Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

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La Guerre du Christ et l’Office de nuit

« L’acte pour l’accomplissement duquel le Christ est venu sur la terre, et que chaque Pâques renouvelle, peut être envisagé sous différents aspects ; mais son aspect le plus général est une guerre, ce combat que saint Paul résume en ces termes : “Ayant dépouillé les principautés et les puissances, il leur a signifié librement sa volonté, après les avoir assujetties à son triomphe.” Car l’esprit du mal s’étant, par sa fourberie, emparé de l’homme et par lui du monde, le Christ est venu pour ravir son empire au père du mensonge, en brisant ses armes, le péché et la mort, et rétablir sur toute créature le règne de Dieu. »

Le père Louis Bouyer a toujours été suspect aux bien-pensants. S’il est aujourd’hui soupçonné de traditionalisme, à cause des vives critiques qu’il a formulées à l’endroit de la réforme liturgique post-conciliaire, à l’époque où il écrit ces lignes dans Le Mystère pascal au début de 1945, il est bien plutôt suspect d’avoir conservé quelque chose du protestantisme dont il s’était converti à peine six ans plus tôt. « On voit bien que vous êtes protestant », lui disait un de ses premiers supérieurs à l’Oratoire : « vous vous intéressez trop à la Liturgie et à l’Écriture ».

Puisque l’Église n’est rien de plus que le prolongement dans le temps de l’action du Christ sous la conduite de l’Esprit Saint, ainsi la mission de l’Église peut-elle être envisagée sous différents aspects ; mais ainsi, également, son aspect le plus général et le plus essentiel est-il celui de cette guerre menée contre l’esprit du mal, le même combat qu’exprime toute la vie du Christ et toute l’action des apôtres. Guerre déjà gagnée par la mort et la résurrection du Chef de l’Église, mais dont une multitude de batailles restent à livrer. Guerre dont l’objet n’est pas l’établissement du règne de Dieu seulement sur les âmes, encore qu’elles soient son principal butin ; mais sur toute créature. La guerre de Dieu, et celle de l’Église, et celle de tout chrétien, est de conquérir toute chose, les âmes, les corps, les bêtes et les plantes, les voitures, les ordinateurs, les champs, les montagnes, les sculptures grecques et les bouteilles d’armagnac ; d’en extirper l’influence des forces du mal, et de les soumettre à la souveraineté du Christ.

Toute créature est un champ de bataille, tout chrétien est un soldat.

Je veux parler aujourd’hui d’un de ces champs de bataille : la nuit. Puisqu’il y a bataille, parlons tactique : quel est l’aspect du terrain ? Quelles sont les positions alliées, les positions adverses, le rapport de force ?

« L’Église s’en moque que [les prêtres soient] aimés, mon garçon. L’Église a besoin d’ordre. Faites de l’ordre à longueur du jour. Faites de l’ordre en pensant que le désordre va l’emporter encore le lendemain parce qu’il est justement dans l’ordre, hélas ! que la nuit fiche en l’air votre travail de la veille – la nuit appartient au diable. » — Georges Bernanos, Journal d’un curé de campagne

La nuit s’étend du coucher au lever du soleil. Elle est précédée du soir, suivie du matin ; elle inclut le crépuscule, où le soleil est caché mais où ses rayons illuminent encore le ciel ; la nuit noire où le monde est plongé dans les ténèbres ; et l’aurore, où le soleil, non encore levé, donne déjà sa lumière.

Dans nos sociétés, l’aurore appartient aux agriculteurs qui branchent la trayeuse à six heures, aux travailleurs pauvres qui prennent le train de banlieue pour Paris à six heures trente, aux boulangers et aux cafetiers qui passent le balai avant de sortir la fournée ou couler les premiers cafés. L’ennemi n’y a pas grande prise, car ceux qui dorment ne pèchent pas, et ceux qui se réveillent sont vainqueurs de leur faiblesse. L’Église loue le Seigneur victorieux à cause du nouveau jour qui s’annonce, avec l’office des Laudes, l’heure la plus eucharistique, c’est à dire qui rend grâce.

Le crépuscule est l’heure de la tentation. Le jour baissant est une occasion de confusion et de dissimulation. C’est l’heure de l’abrutissement devant la télévision ou l’ordinateur, de la recherche de la vaine gloire sur les réseaux sociaux, de la cinquième bière qui transforme l’homme en bête, en somme, l’heure où la vie intérieure est tuée, et Dieu, oublié. L’Église ne s’y trompe pas, qui demande pour ses fidèles, dans l’office des Complies, la force et le courage de résister aux tentations charnelles : « Hostemque nostrum comprime, ne polluantur corpora », repousse notre ennemi, que nos corps ne soient pas souillés. C’est un grand dommage que ces mots trop crus aient été supprimés dans la version moderne du Te Lucis : et pourtant, comme écrit encore Bernanos, « l’Église a les nerfs solides, le péché ne lui fait pas peur, au contraire, elle le regarde en face. »

Quant à la nuit noire : « la nuit appartient au diable. »

Les premières heures de nuit noire sont le temps des plus grandes luttes et des plus grands crimes, l’heure où les mystiques subissent les pires attaques jusque dans leur chair, l’heure où ce monde, soumis à son ténébreux prince, s’entasse dans des lieux presque consacrés au mal. Ensuite, les bons et les méchants s’endormiront, avant que Dieu fasse de nouveau ressurgir son jour.

L’intuition chrétienne sent bien que la simple abstention n’est pas suffisante, qu’elle est une lâche neutralité dans cette grande bataille plus ou moins inconsciente : que se coucher à neuf heures du soir le samedi, quand d’autres vont s’abandonner aux plaisirs du monde jusqu’à deux ou trois heures du matin – même si ce sont des plaisirs moralement neutres ! – n’est pas une réponse adéquate.

Puisque le Christ est avec nous, qui sera contre nous ? L’évidente infériorité numérique des soldats du Christ sur le terrain de la nuit n’est nullement une raison pour le déserter, bien au contraire : il faut conquérir et occuper, surtout dans la plus grande adversité, brebis au milieu des loups. Ainsi, on a vu fleurir, non sans vraie joie, de nombreuses « veillées de prière » un peu partout, surtout les vendredi et samedi soir, qui sont, consciemment ou non, de vrais actes militants, au sens du combat défini dans la première moitié de cet article : que de bien est fait par le simple témoignage de ceux qui renoncent à « sortir » pour aller prier ! Mais pour soumettre la nuit au Christ et en extirper l’influence du mal, il est une arme malheureusement bien négligée : l’Office nocturne.

Il ne s’agit pas d’une arme individuelle, mais bien plutôt d’un canon de gros calibre, du genre qui nécessite plusieurs servants : ces servants doivent être entraînés, et le terrain doit être préparé pour qu’on puisse l’employer ; mais une fois ces conditions réunies, cette arme est redoutable.

Il y faut donc une communauté (pas dans le sens monastique : un groupe d’amis, une paroisse, ou même une poignée d’inconnus font l’affaire : l’Office lui-même fera votre unité. Il est avantageux, mais nullement nécessaire, d’avoir sous la main un prêtre ou un diacre). Il y faut un lieu, un lieu consacré, place forte du camp du Christ, car on ne met pas un canon de gros calibre en première ligne, où il sera pris par l’ennemi, mais on le met derrière une fortification, c’est à dire une église ou un oratoire. Il y faut enfin du chant et le niveau adéquat de solennité dans les cérémonies ; ce qui suppose d’avoir de cet office une connaissance suffisante, donc d’y avoir été formé. Heureusement, les ressources à cet effet abondent, en particulier sur Internet.

L’Office de nuit s’appelle Vigiles dans la tradition bénédictine, Nocturnes dans les rites latins médiévaux, et Matines depuis quelques siècles ; ce nom est un accident de l’histoire, car il évoque le matin, alors qu’il s’agit bien d’un office pour la nuit noire. Lors de la réforme liturgique, il a été renommé Office des Lectures.

L’emploi de l’Office des Lectures selon la Liturgie des Heures réformée par saint Paul VI, en tant que moyen et signe de la conquête du Christ sur la nuit, pose trois problèmes majeurs : premièrement, il n’y a pas de partitions de chants pour le texte de cet office (plus précisément, seule une petite partie des partitions a été publiée) ; deuxièmement, il a été pensé par ses créateurs, à la fin des années 1960, principalement comme un office destiné à la récitation individuelle ; et troisièmement, l’extrême longueur de ses deux ou trois lectures le rend très indigeste, spécialement pour les fidèles laïcs qui participeraient à l’office. La Présentation générale de la Liturgie des Heures, §58, n’envisage que comme une exception (même « très louable ») son chant nocturne, à part dans les monastères.

L’office bénédictin appartient en propre aux bénédictins, même laïcs (tiers-ordre et oblats) ; c’est donc vers les Matines romaines que se tourneront ceux qui veulent combattre par ce moyen les ténèbres de la nuit.

Les Matines romaines comportent, pour la nuit du samedi au dimanche et les nuits précédant les fêtes, le chant du psaume 94, sur l’un ou l’autre d’une dizaine de tons ornés, qui sont parmi les plus anciennes pièces du chant grégorien, en alternance avec une antienne que l’on chante neuf fois au total ; une hymne ; puis trois nocturnes. Un nocturne est composé de trois psaumes et trois lectures chacune suivie d’un répons. Les lectures sont courtes, et les trois lectures d’un nocturne se suivent, de telle sorte que l’assemblage de ces trois lectures est un peu plus long qu’une lecture de la Messe, par exemple. Les répons insérés après chaque lecture sont de longs chants, que tous ceux qui les ont entendus s’accordent à considérer comme les joyaux du répertoire grégorien, plus beaux encore que les graduels et les offertoires de la Messe. Ils permettent à tous de méditer les quelques phrases de la lecture que l’on vient d’entendre, et d’en faciliter la mémorisation.

Au premier nocturne, les trois lectures sont tirées de la Bible, généralement de l’Ancien Testament ; au deuxième nocturne, on lit un commentaire du passage biblique du premier nocturne, par un Père de l’Église, la nuit précédant les dimanches ; la nuit précédant les fêtes, on lit au deuxième nocturne la vie du saint du jour. Le troisième nocturne est consacré à un commentaire de l’Évangile de la Messe du jour.

Sauf aux dimanches de l’Avent et du Carême, la neuvième lecture est suivie, non d’un répons, mais du chant du Te Deum, qui conclut l’office. L’auteur de ces lignes a eu l’occasion de le chanter en paroisse récemment, et de constater que ce chant si beau et si important dans les liturgies latines est très méconnu des fidèles : voici pour eux l’occasion de le réapprendre.

L’ensemble dure environ deux heures : c’est une durée à la mesure de celle de la nuit elle-même : le diable n’en est pas aisément chassé, et sa conquête est un exercice d’endurance dans la veille, « en attendant que se lève sur le monde le Soleil de Justice, le Christ, notre Dieu ». Ceux qui chantent les Matines témoignent des trésors incommunicables qu’il y ont trouvés : venez, et voyez.

L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré (Partie I)

Traduit de l’anglais, texte original tiré du blog Modern Medievalism http://modernmedievalism.blogspot.com/2012/10/the-divine-office-as-foundation-of.html

Partie I sur II

Photo de Balog Krisztina sur Pexels.com

Un bref avant-propos : L’objet de l’article est de tirer la première salve au sein d’un mouvement plus vaste de restauration de l’Office Divin comme quelque chose que l’on devrait prier, que l’on devrait chanter avec solennité dans toutes les paroisses de la terre. A titre personnel je n’ai pas le loisir de le prier dans ma dévotion privée, même si j’aimerais pouvoir le faire. Je veux avant tout rappeler au clergé et ou autres « savants » au sein de l’Église des choses qu’ils connaissent déjà, et les inciter à lancer un programme de chant public de l’Office Divin dans leurs églises. Vous remarquerez dans la colonne latérale de mon blog une liste des « Architectes et Défenseurs de la Civilisation Médiévale ». Saint Benoît de Nursie est au sommet de la liste, non seulement pour des raisons chronologiques, mais également pour avoir établi le système monastique tel que nous le connaissons en Occident. Ce système, avec en son centre l’Office Divin, est réellement la fondation sur laquelle repose la culture médiévale. Je ne sais comment insister davantage sur ce point crucial, bien que ce soit ce à quoi je m’essayerai dans tout l’article.

L’Office Divin comme fondation de notre civilisation et pourquoi il devrait être restauré

Par J.T.M. Griffin

Chers amis, cela ne sera sans doute une surprise pour aucun d’entre vous que l’Église, en particulier dans le monde occidental, est en déconfiture. On nous a égrené toute la liste désormais : la fréquentation hebdomadaire des églises est plus bas, des paroisses et des écoles ferment chaque semaine, des dommages et intérêts sont toujours en cours de paiement pour les crimes et abus commis par des membres du clergé. Le « nouveau printemps » qu’appelait de ses vœux le concile Vatican II ne s’est pas produit. C’est en ma qualité de jeune homme que je tiens à souligner le fait suivant : il est extrêmement inhabituel pour quelqu’un de ma génération de fréquenter régulièrement une paroisse catholique, encore plus de s’intéresser à la liturgie, l’art et la musique sacrée, ou à toute chose qui se rattache de près ou de loin à la religion et sur laquelle j’ai pu écrire par le passé. La solennité du Culte a cessé depuis longtemps d’être importante aux yeux de la plupart de mes pairs. C’est pour cela d’ailleurs que la plupart des grandes cathédrales européennes sont essentiellement devenues des musées, et c’est aussi pour cela que si la tendance moderne à l’apathie religieuse se poursuit, elles deviendront bientôt des ruines.

Et puisque l’effondrement de la pratique religieuse en Occident n’est une surprise pour personne, il ne manque pas non plus de tentatives d’y remédier, particulièrement pour ramener les jeunes à l’église. De la « rave party » (ndlr., fêtes qui rassemblent des amateurs de musique techno) au groupe de rock animant la messe en passant par des soirées pizza, les lock-ins (ndlr., soirées américaines organisées par leurs jeunes qui y participent, durant lesquelles ils s’enferment dans un lieu pour y faire leurs activités sans que personne n’entre et ne sorte pendant un temps déterminé) ou les rassemblements hebdomadaires « autour du feu de camp » où l’on discute des sentiments des uns et des autres, l’Église a tout essayé, sans grand succès, les cathédrales restant silencieuses pour la plupart. Un nombre croissant de jeunes gens dont je fais partie attendent simplement de l’Église Catholique qu’elle soit l’Église Catholique : qu’elle ne s’excuse pas de son christianisme, qu’elle soit fière de n’avoir pas connu de réforme, qu’elle emploie toutes ses croyances et pratiques « rétrogrades » remisées pour le moment. Le Mouvement Liturgique a déjà fait de grands pas en avant dans ce domaine. Grâce à lui, nous avons récolté de grands bénéfices en obtenant une traduction fidèle en anglais de la Messe et un regain d’intérêt pour le chant grégorien. De plus en plus de paroisses offrent la messe en forme extraordinaire du rite romain. D’autres pratiques extra-liturgique prennent de plus en plus de place dans la dévotion privée des catholiques, comme la prière du Rosaire et l’adoration du Saint Sacrement. Cependant, un des aspects les plus importants de la liturgie traditionnelle chrétienne a été complètement oublié : l’Office divin.

Qu’est-ce que l’Office divin ? Un (trop) bref tour d’horizon historique

L’Office divin (aussi appelé Liturgie des Heures) est le processus par lequel on sanctifie les périodes de sa journée par le biais de prières liturgiques. De l’aurore au crépuscule, les moines, les prêtres et les laïcs se rassemblaient tous sans distinction dans les églises à des heures déterminées de la journée pour chanter des chants de louange à Dieu selon un ensemble de prières très strictement fixé : pratique liturgique donc, mais distincte de la Messe. Les cantiques et les hymnes de l’Office tels que le Magnificat, Nunc dimittis, et le Te Deum sont des pièces que la musique classique a immortalisées, mais reposent avant tout dans le recueil des 150 psaumes de David. L’idéal monastique traditionnel tel qu’exprimé par saint Benoît au Chapitre 18 de sa Règle, c’est que le moine chante l’intégralité de ces 150 psaumes tout au long de la semaine. L’Office offrait le cadre dont le moine Bénédictin avait besoin pour organiser son travail sacré.

Suivre l’Office Divin n’était pas cependant une invention de Benoît, loin de là, ni même de l’un de ses prédécesseurs. Le fait de prier les Heures renvoie à une période qui précède l’incarnation même du Christ. Lorsque les anciens Israélites furent conquis et dispersés par les Babyloniens, le Temple de Salomon fut détruit. N’étant plus en mesure d’offrir les sacrifices d’animaux dans leur lieu saint, les juifs érigèrent les premières synagogues, où ils offraient des prières en sacrifice, en chantant les Psaumes à des heures spécifiques de la journée.

Photographie du forum latin à Rome

Plus tard, sous la domination de Rome, les Juifs expatriés aux quatre coins de l’empire finirent par adopter la méthode romaine d’associer le défilement des heures à un appel à la prière. Une cloche retentissait sur le forum à Rome, ainsi que sur tous les fora de tous les carrefours commerciaux de l’empire, à 6 heures du matin pour indiquer l’ouverture des commerces, qu’ils qualifiaient de « Première heure ». Les sonneries de midi, la « Sixième heure », indiquaient l’heure du repas et du repos (le mot espagnol pour la sieste de l’après-midi, siesta, maintenant la tradition en référence directe à sexta, la sixième heure selon la façon latine de compter les heures). On sonnait à trois heures de l’après-midi, la « Neuvième heure », pour remettre les gens au travail afin de profiter pour celui-ci des dernières lueurs du jour. La sonnerie finale retentissait au crépuscule pour indiquer la fermeture des boutiques.

En ayant cela à l’esprit, les références dans la Bible mentionnant les Apôtres qui suivaient scrupuleusement les Heures pour prier deviennent beaucoup plus claires. On lit par exemple que « Pierre et Jean se rendirent au temple à la neuvième heure pour prier » (Actes 3 :1), ou que « Pierre se rendit à l’étage de ses appartements pour prier, aux alentours de la sixième heure » (Actes 10 :9) ; mais également que « à minuit, Paul et Silas, louaient Dieu dans leur prière. Et ceux qui étaient en prison les entendaient. » (Actes 16 :25). Dans les premiers temps de l’Église, la prière des Heures était sans doute plus une dévotion privée qu’une véritable composante de la prière liturgique. Cela allait changer rapidement avec le développement de la Messe.

Durant les temps de persécution, la liturgie eucharistique, célébrée dans les catacombes ou aux domiciles des fidèles, était précédée les jours de grandes solennités par une vigile qui débutait à la tombée de la nuit précédente et s’achevait avec l’Eucharistie à l’aurore. Les premiers chrétiens chantaient des hymnes de louange tires avant tout des Psaumes, mais sans doute également de leur propre composition (le Gloria et le Te Deum par exemple), ainsi que des leçons tirées d’autres passages des Écritures Saintes. Ces prières prirent suffisamment d’importance pour être distinguées de la liturgie Eucharistique sans pour autant en être déconnectées. De même que les Juifs associaient le début du jour au crépuscule, on peut imaginer les premiers chrétiens débuter leur vigile par ce que l’on finirait par appeler les Vêpres. La vigile se poursuivrait ainsi tout au long de la nuit en une série de veillées, qui pourraient très bien être les origines des nocturnes du grand office des Matines. La dernière portion de la vigile, pour coïncider avec l’aurore, était réservée à la louange divine que nous appelons désormais les Laudes. Les grandes vigiles de l’Église primitive expliquent dès lors l’existence des trois Heures majeures (Vêpres, Matines, Laudes) de l’Office traditionnel, alors que c’est dans les sons de cloche pour marquer les heures de la vie latine qu’il faut chercher les raisons de l’existence des trois Heures mineures de l’Office (Tierce, Sexte et None). Ce qui signifie donc que Prime et Complies devaient être les moins anciennes des prières de la liturgie des Heures. Ces deux dernières furent introduites dans les communautés monastiques avant de se diffuser plus largement dans toute l’Église. Alors que les premiers monastères priaient de manière assez habituelle les Matines et les Laudes au beau milieu de la nuit, cela laissait suffisamment de temps aux moines pour aller se recoucher, n’ayant pas d’obligations avant l’office de Tierce. Se lever ainsi à neuf heure le matin passait pour de la paresse aux yeux de certains abbés, et c’est ainsi qu’une Heure supplémentaire fut introduite, celle de Prime, afin de s’assurer que le moine se lèverait à l’aurore. Enfin il faut parler des Complies, dont certains prétendent qu’elles sont introduites par saint Benoît lui-même, afin que ses moines disposent d’une prière convenable juste avant d’aller se coucher.

En fin de compte, vers le VIème siècle, la prière de l’Office Divin se déroulait sans doute de la manière suivante :

Vêpres : crépuscule (aux alentours de 6h de l’après-midi, quoique s’ajustant aux variations des saisons)

Complies : avant de se coucher (9h du soir)

Matines : n’importe quelle heure entre minuit et l’aurore

Laudes : immédiatement après les Matines

Prime : au lever du soleil (6h du matin)

Tierce : En milieu de matinée (9h du matin)

Sexte : Au milieu du jour (midi)

None : Au milieu de l’après-midi (3h de l’après-midi)

Encensement de l’autel durant les vêpres, accompagné du Magnificat en la chapelle du Merton College, Oxford

L’Office : pierre angulaire de la culture médiévale

Très rapidement, l’Office Divin fut perçu comme une obligation, voire comme l’essence même du devoir du clerc dans l’Église. Les constitutions Apostoliques, un manuel d’instruction du clergé du IVème siècle, mentionne ainsi : « Offrez donc vos prières le matin, à la 3ème, la 6ème et la 9ème heure, le soir et au chant du coq. » Jusqu’à ce jour, tous les clercs, sauf quelques exceptions, appartenant aux ordres majeurs sont tenus de prier l’Office quotidiennement. Cette obligation est si vitale que le prêtre n’est nullement tenu de célébrer la messe, même le Dimanche, cependant que s’il saute ne serait-ce qu’un office du jour sans une bonne raison, il commet un péché mortel. L’Église l’a imposé au clergé car un de ses premiers devoir de clerc est de vivre une vie de prière, et nulle prière n’est aussi puissante que celle de l’Office. Au Moyen-Âge, prier les Heures était littéralement une composante à part entière de la fiche de poste d’un clerc : si on apprenait qu’un clerc négligeait son devoir de célébrer l’Office Divin, on pouvait lui refuser sa paye, ainsi que sa nourriture.

Ce qui est encore plus remarquable, cependant, c’est à quel point les offices faisaient partie intégrante de la vie des paysans ou citoyens laïcs ordinaires du monde médiéval qui, eux, pour le coup, n’étaient pas tenus sous serment de prier la liturgie des Heures. Nombreuses sont les sources qui attestent que c’était une coutume en Angleterre avant la Réforme Protestante pour le peuple d’arriver à l’église pour assister aux Matines puis aux Laudes avant la Messe du Dimanche [note du traducteur : cette coutume est encore fort répandue en Orient, où de nombreuses paroisses célèbrent Matines et Laudes avant la messe du dimanche]. Bien sûr cela interroge d’un point de vue pratique : si les Matines étaient priées au milieu de la nuit, ainsi que nous l’avons vue précédemment, pourquoi les laïcs quitteraient leurs maisons pour assister aux offices à une heure si inhabituelle pour eux ? L’abbé Gasquet suggère dans son livre, Parish Life in Mediaeval England, que dans les paroisses, les Matines du dimanche débutaient à 6 ou 7 heures du matin. Il cite par exemple saint Thomas More qui écrit :

« Some of us laymen,’ he says, ‘thinke it a payne in a weeke to ryse so soon fro sleepe, and some to tarry so long fasting, as on the Sonday to com and hear out they Matins. And yet is not Matins in every parish, neyther, all thynge so early begonne norfully so longe in doyng, as it is in the Charterhouse, ye wot wel. »

« Certains d’entre nous, laïcs, dit-il, pensons que c’est un vrai déchirement de se lever une fois par semaine si tôt de sa couche ou de demeurer aussi longtemps en jeûne, le dimanche, pour venir écouter les Matines. Et cependant, Matines n’est point chantée en toute cure, ni n’est commencée si tôt et ne dure si longtemps qu’en Chartreuse, comme vous le savez. »

On peut à minima se dire que le défi de se lever tôt le matin ne date pas d’hier, mais on peut surtout constater que l’horaire des Matines a été suffisamment ajusté pour permettre aux fidèles d’y assister. Gasquet poursuit en expliquant que la Messe était célébrée vers 9 ou 10h du matin, permettant ainsi aux laïcs d’avoir suffisamment de temps pour rentrer chez eux, rompre le jeûne, avant de revenir à l’église. Cela met particulièrement en lumière deux éléments : premièrement que la Communion n’était pas reçue régulièrement à cette époque (ou bien ils n’auraient pas eu le droit de rompre le jeûne avant la Messe), et deuxièmement que le fait d’assister aux Matines puis Laudes étaient si important pour les fidèles qu’ils étaient prêts à prendre la peine de se lever très tôt le matin pour assister aux offices, avaient le temps de rentrer chez eux, pour finalement revenir à l’heure pour la Messe. Puisque les Heures matinales n’étaient pas célébrées comme un rite préparatoire à la Messe, le peuple des fidèles y assistait seulement pour leurs mérites propres ! De plus, Gasquet nous explique que les fidèles revenaient encore une fois à l’église plus tard dans la journée, sur les coups de 14 ou 15h pour assister aux Vêpres.

Si cela peut paraître une quantité excessive d’offices à suivre pour un laïc, il faut néanmoins comprendre que la liturgie n’était rien de moins que le principe vital de toute dévotion religieuse au Moyen-Âge. Assister à la liturgie, que ce soit pour la Messe ou pour les Offices, était d’ailleurs la principale raison du repos dominical. Ces jours-là, le travail des serfs, bien que n’étant pas nécessairement contraire à la loi séculière (ce qu’il devint sous le règne de la reine protestante Elizabeth), était cependant considéré comme un péché mortel. (Il est intéressant de remarquer à ce propos que, de manière similaire à la pratique Juive, Dimanche « commençait à l’heure des Vêpres du Samedi », comme c’est d’ailleurs toujours le cas dans les offices aujourd’hui). Si l’on apprenait qu’un homme travaillait le Dimanche, il pouvait être nommément dénoncé depuis l’ambon.

La loi médiévale n’était pas pour autant déraisonnable sur ce point qui se trouvait tempéré par des exceptions. L’achat et la vente de nourriture ainsi que de produits de première nécessité, la gestion des hôpitaux, et la préparation de marchandises en vue de l’ouverture des commerces le lundi, entre autres exemples, étaient tous autorisés. Mais même ces exceptions montrent que la liturgie des Heures avait un statut quasi obligatoire même pour un laïc. Il est possible de lire la chose suivante dans Dives and Pauper, un texte religieux anglais de la période médiévale :

« Also messengers, pilgrims, and wayfarers that might well rest without great harm are excused, so that they do their duty to hear Matins and Mass, if they mown, for long abyding in many journeys is costful and perilous. »

« C’est le cas également des messagers, pèlerins et voyageurs qui peuvent bien se reposer sans causer grand tort et ne sont pas tenus de leur obligation d’assister à Matines ainsi qu’à la messe, s’ils font grasse-matinée, car il est coûteux et périlleux de vivre de longues journées d’un effrayant voyage. »

La Suite en partie II…

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