Suite de la traduction de la série d’articles du père Uwe Michael Lang, C.O., parue dans la revue liturgique Adoremus. On trouvera ici l’original.
Le statut des premiers chrétiens dans l’Empire romain était précaire et les fonctionnaires les considéraient souvent avec suspicion, mais les persécutions réelles étaient locales et sporadiques avant le milieu du troisième siècle. Les mesures brutales prises sous les empereurs Dèce en 250 et Valérien en 258 ont affecté les communautés chrétiennes dans tout l’Empire, mais elles ont été suivies d’une période de croissance pacifique, jusqu’à ce que, en 303, l’empereur Dioclétien déclenche la dernière persécution romaine des chrétiens avant la reconnaissance officielle du christianisme par Constantin en 313.
Des bâtiments d’église consacrés apparaissent dans la seconde moitié du troisième siècle. Eusèbe de Césarée parle de la construction de grandes « églises » – il utilise le terme spécifique – sur les fondations de bâtiments plus anciens qui étaient devenus trop petits pour les assemblées croissantes de chrétiens[1] . Eusèbe présente également la destruction d’églises comme une caractéristique de la persécution dioclétienne. Ces églises pré-constantiniennes pouvaient être pourvues d’objets précieux pour le culte, comme le montre le rapport d’une confiscation dans l’église de Cirta en Afrique du Nord daté du 19 mai 303.
Le lieu du culte
Les racines du culte chrétien primitif dans la liturgie du Temple remet en question l’idée reçue selon lequel l’Église primitive s’identifiait exclusivement comme un groupe eschatologique de croyants rejetant l’idée d’espace sacré et n’ayant nul besoin de de lieux spécifiquement dédiés au rituel et au culte. Dans une étude récente, Jenn Cianca soutient que les chrétiens se réunissaient par nécessité dans des lieux sacrés qui étaient temporaires, et non permanents, et qui se constituaient à travers des rituels, en particulier l’Eucharistie. En s’appuyant sur l’anthropologie sociale et l’étude des rites, Cianca propose la conception d’une sacralité construite rituellement, qui « permet un développement organique, plus lent, de l’espace sacré de l’espace sacré primitif, plutôt que d’interpréter la construction de la basilique Latran à Rome comme une révolution ». [2]
Cette nouvelle perspective éclaire également la question controversée de savoir si les références chrétiennes pré-constantiniennes au terme « autel » doivent être interprétées de manière métaphorique ou si elles désignent des objets matériels réellement utilisés dans le culte. D’un point de vue phénoménologique, les tables en bois destinées à l’eucharistie des premiers chrétiens étaient très différentes des autels en pierre associés à l’abattage des animaux dans le culte païen. Cependant, comme le montre Stefan Heid, la sacralité d’un autel ne dépendait pas de sa forme ou de son matériau, mais de sa fonction. Dans l’Antiquité classique, divers objets pouvaient servir d’autel pour les offrandes aux dieux, notamment des trépieds en métal, des piliers en pierre, des tables en bois et des autels massifs en pierre[3]. En outre, le fait qu’un objet ne soit pas fixe mais mobile ne le rendait pas profane. Dans ce contexte, une table en bois mobile, apportée dans un lieu de rencontre chrétien pour l’Eucharistie, pouvait quand même être considérée comme un autel et être chargée de caractère sacré. [4]
Le temps de prier
Lorsque nous en venons à considérer le jour et l’heure de la célébration de l’Eucharistie, l’importance du premier jour de la semaine juive est évidente dans le christianisme primitif. C’est le jour de la résurrection du Christ d’entre les morts (Marc 16:2 ; Jean 20:1, 19), et il est observé de manière spéciale par la communauté (1 Corinthiens 16:2 ; Actes 20:7-12). Le « Jour du Seigneur » (Apocalypse 1,10) est très probablement identifié au premier jour de la semaine, et ce jour-là, l’Eucharistie est célébrée (Didaché 14). L’épître de Barnabé a généralement été datée de 130-135, mais des études récentes ont encouragé une datation plus ancienne, vers 96-98. Dans cette lettre, que certaines Églises acceptaient comme faisant partie des Écritures canoniques, les chrétiens sont invités à célébrer non pas le sabbat, mais le premier jour de la semaine, qui est acclamé comme le « huitième jour, le commencement d’un autre monde ». Ce huitième jour marque une nouvelle création car c’est le jour de la résurrection de Jésus[5]. Au milieu du deuxième siècle, Justin Martyr explique également la signification particulière du « jour du soleil » pour la célébration de l’Eucharistie en se référant au début de la création de Dieu et à la résurrection du Christ[6].
Étant donné que le jour juif commence au coucher du soleil, la célébration hebdomadaire de l’Eucharistie a pu initialement avoir lieu le samedi soir après la fin du sabbat, comme le soutiennent de plus en plus de spécialistes. Au début du troisième siècle, cependant, Tertullien rapporte que le « sacrement de l’Eucharistie » ou le « sacrifice » à « l’autel de Dieu » est célébré le matin – vraisemblablement le dimanche[7]. Tertullien distingue clairement l’Eucharistie du « repas de Dieu » ou du « banquet du Seigneur » convivial qui a lieu le soir[8]. Tertullien témoigne également de l’obligation de jeûner avant de recevoir l’Eucharistie, comme le fait la Tradition apostolique, ce qui indique une célébration matinale[9]. Au milieu du troisième siècle, Cyprien de Carthage confirme que l’Eucharistie, qu’il appelle dominicum (littéralement, » ce qui appartient au Seigneur « ), est distincte du repas du soir et a lieu le matin en célébration de la résurrection du Seigneur[10].
Dans la plupart des traditions religieuses, la position adoptée dans la prière et l’aménagement des lieux saints sont déterminés par une « direction sacrée ».[11] À partir du deuxième siècle, prier face à l’Est est, pour les chrétiens, une évidence. La Didascalia Apostolorum , une ordonnance de l’Église syriaque du IVe siècle basée sur un original grec datant probablement du début du IIIe siècle, stipule que l’assemblée liturgique, clergé et laïcs, doit se tenir debout et se tourner vers l’Est pour prier[12]. Le verset du psaume invoqué pour authentifier cette règle, « Rendez gloire à Dieu, qui monte sur le ciel des cieux, vers l’Orient » (Psaume 67 [68], 34), est compris comme une prophétie de l’Ascension du Seigneur. Le Christ est monté vers l’Est, le lieu du Paradis (Genèse 2:8), d’où l’on attend sa seconde venue. Un large courant de sources liturgiques à partir du quatrième siècle confirme la pratique de la prière face à l’Est. L’élévation des cœurs qui introduit la prière eucharistique (Sursum corda – Habemus ad Dominum) était accompagnée de gestes de prière de toute l’assemblée : se tenir debout, lever les bras, regarder vers le ciel et se tourner vers l’Est[13].
Théologie des azymes
Les œuvres d’auteurs chrétiens de différentes régions de la fin du IIe et du début du IIIe siècle, parmi lesquels Irénée de Lyon (m. 202), né en Asie Mineure, Clément (m. c. 215) et Origène d’Alexandrie (m. 253), Tertullien (m. après 220) et Cyprien de Carthage (m. 258), offrent de riches contributions à une théologie de l’Eucharistie. Leurs diverses lignes de pensée convergent vers une compréhension claire du caractère sacrificiel de l’Eucharistie et un sens réaliste de la présence du Christ dans les offrandes consacrées et des effets salvateurs qu’elles confèrent à ceux qui les reçoivent dans la foi. Ils témoignent également de la grande révérence avec laquelle les chrétiens considéraient le corps et le sang du Christ. La très influente Lettre 63 de Cyprien présente un intérêt particulier, car il s’y oppose aux groupes qui utilisent de l’eau à la place du vin pour l’Eucharistie – une pratique connue par les Actes de Thomas en Syrie et d’autres apocryphes du Nouveau Testament.
Cyprien élabore une théologie de l’Eucharistie comme offrande d’un sacrifice non sanglant en souvenir de la Passion du Christ. Dans le sacrifice de l’Église, le Christ, Grand Prêtre de la Nouvelle Alliance, s’offre lui-même, et le prêtre ordonné agit en la personne du Christ en imitant ce qu’il a fait lors de la dernière Cène[14]. Cyprien commente la connotation sacrificielle du vin dans les prophéties de l’Ancien Testament et soutient que son utilisation est inséparable du mémorial liturgique de la Passion du Christ. De plus, rejeter sa consommation dans l’Eucharistie est infidèle à la tradition de la Cène. Pour étayer son argument, Cyprien cite les paroles d’institution de Matthieu 26 et de 1 Corinthiens 11[15].
Pour les volets précédents de la série « Brève histoire du rite romain de la messe » du père Lang, voir la première et la deuxième partie.
Notes:
- Eusèbe de Césarée, Histoire Ecclésiastique, VIII,1,5. ↑
- Jenn Cianca, Sacred Ritual, Profane Space: The Roman House as Early Christian Meeting Place, Studies in Christianity and Judaism 1 (Montreal & Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2018), 167. Un raisonnement similaire se trouve chez Ann Marie Yasin, Saints and Church Spaces in the Late Antique Mediterranean: Architecture, Cult, and Community, Greek Culture in the Roman World (Cambridge: Cambridge University Press, 2009), 44. ↑
- Voir Stefan Heid, Altar und Kirche: Prinzipien christlicher Liturgie (Regensburg: Schnell & Steiner, 2019), 54-67. ↑
- Voir ibid., 149-157. ↑
- Épître de Barnabé, 15,8-9. ↑
- Justin Martyr, Première Apologie, 67,8. ↑
- Tertullien, De corona, 3,3, et De oratione, 19,1-3. ↑
- Tertullien, Ad uxorem, 2,8,8; Apologeticum, 39,16-17; De spectaculis, 13,4. ↑
- Tertullien, Ad uxorem, 2,5,3; Tradition Apostolique, 36. ↑
- Cyprian de Carthage, Ep. 63,16,4. ↑
- Voir Uwe Michael Lang, Turning Towards the Lord: Orientation in Liturgical Prayer, 2nd ed. (San Francisco: Ignatius Press, 2009), 35-71. Traduction française : Se tourner vers le Seigneur, Ad Solem, 2006. ↑
- Didascalia apostolorum, 12. ↑
- Voir Robert F. Taft, “The Dialogue before the Anaphora in the Byzantine Eucharistic Liturgy. II: The Sursum corda”, dans Orientalia Christiana Periodica 54 (1988), 47-77, at 74-75. ↑
- Cyprian de Carthage, Ep. 63, 14 et 17. ↑
- Ibid., 9-10. ↑