Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Étiquette : Musique liturgique

Romanité et bonitas formarum

Je souhaiterais examiner ici le rapport qui existe dans le chant grégorien entre texte, musique et rite. Je prendrai d’abord grand soin de définir deux réalités éminemment polysémiques : le chant grégorien et le rite romain ; il me semble que cette définition est un exercice fondamental pour saisir le lien entre romanité rituelle et chant grégorien. Le lecteur que ces considérations ennuient pourra se reporter directement à la conclusion intermédiaire “Chant et rite”. Ensuite, je tenterai de dépasser l’affirmation (au demeurant tout à fait vraie) selon laquelle le chant grégorien est suprêmement au service de son texte, pour montrer comment il dit plus que son texte, en éclairant le rapport entre ce dernier et l’action rituelle particulière qui lui est attachée.

1. Qu’est-ce que le chant grégorien ?

Le terme admet de multiples définitions ; je vais en donner trois, qui recouvrent trois réalités très différentes ; et c’est à partir de la troisième que je vais opérer dans la suite, quoique les deux premières aient leur valeur propre dans leur domaine propre.

1.1. Le chant grégorien des historiens

Pour un historien, le chant grégorien est le répertoire musical formé pendant le siècle qui précéda la réforme carolingienne (donc entre 700 et 800), par importation en Francie (le royaume mérovingien, puis carolingien, couvrant l’ouest de l’Allemagne, le Bénélux et la moitié nord de la France) du chant qu’on appelle aujourd’hui vieux-romain, qui comme son nom l’indique était le chant employé à Rome avant d’y être supplanté par le chant grégorien, importation décidée par les souverains Francs et réalisée par de nombreux échanges de chantres entre la cour papale et la cour royale franque durant le 8e siècle.

Au sobre et solennel chant vieux-romain, les chantres francs ajoutèrent de nombreuses ornementations, reflétant le goût des barbares du nord pour une certaine exubérance – exubérance qui nous semble aujourd’hui très relative !

Ce chant, plus proprement appelé romano-franc, fut appelé grégorien sous Charlemagne par référence à la réforme de saint Grégoire le Grand (mort en 604), non pour exagérer son antiquité, mais parce qu’il se voulait un simple développement du chant romain que Grégoire le Grand avait stabilisé en créant la Schola cantorum de Rome.

Le chant grégorien des historiens est donc défini par les manuscrits du 9e-10e siècles, les premiers sur lesquels figure la notation musicale en plus du texte, ce qui en exclut, d’une part, les compositions postérieures, et d’autre part, les parties chantées de la liturgie qui sont pas issues de cette assimilation par la culture franque de l’art musical romain ; ce dont nous donnerons quelques exemples plus loin.

1.2. Le chant grégorien des musicologues

Pour un musicologue ou un musicien versé dans ces matières, le chant grégorien est un chant :
— monodique, c’est-à-dire à une seule voix ;
a capella, c’est-à-dire sans accompagnement d’instruments ;
— employant l’échelle diatonique, c’est à dire les tons et les demi-tons tels qu’on les connaît dans la musique occidentale jusqu’à nos jours ;
— modal, c’est-à-dire que chaque pièce emploie les notes de la gamme naturelle en les organisant autour d’une ou deux teneurs ou cordes, des notes sur lesquelles la mélodie se pose régulièrement et autour desquelles elle se développe ;
— relativement orné, et faisant usage de figures mélodiques, ou cadences, nombreuses mais bien identifiées ; ceci le différencie du plain-chant des 17e et 18e siècles, beaucoup plus simple dans son expression.

Cette définition recouvre donc les compositions ajoutées au répertoire liturgique après cette première moitié du moyen-âge qui définit le chant grégorien des historiens, pour autant que ces compositions dites néo-grégoriennes respectent le caractère musical propre du chant grégorien, tel qu’on l’a défini ci-dessus, ce qui est le cas de la plupart d’entre elles.

1.2. Le chant grégorien du Concile Vatican II

D’après la constitution Sacrosanctum Concilium (1963) du deuxième concile du Vatican, le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine.

Cette phrase est la plupart du temps considérée comme étant l’attribution d’un titre ou d’une distinction (“chant propre de la liturgie romaine”) à une réalité préexistante (le chant grégorien – reste à savoir lequel : celui des musicologues ou celui des historiens, ou un autre encore).

On devrait plutôt comprendre cette phrase comme une définition. Qu’est-ce que le chant grégorien ? C’est ce qu’on chante dans la liturgie romaine. Mais que chante-t-on dans la liturgie romaine ? Au moment où le Concile donne cette définition, ce qu’on chante dans la liturgie romaine est défini par ses livres officiels : l’Antiphonale Romanum de 1912, pour l’office divin (sauf Matines), le Graduale Romanum de 1908, révisé en 1961, pour les chants de la Messe (sauf les parties du prêtre), le Missale Romanum de 1962 (pour les parties du prêtre à la Messe).

Et que contiennent ces livres ?
— Le chant grégorien des historiens, c’est-à-dire toutes les pièces du chant romano-franc du 9e siècle, plus ou moins bien restituées, pour employer le terme consacré, à partir des manuscrits anciens, à l’exception notable des répons de Matines, joyaux de la musique liturgique médiévale, que le rite romain n’a toujours pas officiellement restaurés (encore que quelque progrès ait été fait en ce sens après la réforme liturgique) ;
— le chant grégorien des musicologues, c’est-à-dire, en plus des pièces précédentes, des pièces plus récentes, allant du 12e au 20e siècle, fidèles aux caractéristiques musicales du chant grégorien ;
— une grande variété de tons communs qui constituent une partie incontournable de ces livres, mais qui ne sont pas capturés par les définitions précédentes. Ce sont les tons sur lesquels on chante les psaumes de l’office (rappelons que chaque office comporte entre trois et neuf psaumes), les psaumes de la messe (en 1963, il y en a deux : un à l’entrée et un à la communion ; le premier est aujourd’hui le plus souvent réduit à son antienne et un verset, le second est réduit à son antienne) ; il s’agit encore des tons sur lesquels le prêtre chante Dominus vobiscum et l’assemblée répond Et cum spiritu tuo, des tons sur lesquels on chante les lectures de la messe et de l’office, des tons sur lesquels le prêtre chante la préface de la Messe, le Pater noster, et ainsi de suite ;
— des directives sur la manière de chanter, qui sont inséparables des partitions elles-mêmes, qui constituent des indications d’interprétation au même titre que celles figurant sur la portée de nos partitions modernes. En particulier, certaines parties doivent se chanter recto tono, est-il précisé, c’est-à-dire continûment sur une seule note, ou bien voce recta et depressa, c’est-à-dire recto tono sur une note très grave.

Suis-je en train d’affirmer que de débiter une phrase ou un texte entier sur une seule note, ce serait du chant grégorien ? Oui, sans hésitation, puisqu’il s’agit de chant et que cela a lieu au sein de la liturgie romaine. Du recto tono aux Alléluias les plus ornés, du ton dit de la Prophétie servant pour chanter les lectures vétérotestamentaires des Quatre-Temps et des Vigiles, aux hymnes des heures de l’office, voilà tout ce qu’embrassaient dans leur esprit les Pères conciliaires quand, en 1963, ils liaient indissolublement le chant grégorien et la liturgie romaine. Mais quelle liturgie romaine ?

2. Qu’est-ce que le rite romain ?

Je vais également donner trois définitions de ce terme ; mais contrairement aux trois définitions du grégorien, qui sont toutes trois vraies (encore que seule la troisième me semble permettre d’exprimer correctement la place du chant grégorien dans la liturgie), les deux premières définitions que je vais donner sont fausses, ou au moins assez incomplètes pour qu’il faille les rejeter.

2.1. Le rite romain des archéologues

L’univers de la liturgie est plein de nostalgiques. Ce n’est pas un mal en soi ; il me semble que tout historien fantasme son propre Âge d’Or, et sait bien, même inconsciemment, quelle date il choisirait s’il lui était offert de voyager dans le temps. Nous prétendons tous être tournés vers l’avenir, et ultimement vers la Parousie ; et nous essayons sincèrement de l’être, du moins la plupart d’entre nous. Mais nous avons tous notre époque fétiche — et notre lieu fétiche, car le rite romain n’a été unifié géographiquement que très récemment.

Certains cèdent à cette tentation et, plus ou moins consciemment, appellent “rite romain” la liturgie telle qu’elle était pratiquée à leur point favori du temps et de l’espace. L’auteur de ces lignes rêve la nuit — la nuit, mais pas le jour, c’est à dire involontairement — de vivre la liturgie des cathédrales de Metz, Aix-la-Chapelle et Laon autour de 820. Cette forme particulière de perversion est assez rare ; il existe trois principaux clubs d’archéologues aux perversions plus répandues.

— Les fixistes, qui déterminent subjectivement une date à partir de laquelle le spectre du modernisme a commencé de s’introduire dans la liturgie ; pour la majorité, c’est 1962 ; c’est la popularité des livres de 1962 qui a poussé Benoît XVI à reconnaître ceux-ci comme forme extraordinaire du rite romain dans Summorum Pontificum Cura en 2007. Certains, mieux informés, arguent que l’action de Mgr. Annibale Bugnini, le principal auteur de la réforme de 1969-1975, a commencé avec la réforme de la semaine sainte de 1955, et donnent 1954 comme la date indépassable de la liturgie romaine. D’autres enfin, plus rares, considèrent que saint Pie X, qui, dans Divino Afflatu (1911), a énormément raccourci l’office en supprimant les répétitions de psaumes dans le psautier hebdomadaire, s’est écarté de la disposition immémoriale du psautier romain en faisant, avant la lettre, œuvre de pastoralisme, et s’en tiennent à l’état de la liturgie en 1910.

— Les vieux-jeunes, qui vont tranquillement sur leur soixante-dix ans en se morfondant de ce que le grand élan des années post-conciliaires semble s’essouffler avec le retour de quelques soutanes, d’un petit peu de latin, mais surtout d’une jeunesse désireuse de sacré et peu alléchée par l’idée de rendre à la Majesté divine le culte qu’elle mérite en chantant des paroles dignes d’une mauvaise Internationale sur une musique digne d’un mauvais Patrick Sébastien, et taxant cette jeunesse de rigidité, nouveau péché mortel à la mode.

— Enfin, les archéologues que visait spécifiquement Pie XII dans Mediator Dei (1947) — encore que sa condamnation puisse fort bien s’appliquer rétroactivement aux deux premières catégories —, c’est-à-dire ceux qui visent, ou prétendent viser, un retour à la liturgie apostolique et paléo-chrétienne (certains acceptent de considérer également la liturgie basilicale des 4e et 5e siècles, encore qu’ils choisissent soigneusement ce qu’ils en retiennent, surtout pas, par exemple, l’orientation). Non contents de nier la possibilité que l’Esprit Saint puisse conduire l’Église au cours de l’histoire dans ses définitions liturgiques, ils sont forcés de compenser par leurs propres inventions l’absence presque totale de certitudes sur le contenu de la liturgie des premiers siècles (la somme des faits certains, ou même seulement très probables, à propos de la liturgie avant le 6e siècle, tiendrait aisément sur le recto d’une feuille A5).

Ce n’est pas sans un certain malaise qu’il faut admettre que ce troisième club d’archéologues a eu une influence déterminante sur la réforme liturgique des années 1970.

Il n’est pas nécessaire de s’étendre beaucoup sur la vacuité de ces définitions, entièrement subjectives et arbitraires, nourries surtout par l’imagination et le fantasme.

2.2. Le rite romain de Traditionis Custodes

J’appelle, un peu plaisamment, “rite romain de Traditionis Custodes”, le rite qui, à une date donnée de l’histoire, est celui pratiqué à Rome par la curie pontificale.

Ce rite romain-là a toujours été assez dépouillé, comparativement aux liturgies qui se déploient dans les cathédrales de l’Europe occidentale, d’Aix-la-Chapelle à Lyon, de Narbonne à Salisbury. Il est codifié par le peu recommandable pape Nicolas III en 1277, et étendu en 1570 par saint Pie V à tous les diocèses latins dont le rite propre datait de moins de 200 ans. Il est régulièrement modifié de manière unilatérale par l’arbitraire pontifical, ce qui va alimenter les tensions entre Rome et les Églises particulières des différents pays européens (surtout la France) jusqu’à la fin du 19e siècle.

Enfin, ce rite se transforma en profondeur lorsqu’il fut presque entièrement réécrit en 1970, et traduit ; son ars celebrandi ne cessera jamais de dépendre fortement du pontife régnant, avant comme après la réforme ; mouvement de balancier finalement assez traditionnel.

Il est à noter que dans cette définition, le rite romain est aujourd’hui célébré presque exclusivement en italien et en anglais, sauf pour certaines parties qui sont encore parfois chantées en latin aux plus grandes fêtes.

En somme, le rite romain de Traditionis Custodes, c’est ce que le pontife régnant a décrété, indépendamment de tout souci de continuité historique.

2.3. Le rite romain du Concile Vatican II

En écrivant que le chant grégorien est le chant propre de la liturgie romaine, les Pères conciliaires ne pouvaient certainement pas avoir une posture archéologique : en effet, affirmer que le chant grégorien est le chant propre d’un objet passé et figé est peut-être vrai, mais ce n’est sûrement pas intéressant ; cela reviendrait à énoncer un fait historique (en tel lieu, à telle époque, on chantait du chant grégorien) sans qu’il ne puisse y avoir aucune conséquence pratique hic et nunc.

Les Pères conciliaires ne pensaient sûrement pas non plus à la seule liturgie de la curie papale. D’une part, venant de diocèses des quatre coins du monde, ils la connaissaient assez peu ; d’autre part, la liturgie curiale étant soumise à un certain arbitraire pontifical, toute vérité qu’on dit sur elle ne peut être que de faible portée : elle tient dans le temps jusqu’à la prochaine réformette, et elle tient dans l’espace dans les limites du diocèse de Rome.

Il faut donc prendre l’hypothèse que les Pères conciliaires ont voulu, en liant chant grégorien et rite romain, poser une affirmation qui était vraie avant eux et resterait vraie après eux, et qui était vraie pour toutes ces parties de l’Église latine qui n’ont pas d’autre rite propre que celui de Rome, quelles que soient les adaptations locales qu’on y avait ménagées dans le passé et qu’on continuerait d’y ménager dans l’avenir.

Qu’est-ce donc que le rite romain ? C’est la collection, ou, mieux, la récapitulation (les imprimeurs parleraient d’image composite, et les mathématiciens, d’intégrale), de toutes les liturgies célébrées dans l’histoire de l’Occident chrétien, du moment qu’elles étaient célébrées en référence à ce qui se faisait ou s’était fait à Rome, sans forcément en chercher une imitation parfaite.

Cette définition est bien belle, pourra-t-on rétorquer, mais elle est absolument inutilisable ; j’en conviens. Cependant, employer cette définition permet de dégager quelques constantes, quelques caractéristiques du rite romain, non pas universelles sans exception, mais dont les exceptions sont marginales, et qu’un œil honnête reconnaît comme centrales dans cette immense collection de liturgies particulières de toutes les époques.

On peut citer, pêle-mêle, la structure de l’année liturgique, la structure de la Messe, les huit offices quotidiens, la majorité des oraisons, chants et lectures du cycle des dimanches (les oraisons et les lectures ont été entièrement changées dans l’usage réformé après 1970, mais pas les chants, qui subsistent dans le Graduel de 1974), et surtout une manière de prononcer les prières du prêtre comme de l’assemblée, qui n’est jamais la voix parlée, mais toujours soit la voix basse, soit le chant, un chant monodique, a capella, modal, orné, autrement dit, mouvant et mutant avec plus ou moins de succès à travers les époques, le chant grégorien.

Conclusion intermédiaire : chant et rite

Nous voici arrivés, après un développement sémantique dont le lecteur qui l’a enduré jusqu’au bout me pardonnera la longueur, à la conclusion de ces premières parties : le chant grégorien est le support de la parole dans la liturgie de l’Occident chrétien, de son évangélisation primitive à nos jours. Il est le vecteur de tous les textes qui ne sont pas récités à voix basse, qu’ils soient chantés recto tono, ou de manière syllabique ou psalmodique, ou au contraire d’une manière si ornée que de longues secondes en séparent les mots. Cette définition, bien sûr, admet des exceptions : il y a bien une poignée de textes lus lors de la célébration des sacrements autres que l’Eucharistie ; et dans cette petite fraction de seconde que sont les soixante-dix dernières années au regard de l’histoire de l’Église, la majorité des textes liturgiques a été lue à voix haute plutôt que chantée ; il y a bien eu des époques où le chant ne pouvait, d’un point de vue musical, revendiquer qu’une parenté très lointaine, voire inexistante, avec le chant grégorien : c’est le cas de notre époque, et ce fut aussi le cas d’une partie de l’époque moderne et industrielle ; il y a bien certains lieux dans l’Occident chrétien où le chant liturgique n’a jamais eu les caractéristiques musicales du grégorien : c’est surtout le cas du chant mozarabe, car les chants ambrosien, dominicain, coutançais, clunisien, ne se différencient qu’à peine, musicalement, du chant grégorien romain. Mais ces exceptions ont toutes un caractère périphérique : soit géographiquement (l’Espagne mozarabe, c’est loin), soit chronologiquement (la déclamation parlée des lectures, c’est récent), soit musicalement (le plain-chant, c’est une dégénérescence du grégorien qu’un énergique sursaut impulsé par Dom Guéranger a eu tôt fait de restaurer).

Nos définitions bien choisies des deux termes de la phrase de Sacrosanctum Concilium nous permettent donc d’exprimer une fois de plus l’articulation fondamentale entre le rite romain et le chant grégorien : le second est la voix naturelle du premier, le support de sa parole.

3. Diversité du rite, diversité des formes

3.1. La bonitas formarum

À l’époque contemporaine, c’est le motu proprio Tra le sollecitudini (moins connu sous son titre latin Inter plurimas pastoralis officii sollicitudines) du saint pape Pie X, publié en 1903, qui définit les bases théoriques de la musique liturgique, pour la première fois depuis le concile de Trente (et dans la continuité de ce dernier). Trois critères y sont donnés : la sanctitas, l’universalitas, et la bonitas formarum. Pie X développe ces trois critères : la sanctitas impose qu’on ne devrait pas pouvoir confondre une pièce de musique liturgique avec une pièce de musique profane, ni par son texte, ni par sa composition ; l’universalitas n’est pas l’uniformité géographique absolue, mais permet d’exprimer le génie musical de chaque culture seulement dans la mesure où il se conforme au caractère objectif du culte divin ; mais c’est la bonitas formarum qui nous intéresse aujourd’hui. Pie X développe peu cet aspect, si ce n’est pour préciser que cette beauté doit élever l’âme et non seulement consister en un exercice esthétique sans but supérieur à lui-même.

Le pape poursuit son propos en expliquant que le chant grégorien possède au degré ultime ces trois qualités.

Le texte latin (et l’original italien, bontà delle forme) seraient mieux traduits en parlant de l’excellence des formes. Pourquoi ce pluriel à formes ? Parce que le chant grégorien, tel qu’on l’a défini au-dessus, possède de toute évidence une très grande variété de formes, allant du recto tono aux interminables mélismes des alléluias ; la diversité des actions rituelles au sein du rite romain entraîne une diversité de formes musicales pour le chant liturgique, et chacune de ces formes doit être excellente, c’est à dire portée à son plus haut degré de perfection technique. Dans son chirographe pour le centenaire de Tra le sollecitudini, le saint pape Jean-Paul II va plus loin, en enseignant que :

La musique liturgique doit répondre à certaines conditions spécifiques : l’adhésion totale aux textes qu’elle présente, l’harmonie avec le temps et le moment liturgique auquel elle est destinée, la juste correspondance avec les gestes proposés par le rite. Les divers moments liturgiques exigent en effet une expression musicale qui leur soit propre, visant à chaque fois à faire apparaître la nature propre d’un rite déterminé.”

Nous allons voir pourquoi le chant grégorien correspond à ces conditions de manière insurpassable.

3.2. Contexte scripturaire et rituel

Considérons deux emplois liturgiques de ce verset du psaume 50 :

Aspérges me, Dómine, hyssópo, et mundábor : lavábis me, et super nivem dealbábor.

Asperge-moi, Seigneur, avec l’hysope, et je serai pur ; lave-moi et je serai plus blanc que neige.

On trouve ce verset chanté avec le reste du psaume 50 (le fameux Miserere, psaume pénitentiel par excellence) à l’office des Ténèbres du vendredi saint, sur le ton 7c commandé par l’antienne Proprio Filio suo (ci-dessous).

On le chante également pendant l’aspersion à la grand-messe dominicale (ci-dessous).

Comparons ces deux partitions. Elles ont en commun le mode 7 (transposé), dont l’antienne de l’aspersion dominicale exhibe toutes les caractéristiques : repos intermédiaire sur le ré (finales du segment Asperges me, du segment Domine et du segment lavabis me) ; forte présence mélodique du do parmi les notes de passage ; finales des deux stiques sur le sol inférieur. Le mode 7 n’est généralement pas considéré comme un mode triste, ou pénitentiel (ce sont plutôt les modes 2 et 6), il exprime une certaine confiance ; Guido d’Arezzo le qualifie d’angélique, et Adam de Fulda, de ton de la jeunesse.

Quelles différences observe-t-on ? Le verset de psaume est chanté sur le rythme naturel de la parole, et dure environ six secondes ; on parle de chant syllabique. L’antienne est chantée sur le rythme d’une déclamation très lente, et dure environ trente secondes. Elle comporte donc des notes de passage ornementales ; on parle de chant neumatique.

De plus, le verset est chanté dans le contexte du psaume entier, à égalité avec les dix-neuf autres versets de ce psaume ; il constitue l’action liturgique principale au moment de sa récitation ; il n’est pas répété. Il est chanté par des chanoines, des moines, un groupe de laïcs, généralement pas par une grosse assemblée (même à l’époque où les offices des Ténèbres étaient très à la mode, on n’y rencontrait pas la même foule qu’à la messe). Avec le reste du psaume 50, il exprime le sentiment général d’une contrition pleine d’espérance.

Au contraire, ce même verset du psaume 50 est mis en valeur de manière singulière dans l’antienne, d’autant qu’il est chanté par tout le peuple à la Messe ; c’est un chant d’assemblée, d’où l’intérêt d’une certaine lenteur dans le débit des syllabes (tous ceux qui ont entendu le Je crois en Dieu récité par une foule nombreuse ont constaté qu’il était parfaitement inintelligible à un non-initié, sauf quand la foule adopte un débit nettement plus lent que celui d’une conversation). L’Asperges me accompagne l’aspersion, qui constitue l’action liturgique principale, dont il dépend et qu’il illustre : l’assemblée est invitée à se remémorer son baptême par ce chant. Il est répété, généralement deux fois, mais parfois trois ou plus si l’aspersion se prolonge, s’adaptant au rite dont il dépend.

Nous observons donc dans cet exemple deux formes du chant grégorien, qui permettent, ou bien d’insérer un fragment de texte dans son contexte scripturaire (c’est le cas du verset), ou bien d’élever celui-ci au-dessus de son contexte scripturaire (c’est le cas de l’antienne) pour l’appliquer à une réalité (le baptême) inconnue de son auteur humain.

3.3. Solennité du jour liturgique

Considérons les deux chants ci-dessous. Le premier sert de conclusion aux Laudes des fêtes de 2e classe (dans l’usage réformé, il conclut les Laudes des fêtes, par opposition aux mémoires et aux solennités).
Le second conclut les Laudes (et les Vêpres) des féries de l’Avent et du Carême.

Il apparaît clairement que le chant grégorien, pour le même texte assurant la même fonction rituelle, permet de différencier le degré de solennité du jour liturgique, en adoptant un chant mélismatique (pour les plus grandes fêtes), neumatique (comme dans le premier exemple) ou syllabique (comme dans le second).

3.4. Fonction du texte et de la pièce

Considérons deux emplois liturgiques de ce verset du psaume 16 :

Custódi me, Dómine, ut pupíllam óculi : sub umbra alárum tuárum prótege me.

Garde-moi, Seigneur, comme la prunelle de l’œil ; à l’ombre de tes ailes, protège-moi.

On chante ce texte comme graduel à la Messe (partition ci-dessous). Depuis au moins le 8e siècle (on ne dispose pas de sources assez fiables avant), et jusqu’à la réforme de 1969, ce graduel était chanté après l’Épître sur les dons de l’Esprit (1 Corinthiens 12) et avant l’Alléluia Te decet hymnus, Deus, in Sion, et tibi reddétur votum in Jerúsalem (Il est bon de te chanter, Dieu, dans Sion, et de tenir nos promesses envers toi dans Jérusalem), puis la parabole du publicain et du pharisien (Luc 18). Les lectures qui l’encadrent sont aujourd’hui variables et ne sont jamais celles citées ci-dessus.

Entre les lectures de la messe, la liturgie propose un temps de méditation avec le chant du graduel et de l’alléluia. Le texte est servi très lentement, certaines syllabes comportant une quinzaine de notes : on parle de chant mélismatique. Les mots s’entremêlent, dans l’esprit des assistants, avec les échos de l’Épître qui vient d’être lue ; pour ceux qui ont lu les textes de la messe à l’avance (c’est à dire le plus grand nombre, espérons-le), les longs mélismes se superposent également aux paroles les plus frappantes de la parabole du pharisien et du publicain qui va suivre.

Les mots sur lesquels portent les mélismes ne sont pas forcément les plus importants ; et l’accentuation latine des mots n’est pas prise en compte (ce sont parfois les dernières syllabes des mots, normalement faibles, qui portent les mélismes : Domine, tuarum ; ou bien des mots d’une seule syllabe, sub, deux fois me).

C’est que la composition de ce graduel sert son texte, mais pas seulement son texte : elle s’inscrit dans le reste de la liturgie de la Parole (on aurait dit dans le passé : messe des catéchumènes), et elle la sert dans son ensemble : garde-moi, Seigneur, pourrait gloser un fidèle de cette assemblée, garde-moi de confondre l’observance et la sincérité, comme le fait le pharisien ; garde-moi de l’esprit de division dont parle saint Paul au début de son épître.

On chante également ce verset du psaume 16 comme versicule à l’office de Complies, avec un texte légèrement modifié (passage au pluriel des deux me), après avoir écouté la lecture brève (ou capitule) et chanté le répons bref In manus tuas (En tes mains je remets mon esprit), et juste avant de chanter le cantique de Syméon :

Au contraire du graduel, la manière dont celui qui chante Complies appréhende ce verset n’est pas informée par de longs textes qui l’encadrent, mais simplement par l’heure de la journée : la nuit est comprise comme une période de danger et de tentations, et l’assistance divine est invoquée ici de manière plus immédiate.

La fonction rituelle de ce versicule n’est pas d’abord de faire méditer son texte par la communauté en prière, mais plutôt d’articuler entre elles deux parties de l’office, à la manière d’une virgule dans une phrase. Les mots individuels ne sont pas distingués les uns des autres ; la phrase est servie recto tono et le mélisme final permet d’épuiser son souffle pour reprendre une grande inspiration avant de chanter l’antienne du Nunc Dimittis.

Nous observons donc dans cette exemple deux autres formes du chant grégorien en forte dépendance avec le contexte rituel dans lequel elles s’insèrent : dans un cas, il s’agit d’une pause méditative entre deux rites intellectuellement denses (les lectures) ; dans l’autre cas, il s’agit d’une brève respiration entre deux parties de l’office.

3.5. Caractérisation du texte

Comparons deux extraits de lectures de la Messe. Il s’agit de deux lectures du même jour, le samedi des Quatre-Temps de septembre. Le choix, peu répandu, de les noter ici en français, permet de mieux faire ressortir le caractère propre des deux textes l’un par rapport à l’autre.

Notre premier exemple est un fragment de lecture vétérotestamentaire (Lévitique 23), chanté sur le ton dit “de la Prophétie” :

Les deux cadences intermédiaires descendent d’un demi-ton : cette dissonance produit une certaine tension mélodique, symbolique à la fois du caractère négatif des prophéties de l’Ancien Testament, et du caractère non-définitif de l’ancienne alliance. La quinte descendante de la cadence finale évoque de façon saisissante une trompette, certainement l’instrument le plus propre à la prophétie.

Notre second exemple est un fragment de lecture néotestamentaire (Hébreux 9), qui répond aux prescriptions de l’ancienne loi qui faisaient l’objet de la première lecture, chanté sur le ton dit “de l’Épître” :

Les cadences de ce ton sont nettement plus complexes, pas parce qu’elles sont plus ornées, mais parce qu’elles sont préparées par deux à cinq syllabes qui les précèdent. Elles correspondent éminemment à l’art de la rhétorique, au caractère d’exhortation qui se retrouve dans la plupart des Épîtres. Le chant du dernier stique un demi-ton en dessous de la corde de récitation provoque également une tension résolue par le retour sur la corde à la dernière note, autre effet rhétorique. Ce ton oblige le lecteur à articuler avec une grande netteté, à s’appuyer sur les syllabes fortes, particulièrement en latin, le français étant dans l’ensemble une langue moins accentuée et plus plane (au sens de ce mot dans l’expression plain-chant, cantus planus).

Conclusion : le chant grégorien comme critère de la musique liturgique

En nous approchant de la conclusion de cette étude, relisons la citation du saint Pape Jean-Paul II déjà imprimée plus haut : “la musique liturgique doit répondre à certaines conditions spécifiques : l’adhésion totale aux textes qu’elle présente, l’harmonie avec le temps et le moment liturgique auquel elle est destinée, la juste correspondance avec les gestes proposés par le rite. Les divers moments liturgiques exigent en effet une expression musicale qui leur soit propre, visant à chaque fois à faire apparaître la nature propre d’un rite déterminé.”

Le chant grégorien correspond à ces critères à un degré suprême et indépassable (dans l’univers musical occidental) : nous avons vu de quelle manière il est au service de son texte, s’adaptant, dans sa forme, à la solennité du jour et au temps liturgique ; s’étirant ou se raccourcissant en fonction du geste rituel qu’il accompagne, quand il ne constitue pas lui-même l’action principale de la liturgie ; se mettant constamment en étroite relation avec les autres parties de la liturgie et avec l’heure du jour ; présentant tantôt son texte dans le contexte biblique, et tantôt révélant les sens cachés de ce texte par la juxtaposition avec un geste ou une parole qui l’éclaire.

En tout ceci, il constitue la référence de la bontà delle forme, l’excellence des formes, demandée par saint Pie X pour la musique liturgique.

Jamais le Magistère n’a souhaité exclure de la liturgie les autres styles musicaux, encore que certains, comme l’opéra ou la musique pop-rock, soient irrémédiablement impropres à l’emploi liturgique. Le chant grégorien montre aux compositeurs une voie exigeante : si les compositeurs sérieux, à ce jour, ont généralement compris que le texte devait être respecté, ils doivent encore acquérir cette sensibilité au contexte rituel, au caractère propre du texte, au contexte scripturaire, à la fonction liturgique de la pièce et aux gestes qu’elle accompagne, pour espérer composer une œuvre véritablement utile et durable.

Mais qu’on ne s’y trompe pas : le chant grégorien, dans son sens le plus général, tel que nous l’avons défini, n’est pas un style parmi d’autres, auquel le Concile Vatican II aurait poliment reconnu une primauté d’honneur sans implications pratiques. S’il laisse de temps à autre un peu de place à une polyphonie ou à un cantique populaire, il continue d’irriguer toute la liturgie à travers ses tons communs, son répertoire, son exigence que toutes les parties audibles soient chantées, et son éthos, autrement dit son style, subtil compromis entre retenue et expressivité. Il est indissolublement marié au rite romain, et toute liturgie, aussi belle soit-elle, qui s’en détacherait, ne saurait prétendre au bel adjectif de « romaine ».

Forme et fonction : pour réfléchir sur la musique liturgique

Les débats sur le groupe Facebook Esprit de la Liturgie tournent souvent autour de la musique liturgique, et c’est bien : la musique est un sujet de premier plan, spécialement car le chant est la manière naturelle dont le texte liturgique est prononcé, comme nous l’avons montré à de nombreuses reprises.

Le débat public sur la musique liturgique est pollué par une certaine confusion des termes, et je souhaite dans cet article poser un petit nombre de définitions qui font consensus parmi les musiciens de métier, et qui pourraient aider les amateurs, nullement empêchés d’exprimer leur opinion sur la musique liturgique, à l’articuler avec plus de précision.

Forme musicale

La forme musicale décrit l’organisation d’une pièce musicale au point de vue de ses parties dans le temps. La musique liturgique connaît plusieurs familles de formes musicales.

La forme in directum

L’ensemble du texte est donné d’une seule traite sur une mélodie qui lui appartient. Souvent, des motifs mélodiques sont répétés (on les appelle cadences, en grégorien), mais la mélodie n’est pas rigoureusement périodique à la manière dont le sont les couplets d’une chanson, par exemple.

Le Gloria in excelsis, la psalmodie sans antienne des Complies monastiques, le Te Deum des Matines ou de l’Office des Lectures, adoptent (habituellement) la forme in directum alternée.

Le Trait chanté en Carême avant l’Évangile, l’Exsultet et le Noveritis, ou encore toutes les lectures bibliques, Leçons, Prophéties, Épîtres et Évangiles, emploient le plus souvent la forme in directum non-alternée. Il y a bien sûr des exceptions, pour le chant de la Passion par exemple.

La forme métrique

L’ensemble du texte est donné d’une seule traite sur une mélodie qui revient régulièrement. Ceci nécessite que le texte soit divisé en parties de longueur égale (en nombre de syllabes) : ce sont les stiques. Le texte doit donc être en vers (ce qui n’oblige pas ces vers à rimer). C’est la forme qu’ont les hymnes grégoriennes employées dans l’office divin. Beaucoup de cantiques populaires adoptent cette forme, quand ils n’ont pas de refrain.

Les chorals de Bach et leurs traductions françaises emploient une forme métrique particulière dans laquelle chaque stique contient des subdivisions bien structurées : la forme choral.

La forme métrique peut être alternée entre les deux parties d’un chœur, ou bien chantée par tous. Il n’y a pas, à ma connaissance, de pièce en forme métrique qui soit soliste par nature.

La forme antiphonale

Des versets, qui ont tous la même mélodie, mais des longueurs variables ou identiques, alternent avec une antienne, qui a toujours la même mélodie et le même texte. L’antienne est chantée par un effectif plus large que les versets : par exemple, deux moitiés du chœur alternent les versets, et tous chantent l’antienne ; ou bien, la schola chante l’antienne, et un ou des solistes chantent les versets.

La forme antiphonale a de multiples variations en fonction de la fréquence de l’antienne. Elle peut revenir entre chaque verset (forme couplet-refrain), tous les deux versets (forme le plus fréquemment employée pour les psaumes d’introït et de communion, ainsi que pour le Magnificat aux vêpres solennelles si l’on prévoit que l’encensement dure très longtemps), seulement avant et après l’ensemble des versets (forme employée pour le chant des psaumes dans l’office divin), voire même seulement à la fin (forme anciennement employée dans l’office divin aux féries).

Ainsi, le psaume dit « responsorial » qu’on chante fréquemment dans la messe de Paul VI est en fait un psaume antiphonal dont l’antienne revient (le plus souvent) tous les deux versets.

Les cantiques populaires à couplet et refrain sont également en forme antiphonale avec antienne répétée à chaque verset ; mais on parle alors de forme couplet-refrain.

[Edit 10/01/2022 : il faut distinguer la forme antiphonale, qui est une caractéristique de la structure de la pièce, de l’antiphonie en tant que mode d’exécution : voir la partie suivante.]

La forme responsoriale

La forme responsoriale est analogue à la forme antiphonale, mais après une première exposition de l’antienne au début de la pièce, on ne répète pas systématiquement toute l’antienne, mais seulement sa deuxième moitié. On parle alors de réponse et non d’antienne (mais il y a des exceptions).

Cette forme existe surtout dans le chant grégorien (qui est un style musical, comme on le verra plus loin) et a été assez peu employée dans les pièces en langue vulgaire.

Si on note R1 et R2 les deux moitiés de la réponse, et V1, V2, etc. les versets ; et Dox la doxologie (Gloria Patri, etc.), les différents emplois de la forme responsoriale sont :

  • Le répons prolixe, à Matines, dans l’Office des Lectures, et aux premières Vêpres des fêtes dans les usages médiévaux : R1 R2 V1 R2, éventuellement R1 R2 V1 R2 Dox R2 si le texte comprend la doxologie.
  • Le répons bref, à Laudes et Vêpres dans le rite bénédictin et dans la Liturgie des Heures de Paul VI : R1 R2 R1 R2 V R2 Dox R1 R2 (la réponse est chantée deux fois au début).
  • L’invitatoire, au début du premier office de la journée : R1 R2 R1 R2 V1 R2 V2 R1 R2 V3 R2 … Dox R2 R1 R2, avec donc la réponse (qui, pour l’occasion, est désignée comme une antienne par les livres liturgiques) chantée deux fois au début, puis sa deuxième moitié après les versets impairs, et intégralement après les versets pairs, puis reprise une dernière fois à la fin.
  • Le graduel de la messe, dans les usages médiévaux et dans le rite de Paul VI, à la manière des répons prolixes.
  • Mille autres cas particuliers : par exemple, dans ce célèbre enregistrement, l’ensemble Organum chante le Salve Regina de manière responsoriale, avec des versets et une reprise à O clemens.

[Edit 10/01/2022 : il faut distinguer la forme responsoriale, qui est une caractéristique de la structure de la pièce, du chant responsorial en tant que mode d’exécution : voir la partie suivante.]

Autres formes particulières

Certaines formes sont plus spécifiques à un emploi donné : la simple réponse, constituée de deux phrases ayant des mélodies voisines (Dominus vobiscum / Et cum spiritu tuo), la forme litanique, où les mêmes invocations sont répétées plusieurs fois avec des variantes (Ora pro nobis, Orate pro nobis, Miserere nobis, Te rogamus audi nos en fonction de la phrase qui précède), la forme alléluiatique qui n’existe que pour l’alléluia, avec une structure A1 (l’incipit) A1 (reprise) A2 (le jubilus) V A1 A2, et enfin la forme imitation, dans laquelle la même mélodie est répétée deux fois avec des paroles différentes : A A B B C C D D : c’est la forme de la plupart des séquences.

Mode d’exécution

[Partie ajoutée le 10/01/2022.]

Le mode d’exécution caractérise la manière dont les parties d’une pièces sont réparties entre plusieurs groupes de chanteurs.

On peut distinguer, parmi d’autres, l’exécution soliste, à laquelle on peut rattacher, comme apparentée, l’exécution par un petit groupe de solistes ; le chant de foule dans lequel tous chantent l’intégralité de la pièce ; l’antiphonie dans laquelle deux groupes de chanteurs à peu près de même taille alternent le chant ; et l’exécution responsoriale dans laquelle deux groupes de chanteurs de tailles très différentes alternent le chant, par exemple un soliste et un chœur, ou bien un chœur et l’assemblée.

Le mode d’exécution est largement indépendant de la forme musicale : par exemple, le Gloria de la messe est en forme in directum (il n’a rien qui ressemble à un refrain, une réponse, une partie répétée) et exécuté de manière responsoriale entre schola et assemblée ; le graduel de la messe est en forme responsoriale et souvent exécuté de manière soliste (ou plutôt par un petit groupe) ; le Sanctus de la messe est tantôt exécuté comme chant de foule, tantôt exécuté de manière responsoriale quand la schola seule chante la phrase Benedictus qui venit in nomine Domini. Le Te Deum de l’office est en forme in directum mais chanté en antiphonie ; et enfin, pour citer les cas où les notions portant le même nom concordent, la psalmodie de l’office est de forme antiphonale et chantée en antiphonie, et les répons de l’office sont de forme responsoriale et chantés de manière responsoriale.

Genre musical

Le genre est une description de la substance musicale de la pièce. Dans la musique vocale, il dépend, pas uniquement, mais significativement, du texte.

On distingue ordinairement le genre profane et le genre sacré ; et à l’intérieur de ces genres, on distingue des sous-genres. Pour ce qui nous occupe, nous sommes évidemment dans le genre sacré, dans le sous-genre de la musique liturgique ; pour éviter d’avoir à parler en permanence de sous-sous-genre, il convient d’appeler simplement genres musicaux de la musique liturgique les notions suivantes : antienne, psaume, oraison, hymne, répons, lecture, litanie, alléluia, séquence, offertoire, sanctus. Je ne mentionne pas le kyrie et l’agnus, qui sont des litanies, ni le gloria et le credo, qui sont des hymnes en prose (au moins vu du musicologue), ni le graduel, qui est un répons, ni l’introït et la communion, qui sont des antiennes intercalées avec des psaumes ; mais par simplicité on peut également considérer ces notions comme des genres musicaux de la musique liturgique.

Il faut également mentionner le genre qui est de loin le plus fréquent : le cantique populaire ou pieux cantique, et regroupe toutes les pièces dont le texte n’est pas codifié par la liturgie.

Il faut mentionner en outre des genres ombrelles, suites de pièces appartenant de manière fixe à plusieurs genres liturgiques : le genre messe, qui comprend une pièce pour chaque partie de l’ordinaire de la messe, le genre requiem qui comprend une pièce pour chaque partie de l’ordinaire et du propre du la messe des défunts, et les genres correspondants pour les offices, notamment le genre vêpres, le plus souvent composé (quelques compositeurs ont également composé des matines).

Fonction liturgique

La fonction liturgique est la partie de la liturgie pour laquelle un chant d’un genre donné est effectivement employée.

Il est important de distinguer le genre musical de la fonction liturgique. Idéalement, il devrait y avoir correspondance, mais beaucoup de messes (le genre musical) sont faites pour être exécutées en concert et non à la messe (la fonction liturgique). Il n’est pas rare, par exemple, d’employer une hymne (le genre musical) en guise de chant de communion (la fonction liturgique), ou bien, dans l’office, un cantique populaire (le genre musical) en guise d’hymne (la fonction liturgique), pourquoi pas une séquence (ou prose) (le genre) à l’offertoire (la fonction) et ainsi de suite. Que ces pratiques soient légitimes ou non n’est pas le propos de cet article ; mais la distinction est essentielle pour savoir de quoi on parle.

Certaines fonctions à caractère péri-liturgique peuvent donc se voir attribuer légitimement des pièces de divers genres : ainsi le chant de sortie (fonction péri-liturgique) peut être un cantique populaire, une antienne (ce qu’est le Salve Regina) ou pourquoi pas une litanie (de Lorette, du Sacré-Cœur…), qui sont divers genres musicaux. Le motet d’exposition (fonction péri-liturgique lors d’un Salut au Saint-Sacrement) peut être de n’importe quel genre ou presque.

Style musical

Au sens strict, le style musical désigne l’époque et la zone de composition, rattachant une pièce musicale à un courant artistique. On distingue ainsi habituellement, dans l’aire culturelle occidentale, la musique médiévale, renaissance, baroque, classique, romantique, moderne et contemporaine.

Nous nous trouvons ici confrontés à une difficulté, car, si le grégorien relève de la musique médiévale, les compositions néo-grégoriennes appartiennent en un certain sens au chant grégorien, alors qu’elles datent des époques ultérieures. Il convient de les rattacher à un style grégorien puisque ce fut l’intention de leur compositeur.

En musique liturgique, les distinctions d’époque pour définir les styles sont plus généralement inefficaces. Si la musique baroque ou classique est immédiatement identifiable, le plain-chant, le faux-bourdon et l’organum sont à cheval du Moyen-Âge jusqu’à l’époque baroque.

Au sein de la musique liturgique contemporaine, on peut aussi distinguer des styles : polyphonie contemporaine souvent a capella, très travaillée harmoniquement, telle que popularisée en France par les DAC ; chanson pop, recouvrant l’essentiel des chants de l’Emmanuel ; pastiche byzantin avec Gouzes et ses imitateurs, et ainsi de suite.

L’excellence des formes

La perfection liturgique d’une pièce de musique demande qu’il y ait adéquation entre style, genre, fonction et forme : c’est ce que demandait, au fond, Saint Pie X dans Tra le sollecitudini : l’excellence des formes, la bonta’ delle forme, en latin bonitas formarum, dans laquelle toutes les dimensions de la musique sont ordonnées ensemble à la fonction liturgique, tout en possédant chacune leur perfection propre.

Ainsi le style grégorien n’est-il pas le seul autorisé dans la liturgie, mais il est toujours adapté et fait référence, les divers styles polyphoniques (renaissance, contemporain…) ayant une place mesurée, ainsi que le chant populaire.

Ainsi il convient que les fonctions processionnales (chant d’entrée et chant de communion) soient en forme antiphonale afin de faciliter l’adaptation de la longueur du chant à celle de l’action liturgique : imaginez choisir une longue pièce en forme in directum et devoir la couper en plein milieu par manque de temps ! De même, par respect pour une très ancienne coutume, il serait bon que les offertoires (le genre) adaptés en français soient en forme responsoriale, d’autant que le texte de leurs versets a souvent été écrit pour s’enchaîner avec la seconde partie de la réponse. Enfin, citons deux erreurs de forme omniprésentes dans les compositions contemporaines : le Gloria et le Sanctus doivent être composés in directum (alterné, pour le Gloria, et non-alterné, pour le Sanctus) et non, comme c’est fréquent, en forme couplet-refrain ou antiphonale avec la première phrase répétée à la fin.

En conclusion, il est clair que la tradition liturgique latine a attribué une forme et un genre à chaque action liturgique : ce n’est pas en vain. Les compositeurs contemporains qui souhaitent inscrire leur art dans la vénérable tradition de l’Église d’occident feraient bien de s’y conformer : cet article démontre qu’une contrainte de genre et de forme ne doit pas être confondue avec une contrainte de style, et que la liberté artistique des compositeurs n’est en rien brimée par les exigences de la liturgie.

La restauration de la messe pour les défunts

Introduction

La réforme liturgique de 1969 a permis de réintroduire dans la liturgie un très grand nombre de pièces du répertoire grégorien, souvent de très bonne qualité, et qui avaient été restaurées entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècle, par la comparaison des sources médiévales, éclairée par l’étude musicologique du chant grégorien.

Il faut bien sûr déplorer le fait que cette restauration n’ait produit de fruit que dans une toute petite fraction de l’Église, la majorité se partageant entre l’attachement aux formes liturgiques tridentines et l’ignorance totale du chant grégorien.

Les choix opérés quant à la réintroduction de telle ou telle pièce ancienne sont informés par trois considérations :

  • l’emploi historique attesté, idéalement à plusieurs époques et en plusieurs lieux, de la pièce en question, à la place à laquelle on envisage de l’introduire ;
  • l’adéquation de la pièce aux lectures du jour dans le lectionnaire réformé ;
  • l’idonéité pastorale de la pièce à cet emplacement, c’est à dire le profit qu’on envisage pour les fidèles — pas pour Dieu — à ce que cette pièce soit chantée à cette occasion.

De ces trois considérations, les deux premières me semblent être celles qui ont le plus de poids, la troisième ayant son importance mais devant céder face au précédent historique ou à la cohérence du propre d’une Messe.

Cette troisième considération semble avoir largement gouverné le très grand nombre d’options prévues pour le propre de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire. C’est ce que nous allons mettre en évidence, en suggérant de différencier, parmi ces options, celles qui sont traditionnelles, c’est à dire d’un emploi attesté en plusieurs lieux et à plusieurs époques, de celles qui sont purement pastorales.

Dans ce but, on va présenter de manière synthétique l’évolution du propre de la Messe pour les défunts en fonction du temps et de la géographie, en groupant autant que possible les manuscrits par sphère d’influence. Les données de cet article sont largement issues de la thèse de doctorat de l’organiste et musicologue Nemesio Valle, de l’université de Pittsburgh.

Les manuscrits présentent les propres, tantôt regroupés en formulaires (une messe complète, puis une autre, puis une autre, si nécessaire en réutilisant la même pièce d’une messe sur l’autre), tantôt regroupés par fonction (les introïts tous ensemble, puis les graduels, etc). Dans presque tous les cas, les formulaires répondent à une nécessité purement pratique (minimiser le nombre de pages à tourner) et ne présentent pas de cohérence particulière : le même matériau musical, par exemple de deux messes complètes, sera complètement remélangé d’un manuscrit à l’autre. C’est pourquoi nous prenons ici le parti de présenter les pièces musicales fonction par fonction, sans nous soucier aucunement de quelle pièce est associée à quelle autre dans un formulaire de tel et tel manuscrit. Le seul critère de sélection est la présence d’une rubrique « missa pro defunctis« , « missa in exsequiis« , etc.

Les premiers propres de la Messe pour les défunts

La Messe pour les défunts constitue un développement relativement tardif de la liturgie. Dans la sphère d’influence franque, les rituels païens associés à la mort persistent longtemps après le baptême de Clovis : le plus souvent, on dit à l’intention du mort la messe du jour, en ajoutant des prières supplémentaires. Dans la sphère d’influence romaine, le sacramentaire de Vérone a cinq oraisons pour les messes super defunctos, sans point commun avec ce qui deviendra la messe dite de Requiem, la messe des morts telle que la connaîtra le Moyen Âge tardif ; l’apparition de chants propres pour la Messe pour les défunts a lieu au bien après la première stabilisation du propre du Temps, dans la deuxième moitié du 9e siècle, après la réforme carolingienne. On dispose de six sources, trois helvéto-germaniques (famille sangallienne) et trois franco-flamandes, antérieures à l’an mil. Elles comportent toutes un introït, un graduel, un ou plusieurs offertoires et une ou plusieurs antiennes de communion ; aucune ne comporte de trait ou d’alléluia.

Famille sangallienneFamille françaiseOption majoritaire
Intr.RequiemRequiem
Tuam Deus
Si enim credimus
Requiem
Grad.RequiemRequiem
Convertere
Requiem
Convertere
Off.Domine Jesu Christe
Domine convertere
Illumina
Domine convertere
Miserere mihi
Erue Domine
Domine convertere
Co.Dona eis Domine
Audivi vocem
Ego sum resurrectio
Omne quod dat
Lux æterna
Ego sum resurrectio
Synoptique des principaux propres de la Messe pour les défunts, 9e-10e siècle

Les propres du 11e siècle

Au 11e siècle, les sources abondent. Nemesio Valle, dans sa thèse, distingue les sphères d’influence germaniques (Saint-Gall, Rhénanie et Bavière), lorraines (Belgique, Lorraine, Picardie), française (Paris, Lyonnais), lombarde (Italie du Nord), aquitaine (Aquitaine et Espagne) et romaine (Rome, Naples). Nous choisissons d’en regrouper certaines dans le tableau suivant. Notons l’apparition du trait, avec trois textes différents. Les propres aquitains ne figurent pas dans ce tableau : ils sont extrêmement riches — une vingtaine de pièces qui ne se trouvent qu’en Aquitaine au 11e siècle — mais aussi éphémères, correspondant à une explosion artistique autour des pôles spirituels de Gaillac et Narbonne, et seront remplacés par les propres français dès le 12e siècle.

France / LombardieLorraine / Picardie /
Suisse / Allemagne
Rome
Intr.Requiem
Si enim credimus
Requiem
Si enim credimus
Rogamus te Domine
Ego autem
Grad.Requiem
Convertere
Requiem
Qui Lazarum
Si ambulem
Qui Lazarum
Tract.De profundisDe profundis
Sicut cervus
De profundis
Convertere
Off.Domine Jesu Christe
Erue Domine
Domine Jesu Christe
Domine convertere
Miserere mihi
Domine Jesu Christe
Domine convertere
Subvenite
Co.Lux æterna
Ego sum resurrectio
Audivi vocem
Ego sum resurrectio
Audivi vocem
Lux æterna
Qui Lazarum
Synoptique des principaux propres de la Messe pour les défunts, 11e siècle

On constate que le propre de la Messe pour les défunts telle qu’elle se pratique à Rome est très différent de celui employé dans le reste de l’Europe. Il s’agit de survivances du chant vieux-romain que la réforme grégorienne ne parviendra pas immédiatement à uniformiser, et la variabilité régionale restera considérable jusqu’au 13e siècle.

La convergence vers le propre tridentin

Le 12e et le 13e siècles sont une période paradoxale de convergence géographique et de diversification organique : la réforme du monachisme bénédictin par l’Ordre de Cluny, puis la fondation des Ordres chartreux et cistercien, enrichiront le répertoire des propres pour la Messe pour les défunts ; certaines pièces composées pour ces Ordres passeront dans le répertoire séculier — c’est notamment le cas du trait Absolve, dont le texte apparaît un peu plus tôt comme antienne de communion, et qui devient un trait à Cîteaux ; il finira, de manière surprenante car il est d’un emploi plutôt rare, par être sélectionné pour le missel tridentin (cf. tableau infra).

En parallèle, peu d’autres pièces nouvelles sont composées ; les différences entre la sphère romaine, la sphère française, et le Saint-Empire, tendent à s’amenuiser, et les compositions du 11e siècle voyagent dans toute l’Europe, avec une exception notable : le propre romain, avec l’introït Rogamus te Domine et le graduel Qui Lazarum (cf. supra) est utilisé jusqu’au 13e siècle, après quoi il disparaît tout à fait pour adopter la forme convergée.

C’est également au cours du 12e siècle que se répand l’usage des séquences, ou proses, aux Messes pour les défunts. La séquence De profundis exclamantes, composée en France au début du 12e siècle, est un peu plus ancienne, mais elle est rapidement supplantée par le Dies Iræ, et sa diffusion reste très limitée.

RomeEuropeMissel tridentin
Intr.Rogamus te DomineRequiemRequiem
Grad.Qui LazarumRequiem
Si ambulem
Requiem
Tract.De profundisDe profundis
Sicut cervus
Absolve
Seq.Dies IræDies Iræ
De profundis exclamantes
Dies Iræ
Off.Domine Jesu Christe
Subvenite
Domine Jesu Christe
O pie Deus
Erue Domine
Si ambulavero
Domine Jesu Christe
Co.Lux æterna
Absolve Domine
Pro quorum memoria
Chorus angelorum
Lux æterna
Absolve Domine
Pro quorum memoria
Ego sum resurrectio
Lux æterna
Principaux propres de la Messe pour les défunts, 13e siècle, et propre de cette Messe au missel tridentin, 1570

Dans le missel tridentin, des antiennes chantées à l’offertoire ou à la communion durant le Moyen Âge seront affectées à l’absoute, à la procession funéraire et à l’enterrement : il s’agit du Chorus angelorum (communion, qui devient le In paradisum), du Subvenite (offertoire de la tradition romaine), et du Ego sum resurrectio (communion de la tradition française).

Le propre de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire

On présente dans le tableau ci-dessous les nombreuses options pour la célébration de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire du rite romain. Dans la colonne de gauche figurent les chants qui ont été employés à la Messe pour les défunts de manière certaine à au moins un lieu et une époque, et d’une façon qui ne soit pas anecdotique (une seule source mineure peu fiable) ; autrement dit, ceux qui ont figuré plus haut dans cet article. Dans la colonne de droite figurent les autres chants proposés (source : Graduale Romanum 1974).

Chants traditionnelsChants nouveaux
Intr.Requiem
Ego autem
Intret oratio
Verba mea
Sicut oculi
Si iniquitates
De necessitatibus
Grad.Requiem
Convertere
Si ambulem
Lætatus sum
Salvum fac servum
Unam petii
All.De profundis
In exitu
Lætatus sum
Requiem
Tract.Absolve
De profundis
Qui seminant
Sicut cervus
Off.Domine Jesu Christe
Domine convertere
Illumina
Miserere mihi
Si ambulavero
Domine Deus salutis
De profundis
Co.Lux æterna
Amen dico vobis
Qui manducat
Domine quinque
Domine quis habitabit
Dominus regit me
Illumina faciem
Notas mihi fecisti
Panis quem ego dedero
Qui mihi ministrat
Le propre de la Messe pour les défunts, Graduel romain de 1974

Les deux changements qui sautent immédiatement aux yeux sont la disparition de la séquence Dies Iræ et le remplacement du trait par l’alléluia, sauf en Carême. Ces deux innovations s’expliquent par une insistance accrue sur la Résurrection et l’Espérance, au détriment du Jugement, du deuil et de la possibilité de la damnation. Ce changement de cap me semble hasardeux, surtout à une époque où la possibilité de la damnation est ignorée de nombreux catholiques.

On constate également le très grand nombre de chants nouveaux, tous en eux-mêmes traditionnels — aucun n’est une composition néo-grégorienne contemporaine — mais employés traditionnellement en d’autres circonstances (Carême, Semaine Sainte et Temps per annum pour l’essentiel). L’adéquation pastorale de ces chants à la messe pour les défunts ne fait pas de doute ; je juge simplement nécessaire de les marquer comme des innovations, ce qu’ils sont indubitablement.

On constate également avec tristesse l’absence d’un certain nombre de chants bien représentés dans les sources médiévales, c’est à dire simultanément bien documentés et significatifs au point de vue de la tradition liturgique occidentale. Voici la liste de ces pièces du propre pro defunctis qui ont connu une extension géographique importante, ou constituent un propre local d’une importance majeure (Rome, Paris) et qui ont été employés durant plusieurs siècles, et qui restent à ce jour absents du Graduel romain dans la forme ordinaire :

Intr.Si enim credimus (Picardie, Flandres, Allemagne, 9e-13e) (non restauré)
Rogamus te Domine (Rome et Italie, 11e-13e) (statut inconnu)
Grad.Qui Lazarum (Rome et Italie, 11e-13e ; Saint-Gall, 11e) (non restauré ; peut-être identique au répons Qui Lazarum de l’office des morts moderne ?)
Tract.Commovisti (tradition clunisienne ; Bavière, 12e-13e) (restauré, attribué au 2e dimanche de Carême)
Seq.Dies iræ (France, Belgique, 12e-14e ; monde entier, 14e-20e)
De profundis exclamantes (France, 11e-13e) (non restauré ; transcrit de Ms2 par l’auteur)
Off.O pie Deus (Aquitaine, 11e ; France et Italie, 12e-13e) (restauré par Dom Rupert Fischer)
Erue Domine (Noyon, 9e ; France, Belgique, Allemagne, 10e-13e) (restauré par Dom Rupert Fischer)
Co.Qui Lazarum (Rome, 11e-13e)
Dona eis Domine (Suisse et Allemagne, 9e-13e)
Audivi vocem (Lombardie, Suisse et Allemagne, 9e-12e)
Absolve Domine (Rhénanie, 11e ; toute l’Europe, 12e-13e)
Pro quorum memoria (Rhénanie, 11e ; toute l’Europe, 12e-13e)
Omne quod dat (Noyon, 9e ; Italie, 12e-13e)
Tuam Deus (Rome, 11e ; Allemagne, 11e-13e)
Chants de la messe pour les défunts manquants au Graduel dans la forme ordinaire

Certains de ces chants sont déjà restaurés, en particulier les offertoires grâce à Dom Rupert Fischer. Certains sont largement documentés mais manquent de sources notées et ne seront probablement pas restaurables.

Il est à noter que les antiennes médiévales qui ont regroupées, dans le missel tridentin, pour former la liturgie de la mise en terre, sont reconduites dans cette fonction presque à l’identique.

Conclusion

En conclusion, il y a lieu de se réjouir du fait que la réforme liturgique ait permis de retrouver une diversité légitime d’options pour les Messes pour les défunts, diversité qui correspond à la réalité liturgique historique. Les innovations qui consistent à permettre des pièces, certes idoines, mais dont l’emploi historique aux Messes pour les défunts n’est pas attesté, ne sont pas néfastes en elles-mêmes ; mais il me semble qu’une distinction spéciale aurait dû être attribuée aux options véritablement traditionnelles, et que certaines options traditionnelles doivent encore être restaurées.

S’il devait arriver quelque chose à l’auteur, ses proches auront l’amabilité d’implorer Dieu pour son âme au son de l’introït Requiem, du graduel Si ambulem, du trait Sicut cervus (de préférence dans sa version palestrinienne), de la séquence De profundis exclamantes, de l’offertoire Domine Jesu Christe et de l’antienne de communion Lux æterna.

L’Art en place et à sa place

Je ne veux donner que quelques éléments de contexte pour laisser la place à la pensée de Vincent d’Indy. Cet article, long et dense, qu’il faut prendre le temps de lire attentivement et en entier, a été publié dans la Tribune de Saint-Gervais, le mensuel de la Schola Cantorum, en six parties, entre l’automne 1897 et le printemps 1898.
Nous sommes au plus fort du premier mouvement liturgique, en pleine redécouverte du chant grégorien. Une concurrence féroce oppose les paroisses « à l’ancienne », qui emploient pour la grand-messe les messes pour chœur et orchestre des compositeurs romantiques comme Gounod et Saint-Saëns, aux paroisses « modernes », qui chantent essentiellement en grégorien – le premier graduel de Solesmes a été publié en 1883, quinze ans plus tôt – ainsi que des œuvres des maîtres de la Renaissance. La Schola Cantorum est à ses débuts une émanation de la chorale de l’église Saint-Gervais à Paris, qui se propose d’œuvrer à la création d’une musique moderne proprement liturgique, dans la tradition grégorienne et palestrinienne.


Deux points de vocabulaire : la modalité grégorienne est encore mal connue et d’Indy l’appelle « tonalité grégorienne » ; d’Indy parle de « musique d’église » pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui « musique liturgique », et de « musique religieuse » pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui « musique sacrée » sans caractère liturgique.
M.B.

L’ART EN PLACE ET À SA PLACE
Par M. Vincent d’Indy, compositeur

« J’avoue ne pas très bien comprendre — nous écrivait dernièrement un de nos amis — le but que se propose la Schola au point de vue de la production moderne en préconisant exclusivement le genre de musique dit palestrinien. Pourquoi nous obliger à faire des pastiches ? et ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ? »

C’est à cette opinion, partagée par quelques bons musiciens et exploitée contre nous par quelques mauvais, que je veux répondre ici, m’efforçant en même temps d’expliquer aussi clairement que possible ce que nous entendons par ce terme de notre programme : Création d’une musique religieuse moderne.

Quiconque visite l’étonnante ville morte qui a nom Ravenne, ne peut manquer d’être saisi de la majesté tout spécialement religieuse et artistique qui se dégage des admirables mosaïques dont les églises de l’ancienne capitale de l’Exarchat sont presque toutes ornées.

Pour moi, j’avoue que mes impressions les plus tenaces d’Italie ont été le paisible petit monastère de Saint-Damien à Assise et les mosaïques de Saint-Vital et de Saint-Apollinaire de Ravenne.

J’avais cependant vu beaucoup d’autres mosaïques, au cours de mon excursion en Italie, sans qu’elles m’eussent aucunement frappé, sans même que je pusse bien en pénétrer la raison d’être esthétique ; pourquoi donc celles-ci me révélaient-elles subitement un art tout particulier, tandis que les autres me laissaient froid et distrait? — C’est que les autres, je les avais vues dans les musées ou dans des églises du dix-septième siècle aux plafonds dorés, tandis que celles-ci, semblant faites pour le mur et le mur pour elles, m’apparaissaient en intense harmonie avec le monument qu’elles décorent.

Ces mosaïques de Ravenne sont à leur place.

Même observation pour les rois mages de Gozzoli dans la sombre chapelle du palais Riccardi, pour le vaillant saint Georges de Carpaccio en la petite église dei Schiavoni, pour l’admirable portrait du bourgmestre Six de Rembrandt, si impressionnant dans le milieu simple et bourgeois de ce petit intérieur hollandais.

Toutes ces œuvres sont à leur place.

Transportez-les dans un de ces caravansérails d’art qu’on appelle musées, c’est vainement que vous chercherez à retrouver les sensations d’harmonieuse plénitude éprouvées lorsque vous les avez vues dans le lieu même pour lequel elles avaient été faites, et votre impression en sera, à coup sûr, diminuée.

Il me paraît donc incontestable que l’œuvre d’art perd infiniment à n’être point vue à sa place.

Mais pour qu’une œuvre d’art soit véritablement à sa place, elle doit réunir certaines conditions relatives au milieu auquel elle est destinée, dont la première est d’être peinte, sculptée, composée, pensée, en un mot, de façon à faire partie intégrante de ce milieu même.

En notre temps de production hâtive, combien trouvons-nous d’artistes se préoccupant de cette primordiale condition esthétique ?

Si vous entrez, par exemple, au Panthéon, vous pourrez admirer les qualités de dessin, de coloris, etc., de la plupart des peintures qui s’y trouvent ; combien vous donneront le sentiment qu’elles sont vraiment faites pour le mur qu’elles sont appelées à orner ? Une seule : la sainte Geneviève de Puvis de Chavannes. Toutes les autres vous paraîtront, à un examen attentif, de simples tableaux, des tableaux de chevalet agrandis au carré, qui seraient tout aussi bien (ou tout aussi mal) sertis d’un riche cadre doré, dans la galerie d’un non moins riche amateur. — Seule, la sainte Geneviève fait corps avec la muraille ; seule, elle réunit les conditions requises par le lieu qu’elle occupe ; seule elle est en place.

Tous les arts étant régis par les mêmes lois esthétiques, il n’en est pas autrement de la musique que de la peinture.

De même que le fait d’être marouflée sur un mur n’attribue point à une toile quelconque le droit de s’intituler : peinture murale, de même, l’emploi de paroles liturgiques et la possibilité d’exécution dans une église ne constituent en aucune façon ce que l’on doit appeler : la musique d’église.

Je ne parle point ici, cela va sans dire, des élucubrations chères à bien des maîtres de chapelle que les éditeurs publient avec encadrement gothique dans les marges, sous la rubrique : musique religieuse, ni des parodies sur des thèmes connus de symphonie ou d’opéra, qui, même s’ils sont beaux au concert ou au théâtre, paraissent grotesques et grimaçants dans le temple du Seigneur, parce qu’ils ne sont point à leur place ; de ces productions, le bon sens public a commencé à faire justice. Mais il est d’autres compositions religieuses, écrites de bonne foi avec une science et un sentiment musical incontestables, qui ne sont cependant pas de la musique d’église, parce qu’elles ne présentent point les conditions indispensables d’harmonie avec le milieu.

Ces conditions, telles que je les comprends, je les exposerai dans un prochain article.

Dans mon précédent article, j’ai tâché de démontrer que l’œuvre d’art n’a réellement sa valeur et sa signification esthétiques que si elle est présentée à sa place, c’est-à-dire dans le milieu en vue duquel elle a été pensée par son auteur. Renversant maintenant la proposition, je dirai que si toute œuvre doit être à sa place, toute place n’est point propre à recevoir indifféremment n’importe quelle espèce d’œuvre d’art, et l’on me concédera sans peine qu’il serait tout aussi déplacé de jouer le quatuor en ut dièse mineur sur l’esplanade des Invalides que de faire exécuter l’hymne russe par toutes les musiques militaires de la garnison de Paris dans la salle du Conservatoire… Ne riez pas, cette énorme faute de goût, que vous jugez absurde et impossible, et qui dans les exemples précités ne léserait que les principes acoustiques, tel maître de chapelle la commet journellement (mettons, si vous voulez, au moins hebdomadairement) en faisant exécuter à l’église des œuvres qui ne conviennent nullement à un tel milieu, et dans ce dernier cas la faute est autrement grave, car elle n’attaque plus seulement le sens auditif, mais le sens esthétique; elle ne transgresse plus seulement des lois acoustiques, mais les principes fondamentaux de l’art.

Avant de préciser les conditions d’adaptation de l’œuvre au milieu de l’église, conditions dont la connaissance permettra d’éviter la lourde faute dont je viens de parler, il me semble nécessaire, afin de ne laisser subsister aucun sujet de malentendu, de définir en peu de mots les diverses manières d’être des œuvres musicales et, pour ce faire, de remonter un peu haut… pas tout à fait jusqu’au déluge… rassurez-vous !

Dès ses commencements, la musique, dont le principe, comme celui de tout art, du reste, est d’ordre religieux, eut à remplir deux rôles très définis et très différents : 1° accompagner les danses et les cérémonies sacrées ; 2° rehausser par sa puissance expressive les accents de la poésie dans les hymnes, chœurs, etc. Dans le premier cas, la musique dut se créer des formes spéciales, périodiquement rythmées et basées sur la symétrie des proportions ; dans le second, elle resta, comme il était naturel, entièrement subordonnée aux divers accents (tonique et expressif) qu’elle était appelée à caractériser par ses rythmes et ses intonations, d’où séparation de la musique en deux branches complètement distinctes :

  1. L’art du geste, musique pure, aux formes fixes, qui, ayant délaissé son ancienne compagne la danse, en est arrivée à puiser en elle-même sa force vitale, et est devenue actuellement la symphonie.
  2. L’art de la parole, musique dramatique, intimement liée au sens et à l’expression d’un texte, et par cela même sans formes arrêtées autres que celles, très diverses, exigées par ce texte, art qui donna naissance au drame musical.

Toute pièce musicale bien constituée rentre fatalement dans l’une de ces deux manières d’être, et il est même curieux de constater en passant que les tentatives de fusion des deux genres, l’Opéra de la première moitié du dix-neuvième siècle (qui ne fut autre chose qu’une suite de morceaux de sonate pour les voix, sans préoccupation expressive) et, plus récemment, le Poème symphonique (essai de dramatisation de la symphonie), ne donnèrent en somme aucun résultat artistique bien satisfaisant.

À laquelle donc de ces deux divisions générales doit se rattacher la musique d’église ? Incontestablement au genre que j’ai nommé dramatique, car cette musique, agissante, puisque son but est la prière, est entièrement basée sur l’expression du texte qu’elle a pour mission de commenter.

Dans les premiers temps du christianisme, le chant sacré, presque toujours syllabique, se borne à marquer l’accent du mot par élévation ou abaissement de la ligne mélodique.

Bientôt, à l’époque que j’appellerai l’époque romane de la musique, naissent d’admirables pièces où la mélodie plus libre que précédemment, mais toujours très simple, est uniquement expressive : telles les antiennes de l’Aveugle-né : Lutum fecit, et de la Femme adultère : Nemo te condemnavit, véritables petits drames en quelques mots, et encore le sublime chant de charité et d’amour de la Semaine sainte.

Puis vient la période gothique, où la mélodie s’enrichit d’une profusion d’ornements d’ordre décoratif, parfois symbolique, dont les volutes s’enroulent autour d’elle sans jamais nuire à l’intensité expressive, comparables aux frondaisons des colonnes du quatorzième siècle, ou aux belles lettres ornées des manuscrits. Voyez par exemple l’antienne de la Purification : Adorna thalamum, où nous pourrions trouver le principe de la moderne variation mélodique, puis les traits Ad te levavi et Gaude Maria, ainsi que cette myriade de joyeux Alleluia.

Lorsque prévalut l’emploi de la mélodie simultanée (que d’autres nomment harmonie), bien plus frappantes encore deviennent la préoccupation expressive et la subordination de la musique au texte chez les grands maîtres des quinzième et seizième siècles; les admirables motets et pièces religieuses des Josquin, Palestrina, Vittoria, etc., sont là pour en témoigner.

A ce moment naquit l’Opéra, genre encore incertain alors, s’appuyant tantôt sur l’art de la parole dans la déclamation de ses récitatifs, tantôt sur l’art issu de la danse par la forme chanson de ses airs.

La musique religieuse ne fut pas sans subir le contrecoup de cette transformation, et le texte n’étant plus, dès lors, l’unique souci du compositeur religieux, celui-ci se crut autorisé à emprunter les formes de l’opéra, d’où : répétition abusive des paroles, concertos de voix et d’instruments (encore très usités de nos jours dans les églises italiennes et dans quelques françaises… hélas !), etc., etc. ; bref, un art de concert qui détonne et choque à l’église parce qu’il n’y est plus en place.

« Cependant, objecterez-vous, il y eut en ces derniers siècles de grands génies qui produisirent de la musique religieuse. »

Permettez que je vous arrête… Je ne crois pas qu’il soit possible d’admirer avec une plus grande ferveur que je ne le fais les cantates et les chorals de J.-S. Bach, évangile du musicien, et aussi la messe solennelle en ré de Beethoven, la plus sublime création de ce sublime génie ; mais, j’oserai l’affirmer, en vertu du principe esthétique que j’expose et défends ici, ces œuvres, absolument géniales, ne sont nullement aptes à accompagner la célébration des mystères sacrés.

« Comment !… la messe en si mineur, la messe en ré, ne seraient pas de la musique religieuse ?… »

Musique religieuse, certes oui, et incomparables créations d’art !
Musique d’église, non ; ces admirables messes n’y seraient point en place.

Pour être en place à l’église, la musique doit, à mon sens, réunir les quatre conditions suivantes. Elle doit être :

  1. vocale, à l’exclusion de tout instrument autre que l’orgue ;
  2. collective ;
  3. respectueuse du texte liturgique ;
  4. orante, c’est-à-dire n’employant d’autres moyens d’expression rythmique, mélodique ou harmonique, que ceux qui conviennent à un état de prière.

Il me reste maintenant à étudier ces conditions de plus près et à en exposer les raisons d’être. C’est ce que je ferai prochainement.

  1. La musique d’église doit être vocale

Qu’on me permette avant tout d’énoncer un axiome qui est en somme la principale justification des quatre conditions que je viens d’exposer et l’indéniable preuve de leur nécessité.

— Que vient-on faire à l’église ?
— Prier.

Le prêtre prie à l’autel en célébrant le saint sacrifice, et l’assistance des fidèles n’a point d’autre but que de s’associer à cette célébration par la prière.

Or, je ne sache pas qu’il soit possible de prier autrement qu’en employant les expressions du langage, et, même dans la prière la plus intime, dans la plus ardente effusion intérieure, le mot, signe représentatif de l’idée, est toujours forcément pensé, sinon prononcé.

Dieu comprend nos désirs, m’objectera-t-on, sans qu’il soit besoin d’expressions pour les lui expliquer ; d’accord, mais nous, êtres imparfaits, nous avons besoin de ces expressions pour nous convaincre nous-mêmes que nous prions, et je doute fort que le bon poète Orphée ait jamais compté sur les seuls accords de sa lyre pour se faire comprendre des farouches gardiens d’Eurydice s’il n’avait pris soin en même temps d’exprimer vocalement le but de ses supplications.

Quel est donc le véritable, le seul truchement entre l’homme et la Divinité ? — C’est la voix.

L’instrument fabriqué par l’industrie humaine peut accompagner la voix, en régler les intonations, il ne peut pas prier, et même dans la curieuse énumération orchestrale en laquelle se complaît David, c’est toujours la voix (cantabo tibi) qui joue le rôle principal. Il n’est du reste pas supposable qu’en ces temps reculés, la harpe ait pu être employée autrement que comme soutien du chant, et que le son de la trompette, celui des cymbales accordées et des cymbales de jubilation ait été autre chose qu’un signal d’appel à la prière.

Et j’irai plus loin : cette association de l’instrument à la voix, admissible dans les pays d’Orient, où le culte se célébrait souvent en plein air, devient inutile, je dirai même nuisible, dans nos temples clos, aux voûtes sonores.

Indépendamment de la raison d’ordre pour ainsi dire métaphysique que je viens de donner, il en est une autre purement physique, dont tout homme de bonne foi ne pourra manquer de convenir : l’instrument, seul ou en masse, ne sonne pas à l’église. Qu’on place un orchestre dans la tribune, devant l’autel ou derrière, la sonorité en sera toujours inharmonique, redondante ou étriquée, disons le mot : ridicule.

Même en ne tenant pas compte de l’association d’idées qui s’impose inévitablement à l’auditeur, chez lequel les timbres instrumentaux appellent le souvenir du concert ou de l’opéra (état d’âme peu fait pour le disposer à la prière), quoi de plus grotesque à l’église, au point de vue esthétique pur, qu’un solo de violon dont l’aigre petite voix semble celle d’un nain criard ? quoi de plus impuissant que les quarante violons d’un bon orchestre, incomparables interprètes de la passion humaine alors qu’on les entend au théâtre ou au concert, à leur place, mais perdant toute plénitude expressive sous des arceaux gothiques ou romans ?

Pour ce qui regarde les instruments à vent, c’est l’effet contraire qui a lieu ; la voix des cuivres, par exemple, monstrueusement enflée, ne produit dans le solo que confusion et brouhaha, et, se détachant entièrement des autres agents sonores, crée, lorsqu’elle leur est associée, un manque d’équilibre flagrant, destructeur de tout effet orchestral.

Donc, autant par la nature de leurs timbres qu’en raison des souvenirs de théâtre et de concert qu’ils peuvent évoquer, les instruments de l’orchestre, appelés à jouer ailleurs le plus noble rôle, me paraissent devoir être bannis de l’église : ils n’y sont point à leur place.

C’est à la voix humaine qu’est réservée la fonction d’exprimer mélodiquement et harmoniquement les prières des fidèles ; elle seule, tant au point de vue religieux qu’au point de vue esthétique, est apte à résonner d’une façon satisfaisante sous les voûtes de l’église.

Il est cependant un instrument spécial qu’on peut et doit y employer sans crainte, quoique non au même titre que la voix humaine, c’est l’orgue.

— Et pourquoi, me dira-t-on, octroyez-vous à l’orgue un privilège que vous déniez à l’orchestre ?

Je vais tâcher de l’expliquer.

Laissons de côté l’attribution traditionnelle de l’orgue aux cérémonies religieuses, attribution dont l’antiquité pourrait presque suffire à justifier la présence à l’église de cet instrument, et examinons le caractère qui lui est propre.

L’orgue, au contraire de l’orchestre, est avant tout impersonnel, parce qu’inexpressif ; l’organiste (n’en déplaise à notre cher président Guilmant) n’est point appelé comme le virtuose ou le chef d’orchestre à déverser sur un auditoire sa propre sensibilité, à le faire vibrer à l’unisson de ses propres vibrations, à être, en un mot, l’agent direct et personnel entre l’inventeur et le récepteur ; l’organiste, lui, a pour mission d’éveiller la voix de l’église même, d’en régler les accents, d’en modifier les intonations, soit qu’il prépare en des préludes l’avènement d’autres voix plus expressives parce qu’elles supplient ou glorifient directement, soit qu’il enveloppe ces mêmes voix d’une atmosphère harmonique à travers laquelle elles transparaissent, comme transparaît l’ostensoir à travers les volutes des encensements.

Et ce n’est point une mission inférieure que celle de l’organiste, car il est l’intermédiaire entre le temple, muet sans lui, et le Dieu, raison d’être de ce temple.

Je crois donc ne point m’être trompé en affirmant que l’orgue est un instrument impersonnel, car il n’est que l’émanation musicale des pierres qui l’entourent et, à l’église, l’organiste ne doit pas, je dirai même ne peut pas substituer son sentiment propre à la grande voix du monument. Si, en des pays protestants, l’habitude est venue de donner dans les temples des concerts d’orgue où le public est appelé à juger de l’habileté d’un virtuose, dans nos églises catholiques l’orgue ne doit servir qu’aux cérémonies du culte.

J’ai dit, de plus, que l’orgue est inexpressif, car il n’y a point à tenir compte du mécanisme (moderne, du reste) qui, ouvrant et fermant la jalousie, produit un crescendo ou un diminuendo purement mathématiques différant essentiellement de l’expression humaine engendrée par le souffle du clarinettiste ou le bras droit du violoniste.

Enfin, avec l’orgue, point de risque de souvenirs profanes, ses divers jeux sont bien en complète harmonie avec l’édifice dont ils représentent la voix et, malgré les étiquettes dont on s’est plu à les affubler (trompette, hautbois, viole de gambe, etc.), ces jeux ne rappellent en quoi que ce soit les timbres des instruments de l’orchestre qui portent le même nom.

J’ai tâché de démontrer : 1° que seule la musique vocale est admissible à l’église, parce que seule elle peut prier ; 2° que l’orgue est le seul instrument qui soit appelé à figurer dans le-temple catholique avec la double mission de préluder à la prière (prélude ou postlude) et d’envelopper les voix récitantes d’une atmosphère musicale émanant du temple même.

I1 me reste à exposer de quelle nature doit être cette musique vocale. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.

  1. La musique d’église doit être collective

Qu’est-ce que l’Église, au sens le plus large du mot, sinon la réunion de tous les fidèles et pourquoi a-t-on donné cette même dénomination au bâtiment consacré, si l’on n’a point entendu symboliser en lui l’association des âmes pour la célébration et la prière ?

« Partout où vous vous réunirez pour prier en mon nom », a dit le Christ à ses disciples, « je serai au milieu de vous. »

Et ce n’est point une des moins sublimes idées de notre religion que cette union vraiment fraternelle des fidèles, sans distinction de rang ou de caste, en une communauté de prières et de chants, le chant n’étant autre chose, je l’ai prouvé plus haut, que l’expression même de la prière.

Or, si la prière est collective à l’église, le chant doit être collectif, tous nous prions, tous nous devons chanter.

Faire chanter dans le temple l’assistance tout entière, voilà le but qu’il faut atteindre et que l’on atteindra, j’en ai la ferme conviction, lorsqu’on aura bien voulu, les obstructionnistes une fois écartés, enseigner aux âmes simples l’admirable musique qu’est le chant grégorien.

— Chimère ! me crient les susdits obstructionnistes.
— Eh ! non point tant effrayante chimère, car déjà de nombreux essais ont été faits qui ont victorieusement démontré la facilité avec laquelle des gens qui ne savent pas la musique s’assimilent ces mélodies grégoriennes (populaires au premier chef), lorsqu’elles leur sont présentées sous leur véritable aspect et non pas tronquées et dénaturées par d’inintelligents ou coupables éditeurs. Mais en attendant que notre désir se réalise et que la participation vocale de l’assistance aux cérémonies religieuses devienne un fait accompli (ce qui est, peut-être, plus proche qu’on ne croit), le principe du chant collectif à l’église n’en reste pas moins constant, et c’est alors le chœur qui est chargé de l’application de ce principe.

Si l’assemblée entière ne chante pas sa prière, le chœur est là qui a mission de la représenter.

Le chœur, c’est encore la voix de la foule, c’est toujours la prière en commun.

Qu’il expose à l’unisson les belles et populaires mélodies que devrait chanter l’assistance, ou, qu’aux offices solennels, il exécute des commentaires harmoniques sur ces mêmes mélodies, comme en ont écrit les maîtres des quinzième et seizième siècles, le chœur reste toujours l’impersonnel représentant de la collectivité.

Mais de quel droit M. X…, premier baryton du grand théâtre, voire coryphée-ténor à l’Opéra, vient-il, en un ignoble Pater noster, étaler à l’église les grâces de sa voix ? De quel droit Mme Z…, interprète mondaine de quelques membres de l’Institut, vient-elle, sous prétexte de mois de Marie, se pâmer en un théâtral et anti-liturgique Ave Maria ?

Quelle qualité ont ces gens pour assumer sur leur unique personnalité la prière de toute une assistance ? Sont-ils investis d’une fonction ecclésiastique ? Nullement. — Font-ils, de par les lois de l’Église, partie intégrante de la cérémonie? Point du tout. — Pourquoi donc nous exhibe-t-on des chanteurs en pareil lieu ?

Serait-ce parce que la belle voix de M. X… (de l’Opéra) attire du monde et que sa renommée rejaillit sur la paroisse, ou que, Mme Z… amenant à l’église les habitués de ses salons, ça fait de l’argent, comme on dit en style de coulisses ?

Non, ces raisonnements d’entrepreneur de concerts et de directeur de théâtre ne sont point de mise lorsqu’il s’agit du temple de Dieu.

Gardons-nous d’assimiler la maison du Seigneur à une salle de concert ou de spectacle, et, s’il se trouve dans l’assistance quelque artiste doué d’un talent et d’un organe exceptionnels, qu’il reste dans le rang et unisse sa belle voix à celle des autres fidèles, ses égaux à l’église, pour prier et pour louer Dieu.

Il ne peut, il ne doit donc y avoir à l’église qu’un soliste unique, l’interprète entre le peuple et la Divinité, le célébrant, le PRETRE.

  1. La musique d’église doit être respectueuse du texte liturgique.

Il y a plusieurs façons d’attenter musicalement à un texte ; on peut le tronquer, l’altérer, le ridiculiser.

  1. Le texte est tronqué si l’on supprime un ou plusieurs mots pour favoriser le tour de la phrase musicale.

Or on sait que, l’Église ayant soigneusement pesé tous les termes des prières qu’elle nous enseigne et nous prescrit, nul ne peut s’arroger le droit de pratiquer dans ces prières le système des coupures si cher aux directeurs de théâtre, chaque mot porte et doit porter. Il est donc bien évident que tout texte tronqué, fût-il orné d’une musique géniale, doit être impitoyablement banni de l’église.

Il n’en est malheureusement pas ainsi — et je n’en veux citer pour preuve que le trop célèbre Ave Maria de Gounod, où deux mots, cependant bien essentiels, de la prière populaire, les mots Mater Dei, sont purement et simplement supprimés en raison de l’effet vocal, « la voyelle i », disent sans rire certains professeurs de chant, « devant être préférée dans l’émission vocale à la voyelle e ». D’où, dans la pièce musicale susdite, on trouve :

Sancta Maria, sancta Maria, Maria, ora pro nobis, etc.,

mais de Mater Dei, point trace… — Je respecte trop le talent et la bonne foi artistique de l’auteur de Sapho et de Mireille pour l’incriminer de cette irrévérence à l’égard du texte sacré, je ne puis supposer que ce soit lui qui ait aussi bizarrement plaqué les paroles de la Salutation angélique sur une Méditation déjà bien bizarre elle-même, étant données les harmonies de Bach qui lui servent de sujet ; la faute en est, je veux le croire, imputable à l’éditeur ; quoi qu’il en soit, le fait existe, et cette pièce, comme toutes celles où le musicien s’est permis à l’égard du texte le droit de coupure, me paraît devoir être proscrite de nos cérémonies religieuses.

  1. Le texte est altéré si, par suite d’une accentuation ou d’une expression portant à faux, le sens des paroles ne parvient à l’oreille de l’auditeur que dénaturé et impossible à saisir.

Le premier cas d’altération du texte par fausseté d’accent est légion.

À une époque où les compositeurs français, insoucieux des traditions de leurs ancêtres, ne savaient même plus accentuer leur propre langue, il n’est point étonnant que les prières latines n’aient pas trouvé meilleur traitement que les vers de Scribe et Melesville.

À l’heure actuelle, on ne voudrait plus, même à l’Opéra, des rébus meyerbeeristes comme :

Il est
Soulé
Zarceaux du temps pleut magnifi-
-i-queue ;
Un rat,
Mautou,
Jour vert !
(Robert le Diable)

ou des joyeusetés aubériennes telles que :

J’ai
Teu — tes fils-
Laisan
Silence !
(La Muette)

mais on ne se fait pas faute de commettre en latin les mêmes incongruités. « Qu’est-ce que ça fait ! » disent les maîtres de chapelle, « ça n’a pas d’importance, c’est pour être chanté à l’église ! »

Le second cas d’altération du texte par fausseté d’expression est bien plus fréquent qu’on ne pourrait le croire. Emporté par la perpétration de la phrase musicale, l’auteur, même bien intentionné, ne se doute souvent pas qu’il donne une trop grande importance à certain mot et qu’il arrondit sa période chantante au grand détriment de la juste compréhension des paroles.

Je citerai comme exemple de fausseté d’expression, dans l’Ave Maria de Gounod (déjà nommé), toute la phrase finale, qui, à part même son style éminemment théâtral, présente une succession d’anomalies des plus choquantes au point de vue expressif.

Pourquoi cette note élevée (délice du chanteur ou de la chanteuse) sur hora ? Hora est bien un mot important, à condition toutefois qu’il soit en opposition avec nunc et surtout intimement lié à mortis nostræ, qui est sa seule explication.

Au contraire, c’est à peine si, dans l’adaptation en question, nunc peut être saisi au passage tandis que : in hora, répété deux fois avant que son sens soit déterminé par mortis nostræ, prend, en raison de l’expression vocale, une importance exagérée, et, pour comble, la conclusion explicative : mortis nostræ, trop longtemps attendue, ne conclut même pas musicalement, mais s’enchaîne par une cadence au mot Amen, fort étonné, lui, de se trouver ainsi partie intégrante de la phrase qui précède.

Je pourrais donner cent autres exemples, j’ai choisi celui-ci, très connu, pour servir de type.

  1. Le texte est ridiculisé par la répétition inintelligente des paroles.

Je ne veux pas me poser ici en puritain intransigeant et en adversaire absolu de la répétition des paroles ; cependant je tiens à bien établir ceci : lorsque pour une raison de construction musicale le compositeur se croit fondé à prendre ce parti, il est tout à fait indispensable qu’il le fasse avec goût et intelligence, c’est-à-dire que la reprise ou redite des paroles offre un sens complet et soit placée comme une insistance, comme un renforcement musical de l’idée déjà exprimée. C’est ainsi, du moins, qu’à de très rares exceptions près, les maîtres du chant d’église ont compris ce système.

On m’objectera les longs airs de Bach, bâtis sur deux ou quatre vers seulement ; mais d’abord — j’ai tenu à l’établir en commençant ces articles — les cantates et les messes de Bach, admirable musique religieuse de concert, ne sont pas de la musique d’église proprement dite ; ensuite, je crois qu’on trouvera difficilement, chez ce maître du sentiment, une œuvre où la répétition parfois excessive du texte soit ridicule ou inintelligente, souvent même elle sert comme de ressort à l’expression, qui y trouve une force nouvelle ; mais répéter, au courant d’une phrase, des mots de nulle importance s’ils sont entendus seuls, comme propter ou suscipe, mais ressasser indéfiniment un Amen (Berlioz avait déjà flagellé ce travers de son maître Cherubini), mais redire jusqu’à extinction… des voix :

in gloria
Dei Patris, Dei Patris, Dei Patris,
Patris,
Patris,

à tel point qu’il semble qu’on assiste plutôt à une représentation d’Offenbach qu’à un office religieux, voilà ce qu’on doit vraiment interdire comme un flagrant manque de respect au texte sacré.

Donc, dans toute musique moderne destinée à l’église, il est essentiel que les compositeurs se préoccupent avant toute chose : 1° de l’intégrité absolue du texte choisi ; 2° de la justesse et de la clarté des accents toniques et expressifs ; 3° que la répétition des paroles (s’il est besoin qu’elles soient répétées) offre toujours un sens complet et terminé.

Dans mon dernier article, je me verrai forcé d’entrer, à propos de l’expression orante, en quelques considérations de technique plus spécialement musicale, afin de répondre à la question de l’aimable correspondant qui a motivé l’éclosion de ce long — peut-être trop long — travail.

  1. La musique d’église doit être orante, c’est-à-dire n’employant d’autres moyens d’expression que ceux qui conviennent à un état de prière.

Comme ce dernier article concerne plus spécialement les compositeurs modernes de musique religieuse, je demande à remettre sous les yeux des lecteurs l’objection formulée par l’un d’eux :

— Pourquoi préconiser exclusivement le genre dit palestrinien ?
— Pourquoi nous obliger à faire des pastiches ?
— Ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ?

Que l’on me permette de répondre méthodiquement à chacune de ces questions.

  1. Pourquoi préconiser exclusivement le genre dit palestrinien?

Nous ne préconisons exclusivement aucun genre.

Nous disons seulement, et avec la plus ferme conviction, que la musique destinée à être exécutée à l’église doit être digne du lieu où elle est appelée à se produire, qu’il est essentiel qu’elle s’y trouve à sa place, et, pour cela, elle doit être vocale, à l’exclusion de tous instruments d’orchestre qui ne sonnent point à l’église, tout en y rappelant les impressions du théâtre ou du concert ;

Collective, car c’est tout le peuple qui prie et chante, et nul soliste, à l’exception du prêtre, n’a le droit de se substituer à cette collectivité ;

Respectueuse du texte liturgique, ce qui semble devoir se passer d’explication.

Or, la musique dite palestrinienne fut vocale, collective, respectueuse du texte ; voilà pourquoi nous l’aimons et la proclamons musique d’église au même titre que la musique grégorienne et que la belle musique populaire en langue vulgaire, mais sans préconiser exclusivement, sans mettre l’une de ces sortes de musique en antagonisme avec les autres.

  1. Pourquoi nous obliger à faire des pastiches?

Mais nul ne peut obliger quelqu’un à faire un pastiche ! Et cette violation de la liberté du compositeur est tellement loin de notre pensée, que l’un des articles, je pourrais presque dire organiques, de la Schola Cantorum est la création d’une musique religieuse moderne.

Il y a évidemment confusion dans l’esprit de notre aimable correspondant, qui parait faire consister le fait du pastiche dans l’identité des moyens employés, ce qui n’est point exact. Il faudrait alors dire que les quatrième, septième, huitième symphonies de Beethoven sont des pastiches d’Haydn, parce que celui-ci, dans ses grandes symphonies, emploie le même nombre et la même qualité d’instruments. Appellera-t-on les douzième et quatorzième quatuors des pastiches de Mozart, parce que celui-ci a écrit également des œuvres pour deux violons, un alto, un violoncelle ?

Et parmi tous ces admirables maîtres du chant religieux, ceux même qui sont ici en cause, en trouve-t-on deux qui se ressemblent ? Chacun n’a-t-il pas, malgré l’emploi des seuls moyens vocaux, une personnalité très certaine et très différente de celle du voisin ? — Quoi de plus dissemblable que les œuvres de Josquin comparées à celles de Guerrero ? celles de Vittoria à celles de Palestrina ? celles de Roland de Lassus à celles de Nanini ?

Je crois, quant à moi, que l’erreur de certains esprits, confondant toutes ces personnalités si tranchées en un seul bloc dit : palestrinien, provient uniquement de ce qu’ils ne les connaissent pas. S’ils les avaient vraiment étudiées avec bonne foi, ils trouveraient entre Josquin et Vittoria, par exemple, d’aussi sensibles différences qu’entre Rameau et Gluck, qu’entre Bach et Beethoven.

Qu’il ne soit donc point question de pastiche. Pour peu que vous ayez en vous quoique ce soit de force créatrice, écrivez une œuvre pour quatre instruments à cordes, vous ne pasticherez point Beethoven ; composez une prière pour plusieurs voix, vous ne pasticherez point Palestrina.

  1. Ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ?

Certainement, cher correspondant ! Et c’est précisément ce que nous cherchons, ce que nous demandons, ce que nous appelons de toutes nos forces !

Seulement, gardez-vous bien de croire que l’art de notre temps consiste à déchaîner à l’église toutes les sonorités de notre orchestre de théâtre perfectionné ; gardez-vous bien de penser que ces ressources multiples que vous mettez en avant consistent en l’adjonction au simple, double ou triple chœur, de deux orgues, de vingt harpes, de tout un jeu de saxhorns, de quelques sarrusophones, voire d’une batterie de célestas (cet instrument semble, par définition, prédestiné à la musique religieuse, il est étrange que nul maître de chapelle n’ait encore songé à l’employer).

Non, l’Art, ce n’est pas tout cela; la question des procédés et des moyens n’est qu’accessoire; je reçois une impression plus artistique en contemplant la naïve et pieuse sculpture d’un auteur inconnu, perdue en l’ornementation d’un portail de cathédrale, qu’à l’aspect de l’opulente église du Gesù à Rome, où sont accumulées toutes les richesses de l’Europe et des Indes; je suis plus touché par l’audition du simple Miserere de Josquin des Prés, que par tout l’emphatique fracas du Tuba mirum de Berlioz, aux quatre orchestres tonnants.

Compositeur, mon ami, l’art n’est pas dans les moyens que vous employez, l’art est en vous-même ; voulez- vous faire une œuvre qui soit à sa place à l’église ? prenez simplement les moyens vocaux, le chœur, et si vous êtes bien inspiré par votre texte, soyez tranquille, ce que vous écrirez ne sera point du pastiche, mais bien de l’art de votre temps.

Laissez-moi du reste vous faire observer qu’il est absurde de croire que l’on puisse faire autre chose que de l’art de son temps.

Faire œuvre artistique, c’est tirer quelque chose de soi-même, c’est donner un peu de sa propre substance ; si vous n’êtes point un vulgaire copiste, ce sera donc votre cœur, ce sera votre pensée, ce sera votre être que vous mettrez en votre œuvre, et cette œuvre, quels que soient les moyens dont vous vous servirez, sera bien de l’art de votre temps.

Mais pour que votre œuvre soit juste à tous égards, encore faut-il qu’elle soit à sa place, et si elle est faite en vue de l’église, il ne suffit point pour cela qu’elle soit vocale, collective, respectueuse du texte, elle doit être douée d’une quatrième qualité tout aussi importante que les autres, quoique, peut-être, un peu plus subtile à expliquer.

L’œuvre doit être orante.

Et, par ce terme, j’entends que son expression doit être celle de la prière. Un mot préalable sur ce qu’on entend en musique par expression, me semble nécessaire.

L’expression est la coloration des sentiments et leur mise en valeur par rapport les uns aux autres.

L’expression musicale consiste à colorer et à accentuer certaines phrases ou certains membres de phrase, de façon à les différencier d’autres phrases ou d’autres membres de la même phrase.

Il y a trois facteurs de l’expression musicale dont chacun s’adresse à l’un des éléments primordiaux de l’art musique.

  1. L’agogique ou expression rythmique, dont les effets sont le plus ou moins de précipitation ou de régularité dans les mouvements. L’agogique engendre les nuances relatives de mouvement et de repos.
  2. La dynamique ou expression mélodique, dont les effets sont le plus ou moins d’intensité ou de force dans les sons qui constituent une période mélodique. La dynamique engendre les nuances relatives de force et de faiblesse.
  3. La tonalité ou expression harmonique, dont les effets sont les modulations. La tonalité, en tant que facteur de l’expression, engendre les nuances relatives de clarté et d’obscurité.

Il s’agit donc, dans la musique à l’église, que chacun de ces facteurs expressifs contribue à augmenter la puissance intensive de la prière.

Quant à ce qui est des deux premiers, leurs effets sont assez connus pour que le compositeur qui a un peu réfléchi sur son art ne se trompe guère dans leur emploi ; il ne ralentira pas rythmiquement un passage où le texte se hâte, il saura accentuer et mettre mélodiquement en valeur toute parole ou toute phrase importante.

Malheureusement, le troisième facteur expressif est, je ne sais pourquoi, absolument négligé par les théoriciens modernes. On n’enseigne pas la tonalité dans nos écoles de musique, on y veut totalement ignorer les causes et les effets de la modulation.

Or, étant donné l’enseignement presque exclusivement harmonique qui est seul en usage dans nos Conservatoires, voici le phénomène qui se passe journellement : un élève (voire un maître…) cherche à mettre sur pied une phrase mélodique…, elle ne vient pas. Beethoven a cherché trois mois la deuxième idée de la Symphonie héroïque, mais notre homme est pressé : il faut que sa phrase soit trouvée et écrite à onze heures moins un quart… Que faire? — Moduler, tout simplement, sans raison, sans autre explication que cet axiome ou plutôt ce sophisme : « Quand on ne trouve rien, on fait une modulation, et ça y est ! »

Ah ! ne croyez pas cela, pauvres musiciens ! votre modulation est un important facteur expressif ; si celui-ci porte à faux, votre œuvre sera tout aussi défectueuse que si, de parti pris, vous y aviez accentué des syllabes faibles ou que vous y ayez employé le vieux cliché de l’Opéra : Volons à son secours ! sur un pas de marche funèbre, car la nuance de tonalité n’est pas un élément plus négligeable que la nuance de mouvement ou celle d’intensité mélodique.

Je ne fais point ici un cours de composition, mais je veux cependant prémunir les auteurs contre cette manie de modulation sans raison, dont nous avons du reste tous souffert. Et lorsqu’il s’agit d’une prière, d’une prière vocale, combien la modulation est plus dangereuse encore ! Avec le système trop répandu de moduler pour moduler, outre que l’exécution chorale devient vacillante et incertaine, il est constant que l’accent simple, point de départ de l’expression, se dénature et se perd ; de plus, l’effet de la modulation étant relatif suivant la position des tonalités vis à vis les unes des autres, il s’ensuit que souvent un passage qui devrait être très accentué se trouve dans l’ombre et réciproquement, en raison des modulations dont il est entouré. Si, au con- traire, le texte traité présente des changements d’état soit vers l’ombre, soit vers la lumière, combien l’expression agogique et dynamique gagnera en intensité si la modulation vient souligner et pour ainsi dire colorer ces changements !

Les auteurs des quinzième et seizième siècles se sont peu servi de la modulation comme agent expressif ; voilà donc l’élément nouveau que nous, modernes, nous pouvons introduire dans la musique d’église, voilà le filon à exploiter, mais en cela, prenons garde ! Avant tout, il est essentiel que ce moyen soit employé avec un jugement très sûr et très sain, car, outre les difficultés d’exécution qu’il entraîne presque toujours, il faut se garer de tomber par son fait dans la musique de théâtre, car dans ce cas, « le dernier état de cet homme serait encore pire que le premier », comme il est dit dans l’Évangile. — Donc, modulons, amis, mais sachons pourquoi.

Voilà la raison pour laquelle j’ai tenu à établir en tête de ce chapitre que la musique orante est celle qui emploie, tant en agogique qu’en dynamique et en tonalité, les seuls moyens expressifs compatibles avec un état de prière.

Une dernière condition dont je n’ai point parlé tout d’abord parce qu’elle n’a pas trait à l’œuvre, mais au compositeur : Celui qui veut écrire de la vraie musique d’église doit avoir la foi. Et ceci, je le dis bien haut, est la première de toutes les vérités au point de vue artistique général ; le créateur qui ne croit pas vivement et profondément à ce qu’il veut créer, n’est pas digne du beau nom d’artiste.

Qu’on me permette, à ce propos et en guise de mot de la fin, une anecdote personnelle.

Il y a quelque vingt-cinq ans, j’étais jeune, enthousiaste, et je professais une sincère admiration pour un compositeur muni de toutes les estampilles officielles, dont un oratorio de grande allure était alors en cours d’exécution. Je faisais partie de l’orchestre appelé à interpréter cette œuvre.

Un jour, le susdit compositeur, qui, je ne sais pourquoi, m’avait pris en amitié, me fit l’honneur de causer avec moi de son art (je n’aurais osé dire de notre art, tellement il me paraissait au-dessus de ce à quoi je pouvais aspirer). Comme je m’extasiais de bonne foi sur le sentiment vrai (ou que je croyais tel) de certaines scènes religieuses, voire évangéliques, de son œuvre, il me répondit négligemment : « Oh ! Vous savez, toutes ces blagues-là, moi, je n’y crois pas, mais ça réussit auprès du public. »

J’avoue que ce fut un rude coup pour ma jeune admiration, et, dès ce moment, je me pris à douter de l’avenir artistique de ce compositeur, —
Ai-je eu tort ?

VINCENT D’INDY

Quelques réflexions sur cet article :

Le compositeur dont l’incroyance déçoit si lourdement d’Indy dans son anecdote de fin est probablement Camille Saint-Saëns, qui faisait créer en 1876 son oratorio Le Déluge au théâtre du Châtelet par l’Orchestre Colonne, avec lequel d’Indy a régulièrement collaboré toute sa vie.
Force est de constater aujourd’hui l’actualité brûlante de l’analyse de Vincent d’Indy. Les guitares et les batteries ont remplacé l’orchestre romantique de Gounod, et si on ne peut pas dire que les chanteurs populaires emploient la liturgie comme plate-forme pour leurs concerts (quoique : des exemples existent), il est indéniable que les musiciens liturgiques ont fréquemment une attitude centrée sur la reconnaissance par l’auditoire de la qualité de leur exécution, plus qu’orientée vers la louange immédiate de Dieu ; et surtout, que les curés sont souvent plus préoccupés de mettre en place dans la liturgie des éléments qui font « venir du monde », que de rendre à Dieu le culte de l’Église.

L’analyse de d’Indy sur les facteurs de l’expression musicale est intemporelle. Sa critique des modulations gratuites est clairvoyante : combien de chants modernes utilisent le procédé affreusement téléphoné consistant à hausser d’un demi-ton le dernier refrain, parce que « ça réussit auprès du public » ? Mais ce sont aussi les expressions dynamiques et rythmiques qui sont aujourd’hui bâclées et utilisées à mauvais escient : tel chant traite d’un thème solennel sur des rythmes syncopés et, par-là, dansants ; et la plupart ne comportent aucune nuance, « aplatissant » les divers éléments du texte.

Il est enfin frappant de constater que, si la primauté de la voix et le caractère collectif du chant sont généralement bien respectés aujourd’hui, le respect du texte liturgique est à tel point tombé aux oubliettes que pratiquement aucun des textes du propre n’a été mis en musique en français, les compositeurs des décennies passées préférant employer des textes non liturgiques.

Matthias B.

Pourquoi chanter les propres (et d’abord, qu’est-ce que c’est) ?

Schola Cantorum de la Communauté Saint-Martin.

Si votre paroisse dispose d’une chorale paroissiale, ou si (ce qui beaucoup plus fréquent) elle dispose d’une personne pour « animer les chants » (et supposons que ce soit vous), la première question qu’elle se pose est souvent la suivante : « on prend quel chant d’entrée ? ». Et alors on se dispute, parce que unetelle voudrait chanter ce chant à Marie qui est genre troooop beau (et vu la pluie d’étoiles filantes qui passe dans ses yeux, on se gardera bien de la contredire, d’autant plus que lesdits yeux ne manquent pas de beauté), untel préfère ce cantique entendu à Paray, qui est, à l’entendre, fort populaire auprès des jeunes (ce que l’on ne saurait souvent contester). Josiane Michu, soixante-cinq ans, préfère cette chanson composée dans les années 70 et qui, à l’entendre, devait être fort populaire dans ces années-là ; le Marquis de Grandgousier, quant à lui, préfère de très loin ce cantique « de toujours » entendu, que ses ancêtres chantaient tous les ans pendant le Carême. Adélaïde de la Tour-Quiglouce, elle, trouve que décidément, ce chant « oriental » est ma foi fort beau, et mériterait d’être chanté à l’offertoire ; quand au musicologue (Conservatoire et autres titres prestigieux), il trouve que ce petit motet baroque signé Palestrina ou Vivaldi (on ne sait plus, mais lui, si), compliqué à souhait mais ne manquant ni de charme ni de splendeur, trouverait une très bonne place à la communion. Et l’on n’oubliera pas les petits n’enfants du « Caté’ », à qui il faut bien trouver quelque chose à chanter pour les calmer, sans quoi ils risquent de manger leurs camarades en tapant sur leurs coloriages. Ou l’inverse.

Autant d’opinions différentes, qui suffiraient à mettre n’importe quelle sacristie à feu et à sang, pour le plus grand bonheur du curé, on l’imagine bien (pour les deux du fond, cette incise était ironique). C’est ce qui ne manque pas d’arriver ici, où tous se battent et se déchirent.

Cette image vous donnera peut-être une petite idée du carnage qui commence à se jouer en sacristie.

Imaginons alors un petit galopin, un homme nouveau dans cette équipe paroissiale, commencer à intervenir (alors que jusqu’ici, il s’est tenu coi). Imaginons qu’il leur tienne le discours suivant :

« Nan mais tout ça c’est bien gentil mais on n’a pas besoin de se disputer : on a déjà un chant d’entrée ».

Immédiatement, tous cessent de se disputer, Josiane lâche la jambe du musicologue (que son dentier mordait avec avidité), le Marquis abaisse l’épée avec laquelle il s’était promis de pourfendre le jeune chacha parodien, et les n’enfants du caté cessent leur cannibalisme (ou leur coloriage, le narrateur lui-même avoue qu’il n’en sais plus rien). Tous sont très étonnés ; quoi, on a déjà un chant d’entrée ?

Le galopin (par commodité, nous l’appellerons Gontran d’Occam) poursuit alors :

« Ben oui : ça s’appelle l’introït, c’est l’équivalent de l’antienne d’ouverture écrite dans le missel ; la partition du chant, on peut la trouver au graduel romain, ou au graduel simplex. Et c’est la même chose pour l’offertoire et la communion. En fait, on a juste besoin de les apprendre ».

Eh oui, cher lecteur : au risque de vous surprendre, sachez que les chants de la Messe sont déjà prêts à être utilisés : il s’agit de ceux qui se trouvent dans le « Graduale romanum », qui donne tous les chants de la Messe, ce qu’on appelle le Propre.

Pour ceux qui ne seraient pas familiers avec cette notion, voici quelques indications. Les textes de la Messe se subdivisent en deux catégories : l’ordinaire et le propre. L’ordinaire, c’est ce qui revient à chaque Messe : Kyrie, Gloria (s’il y a lieu), Credo, Sanctus, Agnus Dei. Ces textes ne changent pas, ils ne sont pas susceptibles d’être remplacés par d’autres textes. Tout au plus, on omet le Credo et le Gloria en-dehors des dimanches et fêtes ; et l’on ne dit pas le Gloria aux temps de pénitence (comme en ce moment en Carême).

Le propre, quant à lui, est ce qui est propre, précisément, à la Messe que l’on célèbre. Cela recoupe principalement trois types de textes :

  • D’abord les lectures ; elles sont propres au jour (et plus encore maintenant, alors que la réforme liturgique enclenchée par le dernier concile œcuménique a considérablement étendu le lectionnaire) ; c’est ainsi qu’on entend l’Évangile des Béatitudes à la Toussaint, ou celui de la Passion aux Rameaux.
  • Ensuite, les prières (collecte, prière sur les offrandes, préface, etc). Contrairement aux liturgies orientales, où ces prières sont fixes, la liturgie romaine dispose de plusieurs oraisons, propres à chaque Messe ou chaque type de Messe.
  • Enfin, les chants. Ces chants sont habituellement au nombre de cinq :
    • Antienne d’ouverture (ou introït), accompagnée d’un psaume.
    • Psaume entre les lectures (on peut aussi prendre le répons graduel indiqué par le Graduale romanum).
    • Ce mot en « A » qu’il est interdit de prononcer en Carême (et qui est du coup remplacé par le « trait »).
    • Antienne d’offertoire, accompagnée de versets psalmiques.
    • Antienne de communion, accompagnée d’un psaume.

Entre le mot en « A » et l’Évangile, vient parfois la « Séquence », composition poétique propre à certains jours.

À ce stade, vous pourriez vous demander quel est l’intérêt de chanter ces textes, au lieu de choisir nous-mêmes ceux qui nous plairaient. C’est une question légitime. Voici quelques réponses possibles :

I. Les propres sont traditionnels.

Que l’on ne confonde pas ce dernier mot avec la militance pour tel ou tel millésime des livres liturgiques romains ; l’auteur de ces lignes avoue ainsi qu’il ne verrait pas d’un mauvais œil la disparition corps et bien du missel de 1962. Les textes dont nous parlons ont cependant été chantés pendant des siècles, par nos ancêtres, et méritent de ce fait notre respect. Si nous avions un peu de respect pour cette démocratie des morts qu’est la tradition (comme le dit, magnifiquement d’ailleurs, Chesterton), cet argument devrait nous suffire. Attention : dire qu’ils sont traditionnels ne revient pas à dire qu’ils ont été chantés par nos ancêtres, et qu’on devrait ainsi les garder comme on garde des pièces de musée ; mais cela revient au contraire à dire que s’ils ont pu nourrir des générations de chrétiens avant nous, nous aurions tort de les balayer d’un revers de main pour imposer nos propres compositions.

II. Les propres sont recommandés par l’Eglise.

Eh oui : la liturgie romaine rénovée à la suite du Concile Vatican II non seulement permet mais encourage et recommande le chant des propres de la Messe. Voici par exemple ce que dit la Présentation générale du Missel romain au sujet de l’introït :

[L’introit] est exécuté alternativement par la schola et le peuple ou, de la même manière, par le chantre et le peuple, ou bien entièrement par le peuple ou par la schola seule. On peut employer ou bien l’antienne avec son psaume qui se trouvent soit dans le Graduale romanum soit dans le Graduale simplex ; ou bien un autre chant accordé au caractère de l’action sacrée, du jour ou du temps, dont le texte est approuvé par la Conférence des Évêques.

Commentons. Nous voyons qu’il faut employer le texte de l’introït se trouvant dans le Graduale romanum ou dans le Graduale simplex (qui contient des mélodies grégoriennes simplifiées à l’usage des petites paroisses). Il est permis d’employer un autre chant, mais non sans conditions : d’abord, il s’agit d’un usage secondaire, mentionné en deuxième lieu, ce qui indique qu’il n’est pas idéal ; ensuite, ce chant doit être adapté au temps liturgique (il n’y a aucun sens à prendre un « chant de louange » au début d’une Messe quadragésimale par exemple) ; enfin, le texte de ce chant doit être approuvé par la conférence des évêques, ce qui est loin d’être le cas de tous ; vous êtes-vous demandé si vos chants étaient bien approuvés, en bonne et due forme ? Si ce n’est pas le cas, jetez ces chants et usez des propres.

III. Les propres sont bibliques.

Ce qui différencie les propres de tout autre texte composé récemment est leur caractère hautement biblique. Presque tous ces textes sont tirés de la Parole de Dieu, dont le dernier concile a remis en valeur l’importance extrême dans la liturgie. Rejeter ces textes, c’est rejeter la Parole de Dieu elle-même.

IV. Les propres sont riches.

Ces chants sont porteurs d’une richesse biblique et dogmatique insurpassable. À un moment où l’on se demande quelle formation pourraient recevoir les fidèles, où ils doivent rendre compte de leur foi, ces textes ne sont pas sans intérêt. Prenons par exemple l’introït de la Messe du Jeudi Saint :

Nos autem gloriari oportet in cruce Domini nostri Iesu Christi, in quo est salus, vita et resurrectio nostra, per quem salvati et liberati sumus. Quant à nous, il faut nous glorifier dans la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui est notre salut, notre vie et notre résurrection, par qui nous sommes sauvés et délivrés.

Évidemment, un tel texte (Galates 6, 14) n’a pas été choisi au hasard. Et quelle catéchèse merveilleuse ! En quelques mots, tout est dit : le salut par la Passion du Christ, notre glorification en Sa croix, la Résurrection qu’elle nous valut. Et chanter le tout en entrant dans la Messe du Jeudi-Saint n’est évidemment pas anodin, puisque c’est précisément durant la Sainte-Cène que le Christ s’offre pour notre salut. De quoi résoudre en une phrase la stérile opposition entre repas et sacrifice qui encombre certains milieux de l’Église. Et de quoi en tirer profit en ce qui nous concerne.

V. Les propres font partie intégrante de la liturgie.

Ce fait est absolument capital. Les propres ne sont pas des textes que l’on rajouterait à la Messe pour faire joli, ou pour faire passer le temps ; ils sont un texte de la Messe, au même titre que les lectures et les oraisons. Amputer la Messe de ces textes revient à se priver d’une part de celle-ci. Au reste, la substitution des propres par d’autres textes est absolument impensable dans les liturgies orientales, qui restent conscientes de ce qu’on ne chante pas à la Messe ; on chante la Messe.

D’ailleurs, si je préfère choisir moi-même un chant pour accompagner la liturgie, au lieu de chanter la liturgie elle-même, alors, pour être cohérent, je ne devrais pas m’opposer à ce que les lectures bibliques soient remplacées par des textes composés ad hoc par untel ou unetelle. Si je le fais, je présuppose que ces lectures font partie de la Messe, et que les enlever reviendrait à priver la Messe d’une partie d’elle-même. À celui qui objecterait que la Messe, privée de ses propres, n’en serait pas invalide pour autant, je répondrais qu’un homme, privé de ses bras et jambes resterait incontestablement un homme. Est-ce une bonne raison pour les lui couper ?

VI. Les propres sont beaux.

Écoutez-moi ceci par exemple.

Une telle beauté se passe de tout autre commentaire.

_______________

En guise de conclusion, l’auteur de ces lignes se permet d’appeler à l’action. Écoutez la voix de Gontran d’Occam : chantez les propres. Vous ne le regretterez pas.

Reste une question importante : celle de la langue. Actuellement, ces propres n’existent, pour l’essentiel, qu’en latin. En soi, ce n’est pas problématique : le dernier concile œcuménique a explicitement demandé que « l’usage de la langue latine soit conservé pour les rites latins » (Sacrosanctum Concilium, N°36).

Dans la pratique, l’usage de la langue vernaculaire s’est généralisé à toute l’Église latine. En soi, ce n’est pas un mal ; mais cela rend les propres difficilement accessibles. Une assemblée habituée à chanter en français aura du mal à passer au latin. Faut-il pour autant renoncer aux propres ? Ce serait trop facile.

Que l’on nous permette aujourd’hui de proposer une tierce voie. S’il est impossible de chanter les propres en latin, en raison de leur latinité, l’on pourrait alors traduire ces textes et les chanter en français (en les adaptant aux mélodies grégoriennes ou, plus probablement, en composant de nouvelles mélodies d’inspiration grégorienne). Cette solution a déjà été mise en œuvre par nombre de chrétiens orientaux en Europe Occidentale ; elle l’a été depuis longtemps également par les anglicans, dont la tradition chorale reste à ce jour une pure merveille. Enfin, elle l’est maintenant par certains compositeurs francophones, bien que leurs travaux soient peu connus du grand public catholique (on pense par exemple à cet ouvrage récent, tout à fait digne d’intérêt).

Pour résumer notre position, nous citerons le P. Bouyer, éminent théologien et acteur de la réforme liturgique :

Toutefois, une lecture pleinement liturgique de la Parole divine, à plus forte raison celle des chants psalmiques, doit avoir une solennité, non point surajoutée, mais découlant de la nature du texte lui-même. C’est au chant liturgique qu’il appartient de la donner. La Bible hébraïque comporte, depuis une très haute antiquité, des accents mélodiques considérés par les Juifs comme un élément inséparable du texte sacré. Pour eux, la lire publiquement autrement qu’en respectant cette cantilène traditionnelle, qui soustrait la Parole à toute tentative d’accaparement personnel de la part du lecteur, serait un véritable sacrilège. Jusqu’à la fin du Moyen Age et l’introduction malheureusement des « messes basses », on avait toujours été du même sentiment dans l’Église latine à l’égard des textes bibliques ou liturgiques. Les Orientaux sont tous restés fidèles à ces vues et à ces pratiques. C’est dire l’importance d’un chant d’Église à créer, ou adapter, pour la langue vulgaire, et qui en fera une langue non moins sacrée que le latin. On s’en occupe, et il y a lieu d’espérer que nous aurons bientôt les mélodies nous permettant, non seulement de chanter les chant psalmiques de procession ou de méditation, mais jusqu’aux lectures bibliques. Les anglicans et les luthériens ont depuis longtemps réalisé cela superbement. Il n’y a pas de raison pour que les catholiques soient incapables d’y arriver1.

Et si vous pouvez chanter les propres en latin… qu’attendez-vous ? Au travail et plus vite que cela ! Josiane, Adélaïde, le Marquis et les enfants du Caté vous attendent. Vous, de votre côté, n’attendez plus.

1Louis Bouyer, article du 13 novembre 1964, France Catholique N° 937.

[Grégorien] Quel ordinaire pour quelle messe ?

Nombreux sont, de nos jours, les responsables de la musique liturgique qui souhaitent réintroduire le chant vénérable de l’Eglise romaine, le chant grégorien, dans nos célébrations liturgiques, selon le souhait exprimé par l’Eglise au Second Concile du Vatican (cf Constitution sur la Sainte Liturgie, par. 116). Le plus simple est encore de commencer par l’ordinaire (Kyrie, Gloria, Sanctus, Agnus). Cependant, la tradition romaine offre un grand nombre d’ordinaires grégoriens pour chaque temps liturgique, ou type de fête, et il peut être difficile de s’y retrouver.

Nous reproduisons ici, comme un pense-bête, les indications pour l’usage des différents ordinaires, tels que donnés dans le Liber Usualis de 1962. On notera qu’elles ne couvrent pas tout à fait toutes les possibilités ; par exemple, le temps de la Septuagésime n’est pas déterminé, mais l’absence de Gloria pousse à user des ordinaires qu’on utiliserait en Carême.

Pour la forme ordinaire, il est sans doute utile de rappeler que les « fêtes de premières classes » correspondent au « solennités », les « fêtes du deuxième classe », aux « fêtes », et les « fêtes du troisième classe », aux « mémoires ». Ce qu’on appelle « commémoraison » dans la forme extraordinaire a disparu lors de la Réforme de 1969, à moins que l’on considère les « mémoires optionnelles » comme leurs successeurs. De mêmes, les « Vigiles », jours de préparation pénitentiels aux grandes fêtes, célébrées en violet, n’existent plus.

Enfin, il faut remarquer que la coutume a souvent usé d’un ordinaire plus largement que ne le prévoit le Liber ; ainsi, la messe VIII « De Angelis » est concrètement chantée lors de nombreux dimanches du temps ordinaire, ainsi qu’aux dimanches du temps de Noël.

Il est souhaitable que les fidèles soient exposés à une diversité suffisante d’ordinaires grégoriens, qui puissent nourrir leur piété en harmonie avec le cycle de la Liturgie. Puisse ce petit article y contribuer.

Temps pascal : Messe I (Lux et Origo)

Dimanches en vert : XI (Orbis factor)

Dimanches de l’Avent et de Carême : XVII

Fêtes de 1è classe : Messe II (Kyrie fons bonitatis), III (Kyrie Deus sempiterne)

Fêtes de 2è classe : IV (Cunctipotens Genitor Deus), V (Kyrie magnae Deus potentiae), VI (Kyrie Rex Genitor), VII (Kyrie Rex splendens), VIII (De Angelis)

Fêtes de 3è classe : XII (Pater cuncta), XIII (Stelliferi conditor orbis), XIV (Jesu redemptor)

Fêtes de la Vierge : IX (Cum Jubilo), X (Alme Pater, moins solennel)

Aux commémoraisons et aux féries du temps de Noël : XV (Dominator Deus)

Féries en vert : XVI

Féries de l’Avent et du Carême, Vigiles, Quatre-Temps et Rogations : XVIII (Deus Genitor Alme)

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