocèse qui célèbre. Il y aura aussi sur l´autel ou à proximité une croix avec l’effigie du Christ crucifié. Les chandeliers et la croix avec l’effigie du Christ crucifié pourront être portés dans la procession d´entrée. Sur l´autel même, on pourra mettre, à moins qu´on ne le porte dans la procession d´entrée, l’Evangéliaire, distinct du livre des autres lectures.

L’interprétation à donner à cette norme, à la lumière de la tradition romaine est donc la suivante: pour une messe de semaine, il convient d’allumer deux cierges. Pour une messe dominicale ou un jour de fête, on allumera au moins quatre cierges, de préférence six. Pour une messe célébrée solennellement par un évêque (messe pontificale ou épiscopale), on allumera sept cierges.

Exemple de messe de semaine.

Selon l’usage traditionnel exprimant le mystère du lien entre Eucharistie et Sacrifice, on disposera toujours les cierges de manière symétrique de part et d’autre de la Croix qui, qu’elle soit posée sur l’autel ou disposée à proximité, devra toujours être placée au centre, de manière à constituer le point focalisant l’attention de toute l’assemblée.

Exemple d’autel apprêté pour une messe du dimanche ou d’un jour de fête (cathédrale de Saint-Malo).

Il est bien évident que l’on privilégiera toujours une célébration orientée, c’est à dire où le célébrant et l’assemblées seront tournés tous ensemble dans le même sens, c’est à dire vers la Croix, vers le tabernacle, et, au-delà du tabernacle, vers l’Orient (cf. article «Pourquoi toute liturgie chrétienne doit être orientée»).

Exemple de messe dominicale où la Croix et les chandeliers ne sont pas disposés sur l’autel lui-même (Notre-Dame de l’Assomption, Logelbach).

Quelle signification aux cierges? Un peu d’histoire

«Avant le christianisme, les Romains avaient pour usage de brûler des cierges devant les idoles ou pour honorer certains dignitaires de l’Empire, et ils les employaient aussi pour les offices funéraires. Dans la liturgie juive, on utilisait plutôt des lampes à huile et, au Temple, un chandelier à sept branches alimenté aussi à l’huile : la Menorah (cf. explication ci-après). S’il est vrai que les cierges ont répondu, dans l’Église primitive, au besoin pratique d’éclairer, notamment lors de la prière des vigiles, ils avaient aussi un sens symbolique important qui justifiait leur utilisation diurne dans un but cultuel. Au Vème s., à Vigilance qui se moque de l’utilisation de cierges en plein jour, saint Jérôme répond : « Dans tout l’Orient, on allume des cierges pour lire l’Évangile quand le soleil brille ; ce n’est point pour chasser les ténèbres, mais en signe de joie ». Au nombre des luminaires liturgiques, on compte les lampes, les cierges d’acolytes, les cierges d’autel, les flambeaux et, en tout premier lieu, le cierge pascal. Dans l’église primitive, suivant la majorité des archéologues, les chandeliers n’étaient pas admis sur l’autel. C’est à l’époque carolingienne qu’apparaissent les cierges d’autel. À l’époque romane, ils commencent à être posés sur l’autel-même, mais seulement durant le temps de la Messe. Ce n’est qu’à partir du XIIIème s. qu’ils y demeureront. Si les chandeliers sont de forme relativement simple à l’époque romane, au XIIIème s. leur hauteur s’accentue […] et les chandeliers seront parfois ornés de plusieurs noeuds, jusqu’à atteindre deux mètres de haut à la Renaissance.» (Source: Communauté Saint-Martin).

Un exemple de messe de semaine en forme ordinaire. Les six cierges allumés indiquent qu’il s’agit d’une fête particulière.

Dans ce domaine, il ne faut pas perdre de vue que traditionnellement et ce dans toute Eglise chrétienne, c’est la messe épiscopale (ou pontificale), c’est à dire célébrée par l’évêque, qui est la messe normative et le modèle de toute liturgie eucharistique. En effet, l’évêque, en étant dépositaire de la plénitude du sacerdoce ministériel, représente le Christ-Tête, ce qui est clairement manifesté par la fameuse expression attribuée à S. Ignace d’Antioche: «là où est l’évêque, là est l’Eglise catholique». C’est donc dans la messe solennelle célébrée par l’évêque entouré de son presbyterium, de ses diacres et de la communauté des fidèles baptisés que se réalise dans toute sa plénitude le mystère de l’Eglise. Or, pour la messe épiscopale, la PGMR, rappelant ainsi une tradition multiséculaire, prescrit comme nous l’avons vu d’allumer sept cierges d’autel.

Autel paré pour la messe pontificale: sept cierges (FE)
Messe célébrée par l’Evêque (FE)

Pourquoi ce chiffre de sept? Dans son ouvrage Les racines juives de la messe, le P. Jean-baptiste Nadler écrit: «Dans le premier récit de la création de l’univers en sept jours (Gn. 1), la lumière et les différents luminaires ont une place importante. Dieu, qui est Lumière (1 Jn. 1, 5), est aussi le créateur de la lumière: «Que la lumière soit, dit-il. Et la lumière fut» (Gn 1, 3). Après avoir fait pousser les différents arbres, il crée les deux grands luminaires: le soleil et la lune (Gn 1, 12.16). Dans le second récit de la création (Gn 2), le Seigneur plante un jardin en Eden, au milieu duquel pousse l’arbre de vie; mais après la chute d’Adam et Ève, l’accès à cet arbre est défendu par le Seigneur Dieu «[qui] posta, à l’orient du jardin d’Eden, les Kéroubim, armés d’un glaive fulgurant, pour garder l’accès de l’arbre de vie» (Gn 3, 24). Plus tard, lorsque Dieu révèle Son Nom à Moise, il le fait à partir d’un arbre et dans le feu: «L’ange du Seigneur lui apparut dans la flamme d’un buisson en feu» (Ex 3, 22). Dans le Temple de Jérusalem, la menora était le rappel liturgique de tous ces événements: un chandelier de lumière et de feu, tel un buisson dont les sept branches se rattachent au tronc central, planté près du Saint des Saints gardé par les chérubins où le grand-prêtre prononçait le Nom ineffable. En plaçant sur l’autel une croix, signe de la mort rédemptrice et de la victoire du Christ, entourée de sept cierges, la liturgie chrétienne accomplit parfaitement les figures de l’Ancien Testament que nous venons d’évoquer. La croix du Seigneur est cet arbre d’Eden dont le fruit, pain de vie, mais aussi fruit de la vigne véritable plantée par le Père, donne la vie éternelle; la croix est aussi ce buisson de feu où le Nom de Dieu est parfaitement révélé; elle est l’accomplissement total et le parachèvement de la création; elle est le shabbat, le repos définitif en Dieu.».

Messe à Paris à l’occasion de la visite du pape Benoit XVI en France. On remarquera les sept cierges sur l’autel et la croix centrale.

Le P. Jean-baptiste Nadler ajoute: «Voilà pourquoi les chrétiens d’Orient, aujourd’hui encore, mettent une menora sur l’autel, devant la croix; ils vivent la liturgie de l’Apocalypse: «J’ai vu sept chandeliers d’or, et au milieu des chandeliers un être qui semblait un Fils d’homme» (Ap 1, 12-13).»

Autel de l’église orthodoxe russe de Strasbourg. On remarquera la menorah à sept branches à côté de l’autel, symbolisant la Présence divine, ainsi que l’évangéliaire posé sur l’autel durant la liturgie des catéchumènes.

La présence des sept cierges sur ou à proximité de l’autel n’est donc pas un élément arbitraire: mettant en oeuvre un riche symbolisme immémorial pratiqué par toutes les Eglises chrétiennes, il est toujours le signe de la Présence de Dieu sur terre: présence spirituelle manifestée à Moise sur le mont Horeb sous le signe du Buisson ardent; présence spirituelle toujours dans le Saint des Saints du Temple de Jérusalem, sous le signe de la menorah; enfin, Présence réelle et substantielle à travers les espèces eucharistiques sur l’autel des liturgies chrétiennes, anticipant, annonçant et préfigurant la Présence éternelle et définitive du Dieu vivant au milieu du peuple des rachetés telle que décrite dans le Livre de l’Apocalypse: «Le trône de Dieu et de l’Agneau sera dans la [ville], et ses serviteurs lui rendront un culte; ils verront sa face, et son nom sera sur leurs fronts. Et de nuit, il n’y en aura plus, et ils n’ont pas besoin de la lumière d’une lampe ni de la lumière du soleil, car c’est le Seigneur Dieu qui luira sur eux, et ils régneront dans les éternités d’éternités!» (Ap. 22, 3-5).

Pour conclure

Nous avons tenté de démontrer dans cet article que les éléments rituels de notre tradition liturgique, dont certains peuvent apparaître à première vue comme des détails sans importance, plongent en réalité leurs racines, non seulement dans les pratiques liturgiques des tous premiers chrétiens, mais encore dans la ritualité hébraïque vétérotestamentaire, et contribuent de manière décisive à la richesse symbolique -et donc spirituelle- de la liturgie. Ne pas respecter les normes et ne pas mettre en oeuvre ce symbolisme, en plus de nous couper de nos racines et de nous éloigner de nos frères orientaux, contribue inévitablement à l’affadissement et à l’appauvrissement de nos célébrations, les rendant ainsi moins aptes à susciter et entretenir en nous la foi catholique reçue des Apôtres. C’est uniquement par la mise en oeuvre exacte et fidèle de l’intégralité de la symbolique liturgique héritée de la grande Tradition chrétienne, que les catholiques pourront rendre à leur liturgie romaine cette «onction» -si nourrissante pour la vie intérieure- par laquelle elle devient véritablement «la source et le sommet de la vie de l’Eglise» (SC, I, 10).

« Le mystère de cet autel de pierre est étonnant. Par sa nature, il est  de pierre uniquement, mais il devient saint et sacré du fait de la présence du Christ. Etonnant mystère, certes, puisque cet autel de pierre devient lui-même, en quelque sorte, corps du Christ »
Saint Jean Chrysostome.

Maître des cérémonies Pontificales: Monseigneur Enrico Dante

Un des plus grands esprits liturgiques du vingtième siècle a été Monseigneur Enrico Dante (1884-1967). Il fût choisi parmi beaucoup pour être le Maître des Cérémonies pontificales durant trois décennies importantes qui atteindront leur apogée avec le Concile Vatican II. Le 24 avril est l’anniversaire de sa mort à l’âge de 82 ans. Mgr Dante incarne l’âge d’or de la liturgie pontificale.

Mgr Dante se repère aisément, on le voit debout proche des papes – dans son raffinement oriental – dans l’élégance de ses manières et de son comportement. Son attitude n’était rien de moins que parfaite. Il fût l’architecte derrière les célébrations pontificales sous les pontificats de Pie XII, Jean XXIII et Paul VI. En tant que cérémoniaire du pape, il était le ciment qui maintenait la tenue des liturgies papales complexes. Ces années ont vues le développement de la photographie, précieux témoignages de ce qu’était la splendeur et l’imagination de l’ancienne chapelle et de la cour papale. Les célébrations liturgiques devaient débuter telles un spectacle époustouflant de beauté, une telle scène ne pouvait être tenue qu’à Rome et au Vatican. Les fidèles rentraient chez eux avec les yeux pleins de joie et le cœur plein de révérence.

Aujourd’hui encore, Mgr Dante compte de nombreux adeptes parmi les liturges. Certains pèlerins venant à Rome souhaitent visiter encore aujourd’hui sa tombe. Il est enterré dans la crypte de la Basilique de Sainte-Agathe des Goths, aujourd’hui église titulaire du Cardinal Burke, située juste en bas de la rue derrière l’Angelicum. Demandez à la sacristie de voir la crypte du bas et le sacristain vous ouvrira la porte et allumera la lumière.

Dante a été chargé à la fois d’assister et de superviser certaines des plus belles fonctions sacrées jamais filmées. Ce furent des années de prestige, d’élégance baroque et de beauté, lorsque les hautes liturgies scintillaient dans le rayonnement du soleil d’Orient, avec tant de subtils éléments byzantins. Les liturgies étaient construites pour durer éternellement, aussi longtemps que la papauté elle-même. Le centre du travail de Dante était d’assister le Saint-Père à l’autel durant la Sainte Messe. Je peux certainement dire moi-même qu’aucun homme à l’autel ne m’a autant impressionné dans son rôle sacré de cérémoniaire.

Au cours des dernières années de son mandat, le vent du changement a soufflé et bientôt la tempête de la révolution a eu l’élan d’un train de marchandises. Le changement était dans l’air et l’esprit révolutionnaire était, de l’avis de beaucoup, imparable. Aujourd’hui, les historiens et les liturges curieux étudient et s’émerveillent devant les précieux rites de l’Antiquité qui ont survécu jusqu’à nos jours, consignés à jamais dans les vieux Cérémonials de la sacristie de la Basilique du Vatican, aujourd’hui conservés à la Bibliothèque du Vatican. Mgr Dante a été le dernier cérémoniaire papal avant l’arrivée du novus ordo . Les drames sacrés des liturgies papales de l’époque étaient une succession de grands personnages et comprenaient des figurants aussi colorés que l’imposante Garde Noble et les gardiens du Pape. L’aristocratie locale de rang et d’intellect était incluse avec des rôles spéciaux. La noblesse romaine, les maisons royales d’Europe et les hauts dignitaires de l’église, ainsi que le corps diplomatique accréditées auprès du Saint-Siège, jouaient un rôle important dans les liturgies papales, assurant la présence des dignitaires de la haute cour, portant les différents insignes des ordres royaux et chevaleresques et les décorations militaires d’honneur. Les sediaris, vêtus de leurs brillants costumes de brocart rouge, portaient le pape dans une grande entrée sur la sedia gestatoria. Le haut chambellan de Sa Sainteté, était toujours présent. Les visiteurs étaient pris par l’émotion de la scène.

Moins d’un an après la mort de Dante, la cour et la chapelle papale ont été secouées par le Motu Proprio Pontificalis Domus, abolissant de fait les protocoles des siècles précédent. La sagesse et les traditions des siècles ont été supprimées au profit d’un nouveau départ, tandis que les rôles du clergé et des laïcs dans la chapelle pontificale ont été réorganisés de manière drastique. En bref, l’époque des liturgies complexes du « pharaon » papal était révolue, où les liturgies resplendissaient dans un habit de joyaux. Les gens s’étaient lassés de la grandeur.

On peut dire beaucoup de choses sur Monseigneur Dante et la majesté perdue des liturgies papales à cette époque ; je recommande le lien vers sa page Wiki pour une brève biographie. Hélas, je souhaiterait qu’un historien intrépide écrive sa biographie. Dante a été préfet des cérémonies pontificales de 1947 à 1965. Il a fait ses débuts dans les liturgies papales en 1914 lorsqu’il a rejoint le Collège des cérémoniaires pontificaux. Il a été créé cardinal le 22 février 1965. Il a vécu deux ans en tant que cardinal de la Sainte Église romaine et est décédé le 24 avril 1967. Dans votre charité, veuillez offrir une prière pour le repos de son âme.

Article original de John Paul Sonnen publié sur Liturgical Arts Journal, traduit par Guy Bachelier .

Sine domenico non possumus

Une semaine sainte sans sacrements ?

Situation inédite, non prévue par les rubriques, non envisagée par les cérémoniaires, non anticipée par les coutumiers des différents diocèses ou communautés religieuses… Faire ses Pâques, c’est bien ordinairement recevoir le sacrement de la pénitence et de la réconciliation, ainsi que celui de l’eucharistie ; et c’est « de précepte » ! Et cette année ce sera probablement impossible pour la plupart d’entre nous.

Il faut bien prier pourtant. Et plus que jamais il faut élever vers Dieu notre supplication, comme l’encens lors du sacrifice du soir. Nous savons bien que notre clergé, confiné comme nous offre quotidiennement la messe à nos intentions, « pro populo », (pour le peuple). Nous suivons les célébrations au travers des réseaux internet, de la télévision. Mais être devant un écran, est-ce l’équivalent de se déplacer, se rendre en présence du Christ, Le toucher ? L’entendre parler par le sacramental de la liturgie de la parole ? Quelques-uns d’entre nous auront peut-être l’impression, par le truchement de technologies, de faire de leur mieux dans l’accomplissement de leur devoir envers Dieu, en assistant à une célébration mise en œuvre, à distance, par un autre. Vous avez compris, si je pense que c’est mieux que rien, je pense aussi que ce n’est pas suffisant, surtout à l’approche de la Semaine sainte et de sa liturgie si particulière et si forte. Or, il y a des moyens, en tant que simples laïcs, de mettre en œuvre la liturgie, sans clergé et spécialement dans un contexte familial, la famille étant une Église domestique, une « Ecclesiola ».

7191a450-4045-46c1-9fbf-47024479a994

D’abord par la célébration des heures. Il faut rappeler que la célébration de l’office divin n’est pas l’apanage des prêtres. Bien au contraire, c’est en quelque sorte le privilège et le devoir du baptisé, qui la célèbre validement, et s’unit ainsi à la prière de l’Église de façon efficace. Il y a en effet quelques phrases qui sont réservées au prêtre (le Dominus vobiscum / « le Seigneur soit avec vous » et la formule trinitaire de bénédiction aux grandes heures). Mais les rubriques prévoient la célébration de cette liturgie des heures sans prêtre, et c’est bien ce que font ordinairement les moniales ou les religieuses de façon générale. Une religieuse par définition n’est pas plus membre du clergé que vous ou moi. Et pourtant, nous connaissons de magnifiques liturgies dans les monastères féminins !

En particulier, pour nourrir la prière la mise en œuvre de la liturgie nocturne est spécialement recommandable. Depuis la réforme liturgique qui a suivi le Concile Vatican II cette liturgie encore appelée « office de lecture » selon le cursus séculier, peut-être, sur concession, célébrée pendant la journée. Lectures bibliques et patristiques avec leur répons, se succèdent, ainsi qu’une psalmodie. Elle a une forme « protracta », c’est à dire « allongée » pour une célébration plus solennelle lors des fêtes de premier ordre. Pendant la semaine sainte, cet office peut prendre – deux fois, le vendredi et le samedi saint – la forme de « Ténèbres », avec un rite tout à fait particulier d’extinction progressive de 15 chandelles, au cours de cette célébration nocturne accolée à l’office des Laudes du matin où 15 psaumes sont chantés, et accompagnée de 9 leçons et 9 répons. C’est hautement traditionnel et pendant des années, ce fut un événement majeur pour la vie des grandes paroisses et des communautés religieuses. Rien n’empêche de mettre ce rite en œuvre chez vous, en famille, pour une prière et une méditation longue les soirs des jeudi saints et vendredi saint. Le problème que nous avons tous est une sorte de lentille déformante sur cette liturgie des heures à cause de la façon dont elle a pu être célébrée lors des (200) dernières années. En outre, l’office divin depuis les années 1970 est surtout compris ou en tout cas conçu  avant tout comme une dévotion personnelle du prêtre, qui doit « s’acquitter du bréviaire individuellement ». Or rien n’est plus contraire à l’esprit même de la promulgation du nouvel office divin par Paul VI par sa lettre apostolique Laudis Canticum. C’est un héritage malheureux de la théologie du ministère du prêtre diocésain à la sortie de la grande époque janséniste du XVIIème au XIXème, et dont notre prière publique subit encore aujourd’hui les conséquences malheureuses, si on ne tient pas compte de la tentative de renouveau liturgique du XXème siècle qui a vu son pic de succès entre les deux guerres. Évidemment ce qui est dit ici est également valable pour les grandes heures (laudes et vêpres) pendant toute la grande semaine.

Mais vous l’avez compris, il y a probablement également des moyens plus fructueux de mettre en œuvre une liturgie pascale à partir des grandes célébrations ordinairement sacramentelles du Triduum. L’expérience de la Messe sans sacrement existe dans les usages reçus depuis des années. Rappelons que la participation à la Messe dominicale est de précepte, mais la communion ne l’est pas – sauf à Pâques. On peut donc en tant que laïc envisager d’unir notre prière à celle de l’Église en ces jours saints, même sans prêtre. On ne parlera cependant pas d’ « ADAP » puisque « l’assemblée dominicale en l’absence ou attente de prêtre » sous-entend avant tout… une assemblée, dans une église. On parlera de messe sèche ou « missa sicca » ; c’est un usage qui en cas de nécessité peut être considéré comme légitime, et qui est décrit par Durand de Mende, le grand liturgiste du moyen âge :

[le prêtre] peut, après avoir pris l’étole, lire l’épître et l’évangile, dire l’oraison dominicale et donner la bénédiction : de plus, si par dévotion et non par superstition, il veut dire tout l’office de la messe sans offrir le sacrifice, qu’il prenne tous les vêtements sacerdotaux et qu’il célèbre la messe dans son ordre, jusqu’à la fin de l’offrande, passant outre la secrète, qui appartient au sacrifice. Mais il peut dire la préface, quoiqu’on paraisse y appeler les anges à la consécration du corps et du sang du Christ. Cependant, qu’il ne dise rien du canon, mais qu’il ne passe pas outre l’oraison dominicale et ne dise pas ce qui suit qu’on doit dire à voix basse et en silence ; qu’il n’ait ni calice, ni hostie, et qu’il ne dise ni ne fasse rien de ce qui se dit ou se fait sur le calice ou sur l’eucharistie.

Guillaume Durand de Mende (trad. Ch. Barthélémy), Rational ou Manuel des divins offices de Guillaume Durand, Paris, Louis Vivès, 1854, t. II, p. 13.

Il s’agit simplement de reprendre cet usage qui  été longtemps en vigueur et qui est toujours à l’honneur chez les Chartreux. La différence c’est qu’ici, la seule communauté qui y participe est la communauté familiale et non la communauté paroissiale ou religieuse ; et que sans prêtre il n’y a évidemment pas d’ornements liturgiques. N’oublions cependant pas de bien nous habiller…. En utilisant avec application et sérieux les textes que nous donnent l’Église, nous nous unissons à elle dans l’espace et le temps :

« Heureux (…) celui qui prie avec l’Église, qui associe ses vœux particuliers à ceux de cette Épouse, chérie de l’Époux et toujours exaucée ! » (Dom Prosper Guéranger, préface générale à l’Année liturgique).

Tout cela vaudra donc bien mieux que de petites dévotions. On veillera bien sûr à ne pas tomber dans le folklore ou les abus qui ont parfois attiré sur la pratique de cette « messe sèche » une suspicion bien compréhensible. Pour l’anecdote, sachez que l’usage de la messe sèche sous la responsabilité du père de famille est tout à fait courante chez les vieux catholiques qui n’ont plus de clergé. Ce n’est pas fantaisiste.

Concrètement, il s’agit d’omettre tout ce qui relève du sacrifice eucharistique et se cantonner à ce qui relève légitimement du sacerdoce commun des baptisés : tous les chants peuvent y trouver leur place, y compris l’offertoire, puisque c’est un sacrifice de paroles que nous offrons. Le chant de la préface y est légitime, sans le « Dominus vobiscum » / « Le Seigneur soit avec vous » (notons que l’Exsultet, qui n’est finalement qu’une préface largement allongée et solennisée est chantable en cas de nécessité, par un laïc d’après les rubriques du Missale romanum 2002 :

Si vero, pro necessitate cantor laicus Præconium annuntiat, omittit verba Quaprópter astántes vos usque ad finem invitationis, necnon salutationem Dóminus vobíscum.

Si vraiment, par nécessité, un chantre laïc devait annoncer l’annonce de la Pâque, il omet les mots ‘Quaprópter astántes vos’ jusqu’à la fin de l’invitation, ainsi que la salutation ‘Dominus vobiscum’.

On peut en inférer sans difficulté que ce qui est préconisé ici vaut également pour la préface).

On omet donc de la liturgie tout ce qu’il y a entre le Sanctus et le Pater, en n’omettant par contre pas de mettre en œuvre une prière universelle (évidemment avec la forme prévue). Remarquons justement qu’une forme institutionnalisée de ce qui ressemble fortement à une messe sèche existe bel et bien dans le missel romain actuel : c’est la fonction liturgique du vendredi saint. Et c’est justement au cours de cette fonction liturgique que se réalise de façon particulièrement appuyée ce qu’on appelle la « grande prière universelle », qui est l’exercice par excellence du sacerdoce commun (l’oratio fidelium, la prière des fidèles – c’est à dire pas celle du clergé). Il peut être également particulièrement profitable en l’absence de communion sacramentelle, de procéder à une communion spirituelle dont la forme est relativement libre mais dont les grands auteurs spirituels ont proposé de nombreux exemples, qui sont facilement disponibles sur internet.

Évidemment il faut que l’ensemble de la mise en œuvre soit solennelle, et dans un lieu si possible dédié : si la famille ne dispose pas d’un oratoire, c’est probablement le moment de consacrer une pièce ou à défaut d’une partie d’une pièce à la prière et de disposer cet endroit de façon particulière. Il n’est pas difficile de trouver un meuble qui puisse tenir le rôle d’un autel, sur lequel on disposera une croix entourée de chandeliers de part et d’autres et symétriquement, en nombre pairs. Dans certaines maisons on met deux chandeliers pour les féries, quatre pour les fêtes et six pour les premiers ordres (c’est à dire les jours liturgiques où il y a des premières vêpres, et / ou deux lectures et Credo à la Messe). Ces croix et autres images seront bien sûr voilées à compter du 5ème dimanche de Carême, comme le mentionne la rubrique au missel ce jour là, ce qui permettra de mettre en œuvre un rite de dévoilement et d’adoration le vendredi saint, pour la croix et dans la nuit précédant le dimanche de Pâques pour le reste. Ce même jour il faut évidemment s’arranger pour que la Passion soit lue ou mieux chantée, par trois lecteurs, l’un tenant le rôle du Christ (il est légitime que ce soit le père de famille) les deux autres le narrateur et le dernier la « synagogue » (c’est à dire tous les dialogues du texte non proférés par le Christ).

Pour le jeudi saint, il est évident qu’on pourra procéder de même. Notons cependant un point particulier. Le rite du lavement des pieds est extrêmement traditionnel et a deux significations. La première signification est commune si ce n’est connue : c’est le signe de la charité chrétienne, n’insistons pas. Le second est un rite de préconsécratoire lévitique et c’est ce signe qui a prévalu depuis Vatican II ; la réforme liturgique qui a suivi le Concile a en effet voulu l’intégrer à liturgie de la Messe in Coena Domini, avant l’offertoire, pour rappeler solennellement cette signification, qui est pratiquée précisément au moment du mémorial de l’institution de l’Eucharistie et de l’ordre. C’est pour cela que ce rite a été réservé jusqu’à une date très récente à des « hommes choisis » (viri selecti). Pour être plus précis, le Christ met en oeuvre ce rite le soir du jeudi saint, avec les apôtres seuls, parce qu’il procède à leur consécration (épiscopale). Si nous voulons être cohérents, on pourra conserver ce rite seulement si on le sépare de notre messe sèche du jeudi saint afin de le limiter à sa signification de signe de la charité chrétienne. C’était avec cette acception qu’était réalisé ce rite, en dehors de la messe, donc, notamment dans les chapitres de Cathédrale, jusqu’en 1970.

Pour le vendredi saint, étant une messe sèche institutionnalisée, il ne devrait pas se poser plus de questions que cela. Évidemment aucun rite de communion sacramentelle n’est possible. Soulignons que la Congrégation pour le culte divin a introduit une intention de prière supplémentaire à la grande prière universelle qui concerne l’épidémie actuelle.

Pour la Vigile pascale, enfin, il semble vraiment opportun de lui donner le caractère nocturne qui lui sied. Il faut que ce soit long : donc prenons toutes les options possibles et praticables puisque certains autres rites prescrits sont impossibles à réaliser, notamment celui, central, su cierge pascal. Ainsi, il y a sept lectures dans la vigile avant l’épître et l’évangile, n’en omettons aucune. Ces sept lectures peuvent être lues justement à la lumière de cierges ; on peut très bien attendre le Gloria avant de remettre en marche tous les éclairages ; c’est tout à fait traditionnel et cela montre particulièrement bien le passage de la Passion à la Résurrection. Ce sera de plus une expérience particulière et forte notamment pour les plus jeunes, en signifiant de façon marquée l’attente de la lumière de la Résurrection. C’est très facile à faire, ne nous en privons pas. Pour les détails, il faut bien sûr consulter le site « Cérémoniaire » : https://www.ceremoniaire.net/guide/samedi_st/. De la même façon, pour des raisons pastorales, nos curés ont eu tendance à avancer toujours plus tôt l’horaire de cette Vigile, alors même que traditionnellement, cette fonction liturgique s’achève justement au lever du jour. Si c’est faisable, c’est peut-être le moment d’expérimenter, nécessité rétablissant la loi (!) la prière au Christ ressuscité sous le symbole de l’astre levant !

Concluons simplement en nous souvenant que pendant des années, les Chrétiens du Japon ont vécu une vie chrétienne et donc liturgique sans prêtre. Et qu’au moyen de ce qu’il faut bien désigner comme des artifices, – qui ne remplaceront jamais, évidemment la réalité sacramentelle que le Christ a voulu nous laisser comme signe de Sa présence, – nous pouvons passer la mer rouge cette année dans des conditions malgré tout particulièrement favorables. Je prie également pour que tous les chefs de famille prennent au sérieux, pendant cette période de confinement – leur rôle de directeur de la vie spirituelle de leurs proches ; que le père n’abandonne donc pas la responsabilité spécifique qu’il a en cette matière devant Dieu. Les Juifs et les Musulmans ont à nous en remontrer sur cette question précise. Peut-être également que l’appropriation particulière de ces liturgies par les « Ecclesiolae » lors des jours saints, ce qui est rendu nécessaires par les circonstances nous permettront de mieux célébrer, dans nos paroisses l’an prochain, le véritable sens de ces rites qui seront alors rendus à leur expression complète.

Súrgite, eámus !

Page 3 of 5

Fièrement propulsé par WordPress & Thème par Anders Norén