Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

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Benoît XVI : liturgiquement inclassable

Esprit de la Liturgie a le plaisir de publier cette tribune libre de Dom Alcuin Reid, dont nous partageons le propos sans être associés à son monastère.

Dom Alcuin Reid est historien de la liturgie, spécialiste du Mouvement Liturgique et des réformes du rite romain au XXème siècle.

Titre original : Pope Benedict XVI’s liturgical uncategorisability
Vous pourrez trouver le texte original en anglais sous sa traduction française.


Le problème que posait Benoît XVI est qu’on ne pouvait pas le mettre dans une case ou lui coller une étiquette politique. Pour ceux qui vivent dans de telles cases, c’est là un obstacle infranchissable. Pour un traditionaliste, comment ce pape pouvait-il approuver la célébration de la liturgie d’après la réforme liturgique ? Pour les positivistes ultramontains (dont le positivisme s’arrête brusquement au 6 août 1978) comment pouvait-il réhabiliter, et encore pire, libérer, la liturgie d’avant la réforme ? Pour le sempiternellement anonyme “tradical” d’Internet, quelque soit la date de l’histoire de la liturgie à laquelle il se réfère, Benoît XVI n’est ni un traditionaliste d’une quelconque espèce, ni un moderniste : il est une incompréhensible énigme.

Dans une certaine mesure, c’est chose fâcheuse. Il est bien pratique, sur les plans psychologique, sociologique, théologique et liturgique, de se trouver une boîte, de s’y réfugier, et de profiter de la camaraderie qui y règne, pour ainsi dire. Ceux qui sont dedans vous applaudiront ; ceux qui sont dehors sont un rebut voué à la perdition. Mais que faire de quelqu’un qui jette un coup d’œil par-dessus le bord de la boîte, qui comprend et compatit avec les raisons de s’y réfugier, mais qui comprend également qu’il y a, et doit y avoir, une vie en-dehors d’elle aussi bien qu’au-dedans ?

Tel, en effet, était Joseph Ratzinger ; tel, également, Benoît XVI – sur les plans liturgique, ecclésial, pastoral. Il connaissait en effet la tradition, et il savait combien elle avait besoin – pour user d’un mot piégé – d’aggiornamento : d’un renouveau, d’un ressourcement en parfaite continuité avec la Tradition, qui permettrait à la splendeur de la Tradition de rayonner à nouveau avec clarté, et de jeter sur notre monde sordide sa lumière salvatrice.

Oui, tel était Joseph Ratzinger, prêtre, théologien, peritus au plus récent Concile Œcuménique, Archevêque, Cardinal-Préfet, et Pape. C’était un homme déconcertant, jamais disposé à s’asservir à un parti politique, qu’il soit ecclésial ou mondain. Il préférait, pour trouver l’inspiration, se tourner vers l’Orient, plutôt que vers les hommes.

Cependant, comme souvent lorsque l’âge et de grandes responsabilités pèsent sur les épaules et la conscience, il avait désigné de claires priorités pour son ministère comme Souverain Pontife de l’Église Universelle. La première était d’enseigner clairement l’idéal : liturgiquement, cela se retrouve dans son Exhortation Apostolique de 2007 Sacramentum Caritatis. Les “tradicaux” ne l’ont probablement jamais lue – elle y admet que les rites d’après la réforme existent ! Mais ils apprendraient beaucoup s’ils la lisaient. Ceux pour qui prennent les rites postconciliaires comme marque idéologique ne sont pas en reste : dans Sacramentum Caritatis, Benoît XVI replace ces rites dans le seul contexte où ils peuvent constituer des éléments acceptables dans la tradition liturgique catholique – dans une herméneutique de la continuité avec tout ce qui est reçu dans la Tradition. Le rejet de ces efforts sans autre forme de procès, même sur ce point, par tant de gens, est un témoignage suffisamment éloquent.

La deuxième priorité était l’application de ces principes, comme on le voit dans le Motu Proprio Summorum Pontificum de la même année – avec Anglicanorum Coetibus (2009), tous deux des exercices exceptionnels de la juridiction papale à notre époque. Summorum Pontificum est une autre leçon d’histoire de la liturgie, une leçon sur la nature de la Tradition catholique, et une leçon d’ecclésiologie, Le Souverain Pontife a acté qu’il était impossible d’interdire les anciennes liturgies du rite romain, non à cause de sa préférence personnelle, mais à cause de la nature de l’Église, de la Sainte Liturgie, et de la Tradition. L’Histoire s’en souviendra, une fois que les chiens auront cessé d’aboyer, comme d’une affirmation selon la réalité et la vérité, et non selon une préférence politique ou une idéologie : ceux qui la traitent ainsi se couvrent tout simplement de ridicule.

De même, Summorum Pontificum fut une sage réalisation de “ce que l’Esprit dit aux Églises” (Apocalypse 3:22). Benoît XVI pouvait voir clairement que beaucoup de gens, dont un grand nombre de jeunes, faisaient l’expérience, dans les rites anciens de l’Église, de cette participation pleine, consciente et réelle aux rites liturgiques à laquelle le Second Concile du Vatican avait appelé (cf. Sacrosanctum Concilium, 14). Bien que cela eût été tout à fait inattendu (puisque tout le monde partait du principe que les réformes du rite étaient essentielles pour atteindre à cette participation désirée par le Concile), c’était et est toujours une réalité vivante et fertile dans l’Église du vingt-et-unième siècle. Cette réalité doit non seulement être reconnue, mais aussi, pour le bien de l’Église et le salut des âmes, doit pouvoir vivre et croître, libre des contraintes de tant de potentats, dont les carrières ecclésiastiques incarnent à la perfection la fanfaronnade du “Modern Major-General” de Gilbert et Sullivan et de son insolent succès: “Et je n’ai jamais pensé à penser par moi-même”!

Joseph Ratzinger/Benoît XVI pensait bien par lui-même, de même que, fervemment, il priait, et aimait profondément. Voilà pourquoi il ne tenait pas dans une boîte (ni ne risquait d’y tomber). Ceux d’entre nous qui seraient tentés d’y trouver refuge feraient bien d’apprendre de sa sagesse et de son courage. Il y a du bon et du moins bon dans et au-dehors des frontières que nous avons nous-même tracées. Nous devons acquérir – et plaise à Dieu que Benoît XVI puisse bientôt intercéder pour nous à cette intention – la capacité à sortir de nos boîtes, qu’elles soient de carton, de verre, de cristal, de pierre, et à reconnaître, apprécier et contribuer à tout ce qui est vrai, beau et bon (et reconnaître clairement ce qui ne l’est pas) dans les circonstances si rapidement changeantes de l’Église et du monde au début du vingt-et-unième siècle.

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The problem with Pope Benedict XVI is that he did not fit into a neat category or political camp. For those who live inside such ideological boxes`, this is an insurmountable obstacle. For a liturgical traditionalist, how could he countenance the celebration of the reformed liturgical rites? For the papal positivists (whose positivism often goes no further than 6 August 1978) how could he rehabilitate, let alone liberate, the unreformed liturgical rites? For the on-line and ever-anonymous ‘rad-trad’ of whatever particular date in liturgical history he self-defines, Benedict XVI is neither a traditionalist of any sort, nor a modernist: he is simply an incomprehensible enigma.

To a certain extent this is an obstacle. It is utterly convenient psychologically, socially, theologically and liturgically to find a box (or to ‘purchase’ one on-line) and to jump into it and to enjoy the camaraderie, as it were. Those inside will cheer. Those outside it are fated to perdition. But what of someone who looks over the edge of the box, who understands and sympathises with the reasons for retreating into it, but who also understands that there is—and indeed there must be—life outside of it as well as within?

For such was Joseph Ratzinger; such was Pope Bendedict XVI—liturgically, ecclesiologically, pastorally. For he knew the tradition and he knew its need for—to use a loaded word—aggiornamento: for a renewal, a ressourcement, in utter continuity with Tradition, which would allow the splendour of the Tradition to shine anew with clarity and shed its saving light in the sordid world of our day.

Such indeed was Joseph Ratzinger, priest, theologian, peritus at the most recent ecumenical Council, Archbishop, Cardinal Prefect, and Pope. He was a disconcerting man, never ready to subscribe to a political party—ecclesiastical or secular. He preferred to turn toward the East for his inspiration, rather than to any human.

Yet, as happens to many when age and greater responsibility weighs on one’s shoulders (and one’s conscience), he delineated particular priorities for his ministry as Supreme Pontiff of the Universal Church. The first was clearly to teach the ideal: liturgically we have this in his 2007 Apostolic Exhortation Sacramentum Caritatis. Rad-trads have probably never read it—it admits of the existence of the reformed rites! But they would learn very much if they did. So would those for whom the new rites are an ideological benchmark: in Sacramentum Caritatis Pope Benedict places them in the only context in which they can be acceptable elements of Catholic liturgical tradition—in that of a hermeneutic of continuity with all that is received in Tradition. The a priori exclusion of his efforts even here by so many speaks loudly and clearly for itself.

The second priority was the application of the principles, and we see this in the Motu Proprio Summorum Pontificum of the same year—along with Anglicanorum Coetibus (2009), both exceptional exercises of papal jurisdiction in modern times. Summorum Pontificum is another lesson in liturgical history, in the nature of Catholic Tradition and in ecclesiology. The Supreme Pontiff ruled that it was impossible to forbid the older rites of the Roman use not because of his own preference, but because of the nature of the Church, of the Sacred Liturgy and of Tradition. This, as history shall record once the petty partisans have passed, is an assertion of reality and of truth, not of a political preference or ideology. Those who treat it as the latter simply make fools of themselves.

So too, Summorum Pontificum was a wise recognition of “what the spirit is saying to the churches” (Rev. 3:22). Pope Benedict could see clearly that many, including large numbers of the young, were experiencing in the older rites of the Church that full, conscious and real participation in the liturgical rites for which the Second Vatican Council called (cf. Sacrosanctum Concilium, 14). Whilst this was utterly unexpected (everyone assumed that the ritual reforms were essential to the participation desired by the Council), it was and is a living, fruitful reality on the Church of the twenty-first century: one which must be not only acknowledged, but one which, for the good of the Church and the salvation of souls, must live and grow unfettered by the numerous potentates whose ecclesiastical careers more than incarnate the boast of Gilbert and Sullivan’s infamously ‘successful’ Modern Major-General: “And I never thought of thinking for myself at all”!

Joseph Ratzinger/Pope Benedict did think for himself, just as he prayed fervently and loved deeply. That is why he did not fit (or fall) into a box. We who may be tempted to take refuge in one need to learn from his wisdom and from his courage. There is good and bad within and without the demarcations we ourselves lay down. What we must acquire—and please God may Benedict XVI soon be able to intercede for us in so doing—is the ability step out of our boxes, be they made of cardboard, glass, crystal or stone, and to recognise, value and contribute to all that is true, beautiful and good (and clearly to recognise what is not) in the rapidly changing circumstances of the Church and the world at the beginning of the twenty-first century.

Dom Alcuin Reid. Prieur
Monastère Saint-Benoit, Brignoles, France

Rappel à Dieu de Benoît XVI

L’association Esprit de la Liturgie, avec toute l’Église, confie à la miséricorde de Dieu l’âme de notre Pape Émérite, Benoît XVI, en ce jour où elle s’en est allée rejoindre le sein du Père.

Notre association pleure en Joseph Ratzinger un grand théologien, un père spirituel, et l’inspiration de notre propre œuvre en faveur du renouveau de la pensée et de la célébration liturgique. Comme pape, il offrit à l’Église une voie de réconciliation liturgique que nous nous efforcerons toujours de suivre.

Que les Anges de Dieu reçoivent et présentent son âme à la face du Très-Haut. Qu’il repose dans la paix. Que brille sur lui la lumière qui n’a pas de fin.

Esprit de la Liturgie

Missel Laudate : une recension

En collaboration avec la maison d’édition Artège
Lien pour acheter le missel Laudate: https://www.editionsartege.fr/livre/fiche/laudate

Les plus anciens se rappellent sans doute des missels des fidèles dont la première moitié du XXe siècle fut l’âge d’or. Des livres comme les « Dom Lefebvre » et « Maredsous » demeurent pour beaucoup d’entre nous de précieuses ressources.

L’essort de ces missels fut freiné avec la réforme liturgique. Beaucoup se disaient qu’ils ne se justifiaient que par l’exclusivité du latin dans la liturgie. Pourquoi tenir dans ses mains ce que l’on entend désormais dans sa langue ? Si quelques missels des fidèles furent publiés depuis, ils n’ont pas grand-chose en commun avec leurs prédecesseurs, dans la forme ou dans le fond ; en particulier, la tradition proprement latine, le propre de la Messe par exemple, brille par son absence.

Il manquait donc un missel qui pût réconcilier la réforme liturgique et la tradition des missels des fidèles. C’est ce manque que le missel grégorien Laudate, préparé par une équipe de laïcs et de prêtres (de la Communauté Saint-Martin pour l’essentiel), entend combler.

Avant d’examiner cet ouvrage en détail, notons que contrairement à ce que son titre complet pourrait indiquer, ce missel n’est pas tout à fait « grégorien », dans la mesure où il ne contient pas les partitions permettant de chanter la Messe (contrairement à l’excellent « Missel grégorien » de Solesmes, qui ne contient cependant pas les lectures), mis à part quelques exceptions sur lesquelles nous reviendrons plus bas.

Ce qui frappe au premier abord, c’est la beauté de l’ouvrage. Sa couverture noire (ornée d’une superbe enluminure dans l’édition standard), la dorure de ses pages (dans l’édition cuir), les illustrations, la présentation des textes confèrent au tout un aspect à la fois sobre et élégant.

Le livre est divisé en quatre parties. D’abord, le propre de chaque Messe, à savoir les oraisons (dans l’original latin et la traduction officielle nouvellement promulguée) et le propre grégorien : introïts, graduels, offertoires… accompagnés d’une traduction, celle-ci à usage privé, non liturgique (nous y reviendrons). Chaque Messe (à l’exception des féries de l’Avent et du Carême) est précédée d’une présentation et d’une méditation puisant dans les textes de la tradition grégorienne. Cette démarche, explicitement revendiquée dans l’introduction, éclaire tout l’ouvrage : il ne s’agit pas seulement de se laisser nourrir par les péricopes bibliques, comme le proposent les missels déjà existant, mais d’assimiler cette nourriture à l’aide de la liturgie et la tradition. On y retrouve donc deux fonctions essentielles de la liturgie : la formation des fidèles et le modèle de la foi, selon l’adage bien connu : lex orandi, lex credendi (la loi de la prière est la loi de la foi). Une deuxième partie, beaucoup plus courte, comprend l’ordinaire de la Messe, là encore en latin et français ; sont également indiquées les préfaces et un choix de textes pour la prière des fidèles.

La troisième partie comprend les lectures et les chants indiqués au lectionnaire (sauf pour quelques grandes fêtes, où ces lectures sont données en première partie). Assurément, faire tenir toutes les lectures de la liturgie rénovée en un seule livre était un défi de taille ; mais les rédacteurs du Laudate l’ont relevé en se limitant aux lectures du temporal, sauf lorsque le sanctoral indique des lectures propres obligatoires. Choix discutable, mais conforme à la nécessité autant qu’à la pratique habituelle. Esthétiquement, la présentation des lectures est un peu moins agréable que celle des textes propres (chants et oraisons) de la première partie.

La quatrième et dernière partie est un ensemble de prières, d’enseignements et de dévotions, allant des sacrements aux offices du dimanche en passant par le rosaire, le chapelet de la miséricorde et autres litanies. Un très riche ensemble de textes, dans la lignée, là encore, des anciens missels des fidèles, et où ceux-ci puiseront avec profit de quoi nourrir leur vie spirituelle. Une sélection de partitions d’ordinaires grégoriens pour l’année cloture l’ouvrage.

Puisque nous parlons des partitions, c’est le moment d’évoquer un point qui pourra passer pour un défaut : elles sont en notation moderne et non en notation grégorienne. Cela choquera les puristes et laissera les autres indifférents. Pour notre part, sans condamner ce choix, sans même y voir un défaut, nous nous interrogeons sur sa pertinence : après tout, la notation grégorienne n’est pas plus compliquée que la moderne et sa présence aurait pu constituer une porte d’entrée vers l’univers du plain-chant.

Si ce point n’est pas forcément un défaut, le Laudate contient tout de même des imperfections bien réelles ; si l’honnêteté nous oblige à les indiquer, elle nous intime aussi de préciser qu’elles sont très peu nombreuses et de faible importance. Quelques traductions discutables sont à déplorer (ainsi ne comprend-on pas pourquoi les traducteurs ont choisi de rendre « Beati » par « Heureux » quand « Bienheureux » semblait mieux indiqué) dans les textes français du propre ; la part laissée à l’office divin est trop faible (il eût été approprié d’insérer au moins les antiennes du Benedictus et du Magnificat des dimanches et fêtes de l’année) ; quelques coquilles sans importance pourraient être détectées ça et là.

On pourra aussi juger étrange le choix d’indiquer les lectures à part du propre chanté et des oraisons ; sans doute ne voulait-on pas grossir à l’infini un livre déjà volumineux. Mais ceci nous indique un des objectifs de ce missel, celui de distinguer la « Messe grégorienne » (chantée en grégorien) et la Messe « normale ou dialoguée ». Cet objectif semble clair si l’on se réfère aux multiples allusions à la beauté de la Messe grégorienne distinguée de « l’autre Messe ». Ainsi, à la présentation du lectionnaire : « Les deux systèmes du Graduel romain et du lectionnaire romain ayant chacun leur logique propre, ils ne peuvent être combinés sans dommage pour la liturgie » (page 1047) ; ou bien : « les textes des chants grégoriens ont fait l’objet d’une traduction libre qui n’est pas destinée à être lue dans la liturgie » (page 8), etc. autant de citations qui semblent tracer une barrière entre la liturgie connue des fidèles et celle des communautés de Solesmes, Kergonan, Saint-Wandrille et Evron.

Ce but nous semble très critiquable. Outre qu’il semble un peu artificiel (après tout, il s’agit non seulement du même rite, mais de la même forme rituelle, la forme ordinaire du rite romain), il paraît surtout dangereux. Si l’on présente la liturgie grégorienne comme une réalité à part de la liturgie habituelle, pourquoi les pratiquants de la seconde feraient-ils un pas vers la première ?

Cette petite réserve mise de côté, le Laudate n’en demeure pas moins un ouvrage exceptionnel, aussi inattendu que bienvenu, auquel nous souhaitons le plus grand succès.

Mentalité de messe basse : de certains abus dans l’usus antiquior

Cet article reflète l’opinion personnelle de son auteur et n’engage pas Esprit de la liturgie.


Les lecteurs de ce blog ont l’habitude de me voir entrer dans d’interminables précisions sémantiques, définissant tous les termes et posant tous les fondements théoriques de mes conclusions, car j’espère que la clarté de mes propos y gagne ce que leur brièveté y perd. Ce n’est pas la démarche de cette tribune. Si les lecteurs en expriment le souhait, je pourrai développer les origines historiques de la mentalité de messe basse, et comment elle a influencé de manière déterminante la création du Novus Ordo Missæ ; mais aujourd’hui, parlons pratique.

J’ai roulé ma bosse ces dix dernières années dans un grand nombre de célébrations de ce qui fut la forme extraordinaire et qu’il faut maintenant appeler l’usage plus antique, usus antiquior, au gré des (nombreux) déménagements et des vacances. La qualité liturgique de ces célébrations est relativement bonne dans l’ensemble, les défauts observés étant, la plupart du temps, légitimement imputables au manque de volontaires suffisamment formés : en tant qu’ancien cérémoniaire et ancien chef de chœur, je sais plus qu’un autre qu’en liturgie on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

Cependant, à beaucoup d’endroits, des défauts de diverses natures ne peuvent être expliqués que par un manque de formation liturgique général de toute la communauté, prêtres et fidèles, ou bien par une coupable recherche de la facilité.

Qu’est-ce que la mentalité de messe basse ?

La mentalité de messe basse est, au niveau théorique, la construction de la liturgie à partir de la messe basse, à laquelle on rajoute des éléments en fonction des moyens dont on dispose et de la solennité qu’on veut donner à la célébration : chants, servants, diacre et sous-diacre, encens, orgue, et ainsi de suite. C’est la logique qui fonde explicitement les célébrations dans l’usage réformé.

Au contraire, la liturgie romaine se construit à partir de la messe pontificale, en en retirant certaines parties pour obtenir la messe solennelle, puis la messe chantée, puis la messe basse.

Au niveau pratique, la mentalité de messe basse se trahit dans une célébration par l’import, dans une messe chantée, voire dans une messe solennelle ou pontificale, d’éléments de la messe basse qui n’appartiennent pas à ces célébrations. C’est ce dont nous allons voir de multiples et lamentables exemples.

Des abus, vraiment ?

Certaines des pratiques que je vais lister sont des abus au sens strict, c’est à dire des contraventions au code des rubriques du missel romain de 1962. Certaines autres, licites en elles-mêmes, et parfois justifiées par la nécessité ou les circonstances, ne sont pas des abus, mais, soit par leur accumulation au sein d’une même Messe, soit par l’habitude qu’on en prend et qui les rend ordinaires, trahissent un défaut de compréhension de la liturgie assez profond pour mériter d’être rectifié. J’ai noté celles ci par les mots « mauvaise habitude », ce qui bien sûr n’est que l’opinion d’un fidèle qui veut que le culte rendu à la majesté divine soit le moins possible indigne d’elle.

Je vais également tenter de catégoriser ces pratiques : la plupart relèvent d’une mentalité de messe basse, certaines relèvent d’un certain pastoralisme, ce qui est le nom catholique du populisme, c’est à dire la tentation de satisfaire les envies du peuple plutôt que de chercher à l’élever ; certaines autres relèvent de l’archéologisme, l’attachement désordonné à des formes liturgiques révolues.

Fidèles attachés à l’usage ancien du rite romain, il est inimaginable que nous nous posions en donneurs de leçons vis-à-vis des habitués de l’usage réformé — et pourtant, il y aurait plus d’une leçon à donner : l’auteur de ces lignes ne s’en est pas privé dans de précédents articles — si nous ne donnons pas à voir dans nos propres églises des célébrations absolument exemplaires.

Crache ton venin !

Procédons dans l’ordre de l’Ordo Missæ.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : si l’on ne fait pas l’aspersion, il n’y a aucune raison d’attendre le début des prières au bas de l’autel pour chanter l’introït1. On peut admettre l’idée d’un chant de foule pendant la procession : mais à bien des endroits on laisse passer la procession d’entrée en silence (ou en noyant le silence dans l’orgue) alors que l’introït est, de par sa nature musicale, que confirment les rubriques, un chant de procession. Si on fait l’aspersion, la question ne se pose pas.

Abus (pastoralisme) : l’encens est absolument défendu aux messes basses2. Je l’y ai déjà vu employé, quoique rarement.

Mauvaise habitude (pastoralisme) : l’encens est seulement permis aux messes chantées, comme une concession faite au désir légitime du peuple d’assister à une célébration hiératique2 ; son emploi n’appartient vraiment qu’à la messe solennelle, et il est très souhaitable de se mettre en quête des ministres nécessaires à celle-ci si on veut employer l’encens. Il est inexcusable d’employer l’encens alors que la messe chantée n’est, par ailleurs, pas célébrée avec le degré de solennité qui lui convient (voir ci-dessous : pas de Graduel, d’Offertoire, de lectures chantées).

Abus (pastoralisme) : s’il est légitime d’employer un Kyrie non-grégorien (du moment que le chant grégorien conserve la première place par ailleurs, par exemple si le Propre est intégralement chanté), il n’est pas acceptable d’en modifier le texte, soit en réduisant les répétitions à trois fois deux au lieu de trois fois trois, soit en les augmentant à trois fois six ou plus3. La même chose est vraie pour les Gloria avec refrain et les Sanctus trafiqués (répétition du Hosanna).

Mauvaise habitude (archéologisme) : les chants de l’ordinaire de la messe devraient habituellement pouvoir être chantés par l’assemblée4, même si employer des ordinaires polyphoniques est légitime pour une cause particulière.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : le chant du Gloria appartient aux fidèles et à la schola, en alternance4 ; il est incompréhensible que les fidèles s’asseyent en même temps que le célébrant au milieu du Gloria. Cette habitude a été prise parce que les fidèles ont tendance à adopter la même attitude corporelle que les servants (qui, eux, n’ont pas pour rôle de chanter le Gloria), ce qui est l’exemple parfait de la mentalité de messe basse. N’importe quel chanteur vous dira qu’on chante abominablement mal assis. Chantons debout, ou à genoux ; en tous cas le bassin aligné avec la cage thoracique. J’encourage donc les prêtres à rester courageusement debout à l’autel après avoir fini de réciter le Gloria, pour montrer l’exemple aux fidèles : rappelons que la possibilité qui leur est faite de s’asseoir est une simple permission5. La même chose est vraie pour le Credo, nous n’y reviendrons pas.

Abus (mentalité de messe basse) : si la messe est chantée, la collecte doit être chantée6. On ne peut pas chanter Oremus, puis dire la collecte, comme cela se fait dans l’usage réformé et malheureusement parfois dans l’usus antiquior. L’idée qu’un prêtre qui ne chante pas bien doit se taire est ignoble, puisqu’elle réduit la messe à son aspect exclusivement humain et horizontal. La même chose est vraie de la postcommunion, nous n’y reviendrons pas.

Abus (mentalité de messe basse) : si la messe est chantée, l’Épître peut être chantée7 et l’Évangile doit obligatoirement l’être8. La législation récente impose qu’on emploie la traduction liturgique de ces lectures. La manière la plus rubricale de procéder est donc de chanter le latin liturgiquement (c’est à dire avec Lectio EpistolæDeo gratias, puis Sequentia sancti EvangeliiLaus tibi Christe) puis de répéter les lectures non-liturgiquement en français ; une option audacieuse, quoique non sans fondement historique, peut être de chanter les deux liturgiquement ; une option douteusement licite, mais à mon avis permise, irréprochable sur le fond d’un point de vue liturgique, et assez pratique, est d’omettre le latin et de chanter le français de manière liturgique. En tous cas, l’option la plus répandue qui consiste à lire le français à la place où on devrait chanter la lecture liturgiquement est un abus manifeste. Les tons de l’Épître et de l’Évangile (et celui de la Prophétie pour les messes qui en comportent) s’adaptent assez bien au français.

Abus (paresse/pastoralisme) : il n’est pas permis d’omettre le Graduel9 (ce qui est très fréquent, peut-être même majoritaire dans les messes chantées en France), voire également l’Alléluia, comme on le voit parfois : on chante un Alléluia prévu pour l’usage réformé, comme celui de Berthier, et on omet le verset. S’il faut faire court (encore que ce soit une piètre excuse) ou si la schola n’a pas le niveau (ce qui se comprend mieux), la schola doit chanter ces textes sur un ton psalmodique. Les ressources nécessaires sont disponibles auprès de l’auteur et partout sur Internet.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : à la messe solennelle, depuis la suppression de la lecture privée de l’Épître et de l’Évangile par le prêtre célébrant, les réponses Deo gratias et Laus tibi Christe ne sont plus dites. Le cas de la messe chantée n’est pas clair, mais en tous cas seuls les servants pourraient être tenus de dire ces réponses. En règle générale, l’assemblée chante toutes ses réponses (à l’exception du Domine non sum dignus avant la communion, parce qu’historiquement il ne fait pas partie de la Messe à proprement parler), donc elle ne devrait pas répondre Deo gratias et Laus tibi Christe. Il n’est pas interdit aux fidèles de répondre (de manière générale les fidèles sont très libres dans la messe traditionnelle) mais cette habitude trahit une mentalité de messe basse.

Abus (mentalité de messe basse) : à la messe chantée, il n’est pas permis de réciter le Credo pour gagner du temps6. Prêtres pressés, raccourcissez votre sermon. Les fidèles ne s’en souviendront que mieux.

Abus (paresse) : à la messe chantée, le chant de l’Offertoire n’est pas optionnel9. Si le chœur tient à chanter une polyphonie, tous les Offertoires ont été mis en polyphonie par Palestrina, Lassus, Victoria et leurs collègues10. Si le chœur tient à chanter une polyphonie en particulier qui n’est pas l’Offertoire du jour, de deux choses l’une : soit on n’emploie pas l’encens, et ce n’est pas possible ; soit on l’emploie, et il y a amplement le temps de chanter les deux. Si l’organiste se plaint qu’on ne le laisse pas jouer, alors l’arbitrage doit se faire entre l’orgue et la polyphonie qui n’est pas le propre ; l’Offertoire du propre a droit de cité absolu. Rappelons que l’Offertoire dispose de versets pour le prolonger tout le temps nécessaire.

Abus (mentalité de messe basse) : si on emploie l’encens, et qu’on a chanté l’Offertoire sans ses versets (ou bien, malheureusement, une polyphonie sans l’Offertoire, voir ci-dessus), il est fréquent que le chant se soit interrompu au moment de l’Orate fratres. Alors, dans beaucoup d’églises, le célébrant le dit à voit forte et claire pour que les fidèles répondent de même le Suscipiat. Cette pratique est typique de la mentalité de messe basse et contraire aux rubriques11.

Abus (archéologisme) : le Benedictus du Sanctus doit se chanter à sa suite et avant l’Élévation12, ce qui exclut de la liturgie les Sanctus trop longs. Cet abus est rare mais il existe.

Mauvaise habitude (archéologisme/pastoralisme) : il a été permis, à l’époque où le Benedictus se chantait après l’Élévation, de chanter à son emplacement un pieux motet eucharistique, dans le cas où il serait joint au Sanctus. Cependant, le silence est toujours le meilleur choix pour le temps qui va de l’Élévation au Pater13.

Mauvaise habitude (mentalité de messe basse) : à la messe solennelle et, par ricochet, à la messe chantée, les servants et assistants in choro ne sont tenus de s’agenouiller qu’à la consécration (de Hanc igitur à Hæc quotiescumque), sauf aux temps pénitentiels où les rubriques prescrivent un agenouillement plus long14. Les fidèles doivent pouvoir sans jugement s’agenouiller pendant tout le Canon ou seulement pour la consécration. Il s’agit d’une contamination par mentalité de messe basse, l’agenouillement pendant tout le Canon étant la coutume de cette dernière.

Abus (paresse) : tout ce que nous avons dit sur le chant de l’Offertoire vis-à-vis des pieux cantiques et motets s’applique également à la communion. L’antienne de communion, avec ses versets, est un processionnal, et doit donc être chantée en premier, dès la fin du Domine non sum dignus des fidèles, et pendant la procession de communion6. S’il y a grand concours de peuple, c’est une mauvaise habitude de la chanter sans versets pour faire de la place au reste du programme musical. La durée très importante de la purification, quand le célébrant est consciencieux, ce qu’on peut espérer, doit suffire à la chorale pour satisfaire ses fringales polyphoniques ou le souhait de l’assemblée de chanter un pieux cantique, voire les deux.

Objections et solutions

« Après tout, ces abus sont bien moins graves que ceux qui existent dans l’usage réformé ! » me rétorqueront certains traditionalistes bon teint. Et depuis quand peut-on excuser sa propre turpitude par celle des autres ? L’existence de ce genre d’argument n’est pas un exemple très reluisant de la formation morale de notre milieu.

« La chorale ne sait pas chanter le propre en grégorien », entend-on partout. Si la chorale sait lire la musique, elle sait chanter le propre en grégorien ; à plus forte raison si elle est capable de chanter une polyphonie de la Renaissance. Si elle ne veut pas répéter le Graduel, elle peut le psalmodier. Les Introïts et Communions sont si faciles que même une assemblée devrait pouvoir les chanter, avec un peu de formation. L’Offertoire mérite qu’on le répète deux ou trois fois avant la Messe pour le mettre en place : c’est l’affaire d’un quart d’heure.

« On est pas des moines » : cette objection est digne d’un slogan politique du genre le plus fangeux. Le chant grégorien n’a rien de monastique. Les moines l’ont conservé quand les fidèles l’ont abandonné, parce qu’ils sont conservateurs, alors que les fidèles sont dilettantes. Le propre grégorien de la Messe n’est pas très long et laisse une large place aux autres genres de musique. Il semble long parce que, pas répété par une chorale paresseuse, il est chanté presque partout beaucoup trop lentement.

« Le fait de réciter les réponses des servants (Deo gratias après l’épître, Laus tibi Christe, Suscipiat Dominus) correspond à un désir légitime de participation des fidèles » : voilà un argument que je n’entends pas souvent, et qui est très juste. Il me semble aisé de mettre ces réponses en musique sur un ton approprié ; resterait ensuite à modifier les rubriques pour donner aux fidèles la possibilité de les chanter, comme c’est le cas pour les deux premières réponses dans l’usage réformé (du moins en théorie). En attendant, la propension à les réciter relève d’une mentalité de messe basse.

« C’est pas grave » : voilà l’objection, fort courante, qui me donnera ma conclusion. La liturgie est un acte collectif de tout le peuple de Dieu, où chacun occupe une fonction qu’il reçoit de l’Église15 : prêtre, diacre, sous-diacre, lecteur, servant, chantre (ou psalmiste), schola ou chorale, assemblée, organiste. Une communauté chrétienne qui a la louange de Dieu au cœur de sa vie ne commet, si ce n’est pressée par les circonstances, aucun des abus ci-dessus, n’adopte aucune de ces mauvaises habitudes, car chacun y connaît son rôle, et le remplit entièrement sans en déborder.

La mentalité de messe basse est intimement liée à l’idée selon laquelle le célébrant peut arbitrairement modifier de fond en comble la forme de la célébration ; idée fausse, contre-nature, scandaleuse, et pourtant considérée comme normale dans beaucoup de paroisses qui emploient l’usage réformé. À nous, fidèles attachés à l’usus antiquior, il faut un sursaut d’humilité pour réapprendre à recevoir la liturgie au lieu de vouloir la faire.


  1. De Musica Sacra et Sacra Liturgia (dans la suite MS58), S. Congrégation des Rites, 1958, §32a
  2. Codex rubricarum 1960 (dans la suite CR60), S. Jean XXIII, §426 et les décrets de 1884 et 1886 de la S. Congrégation des Rites
  3. Tra le sollecitudini (dans la suite TLS), motu proprio de S. Pie X, 1903, §8 et 11
  4. MS58, §25b
  5. CR60, §523-524
  6. Par exemple CR60, §271
  7. CR60, §514
  8. Ritus servandus in celebratione Missae (dans la suite RS62), missel romain de 1962, VI, §4, et CR60, §271
  9. CR60, §469 et §513e, MS58, §27b pour l’offertoire et §27c pour la communion
  10. Entrez l’incipit dans https://www.cpdl.org/
  11. RS61, VII, 7 et 11, et CR60, §513d
  12. TLS, §22
  13. MS58, §27f
  14. CR60, §521c
  15. CR60, §272

Crédit photo : Mater Dei Latin Mass Parish, Irving, Texas. Abbé Thomas Longua, FSSP, célébrant ; abbé Terrence Gordon, FSSP, diacre de la messe ; abbé Phil Wolfe, FSSP, sous-diacre de la messe.

Traditionis custodes ignore-t-il l’histoire de la Liturgie ? (Dom Alcuin Reid)

Note d’Esprit de la Liturgie : Nous proposons dans ce qui suit, avec la permission de l’auteur, une traduction d’une tribune de Dom Alcuin Reid O.S.B. , publiée le 6 août dernier dans le journal catholique en ligne Catholic World Report. Dom Alcuin Reid est historien de la liturgie, spécialiste du Mouvement Liturgique et des réformes du rite romain au XXème siècle. Il est également le prieur du Monastère Saint-Benoît de Brignoles, une communauté bénédictine de droit diocésain du diocèse de Fréjus-Toulon


Le cardinal Walter Brandmüller élève l’hostie consacrée lors d’une messe selon le missel préconciliaire célébrée à l’autel de la Chaire à Saint-Pierre de Rome, le 15 Mai 2011. (CNS photo/Paul Haring)

Dans le brouhaha qui a suivi la promulgation du Motu Proprio Traditionis custodes le 16 juillet, nous avons eu droit à un torrent de commentaires de la part des vainqueurs. Ceux-ci déforment tant l’Histoire de la liturgie qu’on ne peut s’empêcher de les comparer aux journalistes les moins scrupuleux qui encensent de commentaires révisionnistes leur candidat favori le matin après sa victoire dans une élection quelconque. Ne prétendons pas maintenant qu’il s’agit d’autre chose que d’une guerre politique ecclésiastique, aussi perturbante que soit cette réalité – d’autant plus qu’il y a trois semaines, la tolérance liturgique, à défaut d’une vraie paix, s’était enracinée, avait grandi et porté ses fruits dans de nombreux diocèses, sinon la plupart.

Le pape François est “revenu avec force aux paroles de Vatican II a dit et les a appliquées », nous dit-on. « Une partie de ce que Benoît XVI a fait était contraire au Concile Vatican II », affirme-t-on encore. « L’Église tout entière reviendra à la messe de 1970 « , claironne-t-on. On dit allègrement que « le missel de 1970 » est « en un sens supérieur, plus fidèle à la volonté du Seigneur telle qu’elle est comprise par le Concile Vatican II ». La « participation active » à la liturgie et la liturgie de Vatican II « sont synonymes », assène-t-on. Nous devons être soulagés que les éléments « médiévaux » corrompus de la liturgie aient été écartés une fois pour toutes.

De même, le tout premier article du Motu Proprio lui-même, qui cherche à établir les livres liturgiques modernes comme « l’unique expression de la lex orandi du rite romain », trahit une compréhension fondamentalement défectueuse de l’histoire de la liturgie, de la relation entre la lex orandi et la lex credendi et du pouvoir de ceux dont le ministère dans l’Église est effectivement de veiller sur sa Tradition vivante.

Une corruption de la liturgie ?

Il convient donc de récapituler quelques éléments fondamentaux de l’histoire de la liturgie [1].

Commençons par la supposée « corruption » médiévale de la liturgie – une théorie très en vogue chez les liturgistes du milieu du XXe siècle et largement propagée par leur doyen, Joseph A. Jungmann, SJ. Selon cette théorie, la liturgie « pure » de l’Église primitive a été corrompue à l’époque médiévale et surchargée d’éléments inappropriés. Sur la base de cette hypothèse, les réformateurs du vingtième siècle ont cherché avec ardeur à supprimer les accrétions illégitimes et à revenir à une liturgie antérieure à cette corruption, qu’ils ont rendue à nouveau disponible par la réforme liturgique de saint Paul VI.

Cette théorie, parfois appelée « archéologisme », dénigre toutes les formes liturgiques qui se sont développées dans la vie de l’Église depuis la chute de l’Empire romain jusqu’à la Renaissance – soit environ mille ans – niant la possibilité que le Saint-Esprit puisse inspirer des développements légitimes de la liturgie au cours de cette période. Elle est stupéfiante d’arrogance, mais très utile comme outil politique. Au final, même Paul VI résista à ses implications les plus dures, en refusant les demandes des liturgistes d’abolir le canon romain, le Confiteor, l’Orate Fratres, etc. (On pourrait cependant arguer qu’ils ont été pratiquement abolis en devenant de simples options, ou en étant mal traduits, mais c’est une autre question).

Si la théorie de la corruption de Jungmann était l’erreur fondamentale qui sous-tendait l’oeuvre des réformateurs du milieu du vingtième siècle, les opinions convenues des pontes liturgiques de notre époque partent toutes du principe que la participation active à la liturgie d’un côté, et à la liturgie de Vatican II (c’est-à-dire les livres liturgiques promulgués par Paul VI) de l’autre, sont une seule et même chose. Eh bien, non, elles ne le sont pas.

Tout d’abord, le fait que la liturgie soit « la source première et indispensable d’où les fidèles doivent tirer le véritable esprit chrétien » et qu’une véritable participation à celle-ci soit essentielle pour tous a été affirmé par saint Pie X en 1903 et réitéré par ses successeurs jusqu’au Concile. En outre, cette affirmation de 1903 a donné naissance à ce que l’on a appelé le mouvement liturgique du XXe siècle, qui s’est consacré à la promotion de la participation réelle à la liturgie telle qu’elle était à l’époque (c’est-à-dire ce que l’on considère aujourd’hui comme l’ancienne forme du rite romain – l' »usus antiquior« ). Des décennies de travail s’ensuivirent, au cours desquelles des pasteurs et des universitaires amenèrent diligemment le peuple chrétien à découvrir et à s’abreuver profondément à cette source primaire et indispensable de l’esprit chrétien, comme base de leur vie quotidienne.

Il est vrai que, ce faisant, certains en sont venus à croire que cette véritable participation pourrait être facilitée par une réforme liturgique – une introduction limitée de la langue vernaculaire, par exemple. En conséquence, certaines réformes ont été adoptées, à partir des années 1950. C’est dans ce contexte que le Concile Vatican II – un Concile œcuménique de l’Église à la légitimité incontestable – a jugé avec autorité qu’il convenait de demander un développement organique du rite romain, une réforme modeste permettant d’atteindre les nobles objectifs pastoraux que la Constitution sur la Sainte Liturgie expose dans son premier paragraphe.

Il est également vrai que certaines voix à l’époque, et dans les années 1950, ont trahi une mauvaise compréhension de la nature de la liturgie, cherchant à l’adapter presque complètement à l’image et à la ressemblance et aux besoins supposés de « l’homme moderne », évacuant ainsi son contenu même et la transformant en quelque chose de plus proche du culte protestant. Certains liturgistes, de nombreux jeunes clercs, religieux et laïcs trop enthousiastes, et même un ou deux Pères du Concile ont surfé sur cette vague de « créativité » liturgique. Ces théories et ces « abus » pratiques sont moins fréquents aujourd’hui, mais ils ont causé des dommages incalculables.

Vatican II et l’application de la réforme

Au milieu de tout cela, le groupe officiel chargé de mettre en œuvre la réforme du Concile (le « Consilium »), que ce soit par enthousiasme, par pure opportunité ou par conviction sincère que c’était pour le bien de l’Église (ou une combinaison de ces facteurs), est allé bien au-delà de la réforme envisagée par le Concile et a produit des rites qui devaient plus aux désirs des acteurs-clés du Consilium qu’aux principes de la Constitution du Concile sur la Sainte Liturgie. Où le Concile a-t-il demandé de nouvelles prières eucharistiques ? Où a-t-il autorisé la vernacularisation à 100% des rites liturgiques ? On pourrait énumérer d’autres exemples. Le secrétaire du Consilium, le Père Bugnini lui-même, se vante dans ses mémoires d’avoir dépassé le mandat du Concile.

Il est ici crucial de relever qu’une distinction légitime peut être faite entre le Concile et la réforme mise en œuvre en son nom. S’interroger sur la continuité des livres liturgiques modernes avec la tradition liturgique, et avec les saint principes posés par le Concile, ce n’est pas nier le Concile ou son autorité. C’est plutôt chercher à défendre le Concile contre ceux qui ont déformé ses intentions manifestes.

Néanmoins, comme il ressort clairement de ses discours publics de l’époque, Paul VI était personnellement convaincu en 1969/1970 que les changements supplémentaires apportés aux livres liturgiques qu’il a promulgués – qu’il a personnellement et légitimement approuvés en détail – valaient le sacrifice de rites liturgiques vénérables. Il croyait sincèrement qu’ils apporteraient un nouveau printemps dans la vie de l’Église de son temps. Les livres liturgiques qu’il a promulgués font incontestablement autorité. Les sacrements célébrés par eux sont valides. Mais, étant donné qu’ils sont allés au-delà du mandat du Concile, il est historiquement et liturgiquement vrai de dire que ce sont les livres liturgiques de Paul VI, et non du Concile Vatican II. Et sur cette base, il est légitime de s’interroger sur leur continuité avec la tradition liturgique.

Le nouvel usage, plus récent, du rite romain (l' »usus recentior« ) est une innovation, jugée opportune par l’autorité suprême. Sa compétence pour le faire est une autre question, notamment à la lumière de l’enseignement du Catéchisme de l’Église catholique :

C’est pourquoi aucun rite sacramentel ne peut être modifié ou manipulé au gré du ministre ou de la communauté. Même l’autorité suprême dans l’Église ne peut changer la liturgie à son gré, mais seulement dans l’obéissance de la foi et dans le respect religieux du mystère de la liturgie. (CEC 1125)

Plus tard au cours de son pontificat, Paul VI eut des doutes. Son licenciement sommaire en 1975 de l’architecte clé de la réforme (et alors archevêque) Bugnini, et son traitement sévère de ceux qui s’opposaient à la réforme peuvent en être considérés comme des symptômes. Le nouveau printemps attendu dans la vie de l’Église ne s’est pas matérialisé, comme les statistiques ne le démontrent que trop bien. Certes, de nombreux facteurs sociologiques ont contribué à la gravité de la crise, mais il n’en reste pas moins que la « nouvelle » liturgie tant vantée n’a pas produit les résultats promis par ses architectes. La participation aux rites liturgiques a rapidement diminué pour la raison très simple que la participation première et la plus nécessaire est d’être présent. De plus en plus, les gens ne vinrent plus du tout.

Réformes sous Saint Jean-Paul II et Benoît XVI

Saint Jean-Paul II, élu en 1978, chercha à promouvoir une mise en œuvre plus stricte des livres liturgiques réformés – il dénonca fortement les abus – et en 1984, une permission limitée a été accordée pour l’usus antiquior comme moyen d’apaiser les divisions qui s’étaient durcies sous Paul VI. Cette permission a été élargie en 1988 en réponse à la consécration illégale d’évêques par Mgr Lefebvre mais également, et de manière significative, parce que le pape a reconnu les « aspirations légitimes » de ceux qui étaient attachés aux réformes liturgiques précédentes. Cette reconnaissance a facilité la formation d’instituts, de paroisses personnelles et d’autres communautés dont l’usus antiquior était (et est) l’élément vital. La participation pleine, consciente et effective aux rites liturgiques dont témoignent ces communautés jusqu’à aujourd’hui – dont les Pères du Concile seraient fiers – a porté des fruits significatifs depuis lors, notamment en attirant les jeunes et en suscitant des vocations au sacerdoce et à la vie religieuse.

Le bras droit de Jean-Paul II pendant deux décennies, le cardinal Joseph Ratzinger, reconnaissait cette réalité et comprenait la question plus large de la nécessité de s’attaquer à la rupture de la tradition liturgique de l’Église. Il a entrepris deux initiatives. En tant que cardinal et en tant que théologien privé, il a souvent écrit et parlé de la nécessité d’un nouveau mouvement liturgique pour retrouver le véritable esprit de la Liturgie. Et il a parlé de l’opportunité d’une « réforme de la réforme liturgique », pour corriger en quelque sorte les livres liturgiques de Paul VI.

La première initiative était suffisamment générale pour ne pas inquiéter les partisans du missel de Paul VI ; mais la proposition concrète de retoucher et d’améliorer l’usus recentior était, pour eux, la goutte qui fait déborder le vase. Même après son élection à la papauté, l’évocation d’une éventuelle « réforme de la réforme » a été interdite dans les murs de sa propre Congrégation pour le Culte Divin, ce qui a concrètement bloqué sa mise en œuvre. L’occasion perdue par l’insistance rigide sur le caractère irréformable des livres liturgiques de Paul VI ne sera peut-être pas bien jugée par l’Histoire.

En tant que pape, Benoît XVI a agi selon ses convictions et, en 2007, a exhorté l’Église à une célébration plus digne de l’usus recentior en continuité avec la tradition liturgique (avec l’exhortation apostolique Sacramentum caritatis). Quelques mois plus tard, par le motu proprio Summorum Pontificum, il a établi que l’usus antiquior avait sa juste place dans la vie liturgique de l’Église et l’a libéré de l’emprise tatillonne des évêques qui avaient, en de trop nombreux endroits, cherché à l’étrangler.

En conséquence, la croissance stimulée par Jean-Paul II s’est accélérée. Une coexistence liturgique pacifique s’est développée dans de nombreux diocèses. Un certain enrichissement mutuel entre les usages commença à se développer. Les évêques en visite ont rencontré des communautés jeunes, dynamiques et apostoliques – parfois en contraste frappant avec d’autres communautés dans leur diocèse.

Ces actes de Benoît XVI étaient-ils contraires au Concile ? Pour ceux d’entre nous qui sont trop jeunes pour y avoir assisté, il est difficile de le dire. Nous n’avons pas travaillé quotidiennement avec ses Pères, ni participé à la rédaction de ses documents. C’est Benoît XVI qui l’a fait. Et il a consacré son ministère théologique et épiscopal à son interprétation dans une herméneutique de la continuité, et non de la rupture – ce qui est certainement la seule façon valable d’interpréter ses réformes. De même, les discours et les documents de Benoît XVI font constamment référence au Concile, bien plus que ceux de son successeur. Il ne s’agit pas de critiquer le Saint-Père, qui a sa propre approche, mais simplement de constater que l’enseignement de Benoît XVI est tout à fait conciliaire, même s’il n’est nullement déformé par la croyance idéologique que l’Église (ou une nouvelle Église) a commencé à Vatican II. Si les actes de Benoît XVI sont perçus comme contraires au Concile, c’est parce qu’ils ont contesté et corrigé ce « Concile » d’idéologues et sa progéniture avec la réalité historique et théologique.

Ce qui est significatif – et cela fut une surprise pour beaucoup – c’est que le pontificat de Benoît XVI l’a révélé comme un professeur doux et paternel, plutôt généreux envers ceux qui avaient des opinions différentes des siennes. Il ne sanctionnait pas sévèrement ceux avec qui il était en désaccord. Il a plutôt cherché à les enseigner, souvent par l’exemple. Sur le plan liturgique, tout en célébrant lui-même bien l’usus recentior, il reconnaissait et respectait l’importance de l’usus antiquior dans la vie de l’Église du XXIe siècle, et en particulier son attrait pour les jeunes. La richesse qu’est une diversité dans l’unité était une réalité dans de nombreux diocèses, et était valorisée.

Lors de la démission du Pape Benoît, il était inimaginable qu’un successeur puisse annuler Summorum Pontificum. Et pourtant, c’est ce qui s’est passé. Pourquoi ?

La réalité virtuelle vs les faits sur le terrain

La motivation déclarée est de protéger d’urgence l’unité de l’Église, qui est menacée par les attitudes et les propos de traditionalistes qui mérpisent le Concile. Il est vrai qu’il existe de bruyants « tradicaux », qui pontifient à loisir sur n’importe quel aspect de la foi ou de la Sainte Liturgie avec un aplomb qui vous coupe le souffle par sa présomption, son arrogance ou son ignorance. Et oui, il y a les « tradis professionnels » qui ne peuvent s’empêcher de publier (et monétiser) tout ce qui leur passe par la tête, et prétendent déterminer ce que les médias catholiques disent, ou même se dispenser de la loi liturgique, sur la base de leur propre jugement privé. Il y aussi les « liturgistes d’Internet » qui feraient mieux de se trouver un séminaire ou un monastère mais qui, par leur propre faute ou par celle des autres, se trouvent seulement capables de discourir sur la liturgie plutôt que de la vivre, et qui finissent dans un monde liturgique qui leur est propre, basé sur leurs préférences personnelles, souvent assez excentriques.

Si ces personnes fomentent le négationnisme ou la division, c’est virtuellement. Cela ne veut pas dire que ce n’est pas grave, surtout quand on connaît la capacité de la réalité virtuelle à influencer les esprits. Mais, comme de nombreux évêques du monde entier l’ont attesté ces dernières semaines, cela ne correpsond pas à la réalité de terrain, vécue par les communautés qui vivent une vie liturgique et apostolique tangible, centrée sur la participation fructueuse aux richesses de l’usus antiquior. Ce qu’il faut, ce n’est pas un décret ordonnant la disparition de ces personnes, mais la mise en place de centres de vie liturgique intégrale qui puissent attirer ces gens des marges vers le cœur de la communion de l’Église, avec miséricorde, charité et, oui, quand c’est nécessaire, en les corrigeant. Réagir de manière excessive à ce problème ne fait que révéler son propre malaise. Cela contribue également à justifier leur point de vue et à donner de l’eau à leur moulin.

De nombreux évêques, y compris certains qui ne sont pas vraiment des amis de l’usus antiquior, ont été prompts à se montrer pastoralement ouverts suite aux mesures édictées par Traditionis custodes. Cela peut être simplement parce que ces mesures sont intenables, ou inapplicables, aux yeux d’évêques diocésains qui ont de vrais problèmes à gérer. C’est aussi souvent parce qu’ils savent que le problème qui motive cette législation n’existe pas dans leurs diocèses. La « non-réception » généralisée de ce Motu Proprio par l’épiscopat pourrait elle-même s’avérer être un moment historique d’importance dans l’histoire liturgique et papale.

Il semble cependant que certains, au sein de la Curie romaine, croient sincèrement que Traditionis custodes entraînera la disparition de l’usus antiquior de l’Église. Avec tout le respect dû à leurs Éminentes, Excellentes et Très Révérendes personnes, ils sont aussi déconnectés de la réalité qu’ils le sont des faits historiques. L’obéissance aveugle et suicidaire n’est plus réellement dans l’air du temps. Il se peut qu’ils ravivent les guerres liturgiques et poussent les gens à la clandestinité ou à sortir des structures ecclésiastiques ordinaires ; il se peut qu’ils frustrent et même détruisent des vies chrétiennes et des vocations ; il se peut qu’ils aggravent la division dans l’Église au nom de la prétendue protection de son unité (et pour tout cela, ils devront rendre des comptes à Dieu Tout-Puissant), mais cela ne fera que souligner l’importance et la valeur cruciale de l’usus antiquior dans la vie de l’Église d’aujourd’hui et de demain. De même, la nécessité perçue de recourir à des mesures aussi drastiques pour « protéger » l’usus recentior quelque cinquante ans après sa promulgation est, peut-être, son plus grand désaveu.

Certains prélats pourraient se réconforter en répétant le mantra selon lequel le Missel de Paul VI est « un témoin d’une foi inchangée et d’une tradition ininterrompue », comme un article de foi. Mais ce n’est pas vrai dans les faits. Le besoin d’employer un tel langage pour affirmer la continuité là où elle est manifestement absente révèle que celui-ci relève, en fait, de la propagande. Que le Missel de Paul VI contienne des différences théologiques et liturgiques substantielles et intentionnelles par rapport à celui de saint Jean XXIII est une chose sur laquelle les réformateurs post-conciliaires eux-mêmes, les supporters honnêtes et intelligents de l’usus recentior d’aujourd’hui, et ses critiques, sont tous d’accord. Traditionis custodes lui-même, en supposant que l’usus antiquior n’a pas sa place dans l’Église post-conciliaire, l’affirme implicitement.

S’il est vrai que le nouveau Préfet de la Congrégation pour le Culte Divin a été un acteur clé (ou un pion ?) dans la production de ce Motu Proprio, et s’il est vrai qu’il s’est vanté que sa clique parviendrait à annihiler Summorum Pontificum, alors il est clair que cela fait partie d’une campagne orchestrée. Le Saint-Père a-t-il été induit en erreur, voire abusé, par certains zélateurs ? Ou bien souffre-t-il d’un profond malentendu historique sur ces questions ? Nous devons redoubler nos prières pour lui et pour l’Église. La messe votive pour l’unité de l’Église ne doit pas être ignorée en ces jours.

Conclusion

Comme je l’ai dit à plusieurs reprises, je ne suis pas un traditionaliste. Je suis un catholique. Et en tant que catholique, je considère que l’amertume, la peur, l’aliénation et la division croissante directement provoquées par Traditionis custodes sont une situation extrêmement préoccupante. C’est une source de scandale bien au-delà de ceux qu’elle vise et, pastoralement parlant, c’est déjà un désastre – en particulier chez les jeunes.

Face à cela, en tant qu’historien de la liturgie, je ne peux rester silencieux. La législation ne peut pas changer les faits historiques. Un acte de positivisme juridique ne peut pas non plus déterminer ce qui fait ou ne fait pas partie de la lex orandi de l’Église, car comme l’enseigne le Catéchisme,  » la loi de la prière est la loi de la foi : l’Église croit comme elle prie. La liturgie est un élément constitutif de la Tradition sainte et vivante » (par. 1124) – dont les évêques, et en premier lieu l’évêque de Rome, sont les gardiens, et non les propriétaires. En effet, comme l’enseigna un humble Pape lorsqu’il prit possession de sa cathédrale à Rome :

Le Pape n’est pas un souverain absolu, dont la pensée et la volonté font loi. Au contraire:  le ministère du Pape est la garantie de l’obéissance envers le Christ et envers Sa Parole. Il ne doit pas proclamer ses propres idées, mais se soumettre constamment, ainsi que l’Eglise, à l’obéissance envers la Parole de Dieu, face à toutes les tentatives d’adaptation et d’appauvrissement, ainsi que face à tout opportunisme. 

Ce même pape était un étudiant assidu de la théologie et de l’histoire de la liturgie. Cela l’a amené à conclure que :

« Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste.  »

Il insiste :

« Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Eglise, et de leur donner leur juste place.  « 

Toute autre conclusion trahit une ignorance fondamentale les bases de l’histoire de Liturgie. Elle n’est guère davantage fondée dans une saine théologie ou pastorale.


[1] Pour un examen plus détaillé de ces questions et les références bibliographiques associées, voir mes deux ouvrages, The Organic Development of the Liturgy (Ignatius, 2005 [NdT : Traduction française à venir]) et le T&T Clark Companion to Liturgy (Bloomsbury, 2015).

Communiqué d’Esprit de la liturgie sur le motu proprio Traditionis Custodes

La publication par le pape François du motu proprio Traditionis Custodes est une source de grande souffrance pour Esprit de la liturgie comme pour tous ceux, fidèles de l’une ou l’autre forme du rite romain, qui sont attachés à la pensée de Benoît XVI en matière de liturgie.

Il n’est pas envisageable d’adhérer à la volonté explicite du Souverain Pontife de voir disparaître l’usage ancien au profit de l’usage réformé, tant que la situation de fait de cet usage réformé est celle d’une rupture avec la tradition liturgique latine.

Cette rupture se fait selon trois axes : premièrement, une grande partie des éléments les plus antiques de la liturgie traditionnelle (oraisons, lectures, antiennes), est absente de la liturgie réformée ; deuxièmement, les options les plus couramment choisies dans la liturgie réformée ne correspondent pas à la tradition liturgique latine (abandon du grégorien, de l’orientation, plus généralement du hiératisme) ; troisièmement, même si les abus liturgiques au sens strict se font plus rares que par le passé, ils sont encore assez fréquents pour qu’on souhaite s’en prémunir.

Cette rupture, Esprit de la liturgie a toujours voulu contribuer à la réduire, encouragée par l’appel de Benoît XVI à recevoir les usages nouveaux avec une herméneutique de réforme dans la continuité. Le Motu Proprio Traditionis Custodes, au contraire, entérine cette rupture.

Dans la situation présente, la possibilité de célébrer la Messe, l’Office divin et les Sacrements selon l’usage ancien est un témoignage, ô combien vivant, de la tradition liturgique latine, qui doit continuer d’informer l’ars celebrandi de l’usage réformé et ses éventuelles réformes ultérieures.

La généreuse liberté donnée par le pape Benoît XVI à tout fidèle du rite latin de bénéficier des livres liturgiques en usage en 1962 avait arrêté net la “guerre des missels” qui empoisonnait la vie de l’Église depuis les années 1970. C’est dans le cadre de cette coexistence, largement paisible, que notre association s’est proposée d’encourager une réflexion qui aille au-delà d’une prise de position pour l’un ou l’autre missel, et permette de promouvoir un vrai sens liturgique et traditionnel dans les célébrations de l’Église latine aujourd’hui. Elle était en cela encouragée par l’affirmation de l’égale dignité des deux formes du rite romain, affirmation que Traditionis Custodes répudie dès son premier article. Le motu proprio ramène ainsi la liturgie préconciliaire, et l‘Église avec lui, quarante ans en arrière, et déterre au passage la hache de guerre liturgique.

L’association Esprit de la liturgie, son blog, son groupe Facebook et sa revue, continueront de promouvoir l’ars celebrandi traditionnel du rite romain, son esthétique, son chant et sa symbolique, dans l’usage ancien comme dans l’usage réformé, toujours convaincue de la profonde vérité de ces paroles de Benoît XVI dans la lettre accompagnant le motu proprio :

“L’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture. Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Eglise, et de leur donner leur juste place.”

Le comité d’Esprit de la liturgie

Lettre ouverte aux évêques, prêtres et responsables de l’Église catholique de Suisse romande

Cette lettre n’a pas été rédigée par Esprit de la liturgie qui en permet cependant la publication sur son site.


Le 13 mai 2021

En la Fête de l’Ascension de Notre Seigneur

Aux évêques, prêtres et responsables pastoraux de l’Église catholique en Suisse romande

« Ceci est mon corps, donné pour vous : faites cela en mémoire de moi. » (Lc 22:19)

Par ces lignes, nous désirons témoigner de notre incompréhension et de notre inquiétude face aux portes des églises fermées à clé durant les célébrations dominicales et plus généralement vis-à-vis des mesures contraignantes adoptées par certaines paroisses, en sus des restrictions de l’État, entravant le libre et non discriminatoire accès à la divine liturgie. Nous constatons en effet que les quotas arbitraires sont appliqués et interprétés avec une rigueur parfois excessive, jusqu’à la fermeture des portes qui affichent « complet », sans autre possibilité de participer physiquement à la Messe. À travers ce témoignage, nous souhaitons encourager nos Évêques, nos Pasteurs ainsi que tous les responsables pastoraux à persévérer dans leur mission en se montrant fermes dans leur intention de sauvegarder la plus large participation à ce qui constitue la source de notre vie spirituelle.

Les disciples témoins de la Passion du Seigneur ont reconnu le Christ ressuscité à la fraction du pain et notre sainte Église enseigne dans sa Tradition que c’est l’Eucharistie qui est source et sommet de toute la vie chrétienne. C’est pourquoi nous désirons recevoir le Corps du Christ, pour autant que nous en sommes dignes, en assistant aussi régulièrement que possible et adéquat à la sainte Messe, car il s’y accomplit le don mystérieux et infiniment précieux de Notre Seigneur et que les grâces qui en découlent sont innombrables. Comme notre faim de la communion, notre soif de se trouver en présence du Très Saint Sacrement est ardente. Devant les portes fermées, nous nous sentons étrangers et écartés de la famille qui est la nôtre, mais surtout privés de ce vers quoi nos cœurs s’élancent lorsque nous laissons une place au Seigneur.

Nous nous inquiétons que le devoir d’obéissance aux autorités puisse faire l’objet d’un zèle plus déterminant que celui que devrait inspirer l’espérance chrétienne. Conscients que la doctrine sociale de l’Église n’impose pas une obéissance aveugle, attitude au détriment du don de Dieu qu’est la raison humaine, nous portons un regard sévère sur l’État de droit et la liberté qu’il offre à la pratique de notre foi. Celle-ci trouve ses ressources dans la rencontre fréquente avec le Christ réellement présent, Signe unique dont l’Église nous partage le trésor. Nous observons tout particulièrement chez les jeunes membres de la communauté en quête sincère d’une relation vivante avec le Père qu’une porte fermée ou un accès refusé à la sainte Messe participent au développement d’une société pleine de tout, mais vide de Dieu.

Durant cette période difficile dont nous n’entrevoyons pas encore le dénouement, une grande lassitude et une frustration profonde ont pu s’installer à l’égard de certaines restrictions imposées aux fidèles. Les rares décisions de justice favorables en Suisse romande, obtenues par l’effort de quelques fidèles, en sont un indice. En plus de l’incompréhension suscitée par la situation, il apparaît que ces mesures font souffrir toujours plus ceux qui se portent bien dans leur corps mais se perdent dans l’âme. L’Eucharistie n’étant pas tant l’objet de la liberté de culte que celui de la vie éternelle que nous espérons dès ici-bas, nous estimons juste et nécessaire de défendre l’accès à la sainte Messe non pas comme une simple expression de la pratique religieuse mais comme notre propre vie. Cela relève de la tâche politique des chrétiens et de l’Église qui en ont les ressources intellectuelles et économiques, mais qui jouissent avant tout d’une liberté inviolable en la matière, fruit de l’espérance.

Nous comprenons et reconnaissons la difficulté de nos Pasteurs à se prononcer contre l’autonomie des autorités pour imposer des restrictions nécessaires à la stabilité, la sécurité et la paix sociales, mais nous craignons que cette difficulté résulte en un découragement et une acceptation de dilemmes impossibles à résoudre. Si l’un des nôtres ne peut communier parce qu’un quota est atteint, lequel d’entre nous mérite-t-il donc sa place ? Nous observons que le cadre légal n’a pas encore été pleinement exploité et que les paroisses ne sont pas dos au mur. Des espaces de participation et de communion sur les parvis des églises peuvent être organisés en dernier recours. Un nombre supplémentaire de Messes peut encore être proposé dans de nombreuses paroisses le dimanche. La tradition de l’adoration eucharistique ne doit également pas être oubliée en ce qu’elle est source inépuisable d’espérance et de grâces dans les temps difficiles. Et s’il devenait impossible de faire plus ou mieux, il serait urgent d’élever la voix et de se prononcer avec fermeté, non pas contre ce qui est difficile à juger, mais pour ce qui nous est certain.

La tristesse et le sentiment d’abandon qui nous serrent le cœur un dimanche sans célébration eucharistique ne nous paraissent pas justifiés par une crise durant laquelle les décisions autoritaires semblent parfois plus dangereuses que ce dont elles se préoccupent. Nous cherchons constamment le courage d’être désormais témoins non pas en premier de la sauvegarde à tout prix d’une vie qui passe mais de l’inestimable trésor d’une vie qui ne passera plus. Il nous est acquis que la charité envers les personnes les plus fragiles ne peut se satisfaire d’une application stricte de normes absolues. Le monde a décidé de lutter avec une exclusivité souvent arbitraire contre un mal particulier, négligeant bien des souffrances moins visibles ou tristement habituelles. Pourtant, il n’est encore interdit de réfléchir à personne, mais il est urgent que cette réflexion soit ordonnée aux vérités éternelles, dont la Présence eucharistique réelle fait intimement partie.

Tout cela nous inquiète et pèse lourdement dans nos vies. Confiants que les sentiments qui nous animent peuvent être la source d’un service concret et d’une présence encourageante, nous souhaitons, par la présente, confier notre disponibilité et notre volonté pour agir et prier de la manière dont l’Église le juge prudent et utile lorsqu’elle entend notre témoignage. Et vous, Chers Pasteurs, nous vous prions humblement et avec patience de persévérer à la sauvegarde de l’accès aux églises en toute heure, en particulier lors des célébrations et adorations eucharistiques, ainsi que de nous encourager à manifester au grand jour, en tant que communauté unie, l’importance sans équivalent de la sainte Messe pour notre vie spirituelle et celle du monde. Nous vous demandons par ailleurs de nous guider résolument dans la nécessité de ne pas négliger les souffrances oubliées et abandonnées de la crise. Nous espérons en votre soutien résolu et audible comme en l’exemplarité nécessaire pour alimenter les vocations. C’est pourquoi nous nous engageons également par cette démarche à poursuivre diligemment nos prières pour que les vies données en Église ne le soient pas en vain et nous nous rendons disponibles pour aider nos Prêtres à préserver la possibilité de chacun de prendre part à la divine Liturgie et d’adorer le Très Saint Sacrement. L’exemple de la béatification récente de Carlo Acutis et l’œuvre qu’il nous a laissée peuvent en ces jours accompagner notre cheminement et nos prières.

Qu’aux croix de ces heures ne s’ajoute pas celle de la division entre frères et sœurs chrétiens. Qu’aucun d’entre nous ne ferme la porte à l’autre par crainte de ce qui est temporel. Si le Seigneur nous offre bientôt de retrouver les libertés que les siècles précédents ont garanti dans le souci de la dignité humaine, quelle ne serait pas notre désolation de trouver ces mêmes églises à nouveau ouvertes mais toujours aussi vides. Nous le voyons pourtant avec inquiétude, nous en sommes témoins, c’est le chemin choisi lorsqu’au désir d’une vie éternelle répond un arbitraire contingent, insulte à la raison et aux droits inviolables.

Que Saint Tarcisius intercède pour l’Église du Seigneur. Que Dieu garde ses Pasteurs et son Église, que l’Esprit Saint encourage leur prudent et courageux discernement et que le Seigneur bénisse les vies données pour l’annonce de Son Amour.

Nous, unis fraternellement,

Signez la lettre via ce lien

Michel A. Staszewicz, étudiant en droit, VD

Bernard Frossard, Président de l’association Esprit de la liturgie, GE

Pauline de Gromard, étudiante en droit, FR

Marie-Aimée Pfyffer von Altishofen, Étudiante en droit, FR

Albane de Gromard, FR

Baptiste Teufel, Séminariste, FR

Eléonore Bleeker, Etudiante en droit, GE

Catherine Olivier, VD

Timothée Gaillard, Étudiant, VD

Justine Favre, Future enseignante secondaire I, FR

Michelle Berchtold, Étudiante en droit, FR

Blanche Darbord, Étudiante, VD

Raphaël Colin, NE

Majkel Gjini, VD

Arbenesha Gjini, VD

Marcelo Hamam, VD

Leonore Cuenot, Étudiante, VD

Nicolas C., Économiste Bancaire, VD

R de Pfyffer, FR

José Frossard, Architecte, GE

Marie-Flavie de Reboul, Étudiante, VD

Clotilde Laarman, Étudiante, VD

Sacha Giuseppe Capozzi, étudiant, GE

Perroset François, NE

Fabienne Malky, Infirmière, VD

Mael Rochat, Étudiant, VD

Marie-Bertrande Duay, Étudiante en droit, VS

Audrey Boniface, VD

Kamila Bezençon, VD

Joanna Kondracka, VD

Iohannes Bry, VD

Albane van den Esch, VD

Francine Kuersteiner, Retraitée, VD

Théodore Ribeiro, étudiant en théologie, FR

Maurice Moreno, Business Advisor, VD

Eugénie Fourier, Étudiante en droit, GE

Jean-Paul Prongué, historien, JU

Agnieszka Badynska Rouquier, VD

Karin Flückiger, Lokführerin, VS

Anne-Francoise Rossier, Mère au foyer, VS

Alain Rouquier, VD

Marie-Astrid Lamy, Médecin, GE

Bernadette Beaud, FR

Charlotte Obez, Etudiante, VD

Jérôme Ulrich, agro mécano, mécano chasse-char ER MEC MOT 1998, VD

Servane Mo Costabella, Mère au foyer, FR

Mariana Gueissaz, Conseillère banque, VD

Marie Bezençon, Étudiante, FR

Leonore Cuenot, Étudiante, VD

Richard Erat, TI

Marie Teufel, Assistante en soins et santé communautaire, FR

Elvire Bucaille, Étudiante en Psychologie, VD

Wolf Brixel, GE

Reynald Petten, Père au foyer, FR

Ghislaine Darbord, VD

Roció HÜGING, Juriste, FR

Ludwika Bezençon, Étudiante en Histoire, VD

Gérard Néri, Retraité, GE

Alexandre Julmy, FR

Véronique Julmy, FR

Eric Bertinat, Horloger diplômé, GE

Dorota Kozuch-Lyzwa, VD

Konrad Brynda, architecte, LU

Roselyne Levrat, Professeur de piano et animatrice de paroisse, FR

Merki David, Étudiant,VS

Florence Wuilloud, Sage-femme,VS

Q.A.W.E.L.F.Marie de Haan, étudiant en relations internationales, GE

Grégoire Mercier, étudiant, GE

Valérie Berthoud, Enseignante, VD

Francine Stucki, VS

Colette HAHN COLIN, Ostéopathe, NE

Renato Zappa, enseignant retraité, VD

Patricio Tribelhorn, étudiant de Philosophie et théologie, FR

Clara Lugon, Étudiante, VS

Raphaël Pengg, Étudiant, GE

Clarisse Richard, GE

Marie-Laure Dupont, Infirmière, GE

Silvia King, VD

Alessia King, Étudiante, VD

Louis de Sereys, FR

Fabrice Bezençon, VD

L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré (Partie II)

Traduit de l’anglais, texte original tiré du blog Modern Medievalism http://modernmedievalism.blogspot.com/2012/10/the-divine-office-as-foundation-of.html

Partie II sur II

Vous pouvez ici retrouver la partie I

De la participation des laïcs médiévaux à l’Office Divin

Nous avons des preuves très nombreuses de la participation à l’Office pour ce qui est de la classe nobiliaire et pour les érudits. Dans n’importe quel grand musée présentant une exposition de trésors médiévaux vous trouverez forcément un Livre d’Heures. Les livres d’Heures étaient des compilations de textes religieux utilisés par les laïcs qui savaient lire. Un livre de ce genre contient habituellement le Petit Office de la Vierge, la Litanie des Saints, certains des Psaumes, l’Office des Morts, et peut-être l’Ordo de la Messe ainsi que les dévotions à pratiquer pendant que l’on y assiste. On pourrait clairement les considérer comme les premiers ancêtres du missel de poche. Les Livres d’Heures avaient tellement de valeur dans la culture médiévale qu’ils étaient richement enluminés. En fait, les Livres d’Heures constituent le plus gros des collections de livres manuscrits enluminés que nous avons conservés.

Cela, bien évidemment, laisse complètement de côté la plus grande majorité des laïcs qui ne savaient pas lire. Ils assistaient cependant volontiers aux Heures avec autant de ferveur que la noblesse. Bien qu’ils ne pussent probablement pas participer à la récitation des Psaumes, il ne paraît pas inimaginable que semaines après semaine, même le plus humble des paysans puisse mémoriser les mots qui composent le Magnificat ou le Te Deum. Ce qui a indubitablement fait de l’Office Divin une dévotion accessible à la plupart des laïcs au Moyen-Âge, c’est le fait que les Heures étaient priées publiquement chaque jour dans les paroisses, quelques soient les personnes qui y assistaient. Même les Matines semblaient sans doute moins ardues pour un laïc illettré qui assistait à l’Office jour après jour depuis sa plus tendre enfance que pour un croyant du XXIème siècle qui y assisterait pour la première fois.

Le caractère public des Offices est le point clef qu’il faut garder à l’esprit. Le fait que dans la norme actuelle de l’Église Latine, les prêtres prient tous les Offices mais de manière privée, est une des causes de la disparition du désir des fidèles de participer aux Offices, et non des moindres. Les Offices ne sont devenus qu’une dévotion mineure consistant à lire un bouquin entre une réunion du conseil paroissial et le dîner, ne jouant dès lors plus aucun rôle dans la vie de foi des laïcs. Le clergé médiéval, avec tous ses défauts, aurait trouvé cela impensable. Gasquet constate la chose suivante durant les visites pastorales, lorsque l’évêque ou son vicaire venait pour inspecter les locaux de la paroisse afin de s’assurer que tout était conforme aux besoins de l’Office :

« Les sources relatives aux visites ad limina montrent bien que l’on attendait même de la plus petite église que son recteur fut en mesure de proposer des livres pour suivre Matines. Ainsi, dans les rapports de visites pastorales des églises paroissiales du diocèse d’Exeter en 1440, on retrouve constamment notes relatives à l’état d’usage des libri matutinales allant de à réparer à état correct. Dans un cas en particulier, il est rapporté que le recteur avait fait construire une nouvelle chancellerie, avait fait beaucoup pour la bonne tenue de son habitation et surtout fournissait des livres pour suivre Matines en bon état. Dans un autre rapport on apprend qu’un recteur avait engagé un scribe afin de rédiger de nouveaux livres. »

Si le recteur n’apportait pas satisfaction aux fidèles concernant Matines, ils ne manquaient pas de s’en plaindre à l’évêque.

« Dans le même diocèse en 1301, il avait été enregistré une doléance des paroissiens de Colebrooke, lors de la visite pastorale, parce que leur vicaire ne chantait pas les Matines lors des Grandes Fêtes avec musique (cum nota), et qu’il disait seulement la Messe un jour sur deux ».

Du déclin de l’Office Public jusqu’à sa disparition

Comment les Offices, pourtant priés publiquement dans les églises, sont-ils tombés en disgrâce dans notre liturgie ? Il y a moultes raisons, mais je me limiterai à quatre théories (ndlr. en réalité cinq).

1) L’invention du Bréviaire, comme je le mentionnais plus haut, permit de synthétiser l’intégralité des Offices en un seul ouvrage, rendant la liturgie plus mobile. Auparavant, l’Office était public presque par nécessité : un livre pour les antiennes, un autre pour les Écritures Saintes, un autre pour les collectes, un autre pour les lectures des Pères de l’Église, et ainsi de suite. Prier l’Office requérait donc une répartition du travail de telle sorte que le clergé devait se rassembler. L’introduction du Bréviaire, incroyablement pratique, eut la conséquence malencontreuse de compartimenter l’Office en quelque chose de plus propice à la dévotion privée.

2) La suppression des stalles et de la clôture de chœur. J’ai récemment mis en ligne un article d’Auguste Welby Pugin, intitulé Earnest Appeal for the Revival of the Ancient Plain Song dans lequel l’architecte démonte sans sourciller la tendance moderne à user de gradins dédiés à la chorale plutôt que d’employer les stalles traditionnellement réservées aux chantres dans le chœur. Pendant la Contre-Réforme, les architectes des églises catholiques enlevèrent en effet les stalles afin de raccourcir le sanctuaire et ainsi d’en rapprocher les fidèles, en réponse aux critiques que leur adressaient les protestants qui reprochaient aux prêtres de couper les fidèles de l’action dans le sanctuaire. Mais la disparition de la clôture de chœur et des stalles a inévitablement eu pour conséquence de laisser penser que le fait de réunir le clergé pour prier publiquement l’Office n’était plus une partie aussi importante de la vie cléricale. Cela a sans aucun doute encouragé le clergé à prier l’office en privé, entre des messes plus nombreuses ou des dévotions jugées plus importantes pour le développement des laïcs dans la nouvelle Église nouvellement réformée.


3) L’étalement urbain. Il est inévitable, mais depuis que les églises ne sont plus le cœur géographique des communautés, force est de constater que cela prend désormais plus de temps pour se rendre à l’église pour prier. Or, comme cela prend plus de temps, cela incite les gens à n’aller à l’église que pour les évènements qu’ils jugent les plus importants.

4) La négligence de l’Église elle-même. Les prêtres et les diacres ne prêchent pas à propos de l’importance des offices ou n’emploient même pas les leçons de ceux-ci à l’ambon. Quand avez-vous entendu pour la dernière fois un prêtre citer dans son homélie les lectures des Matines du jour ? l’antienne des premières vêpres, la veille au soir ? Un prêtre solidement ancré dans l’orthodoxie va mettre l’accent sur le fait d’assister à la Messe, de recevoir la Communion, de prier le Rosaire, d’adorer le Saint Sacrement, de fréquenter les Écritures Saintes, de faire l’aumône ou bien d’aller se confesser. Toutes ces choses-là sont essentielles pour renforcer notre foi. Mais en ce qui concerne l’Office Divin, pas un mot. S’il n’est pas assez important pour y faire seulement allusion dans l’homélie, rien d’étonnant à ce que celui-ci soit effacé de la culture catholique populaire.

5) Le silence des cathédrales. C’est probablement la pire raison parmi toutes. La cathédrale d’une ville, la paroisse de l’évêque même, devrait normalement être un modèle à suivre pour toutes les autres paroisses du diocèse. Lorsque j’ai récemment visité la basilique cathédrale de Saint Pierre et Saint Paul de Philadelphie, je songeais à la quantité d’argent qui avait dû être investi pour que cette église ressemble à un Saint-Pierre en miniature. Et pour autant, six jours sur sept, l’église est généralement vide. Exceptées les quelques messes qui y sont célébrées et une petite fortune dépensée en climatisation, la basilique cathédrale est aussi silencieuse qu’un tombeau. Il est honteux qu’une église aussi opulente, siège du seul archevêque américain canonisé, n’ait pas seulement une seule heure de l’Office Divin de planifiée dans son agenda. On pourrait dire la même chose de la plupart des autres cathédrales aux États-Unis [ndlr : et de France].

La cathédrale Saint Pierre et Saint Paul de Philadelphie, un temple superbe qui ne propose malheureusement aucun office public

Un plan pour restaurer l’Office Public à la place qu’il mérite

Si j’ai donné l’impression d’avoir été excessivement dur précédemment, je reconnais que la restauration de l’Office Divin est plus facile à dire qu’à faire. Je ne prétends pas connaître tous les obstacles auxquels sont confrontés les pasteurs, mais je me permets néanmoins d’offrir les suggestions suivantes qui pourraient s’avérer utiles pour tout prêtre, diacre ou chantre, ou bien toute personne en mesure d’organiser une célébration publique des Heures dans leur église. Si ne serait-ce qu’une paroisse lit et adopte avec succès une des solutions que je vais proposer, je considérerai cet article comme un grand succès.

1) Restaurer les vêpres du Dimanche. L’Heure de Vêpres a longtemps été la plus populaire auprès des fidèles jusqu’au XXème siècle et l’on trouve plus de compositions musicales pour ses hymnes et le Magnificat que pour n’importe quelle autre Heure. Dans l’article précédemment cité de Pugin (Earnest Appeal), on peut lire :

« C’est une monstrueuse erreur que de croire que le peuple ne peut pas entrer pleinement en communion avec l’esprit de l’Office Divin. En France, il n’y a guère de paroisse rurale où les gens ne se joignent pas au chant des vêpres et aux offices avec un sincère dévouement. »

C’était en 1850, bien après la fin du Moyen-Âge. Nous pouvons lire également dans l’article Vêpres de l’Encyclopédie Catholique de 1912 :

« Nous voyons donc toute l’importance de l’attachement constant de l’Église à l’Office de Vêpres. C’est le seul qui a conservé toute sa popularité (excepté, bien entendu le Saint Sacrifice que nous ne qualifions pas ici d’Office) parmi les chrétiens pratiquants jusqu’à ce jour. Matines et Laudes, compte tenu des heures auxquelles elles sont célébrées ont toujours été d’accès plus difficile pour les fidèles ; de même, les petites Heures, excepté peut-être l’Heure de Tierce qui sert d’introduction à la Messe. Les Vêpres au contraire occupent un moment privilégié vers la fin de journée. Les dimanches, c’est l’Office le plus susceptible de réunir les fidèles et, partant, de bien clore le Culte Divin pour la journée. C’est pourquoi, dans la majorité des pays catholiques, la coutume des vêpres dominicales existe depuis si longtemps et est toujours maintenue.

Je dois vous faire part de l’un de mes souvenirs les plus mémorables d’un séjour d’une semaine à travers la France qui remonte à Décembre dernier : j’eus l’occasion d’assister à des vêpres en semaine dans la cathédrale Notre-Dame de Paris où, bien que je n’aie pu chanter la partie en Français avec les paroissiens locaux, j’ai néanmoins pu associer ma voix à la leur pour le Magnificat en latin, ainsi que le firent tant de générations de chrétiens avant nous.

Au XIXème siècle, l’Église en Amérique pensait toujours que la célébration publique de l’office des Vêpres était bien évidemment essentielle. La deuxième session plénière du concile de Baltimore en 1866, dont les décrets furent approuvés par le pape Pie IX, le réaffirmait :

« que, dans la mesure du possible, des vêpres complètes soient chantées lors des Dimanches et Fêtes dans toutes les Églises, en suivant la coutume Romaine, et que les vêpres ne soient jamais remplacées par d’autres pieuses dévotions ; car la louange solennelle toujours florissante après tant de siècles et approuvée par les évêques de l’Église doit être jugée plaisante à Notre Seigneur Tout Puissant. »

Même la Constitution Sacrosanctum Concilium du second concile du Vatican affirme la nécessité de célébrer les vêpres en paroisse :

« 100. Les pasteurs veilleront à ce que les Heures principales, surtout les vêpres, les dimanches et jours de fêtes solennelles, soient célébrées en commun dans l’église. On recommande aux laïcs eux-mêmes la récitation de l’office divin, soit avec les prêtres, soit lorsqu’ils sont réunis entre eux, voire individuellement. »

Avec autant d’autorités réaffirmant l’importance de la célébration publique des vêpres du dimanche, il est de plus en plus difficile de trouver des prétextes pour ne pas les proposer. Je vois déjà venir néanmoins les deux principales objections, la première étant que cela serait difficile à mettre en place en permettant aux fidèles de suivre sans investir dans des bréviaires. A cela, je réponds que la technologie moderne nous offre désormais des moyens simples pour imprimer l’intégralité de l’Ordo des vêpres, ou de n’importe quelle Heure d’ailleurs, ou bien de les lire sur une simple application sans même avoir besoin de tourner les pages. Je citerai à nouveau l’article de Pugin :

« Il est tellement facile à l’ère de l’imprimante de multiplier les livres pour chorales ad infinitum. Il est tellement simple d’imprimer la musique des cinq messes grégoriennes [les plus courantes, ndlr] afin de les mettre à portée du plus humble des hommes. »

J’ai déjà commencé la mise en page d’un carnet de l’Office Divin imprimable par quiconque le souhaite. Vous trouverez ci-contre une page témoin extraite de l’ordo de Sexte du Bréviaire de 1962 :

Un jour je les mettrai en libre accès pour téléchargement quand j’aurai acquis la capacité de stockage requise. Pour l’heure, je me contenterai de préparer et d’envoyer l’ordo de n’importe quelle Heure, de n’importe quel type de Bréviaire, à quiconque me le réclamera en commentaire ou par mail. [Mise à jour le 10 octobre : grâce à la générosité de Dom. Noah Moerbeek, CPMO, je peux héberger certains de ces fichiers et les proposer en libre accès au téléchargement. Vous trouverez ainsi ici mes versions actuelles de Sexte et de None le Dimanche. Il vous suffit de cliquer pour les télécharger et les imprimer à loisir.]

La seconde objection que je vois poindre, c’est qu’il serait trop compliqué pour les paroissiens de suivre la variation des psaumes, des antiennes ou des hymnes. Le Bréviaire de 1962, grâce aux réformes du pape saint Pie X, simplifie considérablement le problème puisque les psaumes du Dimanche dans l’ordo des vêpres sont toujours les mêmes. La Liturgie des Heures du pape Paul VI possède quant à elle de nombreuses variations, mais l’Église a déjà songé à une solution. En ce qui concerne la dévotion des fidèles laïcs, il est permis de célébrer publiquement les Vêpres avec les propres tirés de n’importe quel office. De là, tant que le clergé récite en privé ses vêpres avec les propres correspondant au jour, les vêpres publiques quant à elles pourraient être célébrées semaines après semaines.

2) Sanctifier les fêtes d’obligation par les vêpres ou les complies. Des siècles durant, il était interdit de célébrer la Messe après le coucher du soleil excepté pour la messe de minuit à Noël. Aujourd’hui cette restriction n’existe plus, ce qui signifie qu’il est d’autant plus facile de remplir nos obligations les jours de fête en assistant à la Messe le soir après le travail ou l’école. Le fait que tant de gens se rendent à l’église le soir pour la messe représente une formidable opportunité pour sanctifier encore plus la journée par le biais d’un des Offices. Si possible, initiez la pratique de l’Office de Vêpres comme préparation à la Messe du soir avec chapes, encens et tout la solennité requise. Si vous rencontrez trop de résistance, vous pourriez au moins vous retirer dans une chapelle latérale, telle que dans celle qui est ordinairement réservée à l’adoration du Saint Sacrement pour prier les Complies après la Messe avec un groupe plus restreint.

3) Marquer l’entrée dans le Jour du Seigneur avec les Vêpres. Bien qu’il soit très commun dans les paroisses de proposer une Messe anticipée du dimanche le samedi soir, peu de catholiques comprennent pourquoi elle compte comme une messe du dimanche. Puisque le Jour du Seigneur débute avec les Vêpres du samedi soir, pourquoi ne pas les célébrer publiquement en préparation de la Messe anticipée ?

4) Mettre en avant les Vêpres de semaine comme la dévotion principale parmi d’autres. L’église Our Lady of the Atonement à San Antonio, où j’ai été baptisé, mérite une mention spéciale car elle propose la célébration de l’Evensong, (ndlr. l’équivalent, dans l’usage anglais, des Vêpres et des Complies) suivi du Chemin de Croix et de la Bénédiction du Saint Sacrement les vendredis soir de Carême. Puisque de nombreuses paroisses offrent déjà des dévotions propres aux vendredi de Carême, il n’y a aucune raison pour que les Vêpres ne puissent pas être incorporées comme dévotions premières.

5) Faire précéder la « principale » Messe du Dimanche par les Laudes ou l’Office de Tierce. Dans les paroisses qui ne proposent qu’une ou deux messes le dimanche matin, cela devrait pouvoir se faire sans trop de difficulté. J’irais jusqu’à dire qu’il serait bon d’annoncer sur la feuille paroissiale que la Messe serait placée « après les Laudes », Laudes qui, pour des raisons pastorales pourraient être priées plus tardivement qu’elles sont supposées l’être habituellement. Pour les paroisses qui célèbrent de nombreuses Messes le Dimanche, l’église est probablement suffisamment large pour disposer d’une chapelle secondaire. Je proposerais qu’un prêtre ou qu’un diacre soit désigné pour célébrer les Laudes ou l’Office de Tierce dans la chapelle avant la « principale » Messe du Dimanche.

6) Utiliser les Vêpres comme une des dévotions pour les servants d’autel et la schola. C’est une idée que j’ai souvent évoquée dans des discussions où l’on «  refait l’Église  ». Dans une paroisse pleine de vitalité, il y a trop de servants d’autel pour qu’ils servent tous en même temps lors de la même Messe. Imaginez si tous les servants et les choristes pouvaient se rejoindre dans le chœur en chapes et surplis pour chanter les louanges divines lors des offices de Vêpres le premier Dimanche du mois. Les stalles du chœur seraient particulièrement pratiques pour cet exercice mais à défaut, les premiers bancs de la nef suffiraient à accueillir tous ceux qui ne tiendraient pas dans le sanctuaire.

7) Désigner un laïc et lui enseigner les Heures afin qu’il puisse les diriger. Je comprends tout à fait que même les prêtres ou les diacres les plus efficaces soient indisponibles pour présider la célébration publique des Offices. Fort heureusement, un laïc peut amplement diriger seul l’Office. Il serait tout à fait indiqué de désigner le paroissien du coin membre de l’Ordre des Chevaliers de Colomb (ndlr. un ordre international de chevalerie né aux USA mais également implanté en France) afin de diriger la liturgie des Heures mais également l’Office des Morts lors des funérailles.

Pourquoi les Offices ont-ils autant d’importance

Si l’Église Catholique demeure la même hier, aujourd’hui et pour l’éternité, il n’y a aucune raison de considérer l’Office Divin comme une relique médiévale obsolète. Il est aussi pertinent aujourd’hui que par le passé. D’ailleurs, nous avons sur nos ancêtres médiévaux un clair avantage : pour la plupart, nous savons lire. Alors que le paysan du Moyen-Âge assistait avec révérence à une liturgie qu’il ne pouvait suivre faute de savoir la lire, et dans un langage qu’il ne maîtrisait pas, nous pouvons facilement produire en masse des livrets pour les offices, et, s’ils ne sont pas rédigés en langue vernaculaire, nous avons la possibilité d’y adjoindre une traduction en face du texte latin. Plus que jamais, nous n’avons aucune excuse pour ne pas mettre l’Office au premier rang de nos dévotions.

Je me permets de conclure avec l’élément le plus important. L’Office est la plus puissante des prières de l’Église après la Sainte Messe. Elle est plus puissante que la Bénédiction du Saint Sacrement, même si le prêtre fait le signe de la Croix avec la présence réelle. L’Office est même plus puissant que le Saint Rosaire avec toutes ses divines promesses et les indulgences qui lui sont attachées. Au Moyen-Âge en particulier on chantait toujours l’Office des Morts avant d’entamer la Messe de Requiem car on considérait que c’était là le meilleur moyen de délivrer l’âme du feu de la purification. J’en termine en citant les mots de saint Alphonse Marie de Liguori dans ses méditations sur l’Office Divin :

« Même un grand nombre de prières personnelles ne pourront avoir une valeur équivalente à une seule prière de l’Office Divin, offerte à Dieu par l’Église universelle dans les mots qu’Il a Lui-même choisis. Ainsi sainte Marie-Madeleine de Pazzi dit que, en comparaison avec l’Office Divin, toute autre prières et dévotions n’ont que peu de mérite et d’efficacité aux yeux de Dieu. Soyons donc convaincus, donc, que, hors le Saint Sacrifice de la Messe, l’Église ne possède pas de source ni de trésor plus abondant que l’Office, duquel nous pouvons tirer quotidiennement de tels torrents de grâce. »

Je suis certain qu’il y a bien plus à dire à propos de la nature spirituelle de l’Office que je n’ai pu le faire, n’étant qu’un humble laïc étudiant en histoire. Je n’ai jamais fait l’expérience de la vie de séminariste ou de moine ; mais je ne peux ignorer à quel point l’Office public était important aux yeux de pieux laïcs durant toute l’histoire de la Chrétienté. Quand j’ai lancé ce blog, je souhaitais démontrer à quel point les idéaux du Moyen-Âge étaient pertinents pour notre époque, en balayant tous les sujets, des plus frivoles, tels que le vêtement ou la calligraphie, jusqu’aux plus importants, tels que le gouvernement et le culte. Dans l’esprit des hommes du Moyen-Âge, rien n’avait plus d’importance que le culte de Dieu dans la liturgie ; et en médiévaliste, je ne vois pas en quoi il devrait en être autrement aujourd’hui. Dès lors, si le contenu de cet article avait éveillé en vous le moindre intérêt en vue de la restauration de la célébration publique de l’office, je vous demanderais de prendre un moment pour le partager auprès de vos amis ou membre de votre famille appartenant au clergé, en formation au séminaire, ou membre de la hiérarchie de l’Église ou membres de n’importe quel mouvement liturgique. Avec l’espérance et par la grâce de Dieu, nous pourrions voir le commencement d’une nouvelle tendance à entendre raisonner dans les murs de nos églises la divine louange de David comme cela se fit jadis dans la Chrétienté.

L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré (Partie I)

Traduit de l’anglais, texte original tiré du blog Modern Medievalism http://modernmedievalism.blogspot.com/2012/10/the-divine-office-as-foundation-of.html

Partie I sur II

Photo de Balog Krisztina sur Pexels.com

Un bref avant-propos : L’objet de l’article est de tirer la première salve au sein d’un mouvement plus vaste de restauration de l’Office Divin comme quelque chose que l’on devrait prier, que l’on devrait chanter avec solennité dans toutes les paroisses de la terre. A titre personnel je n’ai pas le loisir de le prier dans ma dévotion privée, même si j’aimerais pouvoir le faire. Je veux avant tout rappeler au clergé et ou autres « savants » au sein de l’Église des choses qu’ils connaissent déjà, et les inciter à lancer un programme de chant public de l’Office Divin dans leurs églises. Vous remarquerez dans la colonne latérale de mon blog une liste des « Architectes et Défenseurs de la Civilisation Médiévale ». Saint Benoît de Nursie est au sommet de la liste, non seulement pour des raisons chronologiques, mais également pour avoir établi le système monastique tel que nous le connaissons en Occident. Ce système, avec en son centre l’Office Divin, est réellement la fondation sur laquelle repose la culture médiévale. Je ne sais comment insister davantage sur ce point crucial, bien que ce soit ce à quoi je m’essayerai dans tout l’article.

L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré

Par J.T.M. Griffin

Chers amis, cela ne sera sans doute une surprise pour aucun d’entre vous que l’Église, en particulier dans le monde occidental, est en déconfiture. On nous a égrené toute la liste désormais : la fréquentation hebdomadaire des églises est plus bas, des paroisses et des écoles ferment chaque semaine, des dommages et intérêts sont toujours en cours de paiement pour les crimes et abus commis par des membres du clergé. Le « nouveau printemps » qu’appelait de ses vœux le concile Vatican II ne s’est pas produit. C’est en ma qualité de jeune homme que je tiens à souligner le fait suivant : il est extrêmement inhabituel pour quelqu’un de ma génération de fréquenter régulièrement une paroisse catholique, encore plus de s’intéresser à la liturgie, l’art et la musique sacrée, ou à toute chose qui se rattache de près ou de loin à la religion et sur laquelle j’ai pu écrire par le passé. La solennité du Culte a cessé depuis longtemps d’être importante aux yeux de la plupart de mes pairs. C’est pour cela d’ailleurs que la plupart des grandes cathédrales européennes sont essentiellement devenues des musées, et c’est aussi pour cela que si la tendance moderne à l’apathie religieuse se poursuit, elles deviendront bientôt des ruines.

Et puisque l’effondrement de la pratique religieuse en Occident n’est une surprise pour personne, il ne manque pas non plus de tentatives d’y remédier, particulièrement pour ramener les jeunes à l’église. De la « rave party » (ndlr., fêtes qui rassemblent des amateurs de musique techno) au groupe de rock animant la messe en passant par des soirées pizza, les lock-ins (ndlr., soirées américaines organisées par leurs jeunes qui y participent, durant lesquelles ils s’enferment dans un lieu pour y faire leurs activités sans que personne n’entre et ne sorte pendant un temps déterminé) ou les rassemblements hebdomadaires « autour du feu de camp » où l’on discute des sentiments des uns et des autres, l’Église a tout essayé, sans grand succès, les cathédrales restant silencieuses pour la plupart. Un nombre croissant de jeunes gens dont je fais partie attendent simplement de l’Église Catholique qu’elle soit l’Église Catholique : qu’elle ne s’excuse pas de son christianisme, qu’elle soit fière de n’avoir pas connu de réforme, qu’elle emploie toutes ses croyances et pratiques « rétrogrades » remisées pour le moment. Le Mouvement Liturgique a déjà fait de grands pas en avant dans ce domaine. Grâce à lui, nous avons récolté de grands bénéfices en obtenant une traduction fidèle en anglais de la Messe et un regain d’intérêt pour le chant grégorien. De plus en plus de paroisses offrent la messe en forme extraordinaire du rite romain. D’autres pratiques extra-liturgique prennent de plus en plus de place dans la dévotion privée des catholiques, comme la prière du Rosaire et l’adoration du Saint Sacrement. Cependant, un des aspects les plus importants de la liturgie traditionnelle chrétienne a été complètement oublié : l’Office divin.

Qu’est-ce que l’Office divin ? Un (trop) bref tour d’horizon historique

L’Office divin (aussi appelé Liturgie des Heures) est le processus par lequel on sanctifie les périodes de sa journée par le biais de prières liturgiques. De l’aurore au crépuscule, les moines, les prêtres et les laïcs se rassemblaient tous sans distinction dans les églises à des heures déterminées de la journée pour chanter des chants de louange à Dieu selon un ensemble de prières très strictement fixé : pratique liturgique donc, mais distincte de la Messe. Les cantiques et les hymnes de l’Office tels que le Magnificat, Nunc dimittis, et le Te Deum sont des pièces que la musique classique a immortalisées, mais reposent avant tout dans le recueil des 150 psaumes de David. L’idéal monastique traditionnel tel qu’exprimé par saint Benoît au Chapitre 18 de sa Règle, c’est que le moine chante l’intégralité de ces 150 psaumes tout au long de la semaine. L’Office offrait le cadre dont le moine Bénédictin avait besoin pour organiser son travail sacré.

Suivre l’Office Divin n’était pas cependant une invention de Benoît, loin de là, ni même de l’un de ses prédécesseurs. Le fait de prier les Heures renvoie à une période qui précède l’incarnation même du Christ. Lorsque les anciens Israélites furent conquis et dispersés par les Babyloniens, le Temple de Salomon fut détruit. N’étant plus en mesure d’offrir les sacrifices d’animaux dans leur lieu saint, les juifs érigèrent les premières synagogues, où ils offraient des prières en sacrifice, en chantant les Psaumes à des heures spécifiques de la journée.

Photographie du forum latin à Rome

Plus tard, sous la domination de Rome, les Juifs expatriés aux quatre coins de l’empire finirent par adopter la méthode romaine d’associer le défilement des heures à un appel à la prière. Une cloche retentissait sur le forum à Rome, ainsi que sur tous les fora de tous les carrefours commerciaux de l’empire, à 6 heures du matin pour indiquer l’ouverture des commerces, qu’ils qualifiaient de « Première heure ». Les sonneries de midi, la « Sixième heure », indiquaient l’heure du repas et du repos (le mot espagnol pour la sieste de l’après-midi, siesta, maintenant la tradition en référence directe à sexta, la sixième heure selon la façon latine de compter les heures). On sonnait à trois heures de l’après-midi, la « Neuvième heure », pour remettre les gens au travail afin de profiter pour celui-ci des dernières lueurs du jour. La sonnerie finale retentissait au crépuscule pour indiquer la fermeture des boutiques.

En ayant cela à l’esprit, les références dans la Bible mentionnant les Apôtres qui suivaient scrupuleusement les Heures pour prier deviennent beaucoup plus claires. On lit par exemple que « Pierre et Jean se rendirent au temple à la neuvième heure pour prier » (Actes 3 :1), ou que « Pierre se rendit à l’étage de ses appartements pour prier, aux alentours de la sixième heure » (Actes 10 :9) ; mais également que « à minuit, Paul et Silas, louaient Dieu dans leur prière. Et ceux qui étaient en prison les entendaient. » (Actes 16 :25). Dans les premiers temps de l’Église, la prière des Heures était sans doute plus une dévotion privée qu’une véritable composante de la prière liturgique. Cela allait changer rapidement avec le développement de la Messe.

Durant les temps de persécution, la liturgie eucharistique, célébrée dans les catacombes ou aux domiciles des fidèles, était précédée les jours de grandes solennités par une vigile qui débutait à la tombée de la nuit précédente et s’achevait avec l’Eucharistie à l’aurore. Les premiers chrétiens chantaient des hymnes de louange tires avant tout des Psaumes, mais sans doute également de leur propre composition (le Gloria et le Te Deum par exemple), ainsi que des leçons tirées d’autres passages des Écritures Saintes. Ces prières prirent suffisamment d’importance pour être distinguées de la liturgie Eucharistique sans pour autant en être déconnectées. De même que les Juifs associaient le début du jour au crépuscule, on peut imaginer les premiers chrétiens débuter leur vigile par ce que l’on finirait par appeler les Vêpres. La vigile se poursuivrait ainsi tout au long de la nuit en une série de veillées, qui pourraient très bien être les origines des nocturnes du grand office des Matines. La dernière portion de la vigile, pour coïncider avec l’aurore, était réservée à la louange divine que nous appelons désormais les Laudes. Les grandes vigiles de l’Église primitive expliquent dès lors l’existence des trois Heures majeures (Vêpres, Matines, Laudes) de l’Office traditionnel, alors que c’est dans les sons de cloche pour marquer les heures de la vie latine qu’il faut chercher les raisons de l’existence des trois Heures mineures de l’Office (Tierce, Sexte et None). Ce qui signifie donc que Prime et Complies devaient être les moins anciennes des prières de la liturgie des Heures. Ces deux dernières furent introduites dans les communautés monastiques avant de se diffuser plus largement dans toute l’Église. Alors que les premiers monastères priaient de manière assez habituelle les Matines et les Laudes au beau milieu de la nuit, cela laissait suffisamment de temps aux moines pour aller se recoucher, n’ayant pas d’obligations avant l’office de Tierce. Se lever ainsi à neuf heure le matin passait pour de la paresse aux yeux de certains abbés, et c’est ainsi qu’une Heure supplémentaire fut introduite, celle de Prime, afin de s’assurer que le moine se lèverait à l’aurore. Enfin il faut parler des Complies, dont certains prétendent qu’elles sont introduites par saint Benoît lui-même, afin que ses moines disposent d’une prière convenable juste avant d’aller se coucher.

En fin de compte, vers le VIème siècle, la prière de l’Office Divin se déroulait sans doute de la manière suivante :

Vêpres : crépuscule (aux alentours de 6h de l’après-midi, quoique s’ajustant aux variations des saisons)

Complies : avant de se coucher (9h du soir)

Matines : n’importe quelle heure entre minuit et l’aurore

Laudes : immédiatement après les Matines

Prime : au lever du soleil (6h du matin)

Tierce : En milieu de matinée (9h du matin)

Sexte : Au milieu du jour (midi)

None : Au milieu de l’après-midi (3h de l’après-midi)

Encensement de l’autel durant les vêpres, accompagné du Magnificat en la chapelle du Merton College, Oxford

L’Office : pierre angulaire de la culture médiévale

Très rapidement, l’Office Divin fut perçu comme une obligation, voire comme l’essence même du devoir du clerc dans l’Église. Les constitutions Apostoliques, un manuel d’instruction du clergé du IVème siècle, mentionne ainsi : « Offrez donc vos prières le matin, à la 3ème, la 6ème et la 9ème heure, le soir et au chant du coq. » Jusqu’à ce jour, tous les clercs, sauf quelques exceptions, appartenant aux ordres majeurs sont tenus de prier l’Office quotidiennement. Cette obligation est si vitale que le prêtre n’est nullement tenu de célébrer la messe, même le Dimanche, cependant que s’il saute ne serait-ce qu’un office du jour sans une bonne raison, il commet un péché mortel. L’Église l’a imposé au clergé car un de ses premiers devoir de clerc est de vivre une vie de prière, et nulle prière n’est aussi puissante que celle de l’Office. Au Moyen-Âge, prier les Heures était littéralement une composante à part entière de la fiche de poste d’un clerc : si on apprenait qu’un clerc négligeait son devoir de célébrer l’Office Divin, on pouvait lui refuser sa paye, ainsi que sa nourriture.

Ce qui est encore plus remarquable, cependant, c’est à quel point les offices faisaient partie intégrante de la vie des paysans ou citoyens laïcs ordinaires du monde médiéval qui, eux, pour le coup, n’étaient pas tenus sous serment de prier la liturgie des Heures. Nombreuses sont les sources qui attestent que c’était une coutume en Angleterre avant la Réforme Protestante pour le peuple d’arriver à l’église pour assister aux Matines puis aux Laudes avant la Messe du Dimanche [note du traducteur : cette coutume est encore fort répandue en Orient, où de nombreuses paroisses célèbrent Matines et Laudes avant la messe du dimanche]. Bien sûr cela interroge d’un point de vue pratique : si les Matines étaient priées au milieu de la nuit, ainsi que nous l’avons vue précédemment, pourquoi les laïcs quitteraient leurs maisons pour assister aux offices à une heure si inhabituelle pour eux ? L’abbé Gasquet suggère dans son livre, Parish Life in Mediaeval England, que dans les paroisses, les Matines du dimanche débutaient à 6 ou 7 heures du matin. Il cite par exemple saint Thomas More qui écrit :

« Some of us laymen,’ he says, ‘thinke it a payne in a weeke to ryse so soon fro sleepe, and some to tarry so long fasting, as on the Sonday to com and hear out they Matins. And yet is not Matins in every parish, neyther, all thynge so early begonne norfully so longe in doyng, as it is in the Charterhouse, ye wot wel. »

« Certains d’entre nous, laïcs, dit-il, pensons que c’est un vrai déchirement de se lever une fois par semaine si tôt de sa couche ou de demeurer aussi longtemps en jeûne, le dimanche, pour venir écouter les Matines. Et cependant, Matines n’est point chantée en toute cure, ni n’est commencée si tôt et ne dure si longtemps qu’en Chartreuse, comme vous le savez. »

On peut à minima se dire que le défi de se lever tôt le matin ne date pas d’hier, mais on peut surtout constater que l’horaire des Matines a été suffisamment ajusté pour permettre aux fidèles d’y assister. Gasquet poursuit en expliquant que la Messe était célébrée vers 9 ou 10h du matin, permettant ainsi aux laïcs d’avoir suffisamment de temps pour rentrer chez eux, rompre le jeûne, avant de revenir à l’église. Cela met particulièrement en lumière deux éléments : premièrement que la Communion n’était pas reçue régulièrement à cette époque (ou bien ils n’auraient pas eu le droit de rompre le jeûne avant la Messe), et deuxièmement que le fait d’assister aux Matines puis Laudes étaient si important pour les fidèles qu’ils étaient prêts à prendre la peine de se lever très tôt le matin pour assister aux offices, avaient le temps de rentrer chez eux, pour finalement revenir à l’heure pour la Messe. Puisque les Heures matinales n’étaient pas célébrées comme un rite préparatoire à la Messe, le peuple des fidèles y assistait seulement pour leurs mérites propres ! De plus, Gasquet nous explique que les fidèles revenaient encore une fois à l’église plus tard dans la journée, sur les coups de 14 ou 15h pour assister aux Vêpres.

Si cela peut paraître une quantité excessive d’offices à suivre pour un laïc, il faut néanmoins comprendre que la liturgie n’était rien de moins que le principe vital de toute dévotion religieuse au Moyen-Âge. Assister à la liturgie, que ce soit pour la Messe ou pour les Offices, était d’ailleurs la principale raison du repos dominical. Ces jours-là, le travail des serfs, bien que n’étant pas nécessairement contraire à la loi séculière (ce qu’il devint sous le règne de la reine protestante Elizabeth), était cependant considéré comme un péché mortel. (Il est intéressant de remarquer à ce propos que, de manière similaire à la pratique Juive, Dimanche « commençait à l’heure des Vêpres du Samedi », comme c’est d’ailleurs toujours le cas dans les offices aujourd’hui). Si l’on apprenait qu’un homme travaillait le Dimanche, il pouvait être nommément dénoncé depuis l’ambon.

La loi médiévale n’était pas pour autant déraisonnable sur ce point qui se trouvait tempéré par des exceptions. L’achat et la vente de nourriture ainsi que de produits de première nécessité, la gestion des hôpitaux, et la préparation de marchandises en vue de l’ouverture des commerces le lundi, entre autres exemples, étaient tous autorisés. Mais même ces exceptions montrent que la liturgie des Heures avait un statut quasi obligatoire même pour un laïc. Il est possible de lire la chose suivante dans Dives and Pauper, un texte religieux anglais de la période médiévale :

« Also messengers, pilgrims, and wayfarers that might well rest without great harm are excused, so that they do their duty to hear Matins and Mass, if they mown, for long abyding in many journeys is costful and perilous. »

« C’est le cas également des messagers, pèlerins et voyageurs qui peuvent bien se reposer sans causer grand tort et ne sont pas tenus de leur obligation d’assister à Matines ainsi qu’à la messe, s’ils font grasse-matinée, car il est coûteux et périlleux de vivre de longues journées d’un effrayant voyage. »

La Suite en partie II…

La résurrection de Sacrosanctum Concilium

« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. » (Luc 9 : 22)

Toute grande œuvre de l’Église suit le chemin de la vie terrestre du Christ. Portée par l’Esprit Saint elle commence dans un printemps de joie, puis arrive l’hiver de la passion et de la mort apparente et, enfin, elle fleurit dans l’été de la résurrection et de la gloire.

La théologie carmélitaine enseigne cette vérité avec une précision particulière au sujet de l’ascension spirituelle des âmes. Celles-ci ne peuvent qu’atteindre la perfection en traversant l’épreuve que saint Jean de la Croix nomme la nuit de l’esprit, formée de tourments terribles, intérieurs et extérieurs, que sainte Thérèse d’Avila décrit en détail dans la sixième demeure de son Château intérieur.

Ceci est tout aussi vrai pour l’œuvre des conciles. Le grand archevêque, missionnaire et intellectuel, le vénérable Fulton Sheen, affirmait ainsi, en 1979, peu avant sa mort :

« Les tensions qui ont eu lieu après le concile ne sont pas étonnantes pour ceux qui connaissent entièrement l’histoire de l’Église. C’est un fait historique qu’à chaque fois qu’il y a une descente importante de l’Esprit Saint, tel que pendant un concile œcuménique, il y a toujours des attaques supplémentaires de l’anti-Esprit, du démon. » (A Treasure in Clay, p. 308)

En effet, après le concile de Nicée, au IVe siècle, la crise dite « arienne » qu’il était censé corriger s’empira au contraire, au point il où fallut convoquer 50 ans plus tard, le concile de Constantinople, pour y mettre enfin un terme. Et que dire du grand concile de Trente, qui répondit brillamment, point par point, aux divers « réformateurs » protestants ? Il eut lieu de 1545 à 1563, et les guerres de religion qui mirent à feu et à sang notre pays, entre catholiques et protestants, elles, commencèrent… en 1562.

Qu’en fut-il de la réforme liturgique des deux derniers siècles ? Née brillamment au 19e siècle dans les cœurs, les esprits et les lieux de cultes de profonds théologiens et hommes d’Église, elle fut peu à peu portée jusqu’au Magistère, d’abord avec la réforme du bréviaire de saint Pie X, ensuite avec celle de la semaine sainte du vénérable Pie XII et, enfin, le concile œcuménique Vatican II consacrait les fruits de ce travail dans sa constitution Sacrosanctum Concilium, qui donna les principes théologiques et pratiques généraux d’une réforme d’ensemble du culte catholique. Voici, pourrait-on dire, les mystères joyeux de la réforme liturgique.

Mais que se passa-t-il ensuite ? Il est difficile de décrire l’ampleur du désastre qui arriva, de la passion et de la mort qu’a traversé cet aspect si essentiel de la vie de l’Église catholique. Peut-être pourrions-nous commencer par l’illustrer avec cette description de la place du culte au congrès mondial de la revue Concilium de 1970, cinq ans après la clôture de Vatican II, qui regroupait alors l’élite mondiale de la théologie catholique. Tracey Rowland, membre actuelle de la Commission théologique internationale, rapporte ainsi l’expérience du père dominicain Cornelius Ernst, alors présent :

Celui-ci s’est « plaint que les organisateurs aient conçu le congrès comme un événement politique, un exercice pour faire pression sur les autorités de l’Église […] ; qu’il n’y ait pas eu de messe les jours de semaine ; que la messe du dimanche ait été différée pour le bénéfice des médias et dominée par une « chorale d’écoliers belges chantant des airs sautillants’ […] » (Catholic Theology, p.91)

La description est brève, mais suffisante pour que quiconque est familier de Sacrosanctum Concilium puisse saisir la contravention la plus totale de son enseignement dans ce qui devrait être une rencontre hautement spirituelle. Moins d’une décennie après l’écriture et l’adoption de ce texte, il était déjà manifestement ignoré et méprisé par ceux qui auraient dû être les mieux placés pour le comprendre et le vivre. L’on pourra mentionner, en passant, que la débâcle manifeste de Concilium pesa certainement lourdement dans les facteurs qui poussèrent, en 1972, les pères Hans Urs Von Balthasar, Joseph Ratzinger et Henri de Lubac à fonder Communio, la revue qui devait heureusement prendre le relai comme figure de proue de la recherche théologique catholique.

Si l’état de la liturgie était tel parmi l’élite de l’Église, malheureusement sur le terrain, dans les paroisses, diocèses et communautés religieuses, les choses n’allaient pas autrement. Sans passer trop de temps sur ceci – les descriptions seraient longues, et les abus sont encore dans la mémoire de beaucoup – nous citerons simplement le constat d’un des plus grands artisans du Renouveau liturgique du milieu du XXe siècle, qui était un soutien initialement enthousiaste des efforts de réforme postconciliaires, le père Louis Bouyer. En 1968, trois ans après la clôture du concile, il affirmait :

« Une fois de plus, ici, il faut dire les choses sans ambages : il n’y a pratiquement plus de liturgie digne de ce nom, à l’heure actuelle, dans l’Église catholique. La liturgie d’hier n’était plus guère qu’un cadavre embaumé. Ce qu’on appelle liturgie aujourd’hui n’est plus guère que ce cadavre décomposé. » (La décomposition du catholicisme, p. 144)

Le constat est on ne peut plus sévère. Le culte catholique serait donc passé d’un état dominant de formalisme souvent creux, vécu sans en pénétrer véritablement le sens, et donc avec peu de profit spirituel, à un état de chaos généralisé. Plutôt que de faire revivre la liturgie, les premiers efforts de réforme de la faire sortir de son état « embaumé, » l’auraient plutôt amenée à celui pire encore de « décomposé. » Avant, il restait au moins la forme. Ensuite, même pas cela. Les principes et règles fondamentales du culte catholique n’étaient plus réellement vécus, ni dans les gestes, ni dans les cœurs.

La liturgie est donc bien morte au courant des années 1960. Après le printemps de la redécouverte par le mouvement liturgique de ses principes théologiques, historiques et spirituels, qui furent ensuite consacrés par le magistère, elle fut conduite à sa flagellation, son humiliation et, finalement, à son meurtre.

« ‘Femme, pourquoi pleures-tu ?’ Elle leur répond : ‘On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a déposé.’ » (Jean 20:13)

Cependant, l’Église est indéfectible. Elle ne peut pas s’effacer devant les portes de l’Enfer, et cela implique que ses attributs essentiels possèdent cette grâce aussi. L’Église aura ainsi toujours une hiérarchie et des sacrements valides, elle préservera toujours le dépôt de la foi, et elle ne perdra jamais, au moins totalement, l’essence de sa liturgie. Le peuple de Dieu est par nature un peuple de prêtres, de sacrifice et de louange, une assemblée vouée au culte. Toute mort concernant sa liturgie sacrée ne peut donc qu’être apparente, et elle ne peut qu’être permise temporairement par la volonté du Très Haut pour la purification de son peuple, pour l’amener à un plus grand rayonnement de sa Gloire, même si un tel châtiment peut durer quarante années dans le désert.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

« Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » (Jean 2 : 19)

Méditons le passage du livre des Rois dans lequel, pendant la rénovation du Temple ordonnée par le roi Josias, il y eut une découverte inattendue :

« Le grand prêtre Helcias dit au secrétaire Shafane : ‘J’ai trouvé le livre de la Loi dans la maison du Seigneur.’ […] Après avoir entendu les paroles du livre de la Loi, le roi déchira ses vêtements. […] Le roi fit convoquer auprès de lui tous les anciens de Juda et de Jérusalem. […] Il s’engageait à suivre le Seigneur en observant ses commandements, ses édits et ses décrets, de tout son cœur et de toute son âme, accomplissant ainsi les paroles de l’Alliance inscrites dans ce livre. Et tout le peuple s’engagea dans l’Alliance. » (2 Rois 22-23)

L’on avait alors perdu le Livre de la Loi ! Au point de l’avoir oublié… Mais quand le grand roi Josias entendit pour la première fois les paroles inspirées, il engagea une réforme générale de la religion et de la liturgie des Hébreux, qui était tombée dans un chaos à peu près complet, jusqu’à un culte idolâtrique, rendu aux Baals et autres divinités païennes, qui se tenait dans le Temple de Salomon.

Ne sommes-nous pas dans une situation analogue ? Qui peut lire les paroles inouïes en majesté de Sacrosanctum Concilium sans sentir quelque chose comme le déchirement intérieur de Josias ? Nous avons tellement erré ! Et la parole de l’Église de Dieu est si grande, belle et vraie !

Que faut-il faire ? Il est l’heure de la résurrection, qui doit tout d’abord avoir lieu dans nos cœurs et nos actes. Comme le peuple de Dieu sous la conduite de Josias, il faut revenir à l’attitude la plus fondamentale dans le service du Seigneur : « Ecoute, Israël ! » (Deut. 6 : 4)

Oui, écoute ! Que dit vraiment le saint concile ? Voilà la voie à suivre. Résumons sa spiritualité :

« La liturgie est le sommet vers lequel tend l’action de l’Église, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu. » (SC §10)

Oui, rien n’est plus important que la liturgie car « tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. » (Mat. 22 : 37-38) Et la liturgie est le lieu où nous servons Dieu, où nous l’aimons, le plus directement, le plus immédiatement et le plus puissamment.

Dans toutes les autres circonstances de la vie, nous honorons le Seigneur en lui offrant le sacrifice d’actes qui ont pour objet immédiat et premier des choses du monde. Mais dans son culte sacré, nous lui offrons le sacrifice de sa propre Parole, de son Corps et de son Sang. Rien ne peut être supérieur à cela, et par nul autre moyen pouvons-nous entrer dans une communion plus profonde et plus complète avec Lui. C’est seulement dans le Temple que l’eau vive peut-être puisée avec une telle profondeur pour le salut du monde. Il ne peut donc rien y avoir au-dessus de la liturgie dans la vie de l’Église. La pensée du contraire serait le signe que l’on est tombé dans une forme d’idolâtrie ou une autre, mettant quelque chose au-dessus du service du Très Haut.

Ensuite, la liturgie se reçoit. « C’est pourquoi absolument personne d’autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. » (SC §22) La source de la liturgie est la Tradition, et le Saint-Siège est le modérateur premier de celle-ci. Ce qui resterait ensuite de décisions graves sont confiées aux évêques. Voilà les règles à suivre, et les seules.

Comme le culte de l’ancienne alliance, dont les règles sont déployées en détail dans le Pentateuque, le culte de la nouvelle alliance se reçoit et ne s’invente pas. Nous adorons Dieu selon la manière qu’il nous donne de le faire par son Église, et cela passe par la Tradition, le Saint-Siège et la hiérarchie épiscopale. Les initiatives liturgiques ne respectant pas ces fondements et qui ont fleurie ces cinq dernières décennies sont donc des attitudes absolument anticatholiques et sacrilèges.

Ensuite, la liturgie doit être vécue de manière toujours plus profonde par le chrétien :

« Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ; et c’est pourquoi elle doit être recherchée avec ardeur par les pasteurs d’âmes, dans toute l’action pastorale, avec la pédagogie nécessaire. » (SC §14)

Qu’entend le concile par l’expression de « participation pleine et active » ? Cela signifie que la liturgie ne peut rester qu’un acte extérieur et formel pour être vécue en vérité. Le chrétien doit tendre toujours plus à vivre intérieurement et réellement les actes que le culte lui donne d’accomplir. Et cela doit être « recherché avec ardeur. »

Ainsi, le Kyrie eleison doit être une réelle imploration de la miséricorde de Dieu, comme celle du publicain de l’Évangile, qui par cette humilité « était devenu un homme juste. » (Luc 18 : 14) Le Sanctus doit être une exultation parmi les Séraphins. La consécration doit être un moment d’oblation et d’adoration totale devant le Mystère le plus élevé de Dieu se rendant présent sur l’autel. Chaque geste, antienne, lecture et chant doit devenir progressivement un moment, une action, vécue toujours plus pleinement dans sa vérité.

D’ailleurs, que seraient nos cultes sinon ? Qu’est-ce qu’un homme qui dit « credo, » mais ne croit pas ? Qui se mettrait à genoux, et n’adorerait pas ? Qui se frapperait la poitrine, sans se repentir ? De son trône dans le Tabernacle, le Seigneur ne serait-il pas en train de le regarder comme les pharisiens ? « Hypocrite ! »

Et, bien sûr, cette sincérité, cette droiture, ne peut pas se limiter au temps de culte pour que la liturgie soit vécue pleinement. Celle-ci ne peut que véritablement vivre et rayonner si elle est vécue dans une vie chrétienne sincère et fervente en tous ses autres aspects essentiels :

« Pour obtenir cette pleine efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d’une âme droite, qu’ils harmonisent leur âme avec leur voix, et qu’ils coopèrent à la grâce d’en haut pour ne pas recevoir celle-ci en vain. » (SC §11)

Il serait, en effet, impossible d’essayer d’entrer dans les mystères les plus élevés de Dieu, déployés dans le culte, sans par ailleurs que nous fassions de réels efforts de cheminement vers la sainteté. Cela implique, au minimum, d’adhérer pleinement à la foi de l’Église, de rejeter tous les péchés, de cultiver les vertus et en particulier la charité, d’avoir une vie de prière personnelle et de pénitence régulière, et de participer à la hauteur de ses moyens à l’apostolat de l’Église. En d’autres termes, cela implique de chercher à vivre l’Évangile en toutes ses dimensions.

Car la liturgie est bien la source et le sommet de la vie chrétienne. Comme Moïse montant converser avec le Seigneur au Sinaï, le chrétien va s’y ressourcer et adorer son Dieu, et il en revient ensuite, rayonnant de grâces, apporter la lumière au monde. Elle est à la fois le lieu où le baptisé puise l’eau vive à répandre, et l’autel où il offre ensuite les mérites acquis au Dieu trois fois saint. Mais si cette vie n’est vécue que partiellement, le cycle, pour ainsi dire, de réception et de transmission des grâces est rompu. Nous arriverions à l’autel les mains vides, en imposteurs. Nous nous présenterions pour recevoir le salaire des moissonneurs sans avoir moissonné. « Comment es-tu entré ici, sans avoir le vêtement de noce ?” (Mat. 22 : 12) Et le Seigneur ne saurait tolérer un serviteur qui ne porte l’eau vive à personne. « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. » (Mat. 7 : 19) Seule une âme véritablement animée par l’Esprit de l’Evangile, configurée au Logos éternel, peut traverser le rideau du Temple pour vivre ce qui se déroule dans le saint des saints.

Cependant, si la théologie et la spiritualité de Sacrosanctum Concilium sont bien vécues dans leur intégralité, en vérité, la liturgie devient le lieu par excellence où l’on va, comme l’écrivait saint Grégoire de Nysse, au sujet de la vie spirituelle, «de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin. » L’on s’y élève à Dieu avec une puissance inégalable, et l’on obtient en retour des grâces extraordinaires pour le monde. Car la liturgie est « l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré. » (SC §7)

Comment donc sauver le monde ? Que ressuscite Sacrosanctum Concilium ! Prenons aujourd’hui la constitution du saint concile et lisons là à nouveau, comme Josias, les anciens, et le peuple de Juda. « Ecoute, Israël !» Et puis, surtout, faisons ensuite ce qu’elle dit : « Quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc. » (Mathieu 7 : 24)

L’Esprit Saint aujourd’hui s’adresse à nous, comme à saint Augustin, peu avant son illumination : « tolle, lege, » « prend, lis ! » Si comme lui, nous voulons recevoir la grâce de la régénération spirituelle, de la résurrection, nous devons obéir à la Parole sacrée. Il n’y a pas d’autre voie. Et quand cela sera fait, la crise actuelle de la liturgie sera alors bien rapidement un mauvais souvenir, comme le sont aujourd’hui la crise arienne et tant d’autres, et l’Église rayonnera d’une gloire d’une splendeur qui nous est difficilement concevable, nous qui sommes nés au désert.

Et cela arrivera, avec certitude, car toute mort apparente du Corps mystique du Christ, où d’un de ses attributs essentiels, ne peut que mener à sa résurrection, qui aura infailliblement lieu « au troisième jour. » Qu’il vienne !

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