Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Catégorie : Tribunes

Pourquoi faudrait-il prier en latin avec les textes de la liturgie ?

Tribune

Les tribunes reflètent uniquement la pensée de nos contributeurs et n’impliquent pas l’entière approbation de la rédaction.

Je ne souhaite pas ici relancer l’éternel marronnier de la déficience des traductions liturgiques ; il y a déjà eu énormément de publications sur la catastrophe de la traduction française du Pater noster (que ce soit l’ancienne ou la nouvelle avec l’introduction du « ne nous laisse pas entrer en tentation », qui à bien y réfléchir n’est pas moins problématique), ou encore l’Orate Fratres (il semble même que le projet de la nouvelle formulation cache en lui-même des graves imperfections…).

Tout cela est bien connu, et les bonnes volontés apparues lors de la sonnette d’alarme tirée par le Pape Jean-Paul II à ce sujet (Vicesimus quintus annus, 1988, Liturgiam authenticam 2001) n’ont pas semblé réellement porter de fruit jusqu’en 2020 au moins dans l’aire francophone, mais certainement aussi ailleurs. Pour rappel, la nouvelle traduction du missel n’est toujours pas officiellement mise en œuvre. Ce problème des traductions est pourtant largement connu et documenté. Je ne reviens donc pas dessus. Cet article sera donc une réflexion qui visera non pas à me lamenter de l’immobilisme de l’institution ecclésiale sur ce sujet, mais sur les conséquences de cet immobilisme, et donc sur l’importance de continuer à nous mobiliser sur le site www.societaslaudis.org pour proposer des traductions sur le latin qui soit en harmonie avec l’enseignement des apôtres et la sagesse des Pères.

Ce qui m’intéresse aujourd’hui, ce sont donc les conséquences de ces traductions déficientes pour la vie de prière, mais aussi pour l’enseignement de la foi. Car c’est bien sûr cela le plus grave.

Devant mes yeux, ce matin même (7 mai 2020, jeudi de la 4ème semaine de Pâques), nous avons une collecte à la fin de l’office des Laudes qui est un résumé magnifique de l’histoire du salut :

Deus, qui humánam natúram supra primæ oríginis réparas dignitátem, réspice ad pietátis tuæ ineffábile sacraméntum, ut, quos regeneratiónis mystério dignátus es innováre, in his dona tuæ perpétuæ grátiæ benedictionísque consérves. Per Dóminum.

Nous traduisons ainsi sur Societas laudis :

Ô Dieu, qui as restauré la nature humaine au-dessus de la dignité de sa première origine, tourne-Toi vers l’ineffable mystère de Ta bonté, afin que, ceux que Tu as jugés dignes de renouveler par le mystère de la régénération, Tu les conserves dans ces dons de Ta grâce éternelle et de Tes bénédictions.

Le problème c’est qu’en chantant cet office avec Les Heures grégoriennes, l’excellent antiphonaire diurne conçu par la Communauté Saint Martin et édité par l’abbaye Saint Joseph de Clairval à Flavigny Sur Ozerain, nous avons la traduction suivante, sur la page de droite, qui est tirée des textes officiels pour la liturgie francophone, © AELF :

Dieu qui relèves la nature humaine bien au-dessus de sa condition originelle, souviens-toi de cette œuvre de ton amour : maintiens dans ta bénédiction ceux que tu as régénérés.

Et bien oui : ce n’est plus qu’un gloubi-boulga qui n’ a plus vraiment de signification. De quelle régénération parle-t’on ? De quelle condition originelle s’agit-il ? Parle t’on du péché originel ou d’autre chose ? Rien n’est clair.

Alors que le texte latin signifie évidemment que le Christ par Sa mort, a élevé la condition humaine au-dessus de celle d’Adam avant le péché des origines, et que c’est bien cela que nous célébrons au temps pascal. Oui : ce n’est pas seulement une perte significative, c’est tout à fait un obscurcissement du mystère, qui demande de fait un commentaire pour être compris par le fidèle moyen. On est très loin de la volonté exprimée par Mgr Bunigni de rendre compréhensible au peuple les mystères sacrés par le moyen de l’utilisation la plus large possible de la langue vernaculaire….

Ouvrir les trésors de la table de la parole et de la table eucharistique au peuple de Dieu. Mais qu’est-ce qui, dans l’action liturgique, n’appartient pas au peuple de Dieu ? Tout lui appartient. En effet, son attention et sa participation ne sont exclues de rien. Dans les chants, il doit participer avec l’intelligence et la voix ; dans les lectures, avec l’écoute et la compréhension, car celui qui parle veut avant tout être compris ; dans les prières et dans la prière eucharistique, il doit comprendre, car il doit ratifier avec l’ « Amen » ce que le prêtre a fait au nom de l’assemblée, et ce qu’il a demandé à Dieu. Si donc le principe de la langue vulgaire dans la liturgie était de mettre l’assemblée en situation de participer consciemment, activement et fructueusement (« scienter, actuose et fructuose », Const. n. 11), aucune partie de l’action sacrée n’est justifiée dans une langue non comprise par le peuple.

En italien dans Notitiae, n°93-94, revue officielle de la Sacrée Congrégation pour le culte divin consultable ici http://paulorenaliturgia.com/wp-content/uploads/2019/02/93-94.pdf#page=71

Merci à https://pour-reflechir.blogspot.com/2019/12/ pour la traduction française.

Apparemment, pour Mgr Bunigni, dans ce texte signé par lui dans la très prestigieuse revue « Notitiae », le véritable « esprit du Concile », c’était évidemment de se débarrasser du latin dans la liturgie. Évidemment… Faire en sorte que les fidèles renouent avec la piété liturgique sous entendait pour lui impérativement d’utiliser exclusivement la langue vernaculaire comme instrument de vulgarisation. Et qu’importe si cela allait directement contre les canons du Concile Vatican II lui-même. On a beaucoup parlé sur internet, naguère, des options catastrophiques prises par ce prélat et qui ont entraîné l’écroulement de la liturgie romaine ces dernières années. Il y aurait beaucoup à rappeler mais ce n’est pas non plus mon sujet.

J’interviens en effet aujourd’hui car la traduction catastrophique la collecte des laudes du 4ème jeudi de Pâques (qui est également utilisée à la Messe) me fait également penser à une autre traduction réellement pénible et fautive que nous avons rencontrée également au Laudes, mais non pas aujourd’hui, 7 mai 2020 mais hier : Il s’agit non pas d’une collecte mais d’un passage de l’Écriture sainte utilisée comme hymne en 2ème psalmodie des laudes du mercredi de la 4ème semaine de Pâques : le cantique d’Isaïe (Is 61,10-62, 5), référencé AT30. Il commence par ces mots « Gaudens Gaudebo », les mots mêmes de l’incipit de l’Introït de la messe de l’Immaculée conception. C’est une description extrêmement évocatoire de la relation nuptiale entre Dieu et Jérusalem, et partant, entre Jésus-Christ et Son Église, dont la Vierge-Marie est l’image. Nous verrons que ce passage est en consonance parfaite avec ce que Jean-Paul II a développé dans sa « théologie du corps », et qui demeure à ce jour incomprise. Tout bon chrétien sait que le sacrement du mariage est aussi indissoluble que le don du Christ à Son Eglise. Le texte latin est explicite – dans tous les sens du terme -… La traduction française, elle, ne l’est pas (elle choquerait les oreilles des tenants d’un christianisme éthéré héritier d’un certain jansénisme ?). Voyons cela avec le texte latin (Nova Vulgata) à gauche et notre traduction de Societas laudis à droite :

Non vocáberis ultra Derelícta, * et terra tua non vocábitur ámplius Desoláta; On ne te nommera plus Délaissée, et ta terre ne se nommera plus Désolation.
sed vocáberis Beneplácitum meum in ea, * et terra tua Nupta, Mais on t’appellera Mon-plaisir-en-elle, et ta terre Epousée.
quia complácuit Dómino in te, * et terra tua erit nupta. Car le Seigneur mettra Son plaisir en toi, et ta terre aura un époux.
Nam ut iúvenis uxórem ducit vírginem, * ita ducent te fílii tui; Comme un jeune homme prend pour épouse une vierge, tes fils te conduiront ;
ut gaudet sponsus super sponsam, * ita gaudébit super te Deus tuus. et comme l’époux se réjouit sur son épouse, ainsi Dieu se réjouira sur toi.

Voici maintenant la traduction de l’AELF :

On ne te dira plus : « Délaissée ! » À ton pays, nul ne dira : « Désolation ! » Toi, tu seras appelée « Ma Préférence », cette terre se nommera « L’Épousée ». Car le Seigneur t’a préférée, et cette terre deviendra « L’Épousée ». Comme un jeune homme épouse une vierge, tes fils t’épouseront. Comme la fiancée fait la joie de son fiancé, tu seras la joie de ton Dieu.

Le pire est  évidemment le dernier verset : pourquoi traduire « fiancé » et « fiancée » ? La référence est clairement conjugale, et ce d’autant plus que le texte mentionne explicitement un mariage ! Faut-il s’étonner dans ces conditions, que plus personne ne perçoive théologiquement le sens de la continence avant le mariage ? Et le sens profondément divin des relations sexuelles dans le mariage ? Ce serait réellement à méditer à l’heure où on apprend les déviances et abus sexuels de personnes – et de clercs – que l’on imaginait jusque-là au-dessus de tout soupçon (mentionnons avec amertume les problèmes récemment révélés de tous ces fondateurs de « communautés nouvelles » qui se sont heurtées violemment à une conception de la sexualité qui apparemment n’était pas fondée sur l’Écriture sainte, et probablement ce passage là d’Isaïe : Communauté Saint Jean, Arche, et tout récemment, les Foyers de Charité).

Arrêtons de croire que la liturgie n’a aucun impact sur la vie spirituelle. Ce texte, traduit de cette façon, est répété dans la liturgie des heures ou « PTP » (Prière du Temps Présent) dans le psautier toutes les semaines paires… Dans une vie chrétienne, une telle interprétation fautive finit par entrer dans le cerveau.

Soyons sérieux. Les combats sont suffisamment violents sur le terrain précis de la chasteté dans le clergé (c’est à dire la continence sexuelle) et dans le mariage (qui n’est en aucun cas un échappatoire aux tentations contre la chasteté) pour qu’on fasse l’économie d’une véritable compréhension, méditation, rumination et bien sûr célébration de ce que nous donne le Christ Lui-même dans Sa liturgie… Y compris sur le sujet de la signification profonde de la conjugalité. Et en l’espèce, ici c’est bien la langue vernaculaire qui pose problème.

Notons cependant que le problème n’est pas nouveau ; le dernier verset du cantique d’Isaïe dans la Bible « Fillion » est traduit de la façon suivante :

On ne t’appellera plus Délaissée, et ta terre ne sera plus appelée Désolée; mais tu seras appelée : Ma volonté est en elle, et ta terre : Habitée, car le Seigneur a mis Son plaisir en toi, et ta terre sera habitée. Car le jeune homme habitera avec la vierge, et tes enfants habiteront en toi; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et ton Dieu se réjouira en toi.

C’est certes un peu mieux…

Traduction « Glaire » :

On ne t’appellera plus Délaissée, et ta terre ne sera plus appelée Désolée ; mais tu seras appelée Ma volonté est en elle, et ta terre : Habitée, car le Seigneur a mis son plaisir en toi, et ta terre sera habitée. Car le jeune homme habitera avec la vierge, et tes enfants habiteront en toi ; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et ton Dieu se réjouira en toi.

Traduction Crampon :

On ne te nommera plus Délaissée, et on ne nommera plus ta terre Désolation. Mais on t’appellera Mon-plaisir-en-elle, et ta terre Epousée. Car Yahweh mettra son plaisir en toi, et ta terre aura un Epoux. Comme un jeune homme épouse une vierge, tes fils t’épouseront; et comme la fiancée fait la joie du fiancé, ainsi tu seras la joie de ton Dieu.

Traduction Le Maistre de Sacy :

On ne vous appellera plus la répudiée, et votre terre ne sera plus appelée la terre déserte ; mais votre serez appelée ma bien-aimée, et votre la terre la terre habitée, parce que le Seigneur a mis son affection en vous, et que votre terre sera remplie d’habitants. Le jeune époux demeurera avec la vierge, son épouse, vos enfants demeureront en vous; l’époux trouvera sa joie dans son épouse, et votre Dieu se réjouira en vous.

Toutes ces traductions sont plutôt meilleures que celle de l’AELF, même si elles ont chacune leurs défauts. Elles sentent plus ou moins toutes une influence janséniste, plus ou moins palpable. Rappelons justement au passage que ce sont les Jansénistes qui ont le plus milité pour les versions vernaculaires de la bible. Et que le Jansénsime est une hérésie profonde, n’en déplaise à certains traditionalistes qui ont une sorte d’attirance maladive pour Port Royal.

En fait aucune de ces traductions – et même la nôtre – ne rend compte de la spécificité et de la richesse du texte latin ; c’est donc pour cela qu’il faut maintenir ce dernier… Mais a traduction de l’AELF est spécialement problématique, pour une raison très simple : ce n’est pas une traduction sur le latin… On lui a préféré une traduction sur les autres langues bibliques, peut être justement pour rendre de façon définitive la mise su latin à la poubelle, suite aux directives de Mgr Bunigni mentionnées plus haut ?

Il faut pourtant fréquenter le latin, pour être fils de l’Église, pour pénétrer toute sa pensée et sa culture. Une fois cela établi demeure une autre question. Le texte latin oui, certes oui, mais lequel ? Nous savons que pour l’office divin spécifiquement cette question s’est réellement posée de façon assez violente au XXème siècle avec plusieurs rebondissements (pensons au « psautier Béa », mais aussi au débat entre la Vulgate Sixto-clémentine et la Nova Vulgata). C’est une vrai question. Passons sur le psautier Béa, c’est une page heureusement définitivement tournée, et revenons sur la polémique sur l’usage de la Vulate Sixto-clémentine vs Nova Vulgata. Notons au passage tout de même que la bible Vulgate Sixto-clémentine ne peut au sens strict se réclamer à 100% de S. Jérôme et que son édition a subi elle même une certaine cacophonie, qui n’est pas sans rappeler les débats actuels. En ce qui concerne la Nova Vulgata, dans beaucoup de cas, elle fait des propositions ou innovations qui sont profondément justes au plan théologique. Pensons par exemple au verset Ac 8,37 :

« Dixit autem Philippus: Si credis ex toto corde, licet. Et respondens ait : Credo Filium Dei esse Jesum Christum. »

qui a été purement et simplement supprimé de l’édition de la Nova Vulgata, avec grande justesse doctrinale ; c’est manifestement une interpolation sous l’influence des réformés, qui n’a pas sa place dans la bible parce que contraire à la théologie du baptême. En effet, le catéchumène demande la foi dans le rituel du baptême, et qu’il est renvoyé liturgiquement avant le Credo à la Messe (d’où l’appellation ancienne « messe des catéchumènes », qui est profondément juste). Ce serait tout à fait cocasse que l’Ecriture sainte montre que la Foi ne dépend pas du baptême….

Mais la Nova Vulgata pose d’autres problèmes, et pas des moindres : cette édition latine de la bible a peut-être un peu trop succombé à une fascination qu’il faut bien qualifier de morbide pour les Massorètes. Un autre exemple liturgique choquant le montre… La Lectio Brevis des mardi du temps de la Passion (i.e. de la 5ème semaine de Carême et de la Semaine Sainte) : Zac 12, 10-11a.

Effúndam super domum David et super habitatóres Ierúsalem spíritum grátiæ et precum; et aspícient ad me. Quem confixérunt, plangent quasi planctu super unigénitum et dolébunt super eum, ut doléri solet super primogénitum. In die illa magnus erit planctus in Ierúsalem.

Que vient donc faire là ce point juste après et aspicient ad me ? Oui c’est choquant, parce que justement cela va contre l’Évangéliste Saint Jean lui-même ! Et la Nova Vulgata elle même se contredit entre le Nouveau et l’Ancien Testament !

« Vidébunt in quem transfixérunt » / « Ils verront Celui qu’ils ont transpercé. » (Jn 19,37).

Comme s’il fallait supprimer toute référence à une prophétie réalisée telle que la rapportent les Apôtres et que commentent les Pères ! Est-ce, au travers d’une tentative de ne pas tomber dans la « théologie de la substitution » qui donnerait aux Juifs le (triste) privilège de ne pas avoir à reconnaître Notre Seigneur Jésus comme Christ, que l’on massacre ainsi l’Écriture sainte en tombant dans cette sorte de néo-marcionisme ? Allons. Soyons sérieux. C’est de plus tout à fait contradictoire avec le reste des textes liturgiques (songeons à la Grande prière universelle du Vendredi saint ou aux nombreuses Preces de l’office dans Liturgia Horarum qui demandent que les Juifs reconnaissent Jésus comme Christ). Soyons cohérents, soyons conséquents.

Car la question est difficile. On voit bien qu’elle est au centre de ce que devra être l’évolution de la liturgie romaine dans les prochaines années. « Ignoratio scripturarum, ignoratio Christi est ». Ignorer les Ecritures, c’est ignorer le Christ, nous enseignait S. Jérôme. Apparemment, ignorer le Latin, qui est la Langue de l’Église, c’est aussi ignorer la pensée de l’Église. Il faut bien se rendre à l’évidence. Comment se fait-il que dans certains diocèses ou séminaires interdiocésains, on met au programme de la formation des prêtres des heures et des heures d’Hébreu mais très peu de Grec (qui est tout de même la langue de l’Écriture des Évangiles, excusez du peu) pas du tout d’Araméen (qui est tout de même la langue maternelle du Christ et des Apôtres, et donc de la première prédication apostolique – tout de même !) et encore moins de Latin (en se privant ainsi de façon voulue de 50% des écrits patristiques et de tout le corpus théologique dont S. Augustin, S. Thomas d’Aquin…) ? C’est proprement incroyable. Il nous faudra du temps pour remonter le torrent. Et le courant est fort.

En tant que fidèles laïcs, qui ne sommes pas engoncés dans une idéologie qui a montré depuis la seconde moitié du XXème siècle son caractère mortifère, prêchons donc pour le Latin. Non pas par nostalgie, ou par réaction contre le Concile Vatican II (puisque ce dernier promeut le Latin…), mais pour nourrir notre foi. Le Latin est nécessaire, pour des raisons pastorales.

J’entends parfois que face aux réputées insuffisances de l’ordo missae post concilaire il suffirait de revenir à l’ordo tridentin, mais en célébrant en français. J’espère qu’avec ces quelques lignes, j’aurais fait douter un peu les tenants de cette thèse. Car je pense que la question de la vulgarisation de la langue liturgique est en réalité la racine du mal. Plusieurs de mes amis et usagers du site Societas Laudis savent que je vis dans un pays arabe et musulman. La question de la langue de prière en terre d’Islam ne se pose pas avec les même présupposés idéologiques qu’en France. S. Jérôme lui aussi a vécu dans le désert et c’est là qu’il a acquis sa compréhension profonde de l’Écriture et sa médiation – qui fut aride comme la géographie qu’il a fréquentée – doit encore pour nous être une voie de plus grande union au Christ. Je crois qu’il faut savoir sortir de certaines petites certitudes confortables sur le plan de la pastorale liturgique.

Sentimentalisme et sensibilité en liturgie

Un constat alarmant

Il faut le dire sans ambages : le principal venin qui empoisonne la vie ecclésiale en général et la liturgie en particulier à notre époque, c’est le sentimentalisme. Le sentimentalisme aujourd’hui s’immisce partout, s’infiltre partout, déforme tout, défigure tout. Au cours de l’immense majorité des célébrations, c’est le sentimentalisme qui imprègne les chants, l’attitude des ministres comme des fidèles, les choix « décoratifs », les manières de prier, de proclamer la Parole de Dieu, etc. Hélas, il va même jusqu’à déformer l’interprétation du chant grégorien, même dans certains des rares endroits où celui-ci est encore interprété. A la racine du sentimentalisme –qui réduit la vertu théologale de foi en un vague «sentiment religieux»- il y a cette erreur profonde voulant que l’acte de croire repose uniquement sur le « ressenti », par nature subjectif, de nature purement émotionnelle, et marqué par l’instabilité. Ce sentimentalisme envahissant est déjà ancien dans les pratiques cultuelles en Occident. Jusqu’au Moyen-Age, l’art sacré était caractérisé par sa dimension symbolique et hiératique, puisque fondé non sur le sentiment individuel, mais sur l’ordre divin objectif (qui se manifeste à travers le Cosmos et les rythmes de la nature) ainsi que sur l’objectivité des vérités contenues dans la Révélation.

Mais à partir de la Renaissance, cette adhésion à un ordre théologico-cosmique objectif a été peu à peu relégué au second plan. Oubliant imperceptiblement mais non moins réellement cette objectivité, la pratique cultuelle et surtout l’art en Occident commence à cette époque une irrémédiable plongée dans le sentimentalisme. Alors qu’en Orient, à travers l’art de l’icône et la conservation du symbolisme liturgique, la foi se conservait fidèle à la spiritualité des Anciens, l’iconographie occidentale sous influence d’un humanisme païen se caractérise de plus en plus par une glorification, non pas de l’homme divinisé en Dieu et sauvé par la grâce comme dans l’art sacré traditionnel, mais de l’homme en lui-même, avec ses caractéristiques physiques naturelles, ses affects, ses sentiments. Dans une bonne partie de l’iconographie religieuse occidentale postérieure à la Renaissance, la thématique « religieuse » n’est plus l’objet de la composition artistique, mais elle n’est plus qu’un « prétexte » à l’expression de la « créativité » personnelle de l’artiste qui, dès lors, n’hésite pas à s’affranchir des canons traditionnels garantissant l’adéquation entre les formes esthétiques et le fond spirituel. C’est bien cette glorification de la chair et de la psychè –c’est-à-dire, en fait, du sentiment- qui apparaît par exemple dans les fresques ornant la chapelle Sixtine, et plus encore dans les postures théâtrales de la statuaire de l’art baroque, puis dans celle de l’art néo-sulpicien, etc. Peu à peu, de manière insidieuse, la foi objective que l’on reçoit et que l’on transmet humblement est remplacée par le « sentiment religieux » que chaque génération recompose selon les modes et les préférences du moment.

Les dangers du sentimentalisme

Cet envahissement par le sentimentalisme, qui jusqu’ici s’était contenté d’influencer indirectement la spiritualité par le biais de l’art religieux, va connaître à partir des années 1960 une brutale accélération. C’est en effet un véritable tsunami de sentimentalisme qui, à partir de cette époque, va submerger puis engloutir toute la spiritualité, et surtout la liturgie. Alors que les normes rigides édictées dans le sillage de la réforme tridentine avaient jusque-là permis au rite objectif d’être maintenu et au sentimentalisme d’être contenu dans certaines limites, désormais c’est ce sentimentalisme qui va déterminer entièrement la prière liturgique, et ce jusqu’aux formes mêmes du culte. C’est ainsi que l’on verra la disparition dans la quasi-totalité des paroisses du chant grégorien, chant théologique objectif par excellence et que le Concile entendait pourtant réhabiliter ; c’est ainsi que l’on verra la suppression arbitraire de rites, ou l’invention de nouvelles pratiques opérés sur des bases purement subjectives du « ressenti », des goûts et des émotions. Dès lors, la liturgie n’est plus vue comme un patrimoine commun à tous les catholiques, mais comme le lieu où chacun veut exprimer sa « créativité » propre, ses opinions, ses préférences personnelles. Alors qu’une foi fondée sur des principes métaphysiques et théologiques objectifs est un facteur d’unification, le sentiment, lui, par essence subjectif, partisan et individualiste, pousse au contraire à l’éclatement, à la division, et au morcellement infini du corps ecclésial. C’est bien ce que l’on observe dans la plupart des diocèses aujourd’hui, dans lesquels il n’y a pas deux paroisses dans lesquelles la liturgie est célébrée de la même manière, de sorte que la notion –pourtant essentielle- de «communion ecclésiale» apparaît désormais dans la plupart des régions comme une pure fiction, faisant planer de manière permanente sur l’Eglise universelle la menace du schisme et de la dislocation.

Plus que jamais, il faut se poser la question : notre foi se base-t-elle uniquement sur l’émotion, le « ressenti », les « bons sentiments », les « préférences personnelles » ou bien se fonde-t-elle sur des réalités objectives, à savoir les données objectives de la Révélation fondées sur la Tradition et l’Ecriture sainte, la théologie, le droit canon, la liturgie, la spiritualité héritée de la Tradition et confirmée par le Magistère officiel de l’Eglise ? Qui est le mieux placé pour déterminer les formes du culte public de l’Eglise ? Les Pères des premiers siècles, dont certains ont vécu une génération ou deux seulement après la mort des derniers Apôtres, les docteurs, les différents Conciles de l’histoire, ou bien n’importe quel quidam, clerc ou « laïc en responsabilité » du début du XXIe siècle, qui n’a qu’une vision très approximative, très lointaine et très déformée de ce qu’a fait et voulu le Christ ? Sur quelle base fonder une spiritualité profonde, authentique et durable? Il apparaît clairement, par exemple, que la prière des psaumes telle qu’elle nous est proposée par l’Eglise à travers la liturgie des Heures, et qui porte une spiritualité qui a traversé les siècles, soit bien plus nourrissante et durable que certaines formes de dévotion tout entières fondées sur l’émotion, peut-être provisoirement « enthousiasmantes » certes, mais qui ne reflètent que la mentalité éphémère de notre époque et seront considérées comme périmées d’ici trente ans…

La véritable place de la sensibilité

Est-ce à dire que la sensibilité humaine et personnelle ne joue aucun rôle dans l’expérience religieuse ? Bien sûr que non. La sensibilité joue un rôle non négligeable dans la prière liturgique, rôle dont il convient de préciser les contours exacts. Il faut tout d’abord faire remarquer que la négation de la sensibilité que l’on peut trouver dans l’autre erreur qui a fait des dégâts en liturgie, à savoir le rationalisme desséchant, est précisément ce qui provoque, par réaction, le sentimentalisme. Rationalisme et sentimentalisme, en apparence opposés, constituent en réalité deux fléaux qui se nourrissent l’un l’autre, et forment ensemble l’attelage infernal qui détruit depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, la sainte liturgie en Occident. L’erreur profonde constituée par un rationalisme excessif -qu’il se cache sous les traits du rubricisme pré-conciliaire ou d’un cérébralisme progressiste- a déjà été dénoncée par les anthropologues. C’est ainsi que le grand ethnologue Claude Lévy-Strauss affirmait en 1979 que les bouleversements liturgiques que l’on observait à l’époque donnaient l’impression «que l’on appauvrit ou que l’on dépouille la foi religieuse (ou son exercice) d’une très grande partie des valeurs propres à toucher la sensibilité, qui n’est pas moins importante que la raison». La sensibilité, en effet, joue un rôle, et important même. Le véritable rôle de la sensibilité personnelle consiste à permettre à la piété personnelle de se nourrir de la beauté et de la poésie objectives qu’il y a dans le répertoire liturgique légué par la Tradition. Une liturgie qui serait sèche, mécanique, froide et sans beauté ne serait pas réellement et entièrement traditionnelle, quand bien même elle serait célébrée par des communautés se présentant comme « traditionalistes », quand bien même elle serait célébrée dans le strict respect des normes officielles. Le respect des normes est indispensable et constitue la condition sine qua non de l’adéquation d’une célébration avec la foi objective de l’Eglise, mais ce simple respect ne suffit pas: il faut aller plus loin, c’est à dire donner à la liturgie, en s’appuyant toujours sur l’esprit de la Tradition, toute la solennité et la splendeur qui en font cette poésie sacrée et chantée, reflet de la liturgie céleste, si nourrissante pour la vie intérieure. De même qu’une liturgie débordant de sentimentalisme et reposant tout entière sur l’émotion ne saurait véritablement orienter la sensibilité vers sa véritable finalité, qui consiste à permettre au fidèle d’entrer dans le mystère objectif de la Beauté éternelle. Lorsque, par exemple, on écoute avec recueillement l’introit grégorien de la Messe du jour de Noel, ou de celle du jour de Pâques, on « ressent » la joie et la beauté objectives de ce chant, une joie et une beauté qui ont une nature théologique, liée au mystère de l’Incarnation du Verbe, avec toute la dimension mystique et contemplative que cela suppose. Mais pour saisir cette joie et cette beauté, il faut « se hisser » sur un plan supérieur, surnaturel -ce dont tout le monde est capable pour peu d’avoir un regard de foi- dans le cadre d’un processus de purification qui est justement rendu possible par la nature ascétique du chant grégorien, qui, quoique «beau» en lui-même, ne se contente pas de flatter la superficialité de nos sens.

L’un des clés de cette question pourrait être trouvée dans ce passage de la première épître de S. Paul aux Corinthiens qui est chantée au cours de la Messe du dimanche de Pâques: «Aussi célébrons la fête, non avec du vieux levain, ni avec du levain de malice et de perversité, mais avec les pains sans levain de la sincérité et de la vérité» (1 Cor. 5, 7-8). Le rapprochement que fait S. Paul entre les notions de sincérité et de vérité est intéressante pour le sujet qui nous occupe. La sincérité peut être considérée comme le mouvement de l’âme qui, débordant de «bonne volonté», désire se rapprocher de Dieu. Cette «bonne volonté» est aujourd’hui omniprésente chez beaucoup de fidèles. Cependant, comme le dit l’adage populaire, «l’enfer est pavé de bonnes intentions», et c’est pourquoi cette sincérité tombe inéluctablement dans le sentimentalisme et donc manque son objectif, si on oublie son lien essentiel avec la vérité, qui doit demeurer sa véritable finalité. De même, la vérité a besoin d’être mise en rapport avec la sincérité personnelle pour atteindre les fidèles et se «communiquer» à eux. La sensibilité est donc importante dans le sens où elle permet à chaque personne de « saisir » au plus intime d’elle-même la Beauté profonde et authentique qu’il y a dans le rite objectif. Mais ce n’est pas la sensibilité qui détermine entièrement la forme du culte. Partout où cette distinction élémentaire n’est pas faite, on transforme l’expérience religieuse en un simple sentiment subjectif ne reposant sur rien de véritablement vrai dans l’ordre de la réalité objective. Lorsque, au contraire, la sensibilité personnelle s’exprime dans sa juste mesure, c’est-à-dire quand elle consiste, non pas à exercer une tyrannie envahissante sur ce qui doit échapper à ses lois, à savoir le culte, mais en favorisant une attitude intérieure de réceptivité à la Vérité, alors, et alors seulement, elle permet à la vie spirituelle d’être nourrie de vérité et de vraie beauté. Alors, et alors seulement, nous pouvons chanter avec le psalmiste :


«Seigneur, j’aime la beauté de ta maison,
et le lieu du séjour de ta gloire
»


(Psaume 25).

Sine domenico non possumus

Une semaine sainte sans sacrements ?

Situation inédite, non prévue par les rubriques, non envisagée par les cérémoniaires, non anticipée par les coutumiers des différents diocèses ou communautés religieuses… Faire ses Pâques, c’est bien ordinairement recevoir le sacrement de la pénitence et de la réconciliation, ainsi que celui de l’eucharistie ; et c’est « de précepte » ! Et cette année ce sera probablement impossible pour la plupart d’entre nous.

Il faut bien prier pourtant. Et plus que jamais il faut élever vers Dieu notre supplication, comme l’encens lors du sacrifice du soir. Nous savons bien que notre clergé, confiné comme nous offre quotidiennement la messe à nos intentions, « pro populo », (pour le peuple). Nous suivons les célébrations au travers des réseaux internet, de la télévision. Mais être devant un écran, est-ce l’équivalent de se déplacer, se rendre en présence du Christ, Le toucher ? L’entendre parler par le sacramental de la liturgie de la parole ? Quelques-uns d’entre nous auront peut-être l’impression, par le truchement de technologies, de faire de leur mieux dans l’accomplissement de leur devoir envers Dieu, en assistant à une célébration mise en œuvre, à distance, par un autre. Vous avez compris, si je pense que c’est mieux que rien, je pense aussi que ce n’est pas suffisant, surtout à l’approche de la Semaine sainte et de sa liturgie si particulière et si forte. Or, il y a des moyens, en tant que simples laïcs, de mettre en œuvre la liturgie, sans clergé et spécialement dans un contexte familial, la famille étant une Église domestique, une « Ecclesiola ».

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D’abord par la célébration des heures. Il faut rappeler que la célébration de l’office divin n’est pas l’apanage des prêtres. Bien au contraire, c’est en quelque sorte le privilège et le devoir du baptisé, qui la célèbre validement, et s’unit ainsi à la prière de l’Église de façon efficace. Il y a en effet quelques phrases qui sont réservées au prêtre (le Dominus vobiscum / « le Seigneur soit avec vous » et la formule trinitaire de bénédiction aux grandes heures). Mais les rubriques prévoient la célébration de cette liturgie des heures sans prêtre, et c’est bien ce que font ordinairement les moniales ou les religieuses de façon générale. Une religieuse par définition n’est pas plus membre du clergé que vous ou moi. Et pourtant, nous connaissons de magnifiques liturgies dans les monastères féminins !

En particulier, pour nourrir la prière la mise en œuvre de la liturgie nocturne est spécialement recommandable. Depuis la réforme liturgique qui a suivi le Concile Vatican II cette liturgie encore appelée « office de lecture » selon le cursus séculier, peut-être, sur concession, célébrée pendant la journée. Lectures bibliques et patristiques avec leur répons, se succèdent, ainsi qu’une psalmodie. Elle a une forme « protracta », c’est à dire « allongée » pour une célébration plus solennelle lors des fêtes de premier ordre. Pendant la semaine sainte, cet office peut prendre – deux fois, le vendredi et le samedi saint – la forme de « Ténèbres », avec un rite tout à fait particulier d’extinction progressive de 15 chandelles, au cours de cette célébration nocturne accolée à l’office des Laudes du matin où 15 psaumes sont chantés, et accompagnée de 9 leçons et 9 répons. C’est hautement traditionnel et pendant des années, ce fut un événement majeur pour la vie des grandes paroisses et des communautés religieuses. Rien n’empêche de mettre ce rite en œuvre chez vous, en famille, pour une prière et une méditation longue les soirs des jeudi saints et vendredi saint. Le problème que nous avons tous est une sorte de lentille déformante sur cette liturgie des heures à cause de la façon dont elle a pu être célébrée lors des (200) dernières années. En outre, l’office divin depuis les années 1970 est surtout compris ou en tout cas conçu  avant tout comme une dévotion personnelle du prêtre, qui doit « s’acquitter du bréviaire individuellement ». Or rien n’est plus contraire à l’esprit même de la promulgation du nouvel office divin par Paul VI par sa lettre apostolique Laudis Canticum. C’est un héritage malheureux de la théologie du ministère du prêtre diocésain à la sortie de la grande époque janséniste du XVIIème au XIXème, et dont notre prière publique subit encore aujourd’hui les conséquences malheureuses, si on ne tient pas compte de la tentative de renouveau liturgique du XXème siècle qui a vu son pic de succès entre les deux guerres. Évidemment ce qui est dit ici est également valable pour les grandes heures (laudes et vêpres) pendant toute la grande semaine.

Mais vous l’avez compris, il y a probablement également des moyens plus fructueux de mettre en œuvre une liturgie pascale à partir des grandes célébrations ordinairement sacramentelles du Triduum. L’expérience de la Messe sans sacrement existe dans les usages reçus depuis des années. Rappelons que la participation à la Messe dominicale est de précepte, mais la communion ne l’est pas – sauf à Pâques. On peut donc en tant que laïc envisager d’unir notre prière à celle de l’Église en ces jours saints, même sans prêtre. On ne parlera cependant pas d’ « ADAP » puisque « l’assemblée dominicale en l’absence ou attente de prêtre » sous-entend avant tout… une assemblée, dans une église. On parlera de messe sèche ou « missa sicca » ; c’est un usage qui en cas de nécessité peut être considéré comme légitime, et qui est décrit par Durand de Mende, le grand liturgiste du moyen âge :

[le prêtre] peut, après avoir pris l’étole, lire l’épître et l’évangile, dire l’oraison dominicale et donner la bénédiction : de plus, si par dévotion et non par superstition, il veut dire tout l’office de la messe sans offrir le sacrifice, qu’il prenne tous les vêtements sacerdotaux et qu’il célèbre la messe dans son ordre, jusqu’à la fin de l’offrande, passant outre la secrète, qui appartient au sacrifice. Mais il peut dire la préface, quoiqu’on paraisse y appeler les anges à la consécration du corps et du sang du Christ. Cependant, qu’il ne dise rien du canon, mais qu’il ne passe pas outre l’oraison dominicale et ne dise pas ce qui suit qu’on doit dire à voix basse et en silence ; qu’il n’ait ni calice, ni hostie, et qu’il ne dise ni ne fasse rien de ce qui se dit ou se fait sur le calice ou sur l’eucharistie.

Guillaume Durand de Mende (trad. Ch. Barthélémy), Rational ou Manuel des divins offices de Guillaume Durand, Paris, Louis Vivès, 1854, t. II, p. 13.

Il s’agit simplement de reprendre cet usage qui  été longtemps en vigueur et qui est toujours à l’honneur chez les Chartreux. La différence c’est qu’ici, la seule communauté qui y participe est la communauté familiale et non la communauté paroissiale ou religieuse ; et que sans prêtre il n’y a évidemment pas d’ornements liturgiques. N’oublions cependant pas de bien nous habiller…. En utilisant avec application et sérieux les textes que nous donnent l’Église, nous nous unissons à elle dans l’espace et le temps :

« Heureux (…) celui qui prie avec l’Église, qui associe ses vœux particuliers à ceux de cette Épouse, chérie de l’Époux et toujours exaucée ! » (Dom Prosper Guéranger, préface générale à l’Année liturgique).

Tout cela vaudra donc bien mieux que de petites dévotions. On veillera bien sûr à ne pas tomber dans le folklore ou les abus qui ont parfois attiré sur la pratique de cette « messe sèche » une suspicion bien compréhensible. Pour l’anecdote, sachez que l’usage de la messe sèche sous la responsabilité du père de famille est tout à fait courante chez les vieux catholiques qui n’ont plus de clergé. Ce n’est pas fantaisiste.

Concrètement, il s’agit d’omettre tout ce qui relève du sacrifice eucharistique et se cantonner à ce qui relève légitimement du sacerdoce commun des baptisés : tous les chants peuvent y trouver leur place, y compris l’offertoire, puisque c’est un sacrifice de paroles que nous offrons. Le chant de la préface y est légitime, sans le « Dominus vobiscum » / « Le Seigneur soit avec vous » (notons que l’Exsultet, qui n’est finalement qu’une préface largement allongée et solennisée est chantable en cas de nécessité, par un laïc d’après les rubriques du Missale romanum 2002 :

Si vero, pro necessitate cantor laicus Præconium annuntiat, omittit verba Quaprópter astántes vos usque ad finem invitationis, necnon salutationem Dóminus vobíscum.

Si vraiment, par nécessité, un chantre laïc devait annoncer l’annonce de la Pâque, il omet les mots ‘Quaprópter astántes vos’ jusqu’à la fin de l’invitation, ainsi que la salutation ‘Dominus vobiscum’.

On peut en inférer sans difficulté que ce qui est préconisé ici vaut également pour la préface).

On omet donc de la liturgie tout ce qu’il y a entre le Sanctus et le Pater, en n’omettant par contre pas de mettre en œuvre une prière universelle (évidemment avec la forme prévue). Remarquons justement qu’une forme institutionnalisée de ce qui ressemble fortement à une messe sèche existe bel et bien dans le missel romain actuel : c’est la fonction liturgique du vendredi saint. Et c’est justement au cours de cette fonction liturgique que se réalise de façon particulièrement appuyée ce qu’on appelle la « grande prière universelle », qui est l’exercice par excellence du sacerdoce commun (l’oratio fidelium, la prière des fidèles – c’est à dire pas celle du clergé). Il peut être également particulièrement profitable en l’absence de communion sacramentelle, de procéder à une communion spirituelle dont la forme est relativement libre mais dont les grands auteurs spirituels ont proposé de nombreux exemples, qui sont facilement disponibles sur internet.

Évidemment il faut que l’ensemble de la mise en œuvre soit solennelle, et dans un lieu si possible dédié : si la famille ne dispose pas d’un oratoire, c’est probablement le moment de consacrer une pièce ou à défaut d’une partie d’une pièce à la prière et de disposer cet endroit de façon particulière. Il n’est pas difficile de trouver un meuble qui puisse tenir le rôle d’un autel, sur lequel on disposera une croix entourée de chandeliers de part et d’autres et symétriquement, en nombre pairs. Dans certaines maisons on met deux chandeliers pour les féries, quatre pour les fêtes et six pour les premiers ordres (c’est à dire les jours liturgiques où il y a des premières vêpres, et / ou deux lectures et Credo à la Messe). Ces croix et autres images seront bien sûr voilées à compter du 5ème dimanche de Carême, comme le mentionne la rubrique au missel ce jour là, ce qui permettra de mettre en œuvre un rite de dévoilement et d’adoration le vendredi saint, pour la croix et dans la nuit précédant le dimanche de Pâques pour le reste. Ce même jour il faut évidemment s’arranger pour que la Passion soit lue ou mieux chantée, par trois lecteurs, l’un tenant le rôle du Christ (il est légitime que ce soit le père de famille) les deux autres le narrateur et le dernier la « synagogue » (c’est à dire tous les dialogues du texte non proférés par le Christ).

Pour le jeudi saint, il est évident qu’on pourra procéder de même. Notons cependant un point particulier. Le rite du lavement des pieds est extrêmement traditionnel et a deux significations. La première signification est commune si ce n’est connue : c’est le signe de la charité chrétienne, n’insistons pas. Le second est un rite de préconsécratoire lévitique et c’est ce signe qui a prévalu depuis Vatican II ; la réforme liturgique qui a suivi le Concile a en effet voulu l’intégrer à liturgie de la Messe in Coena Domini, avant l’offertoire, pour rappeler solennellement cette signification, qui est pratiquée précisément au moment du mémorial de l’institution de l’Eucharistie et de l’ordre. C’est pour cela que ce rite a été réservé jusqu’à une date très récente à des « hommes choisis » (viri selecti). Pour être plus précis, le Christ met en oeuvre ce rite le soir du jeudi saint, avec les apôtres seuls, parce qu’il procède à leur consécration (épiscopale). Si nous voulons être cohérents, on pourra conserver ce rite seulement si on le sépare de notre messe sèche du jeudi saint afin de le limiter à sa signification de signe de la charité chrétienne. C’était avec cette acception qu’était réalisé ce rite, en dehors de la messe, donc, notamment dans les chapitres de Cathédrale, jusqu’en 1970.

Pour le vendredi saint, étant une messe sèche institutionnalisée, il ne devrait pas se poser plus de questions que cela. Évidemment aucun rite de communion sacramentelle n’est possible. Soulignons que la Congrégation pour le culte divin a introduit une intention de prière supplémentaire à la grande prière universelle qui concerne l’épidémie actuelle.

Pour la Vigile pascale, enfin, il semble vraiment opportun de lui donner le caractère nocturne qui lui sied. Il faut que ce soit long : donc prenons toutes les options possibles et praticables puisque certains autres rites prescrits sont impossibles à réaliser, notamment celui, central, su cierge pascal. Ainsi, il y a sept lectures dans la vigile avant l’épître et l’évangile, n’en omettons aucune. Ces sept lectures peuvent être lues justement à la lumière de cierges ; on peut très bien attendre le Gloria avant de remettre en marche tous les éclairages ; c’est tout à fait traditionnel et cela montre particulièrement bien le passage de la Passion à la Résurrection. Ce sera de plus une expérience particulière et forte notamment pour les plus jeunes, en signifiant de façon marquée l’attente de la lumière de la Résurrection. C’est très facile à faire, ne nous en privons pas. Pour les détails, il faut bien sûr consulter le site « Cérémoniaire » : https://www.ceremoniaire.net/guide/samedi_st/. De la même façon, pour des raisons pastorales, nos curés ont eu tendance à avancer toujours plus tôt l’horaire de cette Vigile, alors même que traditionnellement, cette fonction liturgique s’achève justement au lever du jour. Si c’est faisable, c’est peut-être le moment d’expérimenter, nécessité rétablissant la loi (!) la prière au Christ ressuscité sous le symbole de l’astre levant !

Concluons simplement en nous souvenant que pendant des années, les Chrétiens du Japon ont vécu une vie chrétienne et donc liturgique sans prêtre. Et qu’au moyen de ce qu’il faut bien désigner comme des artifices, – qui ne remplaceront jamais, évidemment la réalité sacramentelle que le Christ a voulu nous laisser comme signe de Sa présence, – nous pouvons passer la mer rouge cette année dans des conditions malgré tout particulièrement favorables. Je prie également pour que tous les chefs de famille prennent au sérieux, pendant cette période de confinement – leur rôle de directeur de la vie spirituelle de leurs proches ; que le père n’abandonne donc pas la responsabilité spécifique qu’il a en cette matière devant Dieu. Les Juifs et les Musulmans ont à nous en remontrer sur cette question précise. Peut-être également que l’appropriation particulière de ces liturgies par les « Ecclesiolae » lors des jours saints, ce qui est rendu nécessaires par les circonstances nous permettront de mieux célébrer, dans nos paroisses l’an prochain, le véritable sens de ces rites qui seront alors rendus à leur expression complète.

Súrgite, eámus !

Pourquoi toute liturgie chrétienne doit être orientée

Notre étude part d’un constat: la pratique de célébrer la messe face au peuple semble être aujourd’hui un fait que bien peu de monde songe à remettre en cause. Célébrer l’Eucharistie face aux fidèles apparaît aux yeux de la plupart des catholiques comme un progrès inéluctable. Autrefois, le célébrant tournait le dos à l’assemblée en marmonnant des prières en un latin incompréhensible; aujourd’hui, le prêtre voit les fidèles, se tourne vers eux, célèbre face eux, leur permettant ainsi, pense-t’on, de mieux participer à l’action qui se déroule sur l’autel. Le fait pour les fidèles de «voir» l’intégralité des rites qui s’accomplissent sur l’autel est considéré à notre époque comme un élément essentiel de la célébration eucharistique. Par ailleurs, on attribue généralement cette pratique aux enseignements du concile Vatican II, qui aurait, pense-t’on, rétabli un usage antique longtemps oublié à partir d’un Moyen-Age obscurantiste et clérical. Cependant, il semble que cette vision des choses soit en réalité à la fois très récente, et très typique d’une certaine mentalité essentiellement moderne et occidentale. Cet article a pour but de donner des éléments de réponse aux trois questions suivantes: le concile Vatican II a t’il réellement demandé la célébration de l’Eucharistie face aux fidèles? Cette pratique a-t’elle été la pratique généralement pratiquée dans l’Eglise primitive? Enfin, exprime-t’elle adéquatement le mystère de l’Eucharistie et de la prière liturgique chrétienne?

Une pratique récente et controversée

Il suffit de parcourir la constitution conciliaire sur la liturgie pour s’apercevoir que le Concile lui-même, à aucun moment et contrairement à une idée reçue solidement ancrée dans les mentalités diocésaines, ne demande de retourner les autels en vue d’une célébration face au peuple. Sacrosanctum Concilium n’évoque même pas le sujet et les normes actuellement en vigueur n’en envisagent que la possibilité. La pratique consistant à installer de nouveaux « autels » pour pouvoir y célébrer la Messe face aux fidèles n’apparaît que de manière anecdotique dans les années 1940, avant de se répandre puis de se systématiser dans les années 1960-1970. Pourtant, dès 1955, Paul Claudel, l’un des plus grands écrivains catholiques du XXe siècle, publie une lettre ouverte intitulée La messe à l’envers, dans lequel il dénonce avec force la généralisation de cette pratique qui, contrairement à ce que l’on a pu dire, modifie substantiellement la théologie traditionnelle de la Messe. Il semble en effet que la généralisation de la célébration versus populum n’ait pas été le fruit d’une véritable réflexion sur la signification profonde de la liturgie, mais bien plutôt d’une « mode » consistant à ne concevoir la liturgie que du point de vue pastoral, et non du point de vue de la vérité théologique dont elle est pourtant sensée être l’expression. En outre, il s’avère, après étude sérieuse des sources patristiques et historiques, qu’une grande partie des présupposés ayant servi à justifier la « messe face au peuple » dans les années 1960 ont été construits sur de parfaits contresens et sur une interprétation en grande partie erronée des sources archéologiques paléochrétiennes. Ainsi, la disposition des basiliques romaines avait été un argument phare de nombre d’historiens et de liturgistes pour justifier la célébration de la messe face au peuple.

En réalité, ces arguments se sont avéré être faux à la fois sur le plan architectural et sur le plan historique ; La célébration dans ces basiliques est en effet bien orientée puisque l’Orient se situe la plupart du temps du côté de la porte d’entrée. Dans les premiers siècles, d’après certains liturgistes comme Louis Bouyer, les fidèles n’étaient d’ailleurs probablement pas disposés dans ce type d’édifice très spécifique comme ils le sont actuellement (face à l’autel et à l’abside), mais il semble qu’ils se plaçaient sur les côtés de l’autel et étaient eux aussi tournés, en même temps que le célébrant à l’autel, vers l’Orient. De même, le fait que les autels des églises des premiers siècles aient été construits de manière à ce qu’ils soient séparés du mur absidial a été interprété, par certains historiens de l’époque (cf. NUSSBAUM Otto, Das Standort des Liturgen am christlichen Altar, 1965), comme la preuve que la messe y était dite face aux fidèles ; or on sait aujourd’hui que cette interprétation est erronée et que le concept de « messe face au peuple » tel qu’on l’entend aujourd’hui est totalement étranger à la mentalité et aux pratiques liturgiques de l’Eglise primitive, comme l’ont très bien démontré les meilleurs spécialistes de la question tels que Klaus Gamber, Louis Bouyer ou encore Marcel Metzger (cf. METZGER Marcel, «La place des liturges à l’autel», Revue des sciences religieuses 45, 1971).

L’omniprésence de la symbolique de l’Orient chez les Pères

La célébration vers l’Orient, en revanche, est un fait attesté depuis les origines du christianisme. Commençons par étudier les écrits des Pères de l’Eglise et les écrivains chrétiens des premiers siècles. Ainsi, saint Augustin, au IVe s., écrit: «Quand nous nous levons pour prier, nous nous tournons vers l’Orient d’où le soleil se lève. Non que Dieu ne serait que là, non qu’il aurait abandonné les autres régions de la terre, … mais pour que l’esprit soit exhorté à se tourner vers une nature supérieure, à savoir Dieu. ». Pour Tertullien (vers 200), la prière vers l’Orient va de soi. Dans son petit ouvrage « Apologétique », il mentionne que les chrétiens «prient en direction du soleil levant». Saint Jean Damascène (VIIe s.) écrit: «Lors de son Ascension, Il monta vers l’Orient, et c’est ainsi que les Apôtres l’adorèrent, et c’est ainsi qu’il reviendra, de la même manière qu’ils le virent monter au ciel, comme le Seigneur lui-même l’a dit: «Tel l’éclair qui jaillit de l’Orient et brille jusqu’à l’Occident, tel sera le retour du Fils de l’homme» (Mt, 24, 27). Parce que nous l’attendons, nous l’adorons tournés vers l’Orient. C’est là une tradition non écrite des Apôtres». Saint Athanase d’Alexandrie écrit au IVe siècle: «Les églises chrétiennes sont tournées du côté de l’Orient afin que nos regards soient dirigés du côté du paradis, notre antique patrie, d’où nous avons été chassés. Et nous prions Notre-Seigneur de nous rendre ce lieu d’où nous avons été chassés» (Pseudo-Athanase, PL. 23, col.618-619). Origène, au IIIe siècle: «C’est de l’orient, que nous vient le salut ; de là vient cet homme appelé Orient, médiateur entre Dieu et les hommes» (Homil. IX in Lev. n. 10). Saint Clément d’Alexandrie, au début du IIIe siècle, écrit dans les Stromates VII, 7, 43, 6-7, : «Etant donné que l’Orient est une image du jour de la naissance et l’endroit d’où croît la lumière qui a commencé à luire dans les ténèbres, un « jour » de la connaissance de la vérité s’est aussi levé sur ceux qui sont enveloppés dans les ténèbres ; les prières sont faites dans la direction du lever du soleil, vers l’est, selon la course du soleil.» Saint Ambroise de Milan, dans ses catéchèses sur le baptême, au IVe siècle, écrit: « Tu es donc entré pour regarder ton adversaire, à qui tu as décidé de renoncer en lui faisant face, et tu te tournes vers l’Orient [ad Orientem] ; car celui qui renonce au Diable se tourne vers le Christ, il le regarde droit dans les yeux » (Traité sur les Mystères). On pourrait aussi évoquer les textes des plus anciennes liturgies chrétiennes, dont beaucoup contiennent des textes évoquant clairement une orientation commune du clergé et des fidèles ; Ainsi, par exemple, l’anaphore copte de Saint Basile: «Approchez, vous autres hommes, tenez vous avec respect et regardez vers l’Orient!», ou bien encore l’anaphore de Saint Marc: «regardez vers l’Orient!».

Les pratiques liturgiques paléochrétiennes. L’avis des historiens et des liturgistes

Louis Bouyer, un des plus grands théologiens du Concile, était un farouche opposant de la messe « face au peuple ». Voici ce qu’il écrit dans son célèbre ouvrage Le Rite et l’Homme: « L’idée que la basilique romaine serait une forme idéale de l’église chrétienne parce qu’elle permettrait une célébration où prêtres et fidèles se feraient face est un complet contresens. C’est bien la dernière des choses à laquelle les anciens auraient pensé ». Le P. Josef A. Jungmann, auteur du célèbre ouvrage «Missarum sollemnia» écrit : « L’affirmation souvent répétée que l’autel de l’Église primitive supposait toujours que le prêtre soit tourné vers le peuple, s’avère être une légende ». Le Père Joseph Gélineau, que personne ne taxera d’intégriste puisqu’il a au contraire été à la pointe des innovations souhaitées par la partie la plus libérale du mouvement liturgique, écrit dans La Maison-Dieu (63, 1960, pp. 53-68): «Le célébrant, qui vient à l’autel pour l’eucharistie, ne devrait-il pas officier face au peuple? Il est nécessaire d’observer que le problème de l’autel versus populum tel qu’il se pose aujourd’hui est relativement nouveau dans l’histoire de la liturgie. Durant une période assez longue et pour une bonne part de la chrétienté, la question dominante, au dire de plusieurs historiens, ne fut pas celle de la position réciproque du célébrant et des fidèles, mais celle de l’orientation au sens strict, c’est-à-dire de se trouver face à l’Orient pour la prière. L’Orient symbolisait alors la direction de l’ascension et du retour du Christ ». Olivier Beigbeder quant-à lui note : «L’orientation des églises vers l’Est est un fait régulier au moins à partir du Ve siècle… Il est assez frappant de noter comment le respect de l’orientation a parfois été aux antipodes de la beauté: il n’est que de contempler, à Lyon, des rives de la Saône, la cathédrale Saint-Jean et l’église de Fourvière, pour constater que l’esthétique ne trouve pas son compte à ce que les églises tournent ainsi le dos à la rivière ». Le professeur Cyrille Vogel (1919-1982), grand spécialiste de l’histoire du culte chrétien et professeur à la Faculté de Strasbourg, fait lui aussi le même constat : «le problème d’une célébration vers le peuple en vue de le faire participer plus complètement à l’action eucharistique est un problème étranger à l’antiquité chrétienne, alors que la célébration vers l’Orient est une des grandes constantes du culte ». Plus récemment, dans un article publié en 2010 et intitulé L’orientation des autels, un problème mal posé?, Alain Rauwel, professeur agrégé à l’Université de Bourgogne, revient sur le débat entre spécialistes à propos de l’orientation de la liturgie durant le premier millénaire et le Moyen-Age, et conclut son étude en écrivant: «Le versus orientem est bien une évidence. Ce n’est donc pas à ses tenants d’apporter leurs preuves, mais à ses adversaires d’étayer leurs arguments. Pour l’heure, le moins que l’on puisse dire est que l’on a rien lu de convainquant…»

La véritable origine du «face au peuple»: la Réforme et l’humanisme de la Renaissance

On l’a vu, c’est en vain que l’on cherche dans les écrits des Pères des premiers siècles la moindre allusion à une quelconque « messe face au peuple » dans l’Eglise primitive. En revanche, l’idée d’une célébration face au peuple est explicitement et pour la première fois de l’histoire évoquée par Martin Luther lui-même: «Nous conserverons les ornements sacerdotaux, l’autel, les lumières jusqu’à épuisement, ou jusqu’à ce que cela nous plaise de les changer. Cependant nous laisserons faire ceux qui voudront s’y prendre autrement. Mais dans la vraie messe, entre vrais chrétiens, il faudrait que l’autel ne restât pas ainsi, et que le prêtre se tournât toujours vers le peuple, comme sans aucun doute Christ l’a fait lors de la Cène. Mais cela peut attendre.» (Martin Luther, Deutsche Messe und Ordnung des Gottesdienstes, 1526). Or cette hypothèse de Luther selon laquelle le Christ lors de la Cène aurait célébré « face » à ses convives a été démentie par les meilleurs spécialistes de la question. Ainsi, le P. Bouyer affirme que « l’idée qu’une célébration face au peuple ait pu être une célébration primitive, et en particulier celle de la Cène, n’a d’autre fondement qu’une conception erronée de ce que pouvait être un repas dans l’antiquité, qu’il fût chrétien ou non. Dans aucun repas du début de l’ère chrétienne, le président d’une assemblée de convives ne faisait face aux autres participants. Ils étaient tous assis, ou allongés, sur le côté convexe d’une table en forme de sigma, ou d’une table qui avait en gros la forme d’un fer à cheval. L’autre côté était toujours laissé libre pour le service. Donc nulle part, dans l’antiquité chrétienne, n’aurait put survenir l’idée de se mettre « face au peuple » pour présider un repas. Le caractère communautaire du repas était bien plutôt accentué par la disposition contraire : le fait que tous les participants se trouvaient du même côté de la table » . L’idée qu’une célébration « face au peuple » serait plus proche de la Cène décrite dans les Evangiles -et donc plus conforme à la volonté du Christ- est donc une idée récente, inaugurée par Luther, et certainement pas une idée remontant aux premiers chrétiens. Sur ce point, il est en outre nécessaire de rappeler la chose suivante: il ne faut pas perdre de vue le fait que la sainte Messe est à la fois un sacrifice et un Banquet mystique et n’est donc pas une simple reconstitution archéologique de la Cène. Hélas, la comparaison entre le texte de Luther appelant à une célébration face au peuple et ce qui a été mis en œuvre sur le terrain dans l’immense majorité des diocèses depuis cinquante ans ne peut que donner la très désagréable impression que le « catholicisme » tel qu’il est concrètement vécu dans les paroisses aujourd’hui semble bien plus fidèle à la pensée luthérienne qu’à l’enseignement des Pères de l’Eglise. Et cette impression est encore renforcée lorsque l’on constate qu’aucune Eglise d’Orient –dans l’ensemble restées plus fidèles aux pratiques cultuelles de l’Eglise primitive- ne pratique la célébration versus populum, excepté quelques unes qui ont subit au cours des dernières décennies la –mauvaise- influence occidentale.

Le problème tel qu’il se pose aujourd’hui

La conclusion qu’il nous faut tirer de cette étude est que la célébration « face au peuple » entre clairement en contradiction frontale avec toute l’histoire de la liturgie chrétienne, tant en Orient qu’en Occident, et ce depuis les temps apostoliques. La généralisation de la célébration face au peuple a donc bien été, et ce de manière incontestable, une rupture nette avec la tradition bimillénaire de l’Eglise; elle semble en outre avoir puissamment contribué faire perdre aux prêtres et aux fidèles le sens profond de l’Eucharistie. En avril 1992, le cardinal Decourtray, archevêque de Lyon, écrivait : «Nous nous sommes tellement tournés vers l’assemblée que nous avons oublié de nous tourner ensemble, peuple et ministres, vers Dieu ! Or, sans cette orientation essentielle, la célébration n’a plus aucun sens chrétien». Le P. Louis Bouyer, que l’on ne peut taxer d’intégriste puisqu’il a été l’un des grands théologiens du Concile Vatican II, écrivait dans la préface de l’ouvrage Tournés vers le Seigneur de Klaus Gamber : «Il en résulte que la messe dite face au peuple n’est qu’un total contresens, ou plutôt un pur non-sens ! Le prêtre n’est pas une espèce de sorcier ou de prestidigitateur produisant ses tours devant une assistance de gobeurs : c’est le guide d’une action commune, nous entraînant dans la participation à ce qu’a fait une fois pour toutes Celui qu’il représente simplement, et devant la personnalité duquel la sienne propre doit s’effacer !». Il apparaît donc évident que la question de l’orientation de la prière liturgique en général, et de la célébration eucharistique en particulier, devrait faire l’objet d’une sérieuse réévaluation. Sa redécouverte dans la vie liturgique de nos paroisses pourrait bien être le signe d’une redécouverte salutaire et d’un approfondissement du sens spirituel, symbolique, cosmique et mystique du culte chrétien.

Cependant, il faut reconnaître qu’une telle restauration, quoique nécessaire, ne puisse se faire sans de sérieuses difficultés. On nous objectera, par exemple, qu’aujourd’hui une partie non négligeable de nos églises ne sont plus orientées, en particulier celles qui ont été construites à partir du XVIe siècle sans reprendre le plan d’une église médiévale préexistante. A cet époque en effet, la compréhension profonde du symbolisme traditionnel en général et celui du soleil Levant en particulier s’estompe et cède la place à de toutes autres considérations: on se préoccupe essentiellement de la bonne disposition de l’édifice par rapport à l’organisation urbaine. Le symbolisme sacré qui exprime la foi et soutien la spiritualité s’efface au profit du rationalisme et du pragmatisme modernes. Par ailleurs, à partir de cette même époque, les autels, qui jusqu’au Moyen Age avaient conservé la forme d’un cube ou d’un parallélépipède simple, conforme au symbolisme qu’ils sont sensés exprimer, commencent à se transformer en des meubles imposants et monumentaux, surchargés de sculptures et d’une ornementation de plus en plus chargée qui ont tendance à obstruer la fenêtre percée dans l’abside orientale et originellement destinée à faire pénétrer dans le sanctuaire la lumière matinale. Dans beaucoup d’églises qui portent les stigmates de ces transformations, il faut reconnaître que la célébration vers l’Orient perd une partie de son sens… sans que celui-ci disparaisse complètement. Nous pensons en effet que même là où le sanctuaire n’est pas orienté, ou bien là où la fenêtre orientale disparaît derrière les aménagements issus de ces époques, le fait pour les fidèles et les ministres d’être tournés dans le même sens, vers la croix et le tabernacle, conserve une signification spirituelle tout à fait essentielle. Notons cependant qu’il serait préférable, au moins dans les églises dont la taille le permet, de toujours célébrer sur un autel séparé du mur, de manière à pouvoir en faire le tour, notamment lors des différents encensements prévu dans la liturgie.

Ex Oriente Lux…

Pour conclure…

Il est un fait rigoureusement incontestable que les premiers chrétiens voyaient le lever du soleil à l’Est comme l’image de la Résurrection et le symbole préfigurant le retour glorieux du Ressuscité à la fin des temps. C’est cette vision pleine d’espérance qui a conduit les premiers disciples du Christ, et ce dès les temps apostoliques, à se tourner vers l’Orient pour la prière communautaire et surtout pour la célébration de l’Eucharistie. Le concile Vatican II, loin de demander la célébration dite « face au peuple », a au contraire souhaité réhabiliter cette dimension eschatologique de la liturgie chrétienne, notamment par l’ajout de cette prière : «Nous proclamons ta mort, nous célébrons ta Résurrection, nous attendons ta venue dans la Gloire», que nous chantons après la Consécration. Or, c’est précisément dans le cadre d’une liturgie orientée que cette prière prend tout son sens!

En outre, il est faux de prétendre que la célébration versus populum exprime davantage la dimension pastorale et communautaire de la liturgie. Ce serait même plutôt le contraire qui est vrai. En effet, l’orientation commune du clergé et des fidèles illustre parfaitement l’ecclésiologie paulinienne et patristique telle que l’a remise à l’honneur le concile Vatican II : l’Eglise comprise comme le Corps du Christ, un corps dont chacun des membres joue un rôle spécifique au service de l’unité de ce corps : lors de la célébration eucharistique, les fidèles, en vertu de leur baptême, forment le «Christ-Corps » proprement dit, tandis que le prêtre représente le « Christ-Tête » qui se tient en avant de celui-ci pour le ramener vers le Père ; l’orientation exprime également à merveille l’image du Bon Pasteur, qui conduit ses brebis vers les verts pâturages de la vie éternelle. A ce titre donc, l’orientation de la liturgie est pleinement « pastorale », dans le sens le plus noble et le plus fort de ce terme.

Revenir à la pratique de l’orientation de la Messe ne signifie donc certainement pas faire preuve de « traditionalisme » ou d’intégrisme, mais cela signifie bien au contraire renouer avec le meilleur et le plus authentique de la spiritualité chrétienne : une spiritualité orientée vers la Lumière de la Résurrection, habitée par une confiante espérance dans le retour glorieux du Christ ressuscité à la fin des temps.

La Beauté sauvera le monde


Il y a depuis quelques années maintenant une certaine volonté de rajeunir la liturgie et sa musique, ce qui implique une forme de relativisme esthétique qui permet l’apparition du profane dans la liturgie.
Il s’agirait donc d’analyser avec recul ces choix qu’ont fait nos aînés.
Il semble à prime abord que le désir des évêques de l’époque d’être le levain dans le pain a poussé le catholicisme français à se fondre dans la masse, à se confondre pourrait-on dire avec le profane, dans ce sens l’apparition d’une musique simplifiée, de paroles creuses aux bonnes odeurs de naïveté est une conséquence logique.
Mais il me semble aussi que ce désir était subsidiaire à la volonté d’évangéliser par la liturgie en ouvrant les mystères aux plus nombreux, ce qui évidemment a fait que le mystère célébré s’effaçait devant la forme.
Mais est-ce que la messe a besoin d’être attractive ? n’est ce pas justement ce qui éloigne les jeunes, car ils sont en faite réellement désireux d’approfondir cette compréhension du mystère en vivant d’une vie intérieure enrichie ?
A travers mes nombreuses discussions j’ai découvert que le désir des jeunes est tout autre, ils recherchent dans une vie de foi riche de la grâce des sacrements à avoir une relation au Christ vivante, une relation structurée et cette structure c’est l’opposé du jeunisme qui est intrinsèquement une déstructuration de la liturgie.
Premièrement c’est une déstructuration du fait du non respect de la normativité du rite et de sa rythmique, une rythmique qui nous porte à la contemplation à travers l’oraison et une participation active qui doit être comprise comme étant d’abord une disposition intérieure nous permettant de rejoindre le Christ.
Deuxièmement c’est un déstructuration du rite comme étant un ensemble porté par l’art et le génie humain et soumis à l’action de Dieu, la liturgie étant une « Opus Dei », une œuvre de Dieu, où Il nous rejoint dans notre humanité dans le sacrifice salvifique de l’incarnation et de la croix. Cette déconstruction touche ce qu’il y a de plus sensible et de plus incarné dans la messe: la musique et l’expression artistique.
Je n’ai pas ce postulat que la liturgie doit être désincarnée car œuvre divine, au contraire c’est la compréhension du mystère de l’Incarnation qui nous pousse à donner ce qui est le plus beau sur Terre, l’expression de notre émerveillement devant la création. Ces outils terrestres que sont l’art et la musique sont les moyens les plus élevés de l’activité humaine pour nous élever dans notre prière.
Il y a évidemment une nécessité de laisser une place au sensible, mais qui doit être délimitée et définie, le cadre liturgique normatif donné par la présentation du missel romain est ce garant ainsi que de nombreux motu proprio tel que Sacramentum redemptoris et Sacramentum caritatis pour ne citer que eux.
Il faut revenir à ce cadre de la liturgie pour laisser une place plus juste à l’expression humaine.
Alors je vous en prie, ne laisser par l’expression profane envahir le sacré, et laissons de côté toute volonté d’innover et tenons nous en à respecter ce que le Christ nous a donné à travers l’Eglise et là vous verrez les jeunes revenir.

« Du moment donc que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les choses d’en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu. Songez aux choses d’en haut, non à celles de la terre. Car vous êtes morts, et votre vie est désormais cachée avec le Christ en Dieu : quand le Christ sera manifesté, lui qui est votre vie, alors vous aussi vous serez manifestés avec lui pleins de gloire. »
Col 3, 1-4
« 7. Le Christ est toujours là auprès de son Eglise, surtout dans les actions liturgiques. […] Effectivement, pour l’accomplissement de cette grande oeuvre par laquelle Dieu est parfaitement glorifié et les hommes sanctifiés, le Christ s’associe toujours l’Eglise, son Épouse bien-aimée, qui l’invoque comme son Seigneur et qui passe par lui pour rendre son culte au Père éternel. […] Par suite, toute célébration liturgique, en tant qu’oeuvre du Christ prêtre et de son Corps qui est l’Eglise, est l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Eglise ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré.
8. Dans la liturgie terrestre nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de Jérusalem à laquelle  nous tendons comme des voyageurs […]
9. La liturgie ne remplit pas toute l’activité de l’Eglise ; car, avant que les hommes puissent accéder à la liturgie, il est nécessaire qu’ils soient appelés à la foi et à la conversion.
10. Toutefois, la liturgie est le sommet auquel tend l’action de l’Eglise, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu.
11. Mais, pour obtenir cette pleine efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d’une âme droite, qu’ils harmonisent leur âme avec leur voix, et qu’ils coopèrent à la grâce d’en haut pour ne pas recevoir celle-ci en vain. »
Vatican II, Sacrosanctum Concilium § 7-11 (nature de la liturgie)

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