Avec les Laudes et les Matines, les vêpres sont l’une de trois heures dites « majeure » du bréviaire romain. Cet office, qui n’est ordinairement plus que récité en privé quotidiennement par les prêtres, est souvent encore chanté au chœur, dans les églises paroissiales, les dimanches et jour de fêtes. Comme pour les autres heures majeures, le chant de l’office des vêpres, s’accompagne de quelques cérémonies liturgiques, plus ou moins solennelles selon la festivité du jour.
Cet office se déroule ainsi : l’introduction est chantée debout, puis on s’assoit pour chanter cinq psaumes encadrés d’une antienne, puis on se lève pour chanter une hymne après une courte lecture (appelée capitule), on chante ensuite le cantique de la Sainte Vierge (ou Magnificat) lui aussi encadré par son antienne propre, pendant ce cantique, on encense l’autel et le chœur ; enfin, le prêtre chante l’oraison finale, et l’office se termine par le chant du Benedicamus Domino.
La solennité des vêpres non pontificales se compte par le nombre de chapiers (de zéro à six) accompagnant l’officiant. Il est à noter que pour les simples féries, là où on chante l’office au chœur, il ne convient pas de l’accompagner de cérémonies particulières ; c’est ce qu’on appelle les vêpres fériales. Nous parlerons dans cet article des vêpres simples, c’est-à-dire sans chapiers.
On ne prépare pour cet office qu’une chape pour l’officiant (ainsi qu’une étole s’il est l’ordinaire du lieu uniquement), les deux cierges des acolytes, allumés comme ceux de l’autel et l’encensoir éteint à la sacristie, avec la navette d’encens.
Le prêtre officiant est accompagné de quatre servants : un thuriféraire, deux acolytes et un cérémoniaire. Ils processionneront dans cet ordre : le thuriféraire en tête, mains jointe, les acolytes marchant côte à côte leurs cierges allumés, le cérémoniaire marchant à la droite du célébrant et relevant la chape de sa main. Pour les grandes solennités (mais cela devrait rester propres aux grandes solennités) le clergé processionne derrière les acolytes. Si la la croix est requise par la présence d’un prélat ou d’une communauté religieuse ou séculière, elle est tenue entre les acolyte ; dans le cas contraire, on s’abstiendra de faire processionner la croix.
En arrivant au pied de l’autel, le thuriféraire se place légèrement à gauche, les acolytes s’écartent et se placent de chaque côté, l’officiant vient se placer au milieu, tandis que le cérémoniaire, toujours à sa droite, fait signe de saluer la croix.
Après la génuflexion, l’officiant, le thuriféraire et le cérémoniaire s’agenouillent au signe du cérémoniaire, tandis que les acolytes vont éteindre leurs cierges après les avoir posés sur la première marche de part et d’autre de l’autel. Ils vont ensuite se mettre debout à leur place autour de la crédence, du côté épître du sanctuaire en génufléctant ensemble face à la croix derrière le célébrant.
Lorsque le célébrant a récité la prière Aperi, Domine, os meum, (cette prière peut, suivant les rubriques de 1960, être remplacée par une autre prière) le cérémoniaire fait lever tout le monde et accompagne l’officiant à la banquette. Il y prend le livre qu’il présente à l’officiant (chaque fois qu’il lui présente, il s’incline profondément de tout son corps avant et après). Celui-ci entonne le Deus in adjutorium, le cérémoniaire ferme alors le livre pour s’incliner vers la croix au Gloria, puis il l’ouvre à nouveau pour l’intonation de la première antienne par l’officiant.
À l’intonation du premier psaume, tous s’asseyent (même le cérémoniaire si c’est l’usage). Suivent alors un enchaînement de cinq psaumes, ayant chacun son antienne chantée avant et après lui. Aux vêpres simples, il n’est pas nécessaire que le cérémoniaire apporte le livre à celui qui doit entonner chaque antienne. Si la coutume existe, on peut la suivre.
Pendant le cinquième psaume, ou si celui-ci est très court, à la fin du quatrième, le premier acolyte se lève et va rallumer les deux chandeliers posés au pied des marches, puis retourne s’asseoir. Le thuriféraire se lève de même et va à la sacristie préparer son encensoir ; il reviendra avec au début de l’hymne.
Deux versets avant le Gloria du cinquième psaume, les deux acolytes se lèvent et viennent se placer devant leurs cierges, après avoir génuflecté ensemble au pied des marches. S’étant incliné vers la croix au Gloria, ils prennent leurs cierges en posant genou à terre, puis ils viennent à la banquette en génuflectant de nouveau au pied de l’autel. Le cérémoniaire les y rejoint, ils s’inclinent. Lorsque le cérémoniaire ouvre le livre, les acolytes se tournent vers lui. Le prêtre chante le capitule et entonne l’hymne, puis les acolytes se tournent vers la banquette, le cérémoniaire ferme le livre, tous s’inclinent et retournent à leur place. Les acolytes passent poser leur cierge de part et d’autre de l’autel sur la première marche.
Après l’hymne, le cérémoniaire présente une troisième fois le missel à l’officiant, qui entonne l’antienne du Magnificat. À la fin de celle-ci, le cérémoniaire vient tenir par la droite la chape de l’officiant, et ils se signent pour le premier verset du cantique. Le cérémoniaire accompagne le prêtre à l’autel, et pendant qu’il monte, appelle le thuriféraire pour l’imposition de l’encens sur le marchepied.
Le cérémoniaire demande la bénédiction (« benedicite pater reverende ») et présente la navette de la main droite en tendant la cuillère de la main gauche (avec baisements), puis il soulève le pan de la chape avec sa main gauche pour qu’elle ne gêne pas l’officiant. Le thuriféraire après avoir présenté l’encensoir, le referme une fois béni, et le donne au cérémoniaire qui lui rend la navette. Le cérémoniaire donne l’encensoir à l’officiant (avec baisements).
L’officiant encense la croix, (et les reliquaires s’il y en a) puis l’autel, et rend l’encensoir au cérémoniaire (qui le tend au thuriféraire) et retourne à la banquette. Le cérémoniaire l’accompagne, puis appelle le thuriféraire qui attendait au bas des marches. Le cérémoniaire encense l’officiant de trois coups doubles, puis rend l’encensoir au thuriféraire, qui va encenser le chœur (du plus digne au plus humble, en terminant toujours par le cérémoniaire et les acolytes), puis les fidèles. S’il y a un salut du Saint Sacrement après les vêpres, on installe l’autel en conséquence. On y place alors l’ostensoir, la clé du tabernacle et les rampes de cierges allumés, ainsi que le tabor si c’est l’usage.
Lorsqu’ils sont encensés, les acolytes se rendent à leurs cierges, et refont la même manœuvre qu’à la fin des psaumes, en s’inclinant au Gloria du Magnificat, et en venant avec leur cierge à la banquette.
Le cérémoniaire se place entre les acolytes qui se tournent vers lui lorsqu’il ouvre le livre après s’être incliné face à l’officiant. Celui-ci chante l’oraison finale, qui est suivie des éventuelles mémoires (aux vêpres, une mémoire est composée d’une antienne, chantée debout, d’un verset et son répond, et d’une oraison) ; puis de nouveau il chante « Dominus vobiscum » ; à ce moment, les acolytes et le cérémoniaire saluent l’officiant, le cérémoniaire retourne à droite du prêtre, et les acolytes avec leurs cierges se placent debout au pied de l’autel comme pour la procession d’entrée.
Après le Benedicamus domino, le thuriféraire, l’officiant et le cérémoniaire rejoignent les acolytes et se mettent en ligne. Au signal du cérémoniaire, tous génuflectent et se retirent à la sacristie (à moins que le Salut du Saint Sacrement suive directement les vêpres, ce qui est très souvent le cas après les secondes vêpres du dimanche en paroisse. Dans ce cas, les acolytes retourneraient poser leur cierge sur la première marche, puis s’agenouilleraient in plano, c’est à dire à même le sol, en même temps que le thuriféraire et le cérémoniaire, au signal de ce dernier. Le salut se déroule comme à l’ordinaire).
Ce texte est une traduction d’un article du Dr. Peter Kwasniewski sur New Liturgical Movement. Nous le remercions pour son aimable autorisation. Les notes de l’auteur sont indiquées par des chiffres, celles du traducteur, par des lettres. Illustration de couverture : David priant les psaumes, Psautier d’Ingeburge, début XIIIe.
Ceux qui ont étudié l’histoire de la spiritualité connaissent l’important glissement qui s’opère en Occident entre ce que l’on pourrait appeler la devotio antiqua, ou devotio monastica(a), et la devotio moderna (née aux XIVe-XVe siècles). La première est, pour parler familièrement, une spiritualité entrée-plat-dessert : la liturgie et la lectio divina sont les plats principaux – le culte divin public et la lecture privée (de l’Écriture, des Pères de l’Église, des commentaires sur les Psaumes) accompagnée de la prière vocale, permettent d’entrer en contemplation ; et à cela s’ajoute une bonne dose d’ascétisme matériel. En somme, ni plus ni moins que la spiritualité monastique[1].
Une fois le passage à la devotio moderna entamé, nous étions condamnés, pour ainsi dire, à aboutir au concept moderne de « prière mentale », et spécifiquement à quelque chose qui ressemblerait aux exercices de saint Ignace. Dans cette brève étude, je n’ai pas l’intention d’attaquer la devotio moderna en tant que telle, et encore moins ses déclinaisons chez les jésuites et les carmélites, mais j’aimerais plutôt examiner ce qui se passe lorsqu’une certaine attitude vis-à-vis de la prière mentale commence à détourner de la prière vocale et donc liturgique, et ultimement à la dévaloriser. Il me semble qu’il s’agit là d’une clé de compréhension de la négligence et du dénigrement progressifs subis par la liturgie, jusqu’à devenir une espèce de matériau brut qu’on exploite à des fins dévotionnelles[2].
Le théologien grec-orthodoxe Kallistos Ware (1934-2022), récemment décédé (qu’il repose en paix), fait une excellente remarque sur les raisons pour lesquelles les premiers moines de l’Église se sont infligés des austérités aussi extrêmes, et souvent choquantes pour nous :
« La sévérité et la stricte discipline de la vie monastique primitive produisent un phénomène qui mérite certainement d’être examiné, et qui participe des raisons pour lesquelles certains hommes décident de rejoindre une communauté religieuse ; il s’agit de la corrélation indéniable entre la rudesse des épreuves et une formidable mobilisation de ressources intérieures, souvent insoupçonnées. Les mots ne peuvent pas vraiment rendre compte de ce qui s’y passe, mais le fait semble bien établi. Dans le témoignage de l’Archipel du Goulag, dans celui d’hommes comme Soljenitsyne, Tertz(b), Panin(c) et Shifrin(d), dans les archives du raz-de-marée de misère déclenché par le nazisme allemand, il y a une preuve constante et admirable de la capacité de certains individus, alors qu’ils subissaient les pires privations, à libérer un dynamisme intérieur, qui se manifeste souvent par une foi impérieuse en Dieu, et qu’il ne faudrait pas confondre avec une espèce d’échappatoire mentale pourtant bien compréhensible. Cela s’est produit trop souvent au vingtième siècle pour être considéré comme un épiphénomène sans importance ; et on y discerne un lien avec les épreuves volontaires et les prouesses ascétiques des premiers moines de l’Église. Les importantes différences d’époque et de circonstances n’altèrent pas ce qu’il y a de commun entre le saint des premiers temps et le prisonnier de notre époque qui s’est élevé au-delà de la souffrance brute et de l’oppression, pour arriver à un trésor intérieur dépassant l’imagination[3]. »
Ceci, bien sûr, n’est qu’une vision partielle de la nature et de la motivation des austérités monastiques. Mais les limites mêmes de cette vision clarifient le message : qui considère aujourd’hui la vie religieuse comme à une auto-condamnation volontaire à une vie entière au Goulag (pour ainsi dire), afin de récolter la moisson spirituelle qu’une telle peine apportera ? Pourtant, c’est clairement ce que les premiers moines croyaient faire. Ils n’imaginaient pas les souffrances comme une étape initiale qui finirait par s’effacer ; ils pensaient que ces souffrances finiraient par leur paraître moins pénibles et moins importantes, simplement parce que l’amour de Dieu grandirait et dépasserait ces souffrances, même si elles-mêmes continuaient ou augmentaient.
Les ouvrages de théologie spirituelle à partir du XVIe siècle (voire avant) présentent un grave défaut : à un moment donné, la compréhension du lien entre la prière et la récitation de l’Office divin semble avoir été perdue. L’approche habituelle de ces ouvrages est de distinguer entre la prière vocale et la prière mentale ; de traiter ces deux formes de prière comme s’excluant mutuellement, en définissant la prière vocale comme la prière exprimée vocalement par des mots extérieurs, et la prière mentale comme la prière exprimée purement mentalement sans aucun son ou mot ; et de décrire la prière mentale plutôt que vocale comme le moyen par lequel un religieux atteint la perfection.
Dans ce schéma, la prière vocale est considérée comme valable a) en tant que prière pour les débutants, b) comme exercice d’obéissance, rendu nécessaire par les règles des congrégations, qui exigent certaines formes de prière vocale, c) en tant qu’accomplissement de l’obligation de l’Église d’offrir un culte collectif à Dieu. La récitation de l’Office divin par les moines est classée dans la catégorie de la prière vocale ; par conséquent, elle cesse d’être considérée comme la principale forme de prière monastique, l’Opus Dei, et le principal chemin vers la perfection monastique. C’est la prière mentale pratiquée en dehors de l’Office divin qui est supposée être le moyen de cette perfection.
Un exemple lamentable de cette attitude se trouve dans Holy Wisdom (traduit en français sous le titre Sainte Sapience), de Dom Augustine Baker, un ouvrage de conseils spirituels écrit spécialement pour les moines bénédictins, et qui est excellent à bien d’autres égards. Dom Augustine parle ainsi de la prière des premiers moines :
« Or, afin que, en comparant la manière de vivre observée autrefois par les religieux avec la manière moderne de nos jours, il apparaisse de quels grands avantages ils disposaient par rapport à nous pour atteindre la perfection de la prière, nous pouvons considérer : 1. leurs dévotions fixes (et fixes, elles l’étaient) ; et, 2. leurs tâches ordinaires pendant le reste de la journée. En ce qui concerne le premier point, leurs dévotions fixes, qu’elles soient publiques ou privées, consistaient uniquement à réciter le psautier, auquel ils ajoutaient parfois une petite lecture d’autres parties de l’Écriture. Quant à la prière mentale conventuelle, elle était très courte, se réduisant aux brèves inspirations que l’Esprit de Dieu leur suggérait en particulier, comme la fleur de leurs prières vocales publiques. En privé, lorsqu’ils s’appliquaient délibérément à la prière, ils s’écartaient rarement de la manière dont ils faisaient leurs dévotions publiques, car alors ils utilisaient aussi le psautier. »
Jusqu’ici, tout va bien ! Mais ensuite, il poursuit :
« On ne peut nier que, dans les temps anciens, beaucoup de saintes âmes ne soient parvenues à la contemplation parfaite par le seul usage de la prière vocale ; ce qui aurait le même effet sur nous si nous voulions ou pouvions les imiter dans cette merveilleuse solitude, ces abstinences rigoureuses et cette incroyable assiduité à prier. Mais au lieu de ce genre de vie, et dans l’impossibilité de soutenir une si longue attention à Dieu sans distraction, nous sommes invités à nous adjoindre l’aide d’exercices quotidiens de prière mentale, afin d’atteindre un état constant et habituel de recueillement, en réparant les distractions dans lesquelles nous vivons tout le reste de la journée. »
Curieuse forme d’argumentation : puisque nous, modernes, sommes plutôt paresseux, que nous avons horreur de la solitude, de l’abstinence et de l’assiduité, et que la prière vocale est beaucoup trop chronophage, il nous faut trouver une forme de prière qui ressemblerait, plutôt qu’à un repas complet, à un concentré de vitamines.
« Cependant, la main de Dieu n’est pas impuissante : s’il lui plaît, il peut toujours appeler les âmes à la contemplation par la voie de la prière vocale, de sorte qu’elles en fassent leur exercice général et ordinaire. Dans ce cas, ces âmes devront observer, dans leur vie, les conditions suivantes : Premièrement, s’adonner à une plus grande mesure d’abstraction et de mortification que celle qui est nécessaire à ceux qui pratiquent la prière mentale. La raison en est que l’oraison interne, étant beaucoup plus profonde et tournée vers le dedans de soi, offre une lumière et une grâce beaucoup plus grandes pour découvrir et guérir les désirs déréglés ; elle amène également l’âme à une plus grande simplicité, à une plus grande facilité à se recueillir, etc., et par conséquent l’oraison vocale, pour réparer, devait être accompagnée d’une plus grande abstraction, etc. Deuxièmement, ceux qui emploient la prière vocale doivent s’obliger à consacrer à leurs exercices quotidiens un temps plus grand que celui qui est nécessaire aux autres, afin de suppléer ainsi à la moindre efficacité de la prière vocale. »
Les pères du désert, saint Benoît, et les grandes figures monastiques de l’histoire de l’Église, auraient été assez surpris de découvrir que la prière vocale publique, officielle, solennelle et corporative de l’Église est moins efficace qu’une « prière intérieure » (quelque peu solipsiste).
« Troisièmement, s’ils se trouvent à un moment donné invités par Dieu, intérieurement, à une pure prière intérieure (ce qui est certainement naturel pour ce genre d’inspiration), ils doivent alors céder à cette invitation, et pour le moment interrompre ou cesser leurs exercices vocaux volontaires aussi longtemps qu’ils se trouvent capables de les exercer intérieurement à la place. Ces conditions doivent être observées par tous ceux qui, soit dans la religion, soit dans le monde, désirent progresser en vie spirituelle, et qui ne peuvent sans une extrême difficulté commencer ce parcours par une simple prière intérieure. L’usage de la prière vocale volontaire en vue de la contemplation peut, au début d’un parcours spirituel, être indiqué : 1. pour les personnes simples et non instruites (surtout les femmes) qui ne sont pas du tout aptes à la prière discursive ; 2. et certes, même pour les plus instruits, si elle est utilisée comme un moyen d’élever et d’améliorer leur attention à Dieu ; cependant, elle doit toujours laisser la place à la prière interne lorsqu’ils s’y trouvent disposés. »
La prière vocale est donc, pour Dom Augustine, soit un moyen d’occuper le « sexe faible », soit comme des roulettes pour vélo à réserver aux débutants.
« Mais quant à la prière vocale, publique ou privée, que les lois de l’Église rendent obligatoire, le prétexte qu’on trouve plus de profit dans les exercices mentaux n’est nullement un motif suffisant pour la négliger ou la déprécier [ouf !] ; car bien que certaines âmes, d’une disposition supérieure, puissent peut-être s’avancer plus vers la perfection par des exercices uniquement mentaux, cependant, puisque généralement, même dans la religion, les âmes sont si tièdes et si négligentes, que si elles étaient laissées à leurs propres dévotions volontaires, elles n’exerceraient presque jamais la prière vocale ou mentale ; c’est pourquoi, dans la mesure où il n’est pas possible de faire acception des personnes, il était nécessaire que tous soient obligés d’accomplir extérieurement et publiquement le service divin, en louant Dieu par leur bouche (qui nous a été donnée à cette fin), afin qu’un ordre et un décorum soient observés dans l’Église de Dieu, pour qu’elle puisse imiter les fonctions des anges et des saints, dans une union solennelle des cœurs et des bouches pour glorifier Dieu. Cela était nécessaire aussi pour l’édification et l’invitation de ceux qui ne sont pas obligés à l’Office, qui peut-être ne penseraient jamais à Dieu, s’ils n’y étaient pas encouragés par le fait de voir de bonnes âmes passer la plus grande partie de leur temps à prier et à louer Dieu de façon si solennelle et régulière. »
L’utilitarisme dans l’argumentation qui précède est tout à fait remarquable, et il est encore plus remarquable que les contemporains de Baker aient jugé acceptable un tel genre de discours.
« Or, attendu qu’à toute espèce de prière, comme il a été dit, il faut nécessairement une attention de l’esprit, sans laquelle ce n’est pas une prière, nous devons savoir qu’il y a plusieurs sortes et degrés d’attention, tous bons, mais cependant l’un plus parfait et plus profitable que l’autre. Premièrement, voyons la réflexion expresse sur les mots et le sens de la phrase prononcée par la bouche ou par l’esprit. Cette attention, dans la prière vocale, doit nécessairement changer selon la succession des versets des psaumes, et ainsi de suite ; donc, elle ne peut fixer l’esprit ou les désirs sur Dieu ni puissamment ni efficacement, parce que cet esprit est constamment rappelé à de nouvelles considérations ou à des humeurs successives. C’est là le degré d’attention le plus bas et le plus imparfait dont toutes les âmes sont capables dans une certaine mesure, et plus elles sont imparfaites, plus il est facile à atteindre ; car les âmes qui ont envers Dieu un désir bon et stablement établi peuvent difficilement abandonner tel ou tel sentiment, par lequel elles sont unies à Dieu, et qu’elles trouvent doux et profitable pour elles, pour l’échanger contre un nouveau qui lui succède à l’Office ; et si elles le faisaient, ce serait à leur préjudice. »
Les significations successives et variées des versets des psaumes sont ici décrites comme une distraction à l’union avec Dieu. D’une certaine manière, cela est vrai, mais l’approche de Baker est étrangement dualiste. Le but de la prière vocale répétée n’est-il pas de louer Dieu comme Lui-même le souhaite, de former la conscience de celui qui loue d’une certaine manière, de préparer l’âme à Dieu, et même de Le rencontrer dans sa Parole ?
« Le second degré [d’attention] est celui des âmes relativement bien éduquées à la prière mentale, et qui viennent à l’Office pleine d’un désir efficace de Dieu, soit préexistant, soit suscité en elles à l’occasion de cette récitation. Elles désirent invariablement poursuivre ce désir avec un recueillement aussi profond que possible, sans se soucier du fait que cela convienne au sens du passage qu’elles prononcent effectivement. Cette attention porte sur Dieu, et non sur les paroles, et est bien plus fructueuse que la première. Par conséquent, il serait à la fois préjudiciable et déraisonnable d’obliger les âmes à abandonner une telle attention pour la première. En effet, puisque toutes les prières vocales, de l’Écriture ou d’ailleurs, sont ordonnées exclusivement à cette fin de fournir et procurer à l’âme qui en a besoin le matériau des dispositions par lesquels elle puisse s’unir à Dieu, une âme qui a déjà atteint ce but, qui est l’union aussi longue que possible, ne devrait pas en être séparée, et être obligée de chercher un nouveau moyen avant que l’efficacité du premier soit épuisée. »
Le contenu verbal réel serait sans effet sur les dispositions internes, et il faudrait cesser de prêter attention aux mots afin de cultiver un certain état intérieur le plus longtemps possible. Dans cette analyse, les mots ne sont rien d’autre que du bois, coupé en morceaux et introduit dans la fournaise du cœur. Cela semble merveilleusement pieux, mais une position aussi profondément anti-intellectuelle trouve son exutoire final dans ce que Knox(e) appelle Enthusiasm, c’est-à-dire ce sentimentalisme exalté cher au mouvement charismatique. Pourquoi Dieu s’est-il donné la peine de révéler le sens de tel passage, ou même d’utiliser des mots ? Baker poursuit :
« Un troisième degré d’attention à l’Office divin, le plus sublime, est celui par lequel les prières vocales deviennent mentales, c’est-à-dire par lequel les âmes les plus profondément unies à Dieu avec une parfaite simplicité peuvent, sans aucun préjudice à cette union, s’occuper aussi du sens et de l’esprit de chaque passage qu’elles prononcent, et par là même augmenter et purifier leurs sentiments, leur adhésion et leur union à Dieu. Ce degré d’attention ne s’atteint pas avant que l’âme ne soit arrivée à la contemplation parfaite, au moyen de laquelle l’esprit est si habituellement uni à Dieu, et de plus, l’imagination si soumise à l’esprit qu’elle ne peut se reposer sur rien qui puisse la distraire. Heureuses les âmes (dont Dieu sait que le nombre est très petit) qui sont parvenues à ce troisième degré, auquel il faut monter par une pratique attentive des deux premiers dans leur ordre, surtout du second degré ! C’est pourquoi, dans la récitation de l’Office, les âmes les plus imparfaites feront bien, lorsqu’elles se trouveront dans un bon état de recueillement, de le prolonger aussi longtemps qu’elles le pourront, en conservant autant de stabilité que possible dans leur imagination. »
On voit mal comment atteindre ce troisième degré — qui consiste à unir les dispositions intérieures et la conscience extérieure du « sens et de l’esprit de chaque passage » — en dénigrant le texte, en le considérant comme une distraction, et en encourageant, dans une logique utilitaire, ou l’indifférence à son égard, ou son exploitation.
Les effets catastrophiques de cette conception de l’Office divin sont évidents : dès que l’on peut trouver, ou que l’on pense avoir trouvé, une meilleure manière d’élever nos sentiments vers Dieu, ou une meilleure méthode pour susciter la prière mentale, on laissera tomber son bréviaire(f) comme une vieille chaussette. Et pourtant, la position de Baker est tout à fait ordinaire parmi les auteurs spirituels de la Contre-Réforme. Sa valeur pour nous aujourd’hui devrait être de donner une exposition claire de ce qu’il ne faut pas croire à propos de la récitation de l’Office divin, et de nous éduquer à la valeur de cette récitation, en tenant fermement l’exact contraire de ce que dit Baker.
Ce n’est pas en raison de leurs grandes austérités que les pères de l’Antiquité ont été en mesure de tirer un bénéfice spirituel de la prière vocale ; au contraire, ils ont reçu la grâce de supporter ces austérités en raison de leur dévotion à la prière des Psaumes. La récitation vocale des prières renforce notre compréhension intellectuelle et spirituelle, et notre assentiment à ces prières, plutôt que le contraire, de sorte que la prière vocale est, en soi, une forme de prière mentale, supérieure à la prière silencieuse. C’est aussi une profession de foi publique, une louange publique, et une pétition publique à Dieu, qui sont chacune supérieure aux actes privés de même nature. Le contenu de la prière vocale de l’Office est supérieur au contenu des prières mentales que nous formulons par nous-mêmes, même si cette formulation se faisait sous la conduite de l’Esprit Saint, car ce que nous prions est divinement révélé.
Pour toutes ces raisons, la prière vocale de l’Office divin est plus apte à nous conduire à la perfection que la prière purement mentale, et elle est en fait le principal chemin vers la perfection, comme les premiers Pères monastiques l’avaient compris. Je parle ici avec une certaine expérience ; le fait de commencer à prier les Psaumes dans le Diurnal Monastique a radicalement changé, en mieux, ma compréhension de la prière et de la vie chrétienne, parce que je priais ce que Dieu avait à dire, et non ce que moi j’avais à dire. Lorsque nous prions l’Office, nous devons donc nous efforcer de le comprendre et d’y associer notre esprit ; c’est la principale façon de prier. C’est pourquoi saint Benoît dit que les moines doivent consacrer du temps à l’étude des psaumes, afin de comprendre ce qu’ils prient et donc de mieux prier.
Il est frappant de constater que les biographies de sainte Thérèse de Lisieux affirment, tantôt, qu’elle aimait beaucoup dire l’Office, puis s’empressent de résumer son genre de sainteté en disant qu’elle supportait les sœurs pénibles et faisait beaucoup oraison. Tout cela est vrai, mais dire l’Office était, pour ainsi dire, son métier dans l’Église ! C’était l’objet du genre de vie religieuse qu’elle avait choisi, et cela prenait la plus claire partie de son temps. Elle n’a pas essayé de s’y soustraire, et aucun des grands maîtres spirituels ne s’y est soustrait. Au contraire, ils l’ont considéré comme allant de soi, comme la toile de fond de leur vie spirituelle.
Aujourd’hui, l’Office divin n’a rien d’une évidence. En dehors du monde traditionaliste(g), il n’est pas très en forme, si ce n’est presque tombé dans l’oubli. Il n’est pas nécessaire d’avoir une connaissance approfondie de l’histoire de l’Église pour se rendre compte le renouveau de la vie religieuse(h) se fera dans et par l’Office Divin, ou ne se fera pas.
Je tiens à remercier le Dr John Lamont pour sa collaboration à cet article, spécialement pour le texte de Dom Augustine Baker.
[1] Pour ceux qui souhaitent suivre la voie de la devotio antiqua ou de la devotio monastica, voici une feuille de route. Tout d’abord, visitez un monastère bénédictin observant (NdT : l’un de ceux qui emploient le Psautier de la Règle, c’est-à-dire en France surtout ceux de la congrégation de Solesmes et ceux attachés à la liturgie ancienne) et passez-y autant de temps que possible, idéalement lors d’une retraite annuelle. Lors de cette visite, procurez-vous un exemplaire de l’Office bénédictin (tel que le Diurnal Monastique du Barroux) et apprenez à le prier en latin. Deuxièmement, adoptez une règle de jeûne et de pauvreté. Aimer le jeûne : l’expérience monastique d’Adalbert de Voguë o.s.b. est un bon guide. Troisièmement, soyez conscient du contexte et des limites des livres de conseils spirituels que vous lirez. Les grands classiques traditionnels, comme ceux de saint Jean Climaque et de saint Jean Cassien, sont excellents, mais il faut garder à l’esprit qu’ils ont été écrits pour des hommes qui vivaient déjà la vie monastique et que, par conséquent, ils considèrent acquis les éléments essentiels de cette vie. Ils ne parlent pas beaucoup du jeûne, de l’observation de la règle et de la prière liturgique, car leurs lecteurs avaient été instruits à ce sujet par d’autres sources ; ils sont censés être un supplément à la vie monastique, et non un guide pour l’ensemble de celle-ci. C’est pourquoi le temps passé avec les moines ou les moniales est si important. Pour en savoir plus, consultez mes articles « What a visit to an observant Benedictine monastery can teach us » ; « Even if you can’t be a monk, you can still benefit from monastic life. Here’s how » ; et « Looking for a new examination of conscience? Try the Rule of St. Benedict« . (NdT : nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique « ordinaire », « de base ».)
[3] Préface de L’Échelle du Paradis de saint Jean Climaque, Classics of Western Spirituality, pp. xvi-xvii.
(a) Nous ne partageons pas l’idée que la forme de spiritualité basée sur la prière liturgique de l’Église puisse être qualifiée de monastique ; c’est plutôt la spiritualité catholique ordinaire.
(b) Andreï Siniavski, dit Abram Tertz, rescapé du Gloulag, auteur de Une voix dans le chœur.
(c) Dimitri Panin, rescapé du Goulag, auteur du Journal de Solgdin.
(d) Avraham Shifrin, rescapé du Goulag, militant sioniste et plus tard homme politique israélien.
(e) Ronald A. Knox, prêtre anglais, critique les excès sectaires de certains mystiques autoproclamés dans son essai Enthusiasm.
(f) On aurait dû écrire : son antiphonaire, puisque l’Office est une prière chorale.
(g) Et même au sein du monde traditionaliste, les fidèles peuvent rarement s’associer à l’Office en dehors des vêpres des dimanches et fêtes, qui sont assez répandues.
(h) L’auteur ne parle pas que de la vie consacrée, mais bien de la vie de toute l’Église, et nous partageons cet avis.
« L’acte pour l’accomplissement duquel le Christ est venu sur la terre, et que chaque Pâques renouvelle, peut être envisagé sous différents aspects ; mais son aspect le plus général est une guerre, ce combat que saint Paul résume en ces termes : “Ayant dépouillé les principautés et les puissances, il leur a signifié librement sa volonté, après les avoir assujetties à son triomphe.” Car l’esprit du mal s’étant, par sa fourberie, emparé de l’homme et par lui du monde, le Christ est venu pour ravir son empire au père du mensonge, en brisant ses armes, le péché et la mort, et rétablir sur toute créature le règne de Dieu. »
Le père Louis Bouyer a toujours été suspect aux bien-pensants. S’il est aujourd’hui soupçonné de traditionalisme, à cause des vives critiques qu’il a formulées à l’endroit de la réforme liturgique post-conciliaire, à l’époque où il écrit ces lignes dans Le Mystère pascal au début de 1945, il est bien plutôt suspect d’avoir conservé quelque chose du protestantisme dont il s’était converti à peine six ans plus tôt. « On voit bien que vous êtes protestant », lui disait un de ses premiers supérieurs à l’Oratoire : « vous vous intéressez trop à la Liturgie et à l’Écriture ».
Puisque l’Église n’est rien de plus que le prolongement dans le temps de l’action du Christ sous la conduite de l’Esprit Saint, ainsi la mission de l’Église peut-elle être envisagée sous différents aspects ; mais ainsi, également, son aspect le plus général et le plus essentiel est-il celui de cette guerre menée contre l’esprit du mal, le même combat qu’exprime toute la vie du Christ et toute l’action des apôtres. Guerre déjà gagnée par la mort et la résurrection du Chef de l’Église, mais dont une multitude de batailles restent à livrer. Guerre dont l’objet n’est pas l’établissement du règne de Dieu seulement sur les âmes, encore qu’elles soient son principal butin ; mais sur toute créature. La guerre de Dieu, et celle de l’Église, et celle de tout chrétien, est de conquérir toute chose, les âmes, les corps, les bêtes et les plantes, les voitures, les ordinateurs, les champs, les montagnes, les sculptures grecques et les bouteilles d’armagnac ; d’en extirper l’influence des forces du mal, et de les soumettre à la souveraineté du Christ.
Toute créature est un champ de bataille, tout chrétien est un soldat.
Je veux parler aujourd’hui d’un de ces champs de bataille : la nuit. Puisqu’il y a bataille, parlons tactique : quel est l’aspect du terrain ? Quelles sont les positions alliées, les positions adverses, le rapport de force ?
« L’Église s’en moque que [les prêtres soient] aimés, mon garçon. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille – la nuit appartient au diable. » — Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne
La nuit s’étend du coucher au lever du soleil. Elle est précédée du soir, suivie du matin ; elle inclut le crépuscule, où le soleil est caché mais où ses rayons illuminent encore le ciel ; la nuit noire où le monde est plongé dans les ténèbres ; et l’aurore, où le soleil, non encore levé, donne déjà sa lumière.
Dans nos sociétés, l’aurore appartient aux agriculteurs qui branchent la trayeuse à six heures, aux travailleurs pauvres qui prennent le train de banlieue pour Paris à six heures trente, aux boulangers et aux cafetiers qui passent le balai avant de sortir la fournée ou couler les premiers cafés. L’ennemi n’y a pas grande prise, car ceux qui dorment ne pèchent pas, et ceux qui se réveillent sont vainqueurs de leur faiblesse. L’Église loue le Seigneur victorieux à cause du nouveau jour qui s’annonce, avec l’office des Laudes, l’heure la plus eucharistique, c’est à dire qui rend grâce.
Le crépuscule est l’heure de la tentation. Le jour baissant est une occasion de confusion et de dissimulation. C’est l’heure de l’abrutissement devant la télévision ou l’ordinateur, de la recherche de la vaine gloire sur les réseaux sociaux, de la cinquième bière qui transforme l’homme en bête, en somme, l’heure où la vie intérieure est tuée, et Dieu, oublié. L’Église ne s’y trompe pas, qui demande pour ses fidèles, dans l’office des Complies, la force et le courage de résister aux tentations charnelles : « Hostemque nostrum comprime, ne polluantur corpora », repousse notre ennemi, que nos corps ne soient pas souillés. C’est un grand dommage que ces mots trop crus aient été supprimés dans la version moderne du Te Lucis : et pourtant, comme écrit encore Bernanos, « l’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire, elle le regarde en face. »
Quant à la nuit noire : « la nuit appartient au diable. »
Les premières heures de nuit noire sont le temps des plus grandes luttes et des plus grands crimes, l’heure où les mystiques subissent les pires attaques jusque dans leur chair, l’heure où ce monde, soumis à son ténébreux prince, s’entasse dans des lieux presque consacrés au mal. Ensuite, les bons et les méchants s’endormiront, avant que Dieu fasse de nouveau ressurgir son jour.
L’intuition chrétienne sent bien que la simple abstention n’est pas suffisante, qu’elle est une lâche neutralité dans cette grande bataille plus ou moins inconsciente : que se coucher à neuf heures du soir le samedi, quand d’autres vont s’abandonner aux plaisirs du monde jusqu’à deux ou trois heures du matin – même si ce sont des plaisirs moralement neutres ! – n’est pas une réponse adéquate.
Puisque le Christ est avec nous, qui sera contre nous ? L’évidente infériorité numérique des soldats du Christ sur le terrain de la nuit n’est nullement une raison pour le déserter, bien au contraire : il faut conquérir et occuper, surtout dans la plus grande adversité, brebis au milieu des loups. Ainsi, on a vu fleurir, non sans vraie joie, de nombreuses « veillées de prière » un peu partout, surtout les vendredi et samedi soir, qui sont, consciemment ou non, de vrais actes militants, au sens du combat défini dans la première moitié de cet article : que de bien est fait par le simple témoignage de ceux qui renoncent à « sortir » pour aller prier ! Mais pour soumettre la nuit au Christ et en extirper l’influence du mal, il est une arme malheureusement bien négligée : l’Office nocturne.
Il ne s’agit pas d’une arme individuelle, mais bien plutôt d’un canon de gros calibre, du genre qui nécessite plusieurs servants : ces servants doivent être entraînés, et le terrain doit être préparé pour qu’on puisse l’employer ; mais une fois ces conditions réunies, cette arme est redoutable.
Il y faut donc une communauté (pas dans le sens monastique : un groupe d’amis, une paroisse, ou même une poignée d’inconnus font l’affaire : l’Office lui-même fera votre unité. Il est avantageux, mais nullement nécessaire, d’avoir sous la main un prêtre ou un diacre). Il y faut un lieu, un lieu consacré, place forte du camp du Christ, car on ne met pas un canon de gros calibre en première ligne, où il sera pris par l’ennemi, mais on le met derrière une fortification, c’est à dire une église ou un oratoire. Il y faut enfin du chant et le niveau adéquat de solennité dans les cérémonies ; ce qui suppose d’avoir de cet office une connaissance suffisante, donc d’y avoir été formé. Heureusement, les ressources à cet effet abondent, en particulier sur Internet.
L’Office de nuit s’appelle Vigiles dans la tradition bénédictine, Nocturnes dans les rites latins médiévaux, et Matines depuis quelques siècles ; ce nom est un accident de l’histoire, car il évoque le matin, alors qu’il s’agit bien d’un office pour la nuit noire. Lors de la réforme liturgique, il a été renommé Office des Lectures.
L’emploi de l’Office des Lectures selon la Liturgie des Heures réformée par saint Paul VI, en tant que moyen et signe de la conquête du Christ sur la nuit, pose trois problèmes majeurs : premièrement, il n’y a pas de partitions de chants pour le texte de cet office (plus précisément, seule une petite partie des partitions a été publiée) ; deuxièmement, il a été pensé par ses créateurs, à la fin des années 1960, principalement comme un office destiné à la récitation individuelle ; et troisièmement, l’extrême longueur de ses deux ou trois lectures le rend très indigeste, spécialement pour les fidèles laïcs qui participeraient à l’office. La Présentation générale de la Liturgie des Heures, §58, n’envisage que comme une exception (même « très louable ») son chant nocturne, à part dans les monastères.
L’office bénédictin appartient en propre aux bénédictins, même laïcs (tiers-ordre et oblats) ; c’est donc vers les Matines romaines que se tourneront ceux qui veulent combattre par ce moyen les ténèbres de la nuit.
Les Matines romaines comportent, pour la nuit du samedi au dimanche et les nuits précédant les fêtes, le chant du psaume 94, sur l’un ou l’autre d’une dizaine de tons ornés, qui sont parmi les plus anciennes pièces du chant grégorien, en alternance avec une antienne que l’on chante neuf fois au total ; une hymne ; puis trois nocturnes. Un nocturne est composé de trois psaumes et trois lectures chacune suivie d’un répons. Les lectures sont courtes, et les trois lectures d’un nocturne se suivent, de telle sorte que l’assemblage de ces trois lectures est un peu plus long qu’une lecture de la Messe, par exemple. Les répons insérés après chaque lecture sont de longs chants, que tous ceux qui les ont entendus s’accordent à considérer comme les joyaux du répertoire grégorien, plus beaux encore que les graduels et les offertoires de la Messe. Ils permettent à tous de méditer les quelques phrases de la lecture que l’on vient d’entendre, et d’en faciliter la mémorisation.
Au premier nocturne, les trois lectures sont tirées de la Bible, généralement de l’Ancien Testament ; au deuxième nocturne, on lit un commentaire du passage biblique du premier nocturne, par un Père de l’Église, la nuit précédant les dimanches ; la nuit précédant les fêtes, on lit au deuxième nocturne la vie du saint du jour. Le troisième nocturne est consacré à un commentaire de l’Évangile de la Messe du jour.
Sauf aux dimanches de l’Avent et du Carême, la neuvième lecture est suivie, non d’un répons, mais du chant du Te Deum, qui conclut l’office. L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de le chanter en paroisse récemment, et de constater que ce chant si beau et si important dans les liturgies latines est très méconnu des fidèles : voici pour eux l’occasion de le réapprendre.
L’ensemble dure environ deux heures : c’est une durée à la mesure de celle de la nuit elle-même : le diable n’en est pas aisément chassé, et sa conquête est un exercice d’endurance dans la veille, « en attendant que se lève sur le monde le Soleil de Justice, le Christ, notre Dieu ». Ceux qui chantent les Matines témoignent des trésors incommunicables qu’il y ont trouvés : venez, et voyez.
Traduit de l’anglais, texte original tiré du blog Modern Medievalism http://modernmedievalism.blogspot.com/2012/10/the-divine-office-as-foundation-of.html
Partie I sur II
Un bref avant-propos : L’objet de l’article est de tirer la première salve au sein d’un mouvement plus vaste de restauration de l’Office Divin comme quelque chose que l’on devrait prier, que l’on devrait chanter avec solennité dans toutes les paroisses de la terre. A titre personnel je n’ai pas le loisir de le prier dans ma dévotion privée, même si j’aimerais pouvoir le faire. Je veux avant tout rappeler au clergé et ou autres « savants » au sein de l’Église des choses qu’ils connaissent déjà, et les inciter à lancer un programme de chant public de l’Office Divin dans leurs églises. Vous remarquerez dans la colonne latérale de mon blog une liste des « Architectes et Défenseurs de la Civilisation Médiévale ». Saint Benoît de Nursie est au sommet de la liste, non seulement pour des raisons chronologiques, mais également pour avoir établi le système monastique tel que nous le connaissons en Occident. Ce système, avec en son centre l’Office Divin, est réellement la fondation sur laquelle repose la culture médiévale. Je ne sais comment insister davantage sur ce point crucial, bien que ce soit ce à quoi je m’essayerai dans tout l’article.
L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré
Par J.T.M. Griffin
Chers amis, cela ne sera sans doute une surprise pour aucun d’entre vous que l’Église, en particulier dans le monde occidental, est en déconfiture. On nous a égrené toute la liste désormais : la fréquentation hebdomadaire des églises est plus bas, des paroisses et des écoles ferment chaque semaine, des dommages et intérêts sont toujours en cours de paiement pour les crimes et abus commis par des membres du clergé. Le « nouveau printemps » qu’appelait de ses vœux le concile Vatican II ne s’est pas produit. C’est en ma qualité de jeune homme que je tiens à souligner le fait suivant : il est extrêmement inhabituel pour quelqu’un de ma génération de fréquenter régulièrement une paroisse catholique, encore plus de s’intéresser à la liturgie, l’art et la musique sacrée, ou à toute chose qui se rattache de près ou de loin à la religion et sur laquelle j’ai pu écrire par le passé. La solennité du Culte a cessé depuis longtemps d’être importante aux yeux de la plupart de mes pairs. C’est pour cela d’ailleurs que la plupart des grandes cathédrales européennes sont essentiellement devenues des musées, et c’est aussi pour cela que si la tendance moderne à l’apathie religieuse se poursuit, elles deviendront bientôt des ruines.
Et puisque l’effondrement de la pratique religieuse en Occident n’est une surprise pour personne, il ne manque pas non plus de tentatives d’y remédier, particulièrement pour ramener les jeunes à l’église. De la « rave party » (ndlr., fêtes qui rassemblent des amateurs de musique techno) au groupe de rock animant la messe en passant par des soirées pizza, les lock-ins (ndlr., soirées américaines organisées par leurs jeunes qui y participent, durant lesquelles ils s’enferment dans un lieu pour y faire leurs activités sans que personne n’entre et ne sorte pendant un temps déterminé) ou les rassemblements hebdomadaires « autour du feu de camp » où l’on discute des sentiments des uns et des autres, l’Église a tout essayé, sans grand succès, les cathédrales restant silencieuses pour la plupart. Un nombre croissant de jeunes gens dont je fais partie attendent simplement de l’Église Catholique qu’elle soit l’Église Catholique : qu’elle ne s’excuse pas de son christianisme, qu’elle soit fière de n’avoir pas connu de réforme, qu’elle emploie toutes ses croyances et pratiques « rétrogrades » remisées pour le moment. Le Mouvement Liturgique a déjà fait de grands pas en avant dans ce domaine. Grâce à lui, nous avons récolté de grands bénéfices en obtenant une traduction fidèle en anglais de la Messe et un regain d’intérêt pour le chant grégorien. De plus en plus de paroisses offrent la messe en forme extraordinaire du rite romain. D’autres pratiques extra-liturgique prennent de plus en plus de place dans la dévotion privée des catholiques, comme la prière du Rosaire et l’adoration du Saint Sacrement. Cependant, un des aspects les plus importants de la liturgie traditionnelle chrétienne a été complètement oublié : l’Office divin.
Qu’est-ce que l’Office divin ? Un (trop) bref tour d’horizon historique
L’Office divin (aussi appelé Liturgie des Heures) est le processus par lequel on sanctifie les périodes de sa journée par le biais de prières liturgiques. De l’aurore au crépuscule, les moines, les prêtres et les laïcs se rassemblaient tous sans distinction dans les églises à des heures déterminées de la journée pour chanter des chants de louange à Dieu selon un ensemble de prières très strictement fixé : pratique liturgique donc, mais distincte de la Messe. Les cantiques et les hymnes de l’Office tels que le Magnificat, Nunc dimittis, et le Te Deum sont des pièces que la musique classique a immortalisées, mais reposent avant tout dans le recueil des 150 psaumes de David. L’idéal monastique traditionnel tel qu’exprimé par saint Benoît au Chapitre 18 de sa Règle, c’est que le moine chante l’intégralité de ces 150 psaumes tout au long de la semaine. L’Office offrait le cadre dont le moine Bénédictin avait besoin pour organiser son travail sacré.
Suivre l’Office Divin n’était pas cependant une invention de Benoît, loin de là, ni même de l’un de ses prédécesseurs. Le fait de prier les Heures renvoie à une période qui précède l’incarnation même du Christ. Lorsque les anciens Israélites furent conquis et dispersés par les Babyloniens, le Temple de Salomon fut détruit. N’étant plus en mesure d’offrir les sacrifices d’animaux dans leur lieu saint, les juifs érigèrent les premières synagogues, où ils offraient des prières en sacrifice, en chantant les Psaumes à des heures spécifiques de la journée.
Plus tard, sous la domination de Rome, les Juifs expatriés aux quatre coins de l’empire finirent par adopter la méthode romaine d’associer le défilement des heures à un appel à la prière. Une cloche retentissait sur le forum à Rome, ainsi que sur tous les fora de tous les carrefours commerciaux de l’empire, à 6 heures du matin pour indiquer l’ouverture des commerces, qu’ils qualifiaient de « Première heure ». Les sonneries de midi, la « Sixième heure », indiquaient l’heure du repas et du repos (le mot espagnol pour la sieste de l’après-midi, siesta, maintenant la tradition en référence directe à sexta, la sixième heure selon la façon latine de compter les heures). On sonnait à trois heures de l’après-midi, la « Neuvième heure », pour remettre les gens au travail afin de profiter pour celui-ci des dernières lueurs du jour. La sonnerie finale retentissait au crépuscule pour indiquer la fermeture des boutiques.
En ayant cela à l’esprit, les références dans la Bible mentionnant les Apôtres qui suivaient scrupuleusement les Heures pour prier deviennent beaucoup plus claires. On lit par exemple que « Pierre et Jean se rendirent au temple à la neuvième heure pour prier » (Actes 3 :1), ou que « Pierre se rendit à l’étage de ses appartements pour prier, aux alentours de la sixième heure » (Actes 10 :9) ; mais également que « à minuit, Paul et Silas, louaient Dieu dans leur prière. Et ceux qui étaient en prison les entendaient. » (Actes 16 :25). Dans les premiers temps de l’Église, la prière des Heures était sans doute plus une dévotion privée qu’une véritable composante de la prière liturgique. Cela allait changer rapidement avec le développement de la Messe.
Durant les temps de persécution, la liturgie eucharistique, célébrée dans les catacombes ou aux domiciles des fidèles, était précédée les jours de grandes solennités par une vigile qui débutait à la tombée de la nuit précédente et s’achevait avec l’Eucharistie à l’aurore. Les premiers chrétiens chantaient des hymnes de louange tires avant tout des Psaumes, mais sans doute également de leur propre composition (le Gloria et le Te Deum par exemple), ainsi que des leçons tirées d’autres passages des Écritures Saintes. Ces prières prirent suffisamment d’importance pour être distinguées de la liturgie Eucharistique sans pour autant en être déconnectées. De même que les Juifs associaient le début du jour au crépuscule, on peut imaginer les premiers chrétiens débuter leur vigile par ce que l’on finirait par appeler les Vêpres. La vigile se poursuivrait ainsi tout au long de la nuit en une série de veillées, qui pourraient très bien être les origines des nocturnes du grand office des Matines. La dernière portion de la vigile, pour coïncider avec l’aurore, était réservée à la louange divine que nous appelons désormais les Laudes. Les grandes vigiles de l’Église primitive expliquent dès lors l’existence des trois Heures majeures (Vêpres, Matines, Laudes) de l’Office traditionnel, alors que c’est dans les sons de cloche pour marquer les heures de la vie latine qu’il faut chercher les raisons de l’existence des trois Heures mineures de l’Office (Tierce, Sexte et None). Ce qui signifie donc que Prime et Complies devaient être les moins anciennes des prières de la liturgie des Heures. Ces deux dernières furent introduites dans les communautés monastiques avant de se diffuser plus largement dans toute l’Église. Alors que les premiers monastères priaient de manière assez habituelle les Matines et les Laudes au beau milieu de la nuit, cela laissait suffisamment de temps aux moines pour aller se recoucher, n’ayant pas d’obligations avant l’office de Tierce. Se lever ainsi à neuf heure le matin passait pour de la paresse aux yeux de certains abbés, et c’est ainsi qu’une Heure supplémentaire fut introduite, celle de Prime, afin de s’assurer que le moine se lèverait à l’aurore. Enfin il faut parler des Complies, dont certains prétendent qu’elles sont introduites par saint Benoît lui-même, afin que ses moines disposent d’une prière convenable juste avant d’aller se coucher.
En fin de compte, vers le VIème siècle, la prière de l’Office Divin se déroulait sans doute de la manière suivante :
Vêpres : crépuscule (aux alentours de 6h de l’après-midi, quoique s’ajustant aux variations des saisons)
Complies : avant de se coucher (9h du soir)
Matines : n’importe quelle heure entre minuit et l’aurore
Laudes : immédiatement après les Matines
Prime : au lever du soleil (6h du matin)
Tierce : En milieu de matinée (9h du matin)
Sexte : Au milieu du jour (midi)
None : Au milieu de l’après-midi (3h de l’après-midi)
L’Office : pierre angulaire de la culture médiévale
Très rapidement, l’Office Divin fut perçu comme une obligation, voire comme l’essence même du devoir du clerc dans l’Église. Les constitutions Apostoliques, un manuel d’instruction du clergé du IVème siècle, mentionne ainsi : « Offrez donc vos prières le matin, à la 3ème, la 6ème et la 9ème heure, le soir et au chant du coq. » Jusqu’à ce jour, tous les clercs, sauf quelques exceptions, appartenant aux ordres majeurs sont tenus de prier l’Office quotidiennement. Cette obligation est si vitale que le prêtre n’est nullement tenu de célébrer la messe, même le Dimanche, cependant que s’il saute ne serait-ce qu’un office du jour sans une bonne raison, il commet un péché mortel. L’Église l’a imposé au clergé car un de ses premiers devoir de clerc est de vivre une vie de prière, et nulle prière n’est aussi puissante que celle de l’Office. Au Moyen-Âge, prier les Heures était littéralement une composante à part entière de la fiche de poste d’un clerc : si on apprenait qu’un clerc négligeait son devoir de célébrer l’Office Divin, on pouvait lui refuser sa paye, ainsi que sa nourriture.
Ce qui est encore plus remarquable, cependant, c’est à quel point les offices faisaient partie intégrante de la vie des paysans ou citoyens laïcs ordinaires du monde médiéval qui, eux, pour le coup, n’étaient pas tenussous serment de prier la liturgie des Heures. Nombreuses sont les sources qui attestent que c’était une coutume en Angleterre avant la Réforme Protestante pour le peuple d’arriver à l’église pour assister aux Matines puis aux Laudes avant la Messe du Dimanche [note du traducteur : cette coutume est encore fort répandue en Orient, où de nombreuses paroisses célèbrent Matines et Laudes avant la messe du dimanche]. Bien sûr cela interroge d’un point de vue pratique : si les Matines étaient priées au milieu de la nuit, ainsi que nous l’avons vue précédemment, pourquoi les laïcs quitteraient leurs maisons pour assister aux offices à une heure si inhabituelle pour eux ? L’abbé Gasquet suggère dans son livre, Parish Life in Mediaeval England, que dans les paroisses, les Matines du dimanche débutaient à 6 ou 7 heures du matin. Il cite par exemple saint Thomas More qui écrit :
« Some of us laymen,’ he says, ‘thinke it a payne in a weeke to ryse so soon fro sleepe, and some to tarry so long fasting, as on the Sonday to com and hear out they Matins. And yet is not Matins in every parish, neyther, all thynge so early begonne norfully so longe in doyng, as it is in the Charterhouse, ye wot wel. »
« Certains d’entre nous, laïcs, dit-il, pensons que c’est un vrai déchirement de se lever une fois par semaine si tôt de sa couche ou de demeurer aussi longtemps en jeûne, le dimanche, pour venir écouter les Matines. Et cependant, Matines n’est point chantée en toute cure, ni n’est commencée si tôt et ne dure si longtemps qu’en Chartreuse, comme vous le savez. »
On peut à minima se dire que le défi de se lever tôt le matin ne date pas d’hier, mais on peut surtout constater que l’horaire des Matines a été suffisamment ajusté pour permettre aux fidèles d’y assister. Gasquet poursuit en expliquant que la Messe était célébrée vers 9 ou 10h du matin, permettant ainsi aux laïcs d’avoir suffisamment de temps pour rentrer chez eux, rompre le jeûne, avant de revenir à l’église. Cela met particulièrement en lumière deux éléments : premièrement que la Communion n’était pas reçue régulièrement à cette époque (ou bien ils n’auraient pas eu le droit de rompre le jeûne avant la Messe), et deuxièmement que le fait d’assister aux Matines puis Laudes étaient si important pour les fidèles qu’ils étaient prêts à prendre la peine de se lever très tôt le matin pour assister aux offices, avaient le temps de rentrer chez eux, pour finalement revenir à l’heure pour la Messe. Puisque les Heures matinales n’étaient pas célébrées comme un rite préparatoire à la Messe, le peuple des fidèles y assistait seulement pour leurs mérites propres ! De plus, Gasquet nous explique que les fidèles revenaient encore une fois à l’église plus tard dans la journée, sur les coups de 14 ou 15h pour assister aux Vêpres.
Si cela peut paraître une quantité excessive d’offices à suivre pour un laïc, il faut néanmoins comprendre que la liturgie n’était rien de moins que le principe vital de toute dévotion religieuse au Moyen-Âge. Assister à la liturgie, que ce soit pour la Messe ou pour les Offices, était d’ailleurs la principale raison du repos dominical. Ces jours-là, le travail des serfs, bien que n’étant pas nécessairement contraire à la loi séculière (ce qu’il devint sous le règne de la reine protestante Elizabeth), était cependant considéré comme un péché mortel. (Il est intéressant de remarquer à ce propos que, de manière similaire à la pratique Juive, Dimanche « commençait à l’heure des Vêpres du Samedi », comme c’est d’ailleurs toujours le cas dans les offices aujourd’hui). Si l’on apprenait qu’un homme travaillait le Dimanche, il pouvait être nommément dénoncé depuis l’ambon.
La loi médiévale n’était pas pour autant déraisonnable sur ce point qui se trouvait tempéré par des exceptions. L’achat et la vente de nourriture ainsi que de produits de première nécessité, la gestion des hôpitaux, et la préparation de marchandises en vue de l’ouverture des commerces le lundi, entre autres exemples, étaient tous autorisés. Mais même ces exceptions montrent que la liturgie des Heures avait un statut quasi obligatoire même pour un laïc. Il est possible de lire la chose suivante dans Dives and Pauper, un texte religieux anglais de la période médiévale :
« Also messengers, pilgrims, and wayfarers that might well rest without great harm are excused, so that they do their duty to hear Matins and Mass, if they mown, for long abyding in many journeys is costful and perilous. »
« C’est le cas également des messagers, pèlerins et voyageurs qui peuvent bien se reposer sans causer grand tort et ne sont pas tenus de leur obligation d’assister à Matines ainsi qu’à la messe, s’ils font grasse-matinée, car il est coûteux et périlleux de vivre de longues journées d’un effrayant voyage. »