« L’acte pour l’accomplissement duquel le Christ est venu sur la terre, et que chaque Pâques renouvelle, peut être envisagé sous différents aspects ; mais son aspect le plus général est une guerre, ce combat que saint Paul résume en ces termes : “Ayant dépouillé les principautés et les puissances, il leur a signifié librement sa volonté, après les avoir assujetties à son triomphe.” Car l’esprit du mal s’étant, par sa fourberie, emparé de l’homme et par lui du monde, le Christ est venu pour ravir son empire au père du mensonge, en brisant ses armes, le péché et la mort, et rétablir sur toute créature le règne de Dieu. »
Le père Louis Bouyer a toujours été suspect aux bien-pensants. S’il est aujourd’hui soupçonné de traditionalisme, à cause des vives critiques qu’il a formulées à l’endroit de la réforme liturgique post-conciliaire, à l’époque où il écrit ces lignes dans Le Mystère pascal au début de 1945, il est bien plutôt suspect d’avoir conservé quelque chose du protestantisme dont il s’était converti à peine six ans plus tôt. « On voit bien que vous êtes protestant », lui disait un de ses premiers supérieurs à l’Oratoire : « vous vous intéressez trop à la Liturgie et à l’Écriture ».
Puisque l’Église n’est rien de plus que le prolongement dans le temps de l’action du Christ sous la conduite de l’Esprit Saint, ainsi la mission de l’Église peut-elle être envisagée sous différents aspects ; mais ainsi, également, son aspect le plus général et le plus essentiel est-il celui de cette guerre menée contre l’esprit du mal, le même combat qu’exprime toute la vie du Christ et toute l’action des apôtres. Guerre déjà gagnée par la mort et la résurrection du Chef de l’Église, mais dont une multitude de batailles restent à livrer. Guerre dont l’objet n’est pas l’établissement du règne de Dieu seulement sur les âmes, encore qu’elles soient son principal butin ; mais sur toute créature. La guerre de Dieu, et celle de l’Église, et celle de tout chrétien, est de conquérir toute chose, les âmes, les corps, les bêtes et les plantes, les voitures, les ordinateurs, les champs, les montagnes, les sculptures grecques et les bouteilles d’armagnac ; d’en extirper l’influence des forces du mal, et de les soumettre à la souveraineté du Christ.
Toute créature est un champ de bataille, tout chrétien est un soldat.
Je veux parler aujourd’hui d’un de ces champs de bataille : la nuit. Puisqu’il y a bataille, parlons tactique : quel est l’aspect du terrain ? Quelles sont les positions alliées, les positions adverses, le rapport de force ?
« L’Église s’en moque que [les prêtres soient] aimés, mon garçon. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille – la nuit appartient au diable. » — Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne
La nuit s’étend du coucher au lever du soleil. Elle est précédée du soir, suivie du matin ; elle inclut le crépuscule, où le soleil est caché mais où ses rayons illuminent encore le ciel ; la nuit noire où le monde est plongé dans les ténèbres ; et l’aurore, où le soleil, non encore levé, donne déjà sa lumière.
Dans nos sociétés, l’aurore appartient aux agriculteurs qui branchent la trayeuse à six heures, aux travailleurs pauvres qui prennent le train de banlieue pour Paris à six heures trente, aux boulangers et aux cafetiers qui passent le balai avant de sortir la fournée ou couler les premiers cafés. L’ennemi n’y a pas grande prise, car ceux qui dorment ne pèchent pas, et ceux qui se réveillent sont vainqueurs de leur faiblesse. L’Église loue le Seigneur victorieux à cause du nouveau jour qui s’annonce, avec l’office des Laudes, l’heure la plus eucharistique, c’est à dire qui rend grâce.
Le crépuscule est l’heure de la tentation. Le jour baissant est une occasion de confusion et de dissimulation. C’est l’heure de l’abrutissement devant la télévision ou l’ordinateur, de la recherche de la vaine gloire sur les réseaux sociaux, de la cinquième bière qui transforme l’homme en bête, en somme, l’heure où la vie intérieure est tuée, et Dieu, oublié. L’Église ne s’y trompe pas, qui demande pour ses fidèles, dans l’office des Complies, la force et le courage de résister aux tentations charnelles : « Hostemque nostrum comprime, ne polluantur corpora », repousse notre ennemi, que nos corps ne soient pas souillés. C’est un grand dommage que ces mots trop crus aient été supprimés dans la version moderne du Te Lucis : et pourtant, comme écrit encore Bernanos, « l’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire, elle le regarde en face. »
Quant à la nuit noire : « la nuit appartient au diable. »
Les premières heures de nuit noire sont le temps des plus grandes luttes et des plus grands crimes, l’heure où les mystiques subissent les pires attaques jusque dans leur chair, l’heure où ce monde, soumis à son ténébreux prince, s’entasse dans des lieux presque consacrés au mal. Ensuite, les bons et les méchants s’endormiront, avant que Dieu fasse de nouveau ressurgir son jour.
L’intuition chrétienne sent bien que la simple abstention n’est pas suffisante, qu’elle est une lâche neutralité dans cette grande bataille plus ou moins inconsciente : que se coucher à neuf heures du soir le samedi, quand d’autres vont s’abandonner aux plaisirs du monde jusqu’à deux ou trois heures du matin – même si ce sont des plaisirs moralement neutres ! – n’est pas une réponse adéquate.
Puisque le Christ est avec nous, qui sera contre nous ? L’évidente infériorité numérique des soldats du Christ sur le terrain de la nuit n’est nullement une raison pour le déserter, bien au contraire : il faut conquérir et occuper, surtout dans la plus grande adversité, brebis au milieu des loups. Ainsi, on a vu fleurir, non sans vraie joie, de nombreuses « veillées de prière » un peu partout, surtout les vendredi et samedi soir, qui sont, consciemment ou non, de vrais actes militants, au sens du combat défini dans la première moitié de cet article : que de bien est fait par le simple témoignage de ceux qui renoncent à « sortir » pour aller prier ! Mais pour soumettre la nuit au Christ et en extirper l’influence du mal, il est une arme malheureusement bien négligée : l’Office nocturne.
Il ne s’agit pas d’une arme individuelle, mais bien plutôt d’un canon de gros calibre, du genre qui nécessite plusieurs servants : ces servants doivent être entraînés, et le terrain doit être préparé pour qu’on puisse l’employer ; mais une fois ces conditions réunies, cette arme est redoutable.
Il y faut donc une communauté (pas dans le sens monastique : un groupe d’amis, une paroisse, ou même une poignée d’inconnus font l’affaire : l’Office lui-même fera votre unité. Il est avantageux, mais nullement nécessaire, d’avoir sous la main un prêtre ou un diacre). Il y faut un lieu, un lieu consacré, place forte du camp du Christ, car on ne met pas un canon de gros calibre en première ligne, où il sera pris par l’ennemi, mais on le met derrière une fortification, c’est à dire une église ou un oratoire. Il y faut enfin du chant et le niveau adéquat de solennité dans les cérémonies ; ce qui suppose d’avoir de cet office une connaissance suffisante, donc d’y avoir été formé. Heureusement, les ressources à cet effet abondent, en particulier sur Internet.
L’Office de nuit s’appelle Vigiles dans la tradition bénédictine, Nocturnes dans les rites latins médiévaux, et Matines depuis quelques siècles ; ce nom est un accident de l’histoire, car il évoque le matin, alors qu’il s’agit bien d’un office pour la nuit noire. Lors de la réforme liturgique, il a été renommé Office des Lectures.
L’emploi de l’Office des Lectures selon la Liturgie des Heures réformée par saint Paul VI, en tant que moyen et signe de la conquête du Christ sur la nuit, pose trois problèmes majeurs : premièrement, il n’y a pas de partitions de chants pour le texte de cet office (plus précisément, seule une petite partie des partitions a été publiée) ; deuxièmement, il a été pensé par ses créateurs, à la fin des années 1960, principalement comme un office destiné à la récitation individuelle ; et troisièmement, l’extrême longueur de ses deux ou trois lectures le rend très indigeste, spécialement pour les fidèles laïcs qui participeraient à l’office. La Présentation générale de la Liturgie des Heures, §58, n’envisage que comme une exception (même « très louable ») son chant nocturne, à part dans les monastères.
L’office bénédictin appartient en propre aux bénédictins, même laïcs (tiers-ordre et oblats) ; c’est donc vers les Matines romaines que se tourneront ceux qui veulent combattre par ce moyen les ténèbres de la nuit.
Les Matines romaines comportent, pour la nuit du samedi au dimanche et les nuits précédant les fêtes, le chant du psaume 94, sur l’un ou l’autre d’une dizaine de tons ornés, qui sont parmi les plus anciennes pièces du chant grégorien, en alternance avec une antienne que l’on chante neuf fois au total ; une hymne ; puis trois nocturnes. Un nocturne est composé de trois psaumes et trois lectures chacune suivie d’un répons. Les lectures sont courtes, et les trois lectures d’un nocturne se suivent, de telle sorte que l’assemblage de ces trois lectures est un peu plus long qu’une lecture de la Messe, par exemple. Les répons insérés après chaque lecture sont de longs chants, que tous ceux qui les ont entendus s’accordent à considérer comme les joyaux du répertoire grégorien, plus beaux encore que les graduels et les offertoires de la Messe. Ils permettent à tous de méditer les quelques phrases de la lecture que l’on vient d’entendre, et d’en faciliter la mémorisation.
Au premier nocturne, les trois lectures sont tirées de la Bible, généralement de l’Ancien Testament ; au deuxième nocturne, on lit un commentaire du passage biblique du premier nocturne, par un Père de l’Église, la nuit précédant les dimanches ; la nuit précédant les fêtes, on lit au deuxième nocturne la vie du saint du jour. Le troisième nocturne est consacré à un commentaire de l’Évangile de la Messe du jour.
Sauf aux dimanches de l’Avent et du Carême, la neuvième lecture est suivie, non d’un répons, mais du chant du Te Deum, qui conclut l’office. L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de le chanter en paroisse récemment, et de constater que ce chant si beau et si important dans les liturgies latines est très méconnu des fidèles : voici pour eux l’occasion de le réapprendre.
L’ensemble dure environ deux heures : c’est une durée à la mesure de celle de la nuit elle-même : le diable n’en est pas aisément chassé, et sa conquête est un exercice d’endurance dans la veille, « en attendant que se lève sur le monde le Soleil de Justice, le Christ, notre Dieu ». Ceux qui chantent les Matines témoignent des trésors incommunicables qu’il y ont trouvés : venez, et voyez.