Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

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Pourquoi Romains 12,1 est la clé de Ratzinger pour l’esprit et la vérité du culte ( Mariusz Biliniewicz )

Article provenant du site Adoremus, vous retrouverez l’article original ici.

Mariusz Biliniewicz est actuellement directeur du bureau de liturgie de l’archidiocèse de Sydney, en Australie. Il a travaillé à l’Université de Notre Dame d’Australie en tant que maître de conférences en théologie et doyen associé de la recherche et du développement académique. Il a étudié et travaillé en Pologne, en Irlande et en Australie, et a donné des conférences et publié des articles à l’échelle internationale sur un certain nombre de sujets théologiques. Il s’intéresse à la théologie catholique contemporaine, à la liturgie, aux sacrements, au Concile Vatican II, aux intersections entre l’ecclésiologie et la théologie morale, à la foi et à la raison, et à la théologie systématique générale.


Dans les religions pré-chrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l'expiation : l'homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d'un sentiment d'inadéquation et d'insuffisance : l'offrande ne pouvait toujours être qu'un remplacement du véritable don, qui est l'homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la récolte ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre. Source de l'image : AB/Wikipdedia

Dans les religions pré-chrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l’expiation : l’homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d’un sentiment d’inadéquation et d’insuffisance : l’offrande ne pouvait toujours être qu’un remplacement du véritable don, qui est l’homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la récolte ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre.
Source de l’image : AB/Wikipdedia

Romains 12,1 doit être l’une des citations bibliques préférées de Joseph Ratzinger/Benoît XVI. Elle apparaît dans plusieurs de ses principaux ouvrages sur la liturgie, et elle est souvent utilisée dans son traitement de la nature sacrificielle de l’Eucharistie. Dans ce passage, saint Paul écrit : « Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à présenter vos corps comme un sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu, ce qui constitue votre culte spirituel » (Revised Standard Version). L’idée de « culte spirituel » (Gr. λογικὴν λατρεία) est traduite dans la langue anglaise de diverses manières : la New International Version parle de  » culte vrai et approprié « , la Douay Rheims-American Edition de « service raisonnable « , l’American Standard Version de « service spirituel « , la Christian Standard Bible de  » vraie culte « , le Phillips New Testament in Modern English de  » culte intelligent « , la New American Standard Bible de  » service spirituel du culte « , la New Catholic Bible de  » un acte spirituel de culte  » et la New English Translation de « service raisonnable « .

Dans l’Ancien Testament, des sacrifices sanglants d’animaux devaient être offerts par les prêtres à Dieu afin de reconnaître sa souveraineté et d’obtenir sa bénédiction. Cependant, le culte du Temple prescrit par la Loi « était aussi toujours accompagné d’un vif sentiment de son insuffisance. » Le peuple de Dieu s’est lentement et progressivement rendu compte qu’il n’y avait rien qu’il puisse offrir à Dieu qui possède tout. Dieu voulait autre chose….
Source de l’image : AB/Wikipedia

Pour comprendre ce que cette idée signifie pour Ratzinger, nous devons la placer dans le contexte de sa compréhension générale du sacrifice au sens chrétien (saint Paul parle de « sacrifice vivant, saint et agréable à Dieu »). Dans L’esprit de la liturgie (SL), Ratzinger estime que la véritable signification du sacrifice chrétien (c’est-à-dire la messe) est « enfouie sous les débris d’interminables malentendus » (SL, 27) et que cela pose des problèmes non seulement dans le dialogue œcuménique avec les chrétiens non catholiques, mais aussi dans le débat théologique et liturgique interne au catholicisme.

Je vous exhorte donc, frères, par la miséricorde de Dieu, à offrir vos personnes en hostie vivante, sainte, agréable à Dieu : c’est là le culte spirituel que vous avez à rendre.

Romains 12,1

Le Sacrifice avant le Christ

Ratzinger croit que « dans toutes les religions, le sacrifice est au cœur du culte » (SL, 27) et que la centralité de ce concept dans l’histoire des religions est l’expression de quelque chose d’important, une réalité qui nous concerne également (SL, 19). Dans les religions préchrétiennes, le sacrifice était toujours associé à la destruction et à l’expiation : l’homme, conscient de sa culpabilité, voulait offrir à Dieu (ou aux dieux) quelque chose qui lui apporterait le pardon et la réconciliation. En même temps, ces tentatives de réconciliation avec la divinité étaient toujours accompagnées d’un sentiment d’inadéquation et d’insuffisance : l’offrande ne pouvait toujours être qu’un remplacement du véritable don, qui est l’homme lui-même. Les animaux ou les fruits de la moisson ne pouvaient pas satisfaire Dieu et ne pouvaient servir que de représentation imparfaite de celui qui les offre.

On peut dire la même chose du système sacrificiel de l’Ancien Testament. Des sacrifices sanglants d’animaux devaient être offerts par les prêtres à Dieu afin de reconnaître sa souveraineté et d’obtenir sa bénédiction. Cependant, le culte du Temple prescrit par la Loi « était toujours accompagné d’un vif sentiment de son insuffisance » (SL, 39). Le peuple de Dieu s’est lentement et progressivement rendu compte qu’il ne pouvait rien offrir à Dieu qui possède tout. Dieu voulait autre chose : « Plus précieuse que le sacrifice est l’obéissance, la soumission meilleure que la graisse des béliers ! » (1 Samuel 15, 22) ;  » Je désire l’amour inébranlable et non les sacrifices, la connaissance de Dieu, plutôt que les holocaustes  » (Osée 6, 6). Cela a été confirmé par Dieu lui-même qui, par l’intermédiaire des prophètes, a accusé Israël de cultiver des gestes vides qui ne s’accompagnent pas d’une transformation intérieure du cœur :  » Si j’avais faim, je ne te le dirais pas, car le monde et tout ce qu’il contient est à moi. Est-ce que je mange la chair des taureaux, ou est-ce que je bois le sang des chèvres ? Offre à Dieu un sacrifice d’action de grâces, et fais tes vœux au Très-Haut » (Psaume 50 [49], 12-14) ; ou encore : « Je déteste, je méprise vos fêtes, et je ne prends aucun plaisir à vos assemblées solennelles. Vous me proposez vos holocaustes et vos offrandes de céréales, mais je ne les accepte pas, et je ne regarde pas les sacrifices de paix de vos bêtes grasses. Éloigne de moi le bruit de tes chants, je n’écouterai pas la mélodie de tes harpes » (Amos 5:21-23).

Le véritable abandon à Dieu consiste en l’union de l’homme et de la création avec Dieu. l’appartenance à Dieu n’a rien à voir avec la destruction ou le non-être : il s’agit plutôt d’une manière d’être. cela signifie se perdre soi-même comme seule manière possible de se trouver soi-même.

Un tournant s’est produit avec l’exil à Babylone. En terre étrangère, il n’y avait pas de Temple, pas de forme publique et communautaire du culte divin tel que décrété dans la loi. Israël était privé de culte et se tenait devant Dieu les mains vides. Or, c’est précisément cette situation de crise qui a entraîné une révision de la théologie du culte dans l’Ancien Testament. C’est précisément « le vide même des mains d’Israël, la lourdeur de son cœur, qui devait désormais être un culte, servir d’équivalent spirituel aux oblations manquantes du Temple ». Ce sont les souffrances d’Israël  » par Dieu et pour Dieu, le cri de son cœur brisé, sa plaidoirie persistante devant le Dieu silencieux, qui devaient compter à ses yeux comme des « sacrifices gras » et des holocaustes entiers  » (SL, 45).

La situation dans laquelle se trouvait Israël a coïncidé avec la rencontre de la critique grecque du culte en tant que tel. Celle-ci a conduit au développement de l’idée de λογικὴν λατρεία (θυσία) : le culte spirituel, le culte selon le Logos, c’est-à-dire selon la raison. C’est à cette idée que Romains 12,1 fait allusion. Dans l’Ancien Testament, le peuple de Dieu a fini par se rendre compte que la reconnaissance de la souveraineté de Dieu sur toutes choses ne consiste pas en une destruction, mais en quelque chose de complètement différent. Comme l’affirme Ratzinger, « [la véritable reddition à Dieu] consiste dans l’union de l’homme et de la création avec Dieu. L’appartenance à Dieu n’a rien à voir avec la destruction ou le non-être : elle est plutôt une manière d’être. Cela signifie se perdre soi-même comme la seule manière possible de se trouver soi-même (cf. Marc 8, 35 ; Matthieu 10, 39) » (SL 28, « Théologie de la Liturgie » (TL), 25).

En même temps, un aspect important est ajouté ici par Ratzinger, à travers l’influence de son grand maître, saint Augustin d’Hippone. Cette transformation conduisant à l’union de l’être humain avec Dieu, qui est le vrai et propre sacrifice agréable à Dieu, ne doit pas être réalisée seulement au niveau des individus, mais au niveau de la communauté. Il y a donc une composante ecclésiologique très importante dans la pensée de Ratzinger. Augustin enseigne que le véritable accomplissement du culte a lieu lorsque « toute la communauté humaine rachetée, c’est-à-dire l’assemblée et la communauté des saints, est offerte à Dieu en sacrifice par le Grand Prêtre qui s’est offert lui-même » (Cité de Dieu, X,8 ; voir : TL, 25). En d’autres termes, « le sacrifice, c’est nous-mêmes…, la multitude : un seul corps dans le Christ » (TL, 25) ; « le véritable « sacrifice » est la civitas Dei, c’est-à-dire l’humanité transformée par l’amour, la divinisation de la création et l’abandon de toutes choses à Dieu : Dieu tout en tous (cf. 1 Corinthiens 15, 28). Telle est la finalité du monde. C’est l’essence du sacrifice et du culte » (SL, 25).

La théologie de Ratzinger sur le sacrifice du Christ est largement fondée sur sa lecture de l’Évangile de saint Jean et de la Lettre aux Hébreux. De l’épître aux Hébreux, Ratzinger retient l’idée que le sacrifice du Christ est offert une fois pour toutes, sur l’autel de la croix, le Christ étant le nouveau et ultime Grand Prêtre. De Jean, il retient l’idée que le Christ est aussi le nouveau temple.
Source de l’image : AB/Wikimedia. Giovanni Bellini (vers 1430 -1516)

La nouvelle alliance et l’Eucharistie

Si le fait de lier les sacrifices d’animaux à l’idée d’un culte selon la raison/Logos était un pas dans la bonne direction, la nature humaine est toujours constituée d’un esprit et d’un corps. Si l’aspect spirituel du culte est premier et essentiel, la nature humaine aspire toujours à une expression extérieure de cette soumission intérieure à Dieu. C’est là que le concept grec de λογικὴν λατρεία tombe à plat, car il ne rend pas justice à la condition pscyhosomatique humaine – notre lutte naturelle pour exprimer notre dimension spirituelle par des moyens physiques. C’est là qu’arrive l’accomplissement final de cette idée avec l’événement de l’Incarnation du Logos, le Fils divin – dans lequel, finalement, Dieu et l’homme se rencontrent en une seule personne, le Christ.

La théologie de Ratzinger sur le sacrifice du Christ est largement fondée sur sa lecture de l’Évangile de saint Jean et de la Lettre aux Hébreux. De l’épître aux Hébreux, Ratzinger retient l’idée que le sacrifice du Christ est offert une fois pour toutes, sur l’autel de la croix, le Christ étant le nouveau et ultime Grand Prêtre. De Jean, il tire l’idée que le Christ est aussi le nouveau temple – c’est son humanité que Jésus a à l’esprit lorsqu’il annonce :  » Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai  » (Jean 12,19). L’événement de la purification du Temple est plus qu’un simple coup de colère contre les marchands et les abus qui avaient lieu à cette époque. C’est « une attaque contre le culte du Temple, dont faisaient partie les animaux sacrifiés et l’argent spécial du Temple collecté à cette occasion » (SL, 43). La mort du Christ sur la croix, suivie de la déchirure du rideau du Temple en deux, puis, dans les années à venir, de la destruction physique du Temple, a mis fin à l’ancienne économie du culte et inauguré la nouvelle : le vrai culte aura désormais lieu dans le nouveau Temple, dans le Christ lui-même, qui est la demeure du Père et de l’Esprit.

Les désirs de tous les systèmes religieux pré-chrétiens et le dynamisme du culte de l’ancien testament sont pleinement réalisés dans le sacrifice de la messe.

Le sacrifice de Jésus sur la croix, cependant, est constamment re-présenté par l’Église lorsque le sacrement de l’Eucharistie est célébré. L’événement une fois pour toutes dépasse les frontières historiques et déborde sur le passé et le présent : si nous mentionnons Abel, Abraham et Melchisédek dans le Canon romain comme ceux qui participent également à l’offrande de l’Eucharistie, alors dans la célébration de la messe nous avons affaire à quelque chose de plus qu’un simple mémorial compris comme le souvenir d’un événement important du passé. Comme l’explique Ratzinger, le εφάπαξ, c’est-à-dire une fois pour toutes, est lié au αἰώνῐος, c’est-à-dire éternel ; et le semel, c’est-à-dire une fois, porte en lui le semper, c’est-à-dire toujours (SL, 56-57).

C’est dans le contexte de la célébration chrétienne de l’Eucharistie qu’il faut comprendre l’énoncé de Paul dans Romains 12,1. Notre « culte spirituel » consiste en notre soumission à Dieu « en esprit et en vérité » (Jean 4,24). Cette soumission est intérieure (spirituelle), mais aussi physique (corporelle)-même si pour  » corps  » Paul utilise le terme grec plus générique σῶμα plutôt que le plus spécifique σάρξ, il ne fait aucun doute qu’il parle ici de la personne entière. Cette soumission de la personne humaine n’a pas lieu, en quelque sorte, de manière isolée ou parallèle à la soumission du Christ au Père représentée dans l’Eucharistie, mais en relation profonde avec elle. Dans l’Eucharistie, l’élément spirituel est combiné avec l’élément physique – à travers les signes et les actions visibles, des réalités invisibles et spirituelles prennent place. Les aspirations de tous les systèmes religieux pré-chrétiens et le dynamisme du culte de l’Ancien Testament se réalisent pleinement dans le sacrifice de la Messe, où l’offrande physique ne peut être un simple geste vide qui peut (ou non) exprimer une disposition intérieure de la personne. La personne qui offre ce sacrifice, le Christ lui-même, offre au Père son esprit et son corps, et l’Église est invitée et entraînée dans ce processus de soumission dans l’amour. Les deux faces d’une même médaille, l’offrande extérieure et la disposition intérieure, deviennent dans le Christ la réalité, et elles se perpétuent dans le don de l’Eucharistie.

Tout comme la philosophie peut préparer le terrain pour la foi (« le dieu des philosophes » est en même temps le dieu biblique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob), l’idée grecque de « culte spirituel/raisonnable » peut être comprise comme une préparation au vrai culte « en esprit et en vérité » qui vient avec la révélation du logos incarné.

Culte : raisonnable, spirituel et vrai

La façon dont Ratzinger comprend le concept de λογικὴν λατρεία dans Romains 12:1 est révélatrice de la façon dont il comprend la relation générale entre les idées qui proviennent de l’extérieur du christianisme, et la révélation divine que nous connaissons par la Bible et la Tradition. Tout comme la philosophie peut préparer le terrain pour la foi (« le Dieu des philosophes » est en même temps le Dieu biblique d’Abraham, d’Isaac et de Jacob), l’idée grecque de « culte spirituel/raisonnable » peut être comprise comme une préparation au vrai culte « en esprit et en vérité » qui vient avec la révélation du Logos incarné. Les écritures et la théologie chrétiennes reprennent les concepts et les idées non chrétiennes qui indiquent la bonne direction et les remplissent d’une nouvelle signification, la signification ultime qui vient de Jésus-Christ, le Verbe (Logos) du Père.

Cet accomplissement ne complète pas la révélation chrétienne avec quelque chose qu’elle ne posséderait pas autrement ; mais il aide à faire ressortir et à articuler ces éléments qui sont déjà là, même s’ils ne sont pas toujours présents de manière évidente, ou même s’ils ne sont pas perçus avec facilité. Le dialogue entre la raison humaine et la foi a lieu dans tous les domaines de la théologie, y compris dans celui de la liturgie et des sacrements. Les catholiques sont habitués depuis longtemps à unir leurs propres offrandes au Sacrifice de la Messe. L’analyse que fait Ratzinger de Romains 12,1 nous aide à comprendre encore mieux la relation intérieure qui existe entre le sacrifice de l’autel et nos propres offrandes spirituelles que nous apportons à l’Eucharistie, afin que le culte promis « en esprit et en vérité » (Jean 4,24) devienne une réalité toujours plus complète dans nos vies.

« Église militante, connais-toi toi-même  » : le canon romain et l’appel à l’action de l’Église militante ( Ryan T. Ruiz s.l.d.) — Partie II

Note d’Esprit de la Liturgie : Esprit de la Liturgie est heureuse de présenter au public francophone la traduction d’une série d’articles du père Ryan T. Ruiz s.l.d., sur l’histoire du canon romain, parue le 25 oct. et le 28 nov. 2022 dans les colonnes de la revue liturgique américaine Adoremus.
Le père Ryan Ruiz est un prêtre de l’archidiocèse de Cincinnati. Il est actuellement doyen de l’école de théologie, directeur de la liturgie, professeur adjoint de liturgie et des sacrements, et membre du corps enseignant de formation au Mount St. Mary’s Seminary and School of Theology de Cincinnati. Le père Ruiz est titulaire d’un doctorat en liturgie sacrée de l’Institut liturgique pontifical de Sant’Anselmo, à Rome.


Dans sa réflexion sur la « catholicité » de l’Église, le cardinal Henri de Lubac (1896-1991) affirme que « l’Église n’est pas catholique » simplement « parce qu’elle est répandue sur toute la terre et qu’elle peut compter sur un grand nombre de membres » ; en effet, comme il le fait remarquer à juste titre, elle « était déjà catholique le matin de la Pentecôte, lorsque tous ses membres pouvaient être contenus dans une petite pièce ». « Au lieu d’une simple diffusion géographique, la « catholicité » de l’Église s’enracine plutôt dans la communion d’esprit et de cœur partagée par « l’homme nouveau », composé d’individus réunis en un seul Corps, un Corps dont la Tête est le Rédempteur2. Une réflexion similaire est reprise par Romano Guardini qui, dans L’esprit de la liturgie, affirme que la liturgie « n’est pas célébrée par l’individu, mais par le corps des fidèles », qui « n’est pas composé uniquement des personnes qui peuvent être présentes dans l’église », mais « dépasse les limites de l’espace pour embrasser tous les fidèles de la terre « 3.

Dans ce deuxième volet de notre série sur le Canon romain, nous passons d’un examen des fondements historiques du Canon à une discussion des diverses façons dont le Canon rappelle à l’Église militante – les fidèles ici sur terre – les liens de communion partagés aux niveaux local et universel. Cet essai analysera principalement un aspect du Canon qui souligne cette  » catholicité  » de l’Église et de sa liturgie – les prières d’intercession pour l’Église, qui comprennent également le Memento pour les vivants4 – tout en reconnaissant qu’il existe d’autres moments dans le Canon qui peuvent également servir à souligner la catholicité de l’Église5.

Aide souhaitée

La section du Canon traitant des intercessions générales pour les membres vivants de l’Église n’est pas unique à cette forme de la Prière eucharistique. En effet, toutes les Prières eucharistiques – tant dans le Rite romain que dans les Rites occidentaux orientaux et non romains6 – comprennent des commémorations similaires pour les vivants, ainsi que pour les morts.7 Cependant, en examinant ce que nous trouvons dans le Canon romain, nous constatons une certaine spécificité concernant les résultats attendus des requêtes offertes au nom de l’Église. L’aperçu des intercessions pour l’Église commence après que le prêtre ait humblement demandé au « Père très miséricordieux » d' »accepter et de bénir » l’oblation offerte. Une fois cela accompli, le prêtre identifie le premier bénéficiaire du sacrifice offert au Père : « pour votre sainte Église catholique ». Prosper Guéranger note que  » le premier intérêt qui est en jeu, quand on dit la messe, c’est la sainte Église, que rien n’est plus cher à Dieu ; il ne peut manquer d’être touché, quand on parle de son Église « 8.

En effet, les prières offertes au nom de toute l’Église sont quelque chose de bien observé dans la vie des premiers martyrs, dont beaucoup, comme saint Polycarpe (69-155 ap. J.-C.) et saint Fructuosus de Tarragone (mort en 259 ap. J.-C.), ont magnifiquement offert leur vie pour « toute l’Église catholique ».9 Jungmann s’attache à noter les deux marques ecclésiales attribuées à l’Église dans cette section du Canon qui manifestent sa grandeur : « L’Église est sainte ; elle est l’assemblée de ceux qui sont sanctifiés dans l’eau et dans l’Esprit Saint. […] Et elle est catholique ; selon le plan de grâce de Dieu, l’Église est destinée à tous les peuples, et au moment où ce mot a été inséré dans le canon, on pouvait dire triomphalement qu’elle s’étendait effectivement à tous les peuples, toto orbe terrarum « 10.

Et quelle requête offrons-nous au nom de l’Église sainte et catholique de Dieu ? Que le Seigneur Dieu veuille « lui accorder la paix, la garder, l’unir et la gouverner dans le monde entier ». Les deux premiers éléments de la demande – accorder à l’Église la paix (pacificare) et la garder (custodire) – sont tautologiques, bien que le dernier (custodire) fournisse l’expression négative nécessaire du premier (pacificare), indiquant que pour que l’Église soit un ferment pour le monde, elle doit d’abord être protégée des dangers qui se dressent contre elle.11 Mais ce qui est peut-être plus important que ces deux premiers éléments, ce sont les deux derniers dans lesquels il est demandé au Seigneur d’unir et de gouverner son Église, en indiquant l’essence de la « catholicité », du moins dans l’esprit de de Lubac et de Guardini : l’Église doit éviter le poison de la division en se soumettant au Dieu d’amour, qui unit son peuple élu dans un lien familial.

Protéger les bergers…

Les instruments choisis pour favoriser ce lien familial de communion sont ensuite introduits dans notre champ de vision : « Avec ton serviteur N. notre Pape et N. notre évêque « 12 Le mot « papa » – « père » – tiré du grec « πάπας », était initialement utilisé en référence à l’évêque local. Ce n’est qu’à partir du VIe siècle que ce titre affectueux est réservé au nom de l’évêque de Rome, tandis que l’évêque local reçoit un titre différent, apparemment plus formel et plus sacral : « Antistite nostro », « notre évêque » ou « grand prêtre « 13.

L’élément essentiel de la communion à laquelle les fidèles sont appelés, tant avec l’Église locale qu’avec l’Église universelle, se voit ainsi attribuer un cadre de référence immédiat : non seulement avec mon propre évêque, qui occupe la première place dans ma sphère de vie ecclésiale la plus immédiate, mais aussi avec le Souverain Pontife, le papa, dont la mission est de « confirmer les frères ». « C’est ce que l’on retrouve dans d’autres rites où  » ceux par qui l’Esprit de Dieu veut diriger l’Église et la maintenir en tant que société visible  » sont tenus en haut dans les intercessions de l’Église au début de la Grande Prière de la Messe. En outre, les autres Églises particulières en communion avec le Siège apostolique et, par conséquent, avec les autres Églises locales individuelles, sont également prises en considération : « et tous ceux qui, fidèles à la vérité, transmettent la foi catholique et apostolique « 15.

…et les brebis

Bien que les pasteurs de l’Église occupent la première place dans cette section du Canon consacrée à l’intercession, ils le font principalement à la lumière de la mission de leur ministère sacré : nourrir les membres du troupeau qui, eux-mêmes, participent directement à l’offrande sacrificielle. Le Memento des vivants comporte un certain nombre de détails poignants qui rappellent aux fidèles leur statut de cohéritiers du sacerdoce royal de Jésus-Christ. Ce premier Memento, équilibré à la fin du Canon par le Memento pour les morts qui suit, commence par offrir au célébrant un espace pour rappeler toute intention particulière offerte au nom des membres vivants du Corps mystique du Christ : « Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs N. et N. « 16 Naturellement, lorsque le Canon a commencé à être prononcé à voix basse (la vox secreta) vers le milieu du VIIIe siècle17, l’articulation de ces noms était soit rappelée mentalement par le célébrant, soit prononcée dans la vox secreta par le célébrant, soit chuchotée à son oreille lors des messes où il était entouré d’assistants, comme dans la Missa solemnis18.

Cependant, un aperçu de l’un des objectifs précieux de cette section du Canon peut être glané dans le catéchuménat restauré qui a été demandé par Sacrosanctum Concilium,19 et les Messes rituelles spéciales pour la célébration des Scrutinies qui ont été établies par la suite dans le Missale Romanum actuel.20 Dans ces Messes rituelles, suivant le modèle établi par l’ancien Sacramentaire gélasien (Gelasianum vetus) du VIIIe siècle21 – un document contenant de nombreux détails précieux sur les rites de l’initiation chrétienne – le célébrant est chargé d’insérer les noms des parrains et marraines des élus dans le Canon à ce moment de la Prière eucharistique : « Lorsque le Canon romain est utilisé, dans la section Memento, Domine (Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs), il y a une commémoration des parrains et des marraines.22 De plus, le Missel prévoit que les noms des parrains et des marraines sont effectivement lus par le célébrant et ne sont pas simplement fournis de manière collective : « Souviens-toi, Seigneur, de tes serviteurs qui doivent présenter tes élus à la sainte grâce de ton baptême, [rubrique : « On lit ici les noms des parrains et des marraines »] et de tous ceux qui sont réunis ici et dont la foi et le dévouement te sont connus.23 La raison pour laquelle on nomme les parrains et les marraines plutôt que les élus est claire : dans le contexte du Canon, les seuls noms mentionnés sont ceux qui appartiennent au sacerdoce royal des baptisés.

Ce concept nous est présenté dans la suite de cette section, où le célébrant parle de la « foi et de la dévotion » des fidèles réunis, pour lesquels le sacrifice est offert. Deux observations peuvent être faites ici. La première est la manière dont le texte latin désigne les fidèles comme « omnium circumstantium », ce qui se traduit en anglais par « all gathered here ». Le terme  » circumstantes  » ou, dans certaines versions anciennes du Canon,  » circum adstantes « , n’a pas pour but d’indiquer que l’on se tient debout en cercle, bien que la position debout ait été la principale posture lors de l’écoute du Canon, comme elle l’est encore en droit universel.24 Ce terme reflète plutôt les anciennes liturgies basilicales, dans lesquelles l’autel se trouvait entre le sanctuaire et la nef,  » de sorte que les fidèles – surtout s’il y avait un transept – pouvaient former un demi-cercle ou un ‘anneau ouvert’ autour de l’autel « .25

Cette idée prend tout son sens lorsqu’elle est mise en relation avec la deuxième idée du Canon qui parle de la manière d’offrir l’oblation, soit par l’intermédiaire du célébrant au nom des circonstants –  » C’est pour eux que nous t’offrons ce sacrifice de louange  » – soit par leur propre connexion spirituelle à l’action directe du célébrant à l’autel –  » ou bien ils l’offrent pour eux-mêmes et pour tous ceux qui leur sont chers « . « 26 Cela nous rappelle la véritable nature de la participation active (actuosa participatio), en ce sens que les fidèles « ne sont pas des spectateurs oisifs, encore moins une foule profane, mais ils sont tous ensemble participants de cette action sacrée par laquelle nous nous tenons devant Toi, ô Dieu ».27 Et ils unissent leurs intentions à celle du prêtre-célébrant, maintenant les liens familiaux de communion non seulement avec leurs coreligionnaires, mais aussi avec « les leurs », leur famille, leurs voisins et leurs amis.

Mission… à accomplir

Dans cette section du Canon où nous avons réfléchi sur la mission de l’Église militante de favoriser la communion à l’intérieur et à l’extérieur des limites de l’espace physique de l’édifice ecclésial, nous nous rappelons les paroles du Saint-Père dans sa récente Lettre apostolique Desiderio Desideravi où il affirme que « l’Incarnation, en plus d’être le seul événement toujours nouveau que l’histoire connaisse, est aussi la méthode même que la Sainte Trinité a choisie pour nous ouvrir le chemin de la communion. La foi chrétienne est soit une rencontre avec Lui vivant, soit elle n’existe pas. La Liturgie nous garantit la possibilité d’une telle rencontre ».28 Le Canon romain, en tant que patrimoine privilégié du Rite romain, nous a donné l’occasion, en tant que membres vivants du Corps du Christ, de faire cette rencontre.

Dans le dernier volet de cette série, nous examinerons comment le Canon peut nous amener à solidifier non seulement notre communion avec les membres de l’Église dans le domaine temporel, mais aussi à solidifier cette communion avec les membres qui se trouvent dans les domaines surnaturels de la purification et de la béatitude.


Lisez la première partie de la série du Père Ruiz sur le Canon romain –  » Église romaine, connais-toi toi-même  » – Le Canon romain et le patrimoine unique du rite romain.

Image Source: AB/Jeffrey Bruno on Flickr

Footnotes

  1. Henri de Lubac, Catholicism: Christ and the Common Destiny of Man, tr. Lancelot C. Sheppard and Elizabeth Englund (San Francisco: Ignatius Press, 1988) 48-49.
  2. De Lubac, Catholicism., 47.
  3. Romano Guardini, The Spirit of the Liturgy, tr. Ada Lane (New York: The Crossroad Publishing Company/A Herder & Herder Book, 1998) 36 [“The Fellowship of the Liturgy”].
  4. Missale Romanum (2002), Ordo Missae nn. 84–85, from the line “in primis, quae tibi offerimus” in the Te igitur section, to the conclusion of the Memento, Domine, famulorum famularumque tuarum.
  5. Two such moments that this essay will not be able to treat include the Anamnesis of the Canon (Ordo Missae n. 92–93, from the Unde et memores, through the conclusion of the Supra quae propitio ac sereno vultu), wherein we identify how the hierarchically established Church (“we, your servants and your holy people”) offers the oblation, and how she likewise does so in view of the types that had been established (Abel, Abraham, Melchizedek), thus foreshadowing Christ and His Paschal Mystery. The other moment is found in the Nobis quoque peccatoribus at the conclusion of the Memento for the dead (Ordo Missae n. 96), wherein the Church Militant’s petition for the clergy and faithful gathered at that Mass to receive God’s pardon and mercy is presented to the Lord.
  6. Specifically, the Mozarabic Rite of Toledo, Spain, and the Ambrosian Rite of Milan, Italy.
  7. Jungmann notes that the practice of inserting particular names and categories of people into the Eucharistic Prayer became solidified in the East in the fourth century, and then became a regular part of the Roman practice by at least the fifth century, as witnessed to by Pope St. Innocent I’s letter to Decentius, the Bishop of Gubbio. Josef Jungmann, The Mass of the Roman Rite: Its Origins and Development, Vol. I, tr. Francis Brunner (Notre Dame: Christian Classics, 1950) 53–54. Cf. Innocent I, Epistula 25, in Patrologia Latina, XX, ed. J.P. Migne (Paris, 1845) 553, 5.
  8. Prosper Guéranger, On the Holy Mass (Farnborough, Hampshire: Saint Michael’s Abbey Press, 2006) 70–71.
  9. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154: “When Bishop Polycarp of Smyrna (d. 155–156), upon being arrested, begged for a little time to pray, he prayed aloud for all whom he had known and for the whole Catholic Church, spread over the world. Another martyr-bishop, Fructuosus of Tarragona (d. 259), about to be burnt to death, answered a Christian who sought his prayer, saying in a firm voice: ‘I am bound to remember the whole Catholic Church from sunrise to sunset.’” 
  10. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154. Emphasis original.
  11. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154.
  12. una cum famulo tuo Papa nostro N. et Antistite nostro N.
  13. G.G. Willis, A History of Early Roman Liturgy: To the Death of Pope Gregory the Great, Henry Bradshaw Society, Subsidia 1 (London: The Boydell Press, 1994) 43; Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 155.
  14. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 154.
  15. et omnibus orthodoxis atque catholicae et apostolicae fidei cultoribus.” As Willis notes, “The rightly believing defenders of the Catholic and Apostolic Faith are not the faithful in general, who are prayed for in the first part of this prayer, but the bishops in particular” (Willis, A History of Early Roman Liturgy, 43).
  16. Memento, Domine, famulorum famularumque tuarum N. et N.
  17. See Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 104.
  18. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 164.
  19. Sacrosanctum concilium §64.
  20. Missale RomanumIuxta typicam tertiam (2008), Missae rituales, “I. In conferendis sacramentis initiationis christianae. 2. In Scrutinis peragendis.” The Roman Missal, English translation according to the Third Typical Edition: for use in the Dioceses of the United States of America (2011), Ritual Masses, “I. For the Conferral of the Sacraments of Christian Initiation. 2. For the Celebration of the Scrutinies.”
  21. See Liber sacramentorum Romanae Aeclesiae ordinis anni circuli. Sacramentarium gelasianum, ed. Leo Cunibert Mohlberg, Leo Eizenhöfer, Petrus Siffrin, Rerum Ecclesiasticarum Documenta, Series Maior, Fontes IV (Rome: Herder, 1960) 33, n. 195.
  22. See Liber sacramentorum Romanae 33, n.195. A similar allowance is made for Eucharistic Prayers II and III.
  23. See Liber sacramentorum Romanae 33, n.195.
  24. See Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 166. In article 43 of the General Instruction of the Roman Missal the universal norm is given, and then the exception for the United States indicated: “The faithful should stand […] from the invitation, Orate, fratres (Pray, brethren), before the Prayer over the Offerings until the end of Mass […]. In the dioceses of the United States of America, they should kneel beginning after the singing or recitation of the Sanctus (Holy, Holy, Holy) until after the Amen of the Eucharistic Prayer […].”
  25. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 166.
  26. “[…] pro quibus tibi offerimus: vel qui tibi offerunt hoc sacrificium laudis, pro se suisque omnibus […].”
  27. Jungmann, The Mass of the Roman Rite, Vol. II, 167.
  28. Francis, Apostolic Letter Desiderio Desideravi (June 29, 2022). English translation from the Vatican website, www.vatican.va/content/francesco/en/apost_letters/documents/20220629-lettera-ap-desiderio-desideravi.html, accessed November 23, 2022.

« Église romaine, connais-toi toi-même » : Le canon romain et le patrimoine unique du rite romain (Ryan T. Ruiz, s.l.d.) — Partie I

Note d’Esprit de la Liturgie : Esprit de la Liturgie est heureuse de présenter au public francophone la traduction d’une série d’articles du père Ryan T. Ruiz s.l.d., sur l’histoire du canon romain, parue le 25 octobre 2022 dans les colonnes de la revue liturgique américaine Adoremus.
Le père Ryan Ruiz est un prêtre de l’archidiocèse de Cincinnati. Il est actuellement doyen de l’école de théologie, directeur de la liturgie, professeur adjoint de liturgie et des sacrements, et membre du corps enseignant de formation au Mount St. Mary’s Seminary and School of Theology de Cincinnati. Le père Ruiz est titulaire d’un doctorat en liturgie sacrée de l’Institut liturgique pontifical de Sant’Anselmo, à Rome.


Lors de leur 22e session tenue le 17 septembre 1562, les Pères du Concile de Trente ont fourni à l’Église l’éclairage suivant concernant le Canon de la Messe : « Les choses saintes doivent être traitées d’une manière sainte, et ce sacrifice [l’Eucharistie] est la plus sainte de toutes les choses. Ainsi, pour que ce sacrifice puisse être dignement et respectueusement offert et reçu, l’Église catholique a institué, il y a de nombreux siècles, le canon sacré. Il est si exempt de toute erreur qu’il ne contient rien qui n’ait une forte saveur de sainteté et de piété et rien qui n’élève à Dieu l’esprit de ceux qui l’offrent. Car il se compose des paroles de Notre Seigneur lui-même, des traditions apostoliques et des pieuses instructions des saints pontifes »[1].

Dans ce bref résumé de la formule liturgique la plus essentielle de l’Église, que le savant Guéranger a décrit comme une « prière mystérieuse » dans laquelle « le ciel s’incline sur la terre, et Dieu descend vers nous »[2], les Pères de Trente ont non seulement reconnu la sainteté du Canon romain, mais aussi les sources sacrées sur lesquelles il a été fondé : notre Seigneur lui-même, ses Apôtres, et les successeurs de ses Apôtres. Dans cette description, nous rencontrons l’herméneutique par laquelle l’Église a toujours abordé la force stabilisatrice des choses liturgiques : la continuité et la tradition.

Dans ce bref essai, le premier d’une série en plusieurs parties sur le Canon romain, nous examinerons brièvement l’historicité du Canon – ses sources – et comment le Canon, comme notre Saint-Père actuel, le Pape François, l’a récemment noté, constitue l’un des  » éléments les plus distinctifs  » du Rite romain et, ainsi, démontre une ligne de continuité entre la Messe dans sa forme actuelle et  » les formes antérieures de la liturgie « [3]. « Le but de ces essais est de nous permettre de mieux apprécier le riche patrimoine que nous avons reçu de nos ancêtres dans la foi, et de nous aider à mieux entrer dans le véritable esprit de la sainte liturgie.

Canon gélasien

Notre étude de l’antiquité du Canon peut commencer par l’une des plus anciennes versions existantes du Canon complet qui se trouve dans l’ancien sacramentaire gélasien (Gelasianum vetus) du VIIe ou VIIIe siècle[4]. [Dans cet ancien sacramentaire, le Canon commence par le dialogue de la préface, suivi d’une forme de préface qui est encore conservée dans le Missel de Paul VI et de Jean-Paul II sous le nom de « Préface commune II » (Praefatio communis II), et dans le Missel de Jean XXIII sous le nom de « Préface commune » (Praefatio communis)[5]. Le Canon se poursuit ensuite par l’incipit familier, Te igitur, et comprend également au moins une indication rubriquée parallèle à celle que l’on trouve dans le Missale Romanum de 1962[6].

Ainsi, il existe des similitudes certaines entre cet ancien exemplaire et le Canon actuel. Cependant, il y a aussi des caractéristiques uniques qui distinguent cette version de celle que nous avons reçue. Par exemple, après avoir prié pour le pape et l’évêque dans le Memento pour les vivants, le Canon gélasien demande également que des prières soient offertes pour le roi et pour tous les habitants du royaume : « Memento, deus, rege nostro cum omne populo  » [7] Une autre caractéristique unique de l’exemplaire du Gelasianum vetus est l’inclusion de saints supplémentaires dans la section Communicantes. Après l’articulation des noms des deux derniers saints énumérés dans le Canon actuel – Cosme et Damien – la version du vieux gélasien demande ensuite l’intercession des saints Denis, Rusticus et Eleutherius, missionnaires à Paris, ainsi que des saints Hilaire, Martin, Augustin, Grégoire, Jérôme et Benoît[8]. On peut supposer qu’avec l’insertion des prières pour le roi et le royaume dans le Memento pour les vivants, et l’inclusion des saints Denis, Rusticus et Eleuthère dans les Communicantes, le Gelasianum vetus reflétait simplement son statut de  » sacramentaire mixte « , un sacramentaire entièrement romain, mais qui commençait aussi à prendre des éléments francs après sa réception au-delà des Alpes[9]. [Une autre caractéristique intéressante du Canon du Gelasianum vetus se trouve dans les mots  » diesque nostros in tua pace disponas  » ( » ordonne nos jours dans ta paix « ) qui occupent une place dans la section Hanc igitur[10]. Bien que cette phrase soit toujours observée dans le missel actuel, Guéranger note que cette section a très probablement été ajoutée aux premiers exemplaires du Canon par St. Grégoire le Grand à l’époque de l’invasion lombarde de l’Italie à la fin du sixième siècle[11]. Ainsi, nous pouvons voir dans cette ancienne version du Canon romain une prière fixe qui admettait néanmoins certains éléments qui aidaient l’Église à répondre aux besoins sociétaux et pastoraux de l’époque.

Canon ambrosien

Bien que la version du Canon trouvée dans le Gelasianum vetus soit l’un des premiers textes complets attestant de l’ancienneté de cette anaphore, l’histoire du Canon remonte en fait à bien plus tôt. Dans les réflexions de saint Ambroise du IVe siècle sur les rites d’initiation célébrés dans son église de Milan, nous trouvons une version encore plus ancienne du Canon qui met en contexte ce que l’on trouve dans le Gelasianum vetus. Comme nous l’observons dans le De sacramentis, une série d’homélies mystagogiques probablement prêchées autour de 391, saint Ambroise n’avait pas peur de préserver les coutumes locales de son Église milanaise, ni d’harmoniser les pratiques liturgiques de Milan avec celles de Rome[12]. Cette ouverture aux coutumes de Rome se reflète dans la partie IV du De sacramentis, où saint Ambroise identifie les mots qu’il utilise pour la prière eucharistique[13].

Bien que le Canon complet ne soit pas illustré dans cette réflexion mystagogique, et que les parties que nous trouvons ne correspondent pas toujours directement à ce que l’on trouve dans la version de l’ancien gélasien, les  » différences « , comme le note G.G. Willis,  » entre le Canon de saint Ambroise et le Canon finalement établi sont moins remarquables que leurs similitudes « [14]. « [14] Les parallèles avec le Canon romain dans De sacramentis sont notés dans les sections suivantes : le Quam oblationem ( » Fais-toi plaisir, ô Dieu, nous te prions, de bénir […. ] « ), le Qui pridie (le début du récit de l’institution), le Unde et memores (le début de l’anamnèse), le Supra quae (la suite de l’anamnèse, faisant référence à Abel, Abraham et Melchisédech) et le Supplices te rogamus (l’épiclèse de la communion demandant que la grâce du sacrement soit reçue par tous ceux qui y participent)[15]. [15]

Si l’on compare le canon du Gelasianum vetus à celui du De sacramentis de saint Ambroise, on constate le resserrement progressif des caractéristiques qui ont contribué au « génie du rite romain ». Willis a résumé ces caractéristiques à travers les idées connexes de Christine Mohrmann et Camilus Callewaert :

 » Le professeur Christine Mohrmann a raison de dire que le Canon gélasien… est, comme l’avait déjà soutenu Mgr Callewaert, une modification stylistique des formes trouvées dans le De sacramentis de saint Ambroise. Sa caractéristique la plus frappante, dit-elle, est l’accumulation de synonymes, et une tendance à amplifier et à rendre le langage plus solennel. Les constructions paratactiques sont remplacées soit par une clause relative, par exemple Fac nobis hanc oblationem par Quam oblationem […], soit par un absolu ablatif, comme lorsque respexit in caelum est remplacé par elevatis oculis in caelum […]. Une autre tendance est l’accumulation de synonymes. C’est là une caractéristique forte de l’euchologie romaine, qui a déjà fait son apparition dans le Canon cité par saint Ambroise, et qui devient beaucoup plus fréquente dans le Canon développé « [16].

Prière centrale

En examinant la question du  » génie  » du Rite Romain, pour utiliser l’expression popularisée par Edmund Bishop[17], nous trouvons dans le Canon une expression unique de la romanità de notre Rite. En suivant la description faite par Bishop des caractéristiques du Rite romain comme étant sa « simplicité, son caractère pratique, une grande sobriété et maîtrise de soi, sa gravité et sa dignité »[18], nous rencontrons ces détails dans la structure du Canon, ainsi que son air rhétorique, théologique et spirituel qui le distingue des anaphores (prières eucharistiques) observées dans les autres Rites de l’Église, tant en Orient qu’en Occident non romain[19].

Alors que l’Église continue à réfléchir sur les réformes liturgiques du Concile Vatican II, et qu’elle prend à cœur la récente exhortation du Saint-Père sur son rôle de  » gardienne de la tradition « , un endroit merveilleux pour commencer cette réflexion sur l’engagement de l’Église dans la continuité et la tradition est cette prière centrale de la Messe qui unit l’Église militante, l’Église souffrante et l’Église triomphante dans le Sacrifice sacerdotal du Fils au Père dans l’Esprit. Dans les prochains épisodes de cette série, nous nous engagerons dans une étude plus approfondie du Canon, de ses diverses caractéristiques, et de la manière dont nous, clergé et fidèles, pouvons profiter de la richesse de cette ancienne euchologie qui occupe toujours une place de choix dans notre Rite romain[20].


Notes:

  1. Council of Trent. Session XXII (September 17, 1562), Ch. 4, in Henrich Denzinger, Enchiridion symbolorum definitionum et declarationum de rebus fidei et morum (Compendium of Creeds, Definitions, and Declarations on Matters of Faith and Morals, 43rd Edition, ed. Peter Hünermann, Robert Fastiggi and Anne Englund Nash (San Francisco: Ignatius, 2012) 418-419, n. 1745. 
  2. Prosper Guéranger, The Liturgical Year, Vol. 1. Advent, tr. Laurence Shepherd (Fitzwilliam, NH: Loreto Publications, 2000) 78. 
  3. Pope Francis, Epistula accompanying the motu proprio Traditionis custodes (16 July 2021). English translation, www.vatican.va/content/francesco/en/letters/2021/documents/20210716-lettera-vescovi-liturgia.html, accessed 17 July 2021. 
  4. Most scholars place the terminus a quo from after the pontificate of Pope St. Gregory the Great (†604) and the terminus ad quem to before the pontificate of Pope St. Gregory II (715-731). See Cassian Folsom, “The Liturgical Books of the Roman Rite,” in Handbook for Liturgical Studies, Vol. I, Introduction to the Liturgy, ed. Anscar Chupungco (Collegeville: Liturgical Press, A Pueblo Book, 1997) 245-314, esp. 248. See also Eric Palazzo, A History of Liturgical Books: From the Beginning to the Thirteenth Century (Collegeville: Liturgical Press/A Pueblo Book, 1998) 45. 
  5. Liber sacramentorum Romanae Aeclesiae ordinis anni circuli. Sacramentarium gelasianum, ed. Leo Cunibert Mohlberg, Leo Eizenhöfer, Petrus Siffrin, Rerum Ecclesiasticarum Documenta, Series Maior, Fontes IV (Rome: Herder, 1960) 183-184, nn. 1242-1243. Henceforward abbreviated as GeV (Gelasianum vetus) with the identifying reference numbers being the margin numbers found in the critical edition. 
  6. This is found in GeV 1244 where we find five signs of the cross rubrically prescribed at the words, “[…] uti accepta habeas et benedicas + haec dona +, haec munera +, haec sancta + sacrificia i[n]libata + […]” (“that you accept and bless + these gifts +, these offerings +, these holy + and unblemished sacrifices +”). This parallels, though does not exactly correspond, what we find in the Missale Romanum of John XXIII (1962), where only three signs of the cross are called for at this point in the Canon, at the words “haec + dona, haec + munera, haec + sancta sacrificia illibata.” In the Missale Romanum of Paul VI and John Paul II, no additional gestures are called for. 
  7. GeV 1244. Interestingly, in referencing the bishop the GeV uses both “antistite” and “episcopo” – “una cum famulo tuo papa nostro illo et antestite [sic] nostro illo episcopo” – instead of only “antistite” as found in the current Canon. 
  8. GeV 1246: “Dionysii[,] Rustici[,] et Eleutherii[,] Helarii[,] Martini[,] Agustini[,] Gregorii[,] Hieronimi[,] Benedicti.” 
  9. Although a sacramentary devised for presbyteral use in the tituli of Rome, especially – as scholars surmise – in the Church of San Pietro in Vinculi (St. Peter in Chains), the Gelasianum vetus nevertheless exhibits elements of cross-pollination with Frankish customs then beginning to abound in the Roman Rite. Cf. Folsom, “The Liturgical Books of the Roman Rite,” 249, and Palazzo, A History of Liturgical Books, 45-46. 
  10. GeV 1247. 
  11. Prosper Guéranger, On the Holy Mass (Farnborough, Hampshire: St. Michael’s Abbey Press, 2006) 81. 
  12. See De sacramentis III, 5, regarding the practice in Milan of the post-baptismal washing of feet: “We are aware that the Roman Church does not follow this custom, although we take her as our prototype, and follow her rite in everything.” English translation from Edward Yarnold, The Awe Inspiring Rites of Initiation: Baptismal Homilies of the Fourth Century (Middlegreen, Slough: St. Paul Publications, 1971) 122. 
  13. De sacramentis IV, 21-22, 26-27. 
  14. G.G. Willis, A History of Early Roman Liturgy: To the Death of Pope Gregory the Great, Henry Bradshaw Society, Subsidia 1 (London: The Boydell Press, 1994) 23. 
  15. Cf. Ibid., 24. See also Uwe Michael Lang, The Voice of the Church at Prayer: Reflections on Liturgy and Language (San Francisco: Ignatius, 2012) 111-113. Here, Father Lang gives a synoptic table outlining more clearly these parallels. 
  16. Willis, A History of Early Roman Liturgy, 27-28. Cf. C. Mohrmann, “Quelques observations sur l’évolution stylistique du canon romain,” Vigiliae Christianae IV (1950) 1-19; C. Callewaert, “Histoire primitive du canon romain,” Sacris Erudiri II (1949) 95-110. 
  17. Edmund Bishop. The Genius of the Roman Rite. Strand (England): The Weekly Register, 1899. 
  18. Ibid., 15. 
  19. In particular, the Gallican and Mozarabic. 
  20. General Instruction of the Roman Missal 365a. Image Source: AB/Tom Erik Ruud/The National Library.

Image Source: AB/Tom Erik Ruud/The National Library.

Brève histoire du rite romain de la messe (Uwe Michael Lang) — partie IV : Les premières prières eucharistiques, improvisation orale et langage sacré

Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.

Les historiens du christianisme primitif s’accordent à dire qu’il n’existait pas de forme écrite fixe pour la prière liturgique au cours des deux ou trois premiers siècles et que l’improvisation était de mise. Mais cette improvisation n’était pas le fruit du hasard ; elle s’inscrivait plutôt dans un cadre d’éléments stables et de conventions qui régissaient non seulement le contenu, mais aussi la structure et le style, d’une manière qui était largement redevable au langage biblique. Allan Bouley note que de tels éléments « sont vérifiables au deuxième siècle et indiquent que la prière extemporanée n’était pas laissée à la seule fantaisie du ministre. Au troisième siècle, et peut-être même avant, certains textes anaphoriques existaient déjà par écrit. » Bouley identifie donc une « atmosphère de liberté contrôlée »[1], puisque les préoccupations d’orthodoxie limitaient la liberté de l’évêque ou du prêtre de varier les textes de la prière. Ce besoin devint particulièrement pressant lors des luttes doctrinales du quatrième siècle, et à partir de ce moment-là, les textes des prières eucharistiques, tels que le Canon romain et l’Anaphore de saint Jean Chrysostome, furent fixés.

Transmission orale et mémorisation

Dans une étude sur l’improvisation dans la prière liturgique, Achim Budde analyse trois anaphores orientales utilisées sur une zone géographique considérable : la version égyptienne de l’Anaphore de saint Basile, l’Anaphore de saint Jacques de Syrie occidentale et l’Anaphore de Nestorius de Syrie orientale. En appliquant une méthode comparative, Budde identifie des modèles communs et des éléments stables de structure et de style rhétorique, qui, selon lui, remontent à l’histoire pré-littéraire de ces prières eucharistiques et peuvent avoir été transmis par mémorisation[2]. L’approche méthodologique de Budde est un complément et un correctif important à celle de Bouley, qui semble sous-estimer l’importance de la mémoire dans une culture orale. Sigmund Mowinckel, connu surtout pour son travail exégétique sur les Psaumes, a observé que le développement rapide de formes fixes de prière correspond à un besoin religieux essentiel et constitue une loi fondamentale de la religion[3]. La formation de textes liturgiques stables peut donc être considérée très tôt comme une force puissante dans le processus de transmission de la foi chrétienne.

La pratique largement orale de la prière liturgique primitive n’a donné lieu qu’à quelques anaphores écrites que l’on peut dater avec une certaine probabilité de la période pré-nicéenne. Trois textes sont généralement mentionnés : le modèle de prière eucharistique de la Tradition apostolique (qui a été examiné dans le deuxième volet de cette série), l’Anaphore d’Addai et de Mari, et le papyrus de Strasbourg. Cependant, les questions relatives à leur date et à leur éventuelle forme primitive restent sans réponse définitive. Ainsi, l’avertissement du liturgiste anglican Kenneth Stevenson mérite d’être cité dans son intégralité : « Tous les experts liturgiques de l’Antiquité savent qu’Hippolyte pourrait, de façon concevable, avoir été un archaïsant syrien fictif, faisant ses propres affaires, en désaccord avec le pape ; Addai et Mari pourraient avoir été mutilés au point d’être méconnaissables lors des ajustements liturgiques du patriarche Iso’yahb au VIIe siècle (qui impliquaient des abréviations) et le papyrus de Strasbourg pourrait être le fragment d’une anaphore précoce qui a ensuite inclus des éléments aujourd’hui perdus mais très différents, par leur style et leur contenu, de l’anaphore grecque ultérieure, dite de saint Marc (complète). Avec les compilateurs de textes liturgiques, tout est possible »[4].

L’anaphore de Barcelone

Les recherches de Michael Zheltov sur l’Anaphore de Barcelone, qui se trouve sur le papyrus du IVe siècle P. Monts. Roca env. 128-178 sont d’une certaine importance. L’anaphore contient un dialogue d’ouverture, une prière de louange et d’action de grâce conduisant au Sanctus, une oblation du pain et de la coupe, une première épiclèse demandant au Père d’envoyer l’Esprit Saint sur le pain et la coupe et d’en faire ainsi le corps et le sang du Christ, un récit de l’institution suivi d’une anamnèse, une seconde épiclèse demandant les fruits spirituels de la communion, et une doxologie finale.

Comme le papyrus de Strasbourg, légèrement plus tardif, l’Anaphore de Barcelone appartient à la tradition alexandrine. Le fait qu’il s’agisse d’une prière eucharistique pleinement développée appuie fortement l’argument selon lequel le papyrus de Strasbourg est fragmentaire et ne contient pas une anaphore complète (comme proposé ci-dessus). En même temps, le texte de Barcelone manque de certains éléments de la tradition alexandrine ultérieure, comme les longues intercessions qui précèdent le Sanctus. Michael Zheltov note également que les textes liturgiques du papyrus présentent des caractéristiques théologiques archaïques (par exemple, le fait de s’adresser à Jésus en tant qu' »enfant » ou « serviteur » comme dans la Didaché et la Tradition apostolique), ce qui pourrait indiquer que l’anaphore date du troisième siècle. L’Anaphore de Barcelone appelle certainement à une révision des études récentes sur le développement précoce des prières eucharistiques. À tout le moins, elle remet en question la théorie avancée par Paul Bradshaw et Maxwell Johnson, entre autres, selon laquelle certains éléments, tels que le récit de l’institution et l’épiclèse, devraient être considérés comme une interpolation du quatrième siècle. Comme l’affirme Zheltov,  » ces parties n’ont pas une nature interpolée mais organique « [6] Si l’Anaphore de Barcelone peut effectivement être datée du troisième siècle, cela augmenterait la plausibilité d’une chronologie similaire pour la prière eucharistique dans la Tradition apostolique.

Liturgie et langue sacrée

Le langage liturgique se distingue des autres formes de discours chrétien par l’emploi de registres linguistiques qui expriment la relation de la communauté de foi avec le transcendant sous forme de louange, d’action de grâce, de supplication, d’intercession et de participation aux sacrements. L’utilisation du langage dans la liturgie présente des caractéristiques générales qui, à des degrés divers, la distinguent du langage courant.

Selon Christine Mohrmann, la pratique précoce de l’improvisation dans un cadre stable a conduit à un style de prière liturgique nettement traditionnel[7]. Il existe un phénomène similaire dans le domaine de la littérature, la langue stylisée des epos homériques avec ses formes de mots consciemment archaïques et colorées (Homerische Kunstsprache). La liberté des chanteurs d’improviser sur le matériau donné dans les poèmes épiques a contribué à la création d’une langue stylisée. La langue de l’Iliade et de l’Odyssée, que l’on retrouve également chez Hésiode et dans des inscriptions poétiques ultérieures, n’a jamais été une langue parlée utilisée dans la vie quotidienne[8].

Avec Mohrmann, nous pouvons citer trois caractéristiques de la langue sacrée ou, comme elle le dit aussi,  » hiératique « . Premièrement, elle tend à faire preuve de ténacité en s’accrochant à une diction archaïque (un exemple dans l’usage anglais contemporain serait « Our Father, who art in heaven… « ) ; deuxièmement, des éléments étrangers sont introduits afin de s’associer à une tradition religieuse vénérable, par exemple, le vocabulaire biblique hébreu dans l’usage grec et latin des chrétiens, comme amen, alleluia et hosanna (ceci est déjà noté par Saint Augustin) ;[9] et, troisièmement, le langage liturgique emploie des figures rhétoriques typiques du style oral, comme le parallélisme et l’antithèse, les clausules rythmiques, la rime et l’allitération.

Conclusion

Au cœur de l’Eucharistie se trouve la grande prière d’action de grâce, dans laquelle les offrandes de pain et de vin sont consacrées comme le corps et le sang du Christ. Les chercheurs continuent à débattre des questions de datation et des formes antérieures possibles des prières eucharistiques qui sont considérées comme provenant de la période pré-constantinienne. Alors que le quatrième et le cinquième siècle ont remodelé la célébration liturgique de l’Eucharistie, le contenu théologique et spirituel des anaphores de cette période s’est construit sur des bases déjà existantes. Le prochain volet de cette série proposera une étude de ces anaphores « classiques » de l’Orient chrétien.


Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du père Lang, voir la premièrela deuxième partie et la troisième partie.


Notes

  1. Allan Bouley, From Freedom to Formula: The Evolution of the Eucharistic Prayer from Oral Improvisation to Written Texts, Studies in Christian Antiquity 21 (Washington, DC: Catholic University of America Press, 1981), xv. 
  2. See Achim Budde, “Improvisation im Eucharistiegebet. Zur Technik freien Betens in der Alten Kirche,” in Jahrbuch für Antike und Christentum 44 (2001), 127-144. 
  3. Sigmund Mowinckel, Religion und Kultus, trans. Albrecht Schauer (Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1953), 8, 14, and 53. 
  4. Kenneth Stevenson, Eucharist and Offering (New York: Pueblo, 1986), 9. 
  5. Michael Zheltov, “The Anaphora and the Thanksgiving Prayer from the Barcelona Papyrus: An Underestimated Testimony to the Anaphoral History in the Fourth Century,” in Vigiliae Christianae 62 (2008), 467-504. 
  6. Ibid., 503. 
  7. See Christine Mohrmann, Liturgical Latin: Its Origins and Character. Three Lectures (London: Burns & Oates, 1959), 24. Her collected studies are published in: Études sur le latin des chrétiens, 4 vol. (Rome: Edizioni di Storia e Letteratura, 1961-1977). 
  8. See Mohrmann, Liturgical Latin, 10-11. 
  9. Augustine of Hippo, De doctrina christiana, II,11,16. 

La résurrection de Sacrosanctum Concilium

« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. » (Luc 9 : 22)

Toute grande œuvre de l’Église suit le chemin de la vie terrestre du Christ. Portée par l’Esprit Saint elle commence dans un printemps de joie, puis arrive l’hiver de la passion et de la mort apparente et, enfin, elle fleurit dans l’été de la résurrection et de la gloire.

La théologie carmélitaine enseigne cette vérité avec une précision particulière au sujet de l’ascension spirituelle des âmes. Celles-ci ne peuvent qu’atteindre la perfection en traversant l’épreuve que saint Jean de la Croix nomme la nuit de l’esprit, formée de tourments terribles, intérieurs et extérieurs, que sainte Thérèse d’Avila décrit en détail dans la sixième demeure de son Château intérieur.

Ceci est tout aussi vrai pour l’œuvre des conciles. Le grand archevêque, missionnaire et intellectuel, le vénérable Fulton Sheen, affirmait ainsi, en 1979, peu avant sa mort :

« Les tensions qui ont eu lieu après le concile ne sont pas étonnantes pour ceux qui connaissent entièrement l’histoire de l’Église. C’est un fait historique qu’à chaque fois qu’il y a une descente importante de l’Esprit Saint, tel que pendant un concile œcuménique, il y a toujours des attaques supplémentaires de l’anti-Esprit, du démon. » (A Treasure in Clay, p. 308)

En effet, après le concile de Nicée, au IVe siècle, la crise dite « arienne » qu’il était censé corriger s’empira au contraire, au point il où fallut convoquer 50 ans plus tard, le concile de Constantinople, pour y mettre enfin un terme. Et que dire du grand concile de Trente, qui répondit brillamment, point par point, aux divers « réformateurs » protestants ? Il eut lieu de 1545 à 1563, et les guerres de religion qui mirent à feu et à sang notre pays, entre catholiques et protestants, elles, commencèrent… en 1562.

Qu’en fut-il de la réforme liturgique des deux derniers siècles ? Née brillamment au 19e siècle dans les cœurs, les esprits et les lieux de cultes de profonds théologiens et hommes d’Église, elle fut peu à peu portée jusqu’au Magistère, d’abord avec la réforme du bréviaire de saint Pie X, ensuite avec celle de la semaine sainte du vénérable Pie XII et, enfin, le concile œcuménique Vatican II consacrait les fruits de ce travail dans sa constitution Sacrosanctum Concilium, qui donna les principes théologiques et pratiques généraux d’une réforme d’ensemble du culte catholique. Voici, pourrait-on dire, les mystères joyeux de la réforme liturgique.

Mais que se passa-t-il ensuite ? Il est difficile de décrire l’ampleur du désastre qui arriva, de la passion et de la mort qu’a traversé cet aspect si essentiel de la vie de l’Église catholique. Peut-être pourrions-nous commencer par l’illustrer avec cette description de la place du culte au congrès mondial de la revue Concilium de 1970, cinq ans après la clôture de Vatican II, qui regroupait alors l’élite mondiale de la théologie catholique. Tracey Rowland, membre actuelle de la Commission théologique internationale, rapporte ainsi l’expérience du père dominicain Cornelius Ernst, alors présent :

Celui-ci s’est « plaint que les organisateurs aient conçu le congrès comme un événement politique, un exercice pour faire pression sur les autorités de l’Église […] ; qu’il n’y ait pas eu de messe les jours de semaine ; que la messe du dimanche ait été différée pour le bénéfice des médias et dominée par une « chorale d’écoliers belges chantant des airs sautillants’ […] » (Catholic Theology, p.91)

La description est brève, mais suffisante pour que quiconque est familier de Sacrosanctum Concilium puisse saisir la contravention la plus totale de son enseignement dans ce qui devrait être une rencontre hautement spirituelle. Moins d’une décennie après l’écriture et l’adoption de ce texte, il était déjà manifestement ignoré et méprisé par ceux qui auraient dû être les mieux placés pour le comprendre et le vivre. L’on pourra mentionner, en passant, que la débâcle manifeste de Concilium pesa certainement lourdement dans les facteurs qui poussèrent, en 1972, les pères Hans Urs Von Balthasar, Joseph Ratzinger et Henri de Lubac à fonder Communio, la revue qui devait heureusement prendre le relai comme figure de proue de la recherche théologique catholique.

Si l’état de la liturgie était tel parmi l’élite de l’Église, malheureusement sur le terrain, dans les paroisses, diocèses et communautés religieuses, les choses n’allaient pas autrement. Sans passer trop de temps sur ceci – les descriptions seraient longues, et les abus sont encore dans la mémoire de beaucoup – nous citerons simplement le constat d’un des plus grands artisans du Renouveau liturgique du milieu du XXe siècle, qui était un soutien initialement enthousiaste des efforts de réforme postconciliaires, le père Louis Bouyer. En 1968, trois ans après la clôture du concile, il affirmait :

« Une fois de plus, ici, il faut dire les choses sans ambages : il n’y a pratiquement plus de liturgie digne de ce nom, à l’heure actuelle, dans l’Église catholique. La liturgie d’hier n’était plus guère qu’un cadavre embaumé. Ce qu’on appelle liturgie aujourd’hui n’est plus guère que ce cadavre décomposé. » (La décomposition du catholicisme, p. 144)

Le constat est on ne peut plus sévère. Le culte catholique serait donc passé d’un état dominant de formalisme souvent creux, vécu sans en pénétrer véritablement le sens, et donc avec peu de profit spirituel, à un état de chaos généralisé. Plutôt que de faire revivre la liturgie, les premiers efforts de réforme de la faire sortir de son état « embaumé, » l’auraient plutôt amenée à celui pire encore de « décomposé. » Avant, il restait au moins la forme. Ensuite, même pas cela. Les principes et règles fondamentales du culte catholique n’étaient plus réellement vécus, ni dans les gestes, ni dans les cœurs.

La liturgie est donc bien morte au courant des années 1960. Après le printemps de la redécouverte par le mouvement liturgique de ses principes théologiques, historiques et spirituels, qui furent ensuite consacrés par le magistère, elle fut conduite à sa flagellation, son humiliation et, finalement, à son meurtre.

« ‘Femme, pourquoi pleures-tu ?’ Elle leur répond : ‘On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a déposé.’ » (Jean 20:13)

Cependant, l’Église est indéfectible. Elle ne peut pas s’effacer devant les portes de l’Enfer, et cela implique que ses attributs essentiels possèdent cette grâce aussi. L’Église aura ainsi toujours une hiérarchie et des sacrements valides, elle préservera toujours le dépôt de la foi, et elle ne perdra jamais, au moins totalement, l’essence de sa liturgie. Le peuple de Dieu est par nature un peuple de prêtres, de sacrifice et de louange, une assemblée vouée au culte. Toute mort concernant sa liturgie sacrée ne peut donc qu’être apparente, et elle ne peut qu’être permise temporairement par la volonté du Très Haut pour la purification de son peuple, pour l’amener à un plus grand rayonnement de sa Gloire, même si un tel châtiment peut durer quarante années dans le désert.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

« Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » (Jean 2 : 19)

Méditons le passage du livre des Rois dans lequel, pendant la rénovation du Temple ordonnée par le roi Josias, il y eut une découverte inattendue :

« Le grand prêtre Helcias dit au secrétaire Shafane : ‘J’ai trouvé le livre de la Loi dans la maison du Seigneur.’ […] Après avoir entendu les paroles du livre de la Loi, le roi déchira ses vêtements. […] Le roi fit convoquer auprès de lui tous les anciens de Juda et de Jérusalem. […] Il s’engageait à suivre le Seigneur en observant ses commandements, ses édits et ses décrets, de tout son cœur et de toute son âme, accomplissant ainsi les paroles de l’Alliance inscrites dans ce livre. Et tout le peuple s’engagea dans l’Alliance. » (2 Rois 22-23)

L’on avait alors perdu le Livre de la Loi ! Au point de l’avoir oublié… Mais quand le grand roi Josias entendit pour la première fois les paroles inspirées, il engagea une réforme générale de la religion et de la liturgie des Hébreux, qui était tombée dans un chaos à peu près complet, jusqu’à un culte idolâtrique, rendu aux Baals et autres divinités païennes, qui se tenait dans le Temple de Salomon.

Ne sommes-nous pas dans une situation analogue ? Qui peut lire les paroles inouïes en majesté de Sacrosanctum Concilium sans sentir quelque chose comme le déchirement intérieur de Josias ? Nous avons tellement erré ! Et la parole de l’Église de Dieu est si grande, belle et vraie !

Que faut-il faire ? Il est l’heure de la résurrection, qui doit tout d’abord avoir lieu dans nos cœurs et nos actes. Comme le peuple de Dieu sous la conduite de Josias, il faut revenir à l’attitude la plus fondamentale dans le service du Seigneur : « Ecoute, Israël ! » (Deut. 6 : 4)

Oui, écoute ! Que dit vraiment le saint concile ? Voilà la voie à suivre. Résumons sa spiritualité :

« La liturgie est le sommet vers lequel tend l’action de l’Église, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu. » (SC §10)

Oui, rien n’est plus important que la liturgie car « tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. » (Mat. 22 : 37-38) Et la liturgie est le lieu où nous servons Dieu, où nous l’aimons, le plus directement, le plus immédiatement et le plus puissamment.

Dans toutes les autres circonstances de la vie, nous honorons le Seigneur en lui offrant le sacrifice d’actes qui ont pour objet immédiat et premier des choses du monde. Mais dans son culte sacré, nous lui offrons le sacrifice de sa propre Parole, de son Corps et de son Sang. Rien ne peut être supérieur à cela, et par nul autre moyen pouvons-nous entrer dans une communion plus profonde et plus complète avec Lui. C’est seulement dans le Temple que l’eau vive peut-être puisée avec une telle profondeur pour le salut du monde. Il ne peut donc rien y avoir au-dessus de la liturgie dans la vie de l’Église. La pensée du contraire serait le signe que l’on est tombé dans une forme d’idolâtrie ou une autre, mettant quelque chose au-dessus du service du Très Haut.

Ensuite, la liturgie se reçoit. « C’est pourquoi absolument personne d’autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. » (SC §22) La source de la liturgie est la Tradition, et le Saint-Siège est le modérateur premier de celle-ci. Ce qui resterait ensuite de décisions graves sont confiées aux évêques. Voilà les règles à suivre, et les seules.

Comme le culte de l’ancienne alliance, dont les règles sont déployées en détail dans le Pentateuque, le culte de la nouvelle alliance se reçoit et ne s’invente pas. Nous adorons Dieu selon la manière qu’il nous donne de le faire par son Église, et cela passe par la Tradition, le Saint-Siège et la hiérarchie épiscopale. Les initiatives liturgiques ne respectant pas ces fondements et qui ont fleurie ces cinq dernières décennies sont donc des attitudes absolument anticatholiques et sacrilèges.

Ensuite, la liturgie doit être vécue de manière toujours plus profonde par le chrétien :

« Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ; et c’est pourquoi elle doit être recherchée avec ardeur par les pasteurs d’âmes, dans toute l’action pastorale, avec la pédagogie nécessaire. » (SC §14)

Qu’entend le concile par l’expression de « participation pleine et active » ? Cela signifie que la liturgie ne peut rester qu’un acte extérieur et formel pour être vécue en vérité. Le chrétien doit tendre toujours plus à vivre intérieurement et réellement les actes que le culte lui donne d’accomplir. Et cela doit être « recherché avec ardeur. »

Ainsi, le Kyrie eleison doit être une réelle imploration de la miséricorde de Dieu, comme celle du publicain de l’Évangile, qui par cette humilité « était devenu un homme juste. » (Luc 18 : 14) Le Sanctus doit être une exultation parmi les Séraphins. La consécration doit être un moment d’oblation et d’adoration totale devant le Mystère le plus élevé de Dieu se rendant présent sur l’autel. Chaque geste, antienne, lecture et chant doit devenir progressivement un moment, une action, vécue toujours plus pleinement dans sa vérité.

D’ailleurs, que seraient nos cultes sinon ? Qu’est-ce qu’un homme qui dit « credo, » mais ne croit pas ? Qui se mettrait à genoux, et n’adorerait pas ? Qui se frapperait la poitrine, sans se repentir ? De son trône dans le Tabernacle, le Seigneur ne serait-il pas en train de le regarder comme les pharisiens ? « Hypocrite ! »

Et, bien sûr, cette sincérité, cette droiture, ne peut pas se limiter au temps de culte pour que la liturgie soit vécue pleinement. Celle-ci ne peut que véritablement vivre et rayonner si elle est vécue dans une vie chrétienne sincère et fervente en tous ses autres aspects essentiels :

« Pour obtenir cette pleine efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d’une âme droite, qu’ils harmonisent leur âme avec leur voix, et qu’ils coopèrent à la grâce d’en haut pour ne pas recevoir celle-ci en vain. » (SC §11)

Il serait, en effet, impossible d’essayer d’entrer dans les mystères les plus élevés de Dieu, déployés dans le culte, sans par ailleurs que nous fassions de réels efforts de cheminement vers la sainteté. Cela implique, au minimum, d’adhérer pleinement à la foi de l’Église, de rejeter tous les péchés, de cultiver les vertus et en particulier la charité, d’avoir une vie de prière personnelle et de pénitence régulière, et de participer à la hauteur de ses moyens à l’apostolat de l’Église. En d’autres termes, cela implique de chercher à vivre l’Évangile en toutes ses dimensions.

Car la liturgie est bien la source et le sommet de la vie chrétienne. Comme Moïse montant converser avec le Seigneur au Sinaï, le chrétien va s’y ressourcer et adorer son Dieu, et il en revient ensuite, rayonnant de grâces, apporter la lumière au monde. Elle est à la fois le lieu où le baptisé puise l’eau vive à répandre, et l’autel où il offre ensuite les mérites acquis au Dieu trois fois saint. Mais si cette vie n’est vécue que partiellement, le cycle, pour ainsi dire, de réception et de transmission des grâces est rompu. Nous arriverions à l’autel les mains vides, en imposteurs. Nous nous présenterions pour recevoir le salaire des moissonneurs sans avoir moissonné. « Comment es-tu entré ici, sans avoir le vêtement de noce ?” (Mat. 22 : 12) Et le Seigneur ne saurait tolérer un serviteur qui ne porte l’eau vive à personne. « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. » (Mat. 7 : 19) Seule une âme véritablement animée par l’Esprit de l’Evangile, configurée au Logos éternel, peut traverser le rideau du Temple pour vivre ce qui se déroule dans le saint des saints.

Cependant, si la théologie et la spiritualité de Sacrosanctum Concilium sont bien vécues dans leur intégralité, en vérité, la liturgie devient le lieu par excellence où l’on va, comme l’écrivait saint Grégoire de Nysse, au sujet de la vie spirituelle, «de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin. » L’on s’y élève à Dieu avec une puissance inégalable, et l’on obtient en retour des grâces extraordinaires pour le monde. Car la liturgie est « l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré. » (SC §7)

Comment donc sauver le monde ? Que ressuscite Sacrosanctum Concilium ! Prenons aujourd’hui la constitution du saint concile et lisons là à nouveau, comme Josias, les anciens, et le peuple de Juda. « Ecoute, Israël !» Et puis, surtout, faisons ensuite ce qu’elle dit : « Quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc. » (Mathieu 7 : 24)

L’Esprit Saint aujourd’hui s’adresse à nous, comme à saint Augustin, peu avant son illumination : « tolle, lege, » « prend, lis ! » Si comme lui, nous voulons recevoir la grâce de la régénération spirituelle, de la résurrection, nous devons obéir à la Parole sacrée. Il n’y a pas d’autre voie. Et quand cela sera fait, la crise actuelle de la liturgie sera alors bien rapidement un mauvais souvenir, comme le sont aujourd’hui la crise arienne et tant d’autres, et l’Église rayonnera d’une gloire d’une splendeur qui nous est difficilement concevable, nous qui sommes nés au désert.

Et cela arrivera, avec certitude, car toute mort apparente du Corps mystique du Christ, où d’un de ses attributs essentiels, ne peut que mener à sa résurrection, qui aura infailliblement lieu « au troisième jour. » Qu’il vienne !

Pourquoi chanter les textes liturgiques ?

Ceux qui ont fait l’expérience de se rendre à une Messe célébrée dans un rite oriental (catholique ou non) auront remarqué que la liturgie y est intégralement chantée. On chante même les lectures, c’est dire ! Or, nous voyons rarement ce genre de choses dans nos paroisses. C’est même plutôt le contraire : même à la Messe du dimanche, nous récitons, sans chant, le signe de croix, les lectures, le Credo, les intentions de la prière universelle, voire le Notre Père. Pourtant, il ne devrait pas en être ainsi ; et ce qui est de facto propre aux orientaux sur ce point précis était commun à toutes les Eglises apostoliques… donc aussi à l’Eglise d’Occident, l’Eglise de Rome.

Le texte qui va suivre a été écrit par M. Peter Kwasniewski, théologien américain et grand défenseur de la forme extraordinaire du rite romain. Dans cet article, publié sur le site américain « New Liturgical Movement » et traduit par nos soins, il défend l’usage du chant des textes de la liturgie à l’encontre de leur pure et simple récitation.

Avant de vous laisser découvrir sa prose, nous précisons que nous ne sommes pas nécessairement d’accord avec tous les propos tenus par M. Kwasniewski. Celui-ci a notamment attaqué la forme ordinaire du rite romain d’une manière que nous ne partageons pas le moins du monde.

Enfin, selon l’usage d’un vénérable site internet, nous nous autorisons des commentaires [placés entre crochets et en rouge].

Et maintenant, passons à l’article proprement dit !

L’on constate que toutes les religions du monde comportent le chant de textes sacrés [C’est là un fait indubitable et pratiquement universel que toutes les religions comportent le chant de leurs textes sacrés]. Une convergence aussi surprenante indique qu’il y a une connexion naturelle entre le culte du divin et le chant des textes impliqués dans les rites, à savoir, une connexion basée sur la nature de l’homme, du chant et de la parole.

La philosophie du chant des textes religieux

Cette pratique universelle dérive d’un sens intuitif que l’on ne parle pas des saintes choses, et des saints sentiments qui vont avec, comme l’on parlerait de choses ordinaires de tous les jours, mais devraient être élevées à un niveau supérieur par une mélodieuse modulation – ou submergées dans le silence. Les rituels authentiques, par conséquent, tendent à alterner silences (soit pour la méditation, soit pendant une action symbolique) et chants (qui peuvent être ou non accompagnés de quelque autre action).

Les actes de culte public deviennent plus solennels, et leur contenu plus attirant et mémorable, par le chant du clergé, des chantres, du choeur et de l’assemblée. Plus encore, le contraste entre le chant (l’expression humaine à son plus haut degré) et le silence (une abstinence « apophatique » délibérée de discours) est encore plus éclatant que le contraste entre parler et ne pas parler. Le premier ressemble à la montée et à la descente des vagues de l’océan, quand le second ressemble davantage à une lampe que l’on allume et éteint.

La première fonction du discours parlé est discursive, visant à l’instruction, guidée « vers » un auditeur [d’où le fait qu’il est, évidemment, beaucoup plus convenable que le chant pour ce qui est des homélies], tandis que le chant, qui unit plus facilement et naturellement plusieurs chanteurs en un seul corps, est capable, en plus de porter du sens et des sentiments qui vont au-delà de ce que les mots peuvent dire, d’augmenter considérablement le pouvoir de pénétration des mots eux-mêmes. L’on trouve ceci spécialement dans les « mélismes » du chant, les longues élaborations mélodiques sur une seule syllabe qui donnent voix aux émotions et aspirations intérieures que les mots ne peuvent pleinement exprimer.

Personne n’a commenté avec plus de profondeur le pouvoir quasi-mystique qu’a le chant d’unir les chanteurs entre eux et le sujet avec l’objet que le philosophe de la musique Victor Zuckerkandl. Dans son livre Man the Musician (L’homme, ce musicien), publié aux Presses universitaires de Princeton, en 1973, il écrit :

La musique est appropriée, elle aide, là où l’abandon de soi est requis ou attendu – là où le moi va au-delà de lui-même, là où le sujet et l’objet se rassemblent. Les tons semblent être le pont qui rend possible, ou du moins plus facile, de passer la frontière qui les sépare (24-25).

La parole parlée présupppose « l’autre », la personne ou les personnes à qui la parole est adressée ; celui qui parle et celui à qui l’on parle sont tournés l’un vers l’autre ; la parole va de l’un à l’autre, créant une situation où les deux se font face comme des individus distincts, séparés. Partout où l’on parle, il y a un « lui, pas moi » d’une part, et son contraire, un « moi, pas lui » d’autre part. C’est pourquoi la parole n’est pas l’expression naturelle du groupe.

Le chant est l’expression naturelle et appropriée du groupe, de unité des individus dans le groupe. Si c’est le cas, nous devons supposer que les tons – le chant – expriment essentiellement non pas l’individu, mais le groupe ; plus précisément, ils expriment l’individu dans la mesure où il est membre du groupe ; plus précisément encore, dans la mesure où sa relation à autrui n’est pas une relation de « face à eux » mais bien d’unité (togetherness).

En effet, alors que les mots tournent les gens face à face, les font se regarder les uns les autres, les tons les font regarder dans la même direction : tous suivent les tons dans leur commencement et leur fin. Au moment où les tons résonnent, la situation où un camp faisait face à l’autre se transforme en une situation d’unité, les individus pluriels et distincts en un seul groupe.

Et enfin :

Si les paroles ne sont pas simplement parlées mais chantées, elles bâtissent un pont vivant qui les lie aux choses auxquelles les mots réfèrrent, qui transforme la distinction et la séparation en unité. Par le moyen des tons, l’orateur va chercher les choses, les ramène avec lui, en lui-même, afin qu’elles ne soient plus « autres », quelque chose qui lui serait étranger, mais que l’autre chose et lui-même soient un.

Le chanteur demeure ce qu’il est, mais son être est élargi, son espace vital est étendu : en étant ce qu’il est, il peut maintenant, sans perdre son indentité, être ce qu’il n’est pas ; et l’autre chose, tout en étant ce qu’elle est peut, sans perdre son indentité, être avec le chanteur (29-30).

Au final, tout revient à cela : nous chantons quand nous sommes en accord, ou voulons l’être, avec notre activité ou l’objet de notre activité. Ceci est vrai lorsque nous sommes amoureux d’une autre personne. Cela est vrai par-dessus tout lorsque nous sommes amoureux de Dieu. Ceci est l’origine de la musique incomparablement belle de la tradition catholique. Saint Augustin dit : « Seul l’amant chante ». Nous chantons… nous chuchotons… et nous faisons silence.

Au cours de cette discussion, Zuckerkandl fait une remarque qui me rappelle douloureusement les années où j’ai grandi avec le Novus Ordo, avec des assemblées qui récitaient ensemble le Gloria et le « Saint, Saint, Saint ».

Peut-on imaginer que des gens viennent ensemble pour réciter des chants ? On le peut, mais seulement comme possibilité logique ; dans la vraie vie, cela serait absurde. Cela reviendrait à transformer quelque chose de naturel en quelque chose de tout à fait anormal, contre nature (25).

À la Messe basse, la récitation des textes qui sont normalement chantés ne « fonctionne » que parce que le prêtre dit seul les textes, et le fait à l’autel, ad orientem [1]. Il n’adresse les paroles du chant à personne, sinon à Dieu. Elles acquièrent ainsi une sorte de statut rituel comparable à celui du Canon récité. La récitation de textes chantés n’est pas liturgiquement idéale ; cette forme de Messe s’est développée pour la dévotion personnelle du prêtre célébrant à un autel latéral avec un clerc. Néanmoins, tout le monde devrait trouver étrange d’avoir une grande église bien remplie et de réciter alors les chants au lieu de les chanter. Mais nous pouvons laisser ce point-ci de côté pour l’instant, puisque j’en ai déjà parlé ailleurs.

[C’est un point sur lequel nous nous séparons de M. Kwasniewski. Le fait est que l’assemblée, même à la Messe basse selon la FE, répond au prêtre, ne serait-ce qu’en disant « Et cum spiritu tuo ». Aussi ce point-ci nous semble-t-il être un assaut injustifiée contre la FO, qui se retourne d’ailleurs contre lui-même.]

Raisons pratiques en faveur du chant

Le chant a aussi pour lui des raisons pratiques. Comme l’expérience le montre, des textes qui sont chantés ou psalmodiés (sung or chanted) avec une élocution correcte sont ouïs avec plus de clarté et de force dans une grande assemblée que des textes lus ou même criés. La musique a une manière de porter les mots et de leur faire pénétrer les oreilles et les âmes de ses auditeurs. Aux temps anciens, la poésie épique et lyrique, et même certaines parties des discours politiques, étaient chantés pour cette même raison.

L’amplification électrique n’était pas nécessaire lorsque les architectes tentaient de bâtir des espaces qui résonnaient convenablement et les ministres liturgiques apprenaient à chanter. Une église bien bâtie avec des chanteurs (singers) bien entrainés n’a aucunement besoin d’amplification artificielle. Plus encore, tout dans la liturgie n’a pas à être entendu, contrairement à ce que dit l’une des hypothèses clés derrière la « dégérénovation » (wreckovation) de nos rites [On l’a dit, M. Kwasniewski n’aime pas la FO ; on l’a également dit, nous ne partageons pas ce point de vue].

Difficile d’imaginer un aéroport moderne s’en sortir sans speakers pour ses annonces. C’est par contre une tragédie que les mêmes types de de production sonore techniques, pragmatiques, impersonnels et déconcentrés envahissent les églises. Dans une église, le micro tue l’intimité, l’humilité, la localité et la directivité de la voix humaine. La nouvelle voix devient une sorte de géant sans lieu (placeless giant), un « Big Brother » plus grand que nature, venant de partout et de nulle part, dominant et soumettant l’auditeur. Mettre des micros et des speakers dans une église n’accélère pas un processus naturel : il le renverse. Il n’y a pas de continuum entre la voix non-aidée et la voix artificiellement amplifiée : ce sont deux phénomènes différents, avec des phénoménologies radicalement différentes. Quand les textes rituels sont ornés d’une musique appropriée, leur message en est « porté » tant physiquement que spirituellement.

Le chant grégorien comme idéal du texte chanté

Les huit caractéristiques du chant grégorien sont :

  • la primauté de la parole ;
  • un rythme libre ;
  • le chant à l’unisson ;
  • une vocalisation sans accompagnements ;
  • la modalité ;
  • l’anonymat ;
  • la modération émotionnelle ;
  • une sacralité sans ambiguité.

(J’ai parlé de tout ceci en détails ici).

Ces caractéristiques, prises ensemble, montrent que le plain-chant n’est pas seulement un peu différent des autres types de musique vocale, mais radicalement et profondément différent [2]. Il est une musique liturgique de part en part, n’existant que pour le culte divin, parfaitement adapté à sa nature verbale et sacrée et bien adapté pour aider les fidèles qui l’associent avec ce culte et le trouvent aussi beau qu’étrange, comme L’est Dieu Lui-même.

Nous voyons mieux maintenant pourquoi le plain-chant est fait partie intégrante et nécessaire de la liturgie solennelle, pourquoi il donne une forme plus noble à la célébration et pourquoi il est spécialement adapté au rite romain et mérite la première place en son sein – tout ceci fut affirmé sans ambiguité dans Sacrosanctum Concilium.

Quand il est accompli de manière édifiante, le plain-chant, de lui-même, « s’accorde à l’esprit de l’action liturgique », ce qui ne peut être affirmé de tout autre morceau de musique. En d’autres termes, le plain-chant fournit la définition même de ce que signifie « s’accorder à l’esprit de l’action liturgique », et les autres œuvres musicales doivent être évalués, pour ainsi dire, par ce critère suprême – comme l’avait dit le pape Pie X dans son motu proprio Tra le sollecitudini : « on peut établir à bon droit la règle générale suivante : Une composition musicale ecclésiastique est d’autant plus sacrée et liturgique que, par l’allure, par l’inspiration et par le goût, elle se rapproche davantage de la mélodie grégorienne, et elle est d’autant moins digne de l’Église qu’elle s’écarte davantage de ce suprême modèle ».

___________________

Notes de l’auteur :

[1] Ceci est devenu mon objection principale à la Messe dialoguée, au moins en tant qu’elle demande la récitation de textes qui normalement devraient être chantés.

[2] On a souvent été remarqué que le lien puissant entre le chant et le catholicisme a été bien exploité par les réalisateurs de Hollywood qui, à chaque fois qu’ils veulent évoquer une « atmosphère catholique » s’assurent d’avoir quelque pièce de plain-chant flottant en arrière-plan. Si seulement le clergé d’aujourd’hui avait la moitié de ce « sens des affaires » !

*

* *

[Ainsi s’achève l’article de M. Kwasniewski. Nous l’avons dit, nous ne partageons pas tout ce qu’il professe, y compris dans cet article ; mais nous devons reconnaître qu’il fait d’excellentes remarques, surtout quant à la signification profonde du chant liturgique et à l’exemplarité du chant grégorien pour toute la musique liturgique, au moins dans le rite romain.

Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu’il entende !]

Ascèse et liturgie

L’entrée en Carême doit être pour tous les fidèles et le clergé l’occasion de redécouvrir une dimension absolument fondamentale de la prière liturgique : sa dimension ascétique.
La liturgie, en effet, a pour finalité propre l’union à Dieu par la contemplation et la prière qui préparent le cœur à l’accueil de la grâce. Mais cette finalité nécessite un état d’esprit, une disposition de la personne bien spécifique et qui ne peut pas être obtenue d’emblée. En effet, du fait du péché originel, l’être humain a naturellement tendance à ce que l’on pourrait appeler en psychologie « l’hypertrophie du moi », ou bien, en termes plus spirituels, le péché d’orgueil. Ce péché se manifeste de la manière suivante : l’individu se croit au centre de tout ; tout entier tourné sur lui-même dans une auto-contemplation nombriliste, il se rend incapable de voir le réel qui l’entoure, les autres et, bien évidemment, le vrai Dieu.

La vraie liturgie étouffée par la dictature du «moi»

Cette tendance, consubstantielle à la nature humaine blessée par le péché, éclate sous nos yeux dès que nous assistons à la plupart des célébrations qui ont lieu dans nos paroisses. Le sentimentalisme qui s’y exprime est la manifestation la plus explicite de cette dictature du « moi je » qui contribue à effacer de nos célébrations le visage du Christ et à réduire les eucharisties dominicales en de simples caisses de résonances où s’entrechoquent la cécité des egos : « Moi je suis un célébrant ouvert aux autres », « moi je suis une animatrice impliquée dans la vie paroissiale », « moi je veux célébrer des messes qui plaisent », « moi je raconte ma vie », « moi je », « moi je », « moi je »… Désormais soumise à la dictature du « moi je » déclinée en cent variations sur le même thème, la liturgie ne peut être que rongée de l’intérieur par l’expression infinie des affects, des idées personnelles, de la sensiblerie mièvre des uns, du sentimentalisme des autres, de l’infinie variété des goûts personnels, des humeurs, des choix subjectifs… Dès lors, elle devient totalement incapable d’exprimer la Vérité divine objective, de refléter l’image du vrai Dieu : un Dieu qui n’est jamais réductible ni à nos choix et à nos goûts personnels et changeants, ni à la personnalité d’un célébrant qui se veut sympathique.

L’ascèse comme condition de l’entrée dans la prière vraie

Or, s’il y a bien un moyen d’empêcher la liturgie d’être envahie par ce sentimentalisme dissolvant, c’est l’ascèse. Du dénuement de Job dans l’Ancien Testament aux austérités des Pères du désert, du monachisme médiéval aux grands mystiques de l’époque moderne, l’ascèse a toujours été l’outil incontournable au service de l’épanouissement de la vie intérieure. Or, la prière liturgique est tout entière fondée sur l’ascèse, indispensable pour purifier nos corps et nos pensées des œuvres mortes pour, par le biais de la contemplation, être rendus dignes de rendre un culte juste et bon – comme le chantent les préfaces- au Dieu vivant.
On oublie souvent que les pratiques ascétiques comme le jeûne sont toujours intimement liées aux différents temps liturgiques, comme préparation aux différentes fêtes. Tout, dans le culte liturgique, est comme façonné par l’ascèse, comme purifié par le feu de la vie ascétique.
Si l’Eglise, à travers le concile Vatican II, a en quelque sorte « canonisé » le chant grégorien (SC, VI, 116), c’est justement parce que ce type de chant, par sa nature profondément ascétique, ne verse pas dans le divertissement, dans la satisfaction d’une vaine sensibilité, mais au contraire nécessite l’effacement du choriste et de l’assemblée pour laisser s’exprimer, à travers une noble sobriété, l’ineffable mystère divin. Ainsi, la sobriété et la pureté des mélodies expriment-elles une beauté qui n’est pas pure ornementation, mais reste au service du texte chanté, le révélant ainsi pour ce qu’il est : une Parole vivante et sainte.
S’il y a une ascèse chorale avec le grégorien, il y a aussi une ascèse architecturale avec la pureté des lignes romanes, et aussi une ascèse rituelle, par laquelle le célébrant, par toute son attitude faite de retenue, d’humilité, de recueillement, d’effacement, d’humble obéissance aux normes et aux rites hérités de la Tradition, se comporte non comme un révolutionnaire prétentieux qui prétend tout changer selon ses caprices, mais comme un « serviteur inutile » qui s’efface derrière la personne du Christ qu’il représente.
Ce qui est vrai pour les célébrants est vrai aussi pour les fidèles. Trop de fois les nefs des églises offrent le triste spectacle de fidèles agités, distraits, incapables de silence et de concentration, tout entiers remplis d’eux-mêmes et donc incapables de s’immerger dans le mystère, par la prière intérieure, le recueillement du chant et la contemplation. Car avant d’être un ensemble de pratiques de mortification extérieure, la première ascèse et la plus importante est l’ascèse du cœur. Dans le domaine liturgique, elle suppose que le fidèle consent à toujours préférer la volonté de Dieu telle qu’elle s’exprime à travers les prescriptions de l’Eglise à la sienne propre. Le Carême qui s’ouvre doit être pour toutes les communautés chrétiennes l’occasion de renoncer, au cours des célébrations liturgiques, à certains chants peut-être « plaisants » ou très « agréables » en apparence, mais finalement très « sucrés » et superficiels, pour leur préférer le chant grégorien, qui, par la voie ascétique et profondément mystique qu’il ouvre, verse dans le cœur du fidèle, comme une eau pure, les sentiments et la prière de l’Eglise éternelle.

«La liturgie, déclarait le moine Alcuin à l’empereur Charlemagne il y a plus de douze siècles, c’est la joie de Dieu». Toute vraie liturgie suscite en effet la joie dans le cœur du fidèle, non pas une joie artificielle ou superficielle, mais une joie silencieuse et profonde, intérieure, bouleversante, qui devient alors, pour le chrétien racheté, une participation de tout son être à la joie céleste. Mais cette joie ne saurait être pleinement vécue par le fidèle sans qu’il ne se soit auparavant purifié à travers le feu de la vie ascétique. Celui qui renonce à ses préférences propres en matière liturgique, et qui accepte humblement d’entrer dans la prière officielle de l’Eglise telle que nous l’avons reçue de la Tradition et telle que nos pères l’on pratiquée durant tant de siècles, celui-là découvre alors un trésor qu’il ne soupçonnait pas : à travers la noblesse et la solennité des rites, à travers la sobre ivresse du chant, à travers la profondeur des prières et la beauté de la psalmodie, c’est l’esprit, la vie, l’être même du Christ qui lui sont pour ainsi dire communiqués. Alors se révèlent la plénitude et la profondeur du mystère : le Christ n’est pas un personnage historique lointain dont on se souvient vaguement dans le cadre de froides cérémonies commémoratives ; mais il est cette réalité vivante, par laquelle, en nous conformant à lui dans sa mort, nous sommes transformés et vivifiés. Or tout cela nous est donné, à travers l’ascèse, dans la sainte liturgie.

Il est assez peu relevé le fait que le récit de la tentation du Christ au désert mentionné dans l’Évangile selon saint Matthieu -et que nous entendons chaque année au cours de la Messe du Premier dimanche de Carême-, semble étroitement en lien avec le mystère de la sainte liturgie. C’est en effet bien sur l’adoration du vrai Dieu, préférée à l’adoration du diable, qui est le thème principal de la troisième tentation du Christ. Après que Jésus ait rappelé le commandement de n’adorer et de ne servir que Dieu seul, saint Matthieu clôt ce passage par une phrase dont nous réalisons bien peu souvent l’importance: Tunc reliquit eum diabolus: et ecce Angeli accessérunt, et ministrabant ei. «Alors le diable le laissa; et des Anges s’approchèrent pour le servir». Autrement dit, ce n’est qu’après avoir pratiqué l’ascèse intérieure consistant à refuser toutes les idolâtries, -à commencer par la pire de toutes, c’est à dire l’idolâtrie de soi-même et de ses petites préférences-, que la liturgie, la vraie liturgie, c’est à dire celle au cours de laquelle nous concélébrons avec les anges, peut enfin commencer.

Les diverses voies de l’ascèse

Bien évidemment, cette importance de l’ascèse s’exprime de différentes manières selon les diverses traditions liturgiques et selon les contextes : un laïc n’est pas un moine. Dans les liturgies orientales, la dimension ascétique s’exprime par la durée des offices, par la station debout, mais aussi par l’iconostase qui masque le sanctuaire aux yeux des fidèles, leur faisant ainsi comprendre que l’essentiel est de voir et d’entendre non avec les yeux et les oreilles du corps mais avec ceux du cœur, dans la foi.
Dans la tradition romaine, cette ascèse s’exprime davantage par la « noble simplicité » des ornements et de la paramentique liturgique -à ne pas confondre avec le misérabilisme indigent que l’on voit trop souvent dans nos célébrations paroissiales-, et surtout par le silence, qui est le contexte par excellence permettant à Dieu de nous parler et à nous de l’entendre, comme le rappelait le cardinal Sarah dans son ouvrage La force du silence.
Si l’Eglise veut sortir par le haut du bourbier dans lequel elle semble irrémédiablement engagée, elle devra nécessairement restaurer cette notion fondamentale de l’ascèse dans tous les aspects de la vie chrétienne, et en particulier dans la sainte liturgie ; notion qui ne consiste, en réalité, qu’à s’effacer soi-même pour laisser le vrai Dieu occuper la première place, afin de pouvoir réaliser en nous ce culte « en esprit et en vérité » dont parle l’Ecriture (Jean 4, 23).

Liturgia Verbi: La véritable signification de la liturgie de la Parole

Encensement de l’Evangile par le diacre, abbaye Saint-Joseph, Flavigny-sur-Ozerain

Dans le contexte actuel de décadence généralisée de la liturgie, l’une des réalités rituelles les plus incomprises du culte public de l’Eglise est la liturgie de la Parole. La restauration de cette partie de la Messe avait pourtant été un des grands objectifs de la réforme liturgique conciliaire ; dans le sillage de la remise à l’honneur de la Parole divine voulue par le Concile, cette réforme avait en effet pour but redonner à ce rite –car c’est bien un rite, s’inscrivant pleinement dans l’univers rituel de la Messe- toute sa solennité, et de montrer qu’il constitue bel et bien une liturgie à part entière, la liturgia Verbi , c’est-à-dire la liturgie du Verbe incarné, «qui porte l’univers par sa parole puissante » (He, 1, 3).
Avant toute considération à ce propos, il est nécessaire tout d’abord de comprendre la nature profonde du christianisme. Contrairement à ce que l’on entend souvent, le christianisme n’est pas une « religion du Livre », mais bien une religion de la Parole, ce qui la différencie fondamentalement de l’Islam et du judaïsme rabbinique. Ces deux confessions religieuses, en effet, sont attachés à la lettre de la loi, à la lettre du texte sacré. Dans le christianisme au contraire, « la lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Cor, 3, 6). Le christianisme est tout entier une religion de l’écoute de la Parole divine, qui est toujours une Parole vivante : « Elle est vivante, la parole de Dieu, énergique et plus coupante qu’une épée à deux tranchants ; elle va jusqu’au point de partage de l’âme et de l’esprit, des jointures et des moelles ; elle juge des intentions et des pensées du cœur.» (He 4, 12). Dans les évangiles, il s’agit surtout « d’entendre», « d’écouter » la Parole de Dieu, tandis que la règle de saint Benoit commence par « Ecoute ! », et non pas par « lis ». Dans cette optique, la mise par écrit dans un « livre » est très secondaire ; par ailleurs on remarquera que toute vraie tradition est d’abord et avant tout une tradition orale, et que la liturgie, ses rites autant que son esprit, se sont transmis de génération en génération plutôt par l’exemple et l’écoute que du fait des Missels et autres imprimés, qui restaient de toute façon rares et chers jusqu’à une époque récente. On notera en outre que l’on constate que dès qu’une tradition passe à l’écrit, elle y perd souvent son âme et son caractère « vivant ».

Il est également nécessaire de bien comprendre l’esprit de la réforme issue de Vatican II. Si, dans la forme ordinaire du rite romain, le Canon doit être proclamé à haute voix, c’est bien pour être chanté, soit sur les mélodies prévues à cet effet, soit recto tono. Il faut le dire avec force : surtout pour les dimanches et les jours de fête, il est aberrant que la prière eucharistique ne soit pas chantée intégralement. Le fait de se contenter de la réciter la rabaisse à une simple parole humaine, surtout si, comme c’est le cas en de nombreux endroits, le célébrant emploie un ton mièvre et « personnalisé » totalement inapproprié à la grandeur de ce qu’il accomplit. Le Canon, en effet, n’est pas une parole ordinaire mais bien un Parole sacrée, et même, si l’on prend son cœur –Ceci est mon Corps, livré pour vous, ceci est mon Sang, versé pour vous et pour la multitude, paroles par lesquelles s’opère le Sacrifice- une Parole de Dieu, au sens propre. Par la prière consécratoire, le prêtre ne fait que prêter sa voix au Christ qui est le véritable acteur de la célébration, à la fois Prêtre et Victime du sacrifice divin. Dans la prière eucharistique plus que dans toute autre, la Parole de Dieu est dite performative, c’est-à-dire qu’elle réalise, par le fait même d’être prononcée, ce qu’elle évoque. Il faut bien insister sur le fait que liturgie de la Parole et liturgie eucharistique sont bien les deux parties d’une seule et même Liturgie, qui est la Liturgie de la Messe. D’une certaine manière, et pour les raisons que nous venons d’expliquer, on peut dire que le Canon est aussi une liturgie de la Parole qui s’opère par la consécration des saintes Espèces, tandis que la Parole divine entendue avec l’Epître et l’Evangile est elle-même un pain spirituel ; l’écouter, c’est aussi se nourrir.
Comme pour la prière eucharistique, en proclamant l’épître et surtout l’Evangile, le diacre ou le prêtre n’exprime pas des idées personnelles, il ne tient pas des propos purement humains ; au contraire, là aussi il prête humblement sa voix à une réalité qui le dépasse très largement, et qui est cette Parole de vie, ce Verbe éternel qui était dès le commencement du monde, comme nous l’entendons dans le Prologue de l’Evangile selon saint Jean. Tout donc, dans sa manière de proclamer cette Parole, doit montrer que sa personnalité propre, pleine de faiblesses et d’insuffisances, s’efface complètement pour laisser s’exprimer le mystère du Verbe divin.

Abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, chant de l’Evangile par le diacre

De l’ensemble de ces considérations il nous faut tirer deux conclusions pratiques :
1- LA LITURGIE DE LA PAROLE DOIT ETRE SOLENNISÉE. L’une des caractéristiques de la crise actuelle est que nous ne savons plus solenniser. Que signifie « solenniser » ? Cela signifie mettre en œuvre tous les symboles et tous les éléments matériels prescrits par les normes et la Tradition qui permettent de souligner l’importance du mystère que l’on célèbre. Il est aberrant, par exemple, que même dans des églises ou des sanctuaires dotés de tous les moyens matériels, le diacre qui proclame l’Evangile ne porte pas de dalmatique. La dalmatique, vêtement de joie et de solennité par excellence, n’est pas un accessoire secondaire, mais bien le vêtement qui exprime la nature de la fonction diaconale. Par ailleurs, on ne peut que saluer la pratique restaurée par la réforme liturgique de Vatican II de porter l’évangéliaire au cours de la procession d’entrée et de le poser sur l’autel durant la première partie de la messe. En effet, cette pratique, totalement traditionnelle et conservée dans bien des liturgies orientales (byzantine notamment), permet de souligner le lien intime entre liturgie du Verbe et liturgie eucharistique. En effet, l’autel, centre de l’église et point fixe placé au milieu du sanctuaire, symbolise la personne même du Christ, cette «pierre que les bâtisseurs ont rejeté» et qui est devenue «la pierre d’angle». L’évangéliaire symbolise la Parole de Dieu, qui elle est une réalité vivante et dynamique, qui «sort» de la personne du Christ (représentée par l’autel) pour nous rejoindre et nous transformer. La procession au cours de laquelle le diacre (ou le prêtre s’il n’y a pas de diacre) saisit l’évangéliaire posé sur l’autel et se rend à l’ambon pour chanter l’Evangile est la manifestation rituelle de la nature dynamique de ce mouvement par lequel le mystère du Verbe se manifeste aux hommes. Si l’on dispose d’un nombre de servants d’autel suffisant, il est donc impératif que cette procession entre l’autel et l’ambon ait lieu, le diacre ou le prêtre étant accompagné de deux céroféraires (en aube avec cordon ou soutane-surplis) qui ensuite encadrent l’ambon où le diacre va proclamer l’Evangile. En effet, ce rite consistant à encadrer la proclamation de l’Evangile de deux cierges portés par deux servants fait partie intégrante de la liturgie de la Parole, et signifie que la Parole de Dieu est la lumière qui éclaire nos existences. A cela s’ajoute la présence du thuriféraire balançant l’encensoir fumant, car la Parole manifeste la présence vivante de Dieu qui doit donc recevoir l’hommage représenté par l’encensement durant la proclamation. On veillera également à user d’un évangéliaire richement orné ; en effet cette riche ornementation du livre contenant les Évangiles, qui a souvent contribué à la production par les artistes de splendides œuvres artistiques, souligne l’importance, non du livre en lui-même, mais de la Parole divine qu’il contient et dont il n’est que le support matériel. Tous ces éléments sont décris dans les livres officiels et doivent être respectés et mis œuvre dès que cela est possible. En contemplant la procession solennelle du diacre portant l’évangéliaire, entouré des céroféraires et du thuriféraire, de l’autel à l’ambon, les fidèles comprennent que la Parole de Dieu est une réalité vivante et lumineuse, qui provient du Christ (représenté par l’autel) et qui vient jusqu’à nous pour transformer nos existences. Ne pas donner en revanche à la liturgie de la Parole tout ce déploiement riche en signification, c’est affaiblir la capacité de cette même liturgie à exprimer le mystère du Verbe divin.

Encensement de l’Évangile par le diacre, forme extraordinaire du rite romain

2- LA PAROLE DOIT ETRE CHANTEE. On se référera à ce sujet à l’explication très juste et profondément fidèle à la Tradition qu’en donne Jean Hani, qui affirme que la désacralisation de la liturgie de la Parole est aggravée par « la façon dont le texte est dit aujourd’hui, c’est-à-dire comme celle dont on lit n’importe quel texte littéraire, et, ce qui est plus grave, avec la fameuse diction expressive qui a pour effet de mettre en avant le lecteur au lieu du locuteur véritable qui est le Christ lui-même ou son porte-parole, l’évangéliste, ce qui revient au même. Régulièrement, l’Evangile était proclamé et non pas lu, de façon solennelle en utilisant une sorte de mélopée, ce qui avait pour résultat de hausser l’acte sur le plan supérieur, -le plan du sacré ; quand ils n’étaient pas chantés, l’Evangile et l’Epître étaient lus recto tono, un mode qui dépersonnalise, comme il convient, le lecteur, et valorise le texte [ou plus exactement, la Parole vivante dont le texte n’est que le support, ndlr] et son auteur ». Or, le fait de simplement « lire » le texte évangélique sur un ton que l’on veut faussement « personnalisé» ou intimiste, suppose en réalité une autre approche de la Parole, une approche en réalité imprégnée de mentalité protestante : la Parole de Dieu n’est plus cette réalité surnaturelle, supra humaine et sacrée, parvenue jusqu’à nous par l’intermédiaire de la sainte Tradition, une Parole vivante sur laquelle nous n’avons aucun pouvoir, derrière laquelle nous devons nous effacer et que nous devons recevoir dans l’humilité et l’obéissance, mais elle devient un texte quelconque que n’importe quel locuteur peut interpréter à sa guise, en fonction de ses goûts subjectifs et de son « inspiration » du moment. C’est hélas bien cette approche –fausse- de la proclamation de la Parole qui est aujourd’hui pratiquée dans l’immense majorité des paroisses. Jean Hani fait une autre remarque qui mérite d’être rapportée : « En supprimant les mots « in illo tempore », on enlève complètement à la nature du texte le caractère rituel qui permet de transcender le moment « hic et nunc » et qui permet de devenir le contemporain du Christ au moment où il donnait son enseignement. Le « mystère », car il s’agit bien d’un mystère, celui d’un Dieu parlant à l’homme, le mystère et sa « présence » sont évacués, l’Evangile lui n’est plus qu’un récit didactique, à but moral, ce n’est plus réellement le « Pain de la Parole », considéré dans la grande tradition chrétienne comme l’accompagnement vital du « Pain de la sainte table » » (Jean Hani, Le monde à l’envers. Essais critiques sur la civilisation moderne, l’Age d’homme, p. 51-52).

Diacre portant l’évangéliaire dans le rite byzantin.

Il faut dire et répéter que la Liturgie est la première école biblique. Toute liturgie véritablement traditionnelle est nécessairement comme « imprégnée » d’Ecriture sainte. Si ce n’est pas le cas, ce n’est pas une liturgie traditionnelle. Dans la liturgie grégorienne, l’essentiel des pièces du propre (introits, graduels, alléluia, antiennes d’offertoire et de communion) et une grande partie des pièces de l’ordinaire de la Messe sont des extraits de textes bibliques. A partir de la fin du Moyen-âge, le sens profond de cette «liturgie du Verbe» et de son déploiement rituel a été progressivement oublié. L’apparition du catéchisme au XVIe siècle (qui est une invention du protestantisme, reprise par l’Eglise tridentine) a été un moyen de compenser –sous une forme, hélas, très scolaire et rébarbative totalement étrangère à l’esprit des Anciens- l’affaiblissement de la puissance signifiante de l’antique liturgie du Verbe. Auparavant en effet, c’était cette liturgie de la Parole qui permettait l’appropriation par les chrétiens (ou ceux qui se préparaient à le devenir) de la Parole divine, par une sorte d’«immersion rituelle» dont les caractéristiques essentielles (la procession solennelle, le chant du graduel et de l’alléluia par la schola puis proclamation chantée du texte sacré par le diacre, l’usage des cierges et de l’encens) permettaient de comprendre la dimension supra humaine et surnaturelle de cette Parole, et donc de se laisser transformer par elle. C’est pour cela que jusqu’à une époque récente, la première partie de la Messe -rites pénitentiels et liturgie de la Parole- était appelée « Messe des catéchumènes » et constituait la seule partie de la Messe à laquelle ceux qui n’étaient pas encore reçu le baptême pouvaient assister, avant de quitter l’église au moment où débutait la liturgie eucharistique proprement dite, ou « Messe des fidèles », réservée aux fidèles baptisés et pleinement initiés aux mystères.
En conclusion, il est bon et essentiel que les catholiques se nourrissent de la Parole de Dieu contenue dans les Écritures, mais prioritairement dans la façon dont l’Eglise les leur expose dans son sacrificium laudis, le sacrifice de louange à Dieu, et en particulier dans la liturgie du Verbe telle que nous l’avons reçue de la Tradition et telle qu’elle a été restaurée à la suite du Concile. La Liturgie n’est que difficilement compréhensible sans connaissance minimale de la Sainte Ecriture ; une connaissance de l’Ecriture sans culture liturgique s’éloigne de l’Esprit dans lequel l’Eglise veut que nous la recevions et méditions, et ouvre la porte à toutes les erreurs et à toutes les hérésies. Restaurer une authentique liturgie de la Parole qui soit conforme à l’esprit de la Tradition est donc indispensable pour que cet Esprit puisse préparer les fidèles à accueillir, à comprendre et à mettre en pratique dans leur vie la Parole du Maître.

«Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu, et qui la gardent!» (Saint Luc, XI, 28)

Homélie de Mgr Rey en la solennité du Christ-Roi

Homélie dite dans le cadre du pèlerinage Summorum Pontificum à l’église de la Très Sainte Trinité des Pèlerins.

Participation active et rôle des fidèles

La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui, en vertu de son baptême, est un droit et un devoir pour le peuple chrétien.

Ces paroles du Concile Vatican II ont été l’objet d’un nombre incalculable de commentaires en tous genres ; la plupart de ceux-ci, surtout dans l’immédiat après-concile, avait tendance à laisser tomber les deux premiers adjectifs pour ne retenir que le dernier (ce que dénonça Jacques Maritain dans « Le Paysan de la Garonne ».

Pourquoi cette insistance ? Il est vrai que jadis, la participation des fidèles s’était considérablement réduite. Le propagation de la Messe basse, son développement au détriment des formes plus solennelles de la liturgie (rappelons que la forme normative du rite romain est la Messe pontificale) ont progressivement conduit à l’effacement de la participation. Si les fidèles assistaient encore à la Messe, il était devenait difficile de comprendre qu’ils y prenaient part, non certes comme clercs (chacun à son rang) mais comme membres du corps mystique du Christ, c’est-à-dire de l’Église, Son Épouse, rendant un culte à son Époux.

L’effort du mouvement liturgique (dont les origines peuvent remonter aux travaux de dom Prosper Guéranger) fut de remédier à cet état de fait. C’est ainsi que furent publiés des missels bilingues à l’usage des fidèles, que certaines initiatives (parfois discutables) comme la Messe dialoguée ou commentée furent mises en place.

Ces efforts furent couronnés par le pape saint Pie X, dans son Motu proprio Tra le sollicitudine :

Notre plus vif désir étant, en effet, que le véritable esprit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réunissent précisément pour puiser cet esprit à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l’Église. Car c’est en vain que nous espérons voir descendre sur nous, à cette fin, l’abondance des bénédictions du ciel si notre hommage au Très-Haut, au lieu de monter en odeur de suavité, remet au contraire dans la main du Seigneur les fouets avec lesquels le divin Rédempteur chassa autrefois du Temple ses indignes profanateurs.

Puis, par le Pape Pie XII, dans son encyclique Mediator Dei, en 1957 :

Il est donc nécessaire, Vénérables Frères, que tous les chrétiens considèrent comme un devoir principal et un honneur suprême de participer au sacrifice eucharistique, et cela, non d’une manière passive et négligente et en pensant à autre chose, mais avec une attention et une ferveur qui les unissent étroitement au Souverain Prêtre, selon la parole de l’Apôtre :  » Ayez en vous les sentiments qui étaient dans le Christ Jésus « offrant avec lui et par lui, se sanctifiant en lui.

Enfin, ces propos furent repris par la constitution sur la sainte liturgie du concile Vatican II. L’une des conséquences de cette insistance sur la participation fut la demande suivante, que l’on trouve dans cette même constitution : « Dans la révision des livres liturgiques, on veillera attentivement à ce que les rubriques prévoient aussi le rôle des fidèles. » (SC, 31).

Car aussi étonnant que cela puisse paraître, les livres antérieurs ne prévoyaient pas la participation des fidèles. À titre d’exemple, l’Ordo Missae de 1962 ne prévoyait qu’ainsi la communion des fidèles : « Après avoir consommé [le Saint-Sacrifice], s’il y a des communiants, le prêtre les communie, avant de se purifier » (Missale romanum, Ed. Typ. 1962, 1129). On peut s’étonner, à juste titre, de l’absence du rôle des fidèles dans le missel. En fait, elle prend acte de ce que le missel est un livre réservé au clergé, ne prévoyant que ce qui lui est utile, et faisant abstraction du reste (qui ne concerne de toute façon pas le prêtre) ; les fidèles sont donc laissés libres de leurs mouvements. On retrouve une telle conception dans nombres d’Églises orientales (mais pas toutes1), où les fidèles n’hésitent pas à déambuler dans l’église pendant les offices ; surtout, on en comprend le bien-fondé, qui laisse aux fidèles la liberté d’agir comme ils le désirent. L’Eglise n’est pas une caserne où les fidèles devraient agir exactement de la même façon sans se poser de questions.

L’ennui, c’est que cette omission volontaire n’est pas sans risque, une telle liberté pouvant se payer d’un manque de participation. Si les fidèles peuvent aller et venir dans l’église au cours de la Messe ou d’un office pour se livrer à leurs dévotions, que reste-t-il de l’action commune au cours de la Messe ? Le danger est d’aboutir à deux actions séparées, celle du clergé au sanctuaire, celle des fidèles dans la nef.

Un tel danger s’est trouvé aggravé par le vieillissement des langues liturgiques ainsi que par l’installation des bancs, en Occident, réduisant les fidèles au rang de simples spectateurs d’un culte rendu pour eux, mais dont il était difficile de voir qu’ils étaient partie prenante. On comprend dès lors l’insistance sur l’abandon des bancs, que l’on trouve par exemple chez le P. Louis Bouyer, dans son ouvrage de référence Architecture et liturgie.

Voilà pourquoi le missel de 1969 (et sa réédition partiellement révisée de 2002) prévoit la participation des fidèles, en particulier dans la Présentation générale du missel romain. On en voit certes tout l’intérêt et toute la légitimité : le but est de s’assurer que la liturgie demeure le « culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est‐a‐dire du Chef et de ses membres » (Mediator Dei), et non pas seulement celui d’une partie de ces membres.

Pour autant, on aurait tort de l’exagérer plus que de mesure. C’est ainsi que le missel reste silencieux sur de nombreuses attitude des fidèles (comme celle qu’ils doivent adopter après la communion), ainsi également que l’usage s’est conservé en certaines églises de leur permettre de se confesser pendant la Messe. L’Église sait bien que le risque d’une trop stricte uniformisation n’est pas moins périlleux que celui d’une trop souple exigence.

Par ailleurs, si l’Église prévoit la participation des fidèles, ce n’est pas sans réserve, ni sans garde-fous. Tous les autres acteurs ont leur rôle prévu, depuis le prêtre jusqu’à la schola cantorum. La présentation générale prévoit en outre explicitement, contre certaines tentations laicisantes, que la prière eucharistique est une prière proprement sacerdotale, que personne ne peut prononcer, à l’exception d’un évêque ou, en son absence, d’un prêtre. En outre, on se rappelle du sage précepte de Sacrosanctum Concilium qui précise que « Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature de la chose et des normes liturgiques » (SC 28). La participation promue par l’Église ne peut donc pas se confondre avec un aplatissement des cérémonies. On relira ainsi avec profit ces propos de l’abbé Michel Gitton, dans son passionnant commentaire de Sacrosanctum Concilium :

On ne fait grandir personne en réduisant l’acte sacré par excellence qui nous unit à Dieu à être un prétexte pour mettre en avant Monsieur ou Madame un tel. Il n’est pas possible que la participation enseignée par le Concile ait voulu dire cela : les fidèles ne sont pas des enfants qu’il faudrait amuser en leur donnant « quelque chose à faire » pendant le Saint Sacrifice, il suffit de relire le n. 48 pour s’en convaincre : « L’Église se soucie d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi (la messe) comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâce à Dieu ; qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi ensemble avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés par la médiation du Christ dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous ». C’est à cette hauteur-là que se situe le souhait d’une meilleure participation. L’équivoque sur le mot « active » (en latin actuosa) a été depuis longtemps soulignée : la participation est active parce qu’elle mobilise tout l’homme intérieur dans ses facultés, et non parce qu’elle réclamerait qu’il « fasse quelque chose » ou qu’il s’exprime pendant la messe !

C’est donc quelque chose d’immensément noble et grand auquel l’Église aspire que nous parvenions. Non pas l’agitation permanente, encore moins la réduction du culte divin à un bavardage insipide et peu inspirant, mais l’entrée dans le mystère avec « crainte et tremblement », comme le chantent nos frères byzantins lors de l’offertoire de la Vigile pascale. Puissions-nous faire nôtre l’ambition de notre mère, la Sainte Église, et prendre toujours mieux part aux sacrements par lesquels le salut nous est offert.

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1 Un bon contre-exemple oriental de cette situation est celui des vieux-croyants (on appelle ainsi les orthodoxes russes attachés au rite byzantin en usage en Russie jusqu’au milieu du XVIIe siècle, lors de la réforme du patriarche Nikon de Moscou). La participation des fidèles y est requise et les dévotions individuelles proscrites lors des offices.

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