« Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué, et que, le troisième jour, il ressuscite. » (Luc 9 : 22)

Toute grande œuvre de l’Église suit le chemin de la vie terrestre du Christ. Portée par l’Esprit Saint elle commence dans un printemps de joie, puis arrive l’hiver de la passion et de la mort apparente et, enfin, elle fleurit dans l’été de la résurrection et de la gloire.

La théologie carmélitaine enseigne cette vérité avec une précision particulière au sujet de l’ascension spirituelle des âmes. Celles-ci ne peuvent qu’atteindre la perfection en traversant l’épreuve que saint Jean de la Croix nomme la nuit de l’esprit, formée de tourments terribles, intérieurs et extérieurs, que sainte Thérèse d’Avila décrit en détail dans la sixième demeure de son Château intérieur.

Ceci est tout aussi vrai pour l’œuvre des conciles. Le grand archevêque, missionnaire et intellectuel, le vénérable Fulton Sheen, affirmait ainsi, en 1979, peu avant sa mort :

« Les tensions qui ont eu lieu après le concile ne sont pas étonnantes pour ceux qui connaissent entièrement l’histoire de l’Église. C’est un fait historique qu’à chaque fois qu’il y a une descente importante de l’Esprit Saint, tel que pendant un concile œcuménique, il y a toujours des attaques supplémentaires de l’anti-Esprit, du démon. » (A Treasure in Clay, p. 308)

En effet, après le concile de Nicée, au IVe siècle, la crise dite « arienne » qu’il était censé corriger s’empira au contraire, au point il où fallut convoquer 50 ans plus tard, le concile de Constantinople, pour y mettre enfin un terme. Et que dire du grand concile de Trente, qui répondit brillamment, point par point, aux divers « réformateurs » protestants ? Il eut lieu de 1545 à 1563, et les guerres de religion qui mirent à feu et à sang notre pays, entre catholiques et protestants, elles, commencèrent… en 1562.

Qu’en fut-il de la réforme liturgique des deux derniers siècles ? Née brillamment au 19e siècle dans les cœurs, les esprits et les lieux de cultes de profonds théologiens et hommes d’Église, elle fut peu à peu portée jusqu’au Magistère, d’abord avec la réforme du bréviaire de saint Pie X, ensuite avec celle de la semaine sainte du vénérable Pie XII et, enfin, le concile œcuménique Vatican II consacrait les fruits de ce travail dans sa constitution Sacrosanctum Concilium, qui donna les principes théologiques et pratiques généraux d’une réforme d’ensemble du culte catholique. Voici, pourrait-on dire, les mystères joyeux de la réforme liturgique.

Mais que se passa-t-il ensuite ? Il est difficile de décrire l’ampleur du désastre qui arriva, de la passion et de la mort qu’a traversé cet aspect si essentiel de la vie de l’Église catholique. Peut-être pourrions-nous commencer par l’illustrer avec cette description de la place du culte au congrès mondial de la revue Concilium de 1970, cinq ans après la clôture de Vatican II, qui regroupait alors l’élite mondiale de la théologie catholique. Tracey Rowland, membre actuelle de la Commission théologique internationale, rapporte ainsi l’expérience du père dominicain Cornelius Ernst, alors présent :

Celui-ci s’est « plaint que les organisateurs aient conçu le congrès comme un événement politique, un exercice pour faire pression sur les autorités de l’Église […] ; qu’il n’y ait pas eu de messe les jours de semaine ; que la messe du dimanche ait été différée pour le bénéfice des médias et dominée par une « chorale d’écoliers belges chantant des airs sautillants’ […] » (Catholic Theology, p.91)

La description est brève, mais suffisante pour que quiconque est familier de Sacrosanctum Concilium puisse saisir la contravention la plus totale de son enseignement dans ce qui devrait être une rencontre hautement spirituelle. Moins d’une décennie après l’écriture et l’adoption de ce texte, il était déjà manifestement ignoré et méprisé par ceux qui auraient dû être les mieux placés pour le comprendre et le vivre. L’on pourra mentionner, en passant, que la débâcle manifeste de Concilium pesa certainement lourdement dans les facteurs qui poussèrent, en 1972, les pères Hans Urs Von Balthasar, Joseph Ratzinger et Henri de Lubac à fonder Communio, la revue qui devait heureusement prendre le relai comme figure de proue de la recherche théologique catholique.

Si l’état de la liturgie était tel parmi l’élite de l’Église, malheureusement sur le terrain, dans les paroisses, diocèses et communautés religieuses, les choses n’allaient pas autrement. Sans passer trop de temps sur ceci – les descriptions seraient longues, et les abus sont encore dans la mémoire de beaucoup – nous citerons simplement le constat d’un des plus grands artisans du Renouveau liturgique du milieu du XXe siècle, qui était un soutien initialement enthousiaste des efforts de réforme postconciliaires, le père Louis Bouyer. En 1968, trois ans après la clôture du concile, il affirmait :

« Une fois de plus, ici, il faut dire les choses sans ambages : il n’y a pratiquement plus de liturgie digne de ce nom, à l’heure actuelle, dans l’Église catholique. La liturgie d’hier n’était plus guère qu’un cadavre embaumé. Ce qu’on appelle liturgie aujourd’hui n’est plus guère que ce cadavre décomposé. » (La décomposition du catholicisme, p. 144)

Le constat est on ne peut plus sévère. Le culte catholique serait donc passé d’un état dominant de formalisme souvent creux, vécu sans en pénétrer véritablement le sens, et donc avec peu de profit spirituel, à un état de chaos généralisé. Plutôt que de faire revivre la liturgie, les premiers efforts de réforme de la faire sortir de son état « embaumé, » l’auraient plutôt amenée à celui pire encore de « décomposé. » Avant, il restait au moins la forme. Ensuite, même pas cela. Les principes et règles fondamentales du culte catholique n’étaient plus réellement vécus, ni dans les gestes, ni dans les cœurs.

La liturgie est donc bien morte au courant des années 1960. Après le printemps de la redécouverte par le mouvement liturgique de ses principes théologiques, historiques et spirituels, qui furent ensuite consacrés par le magistère, elle fut conduite à sa flagellation, son humiliation et, finalement, à son meurtre.

« ‘Femme, pourquoi pleures-tu ?’ Elle leur répond : ‘On a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a déposé.’ » (Jean 20:13)

Cependant, l’Église est indéfectible. Elle ne peut pas s’effacer devant les portes de l’Enfer, et cela implique que ses attributs essentiels possèdent cette grâce aussi. L’Église aura ainsi toujours une hiérarchie et des sacrements valides, elle préservera toujours le dépôt de la foi, et elle ne perdra jamais, au moins totalement, l’essence de sa liturgie. Le peuple de Dieu est par nature un peuple de prêtres, de sacrifice et de louange, une assemblée vouée au culte. Toute mort concernant sa liturgie sacrée ne peut donc qu’être apparente, et elle ne peut qu’être permise temporairement par la volonté du Très Haut pour la purification de son peuple, pour l’amener à un plus grand rayonnement de sa Gloire, même si un tel châtiment peut durer quarante années dans le désert.

Où en sommes-nous aujourd’hui ?

« Détruisez ce temple, et en trois jours je le relèverai. » (Jean 2 : 19)

Méditons le passage du livre des Rois dans lequel, pendant la rénovation du Temple ordonnée par le roi Josias, il y eut une découverte inattendue :

« Le grand prêtre Helcias dit au secrétaire Shafane : ‘J’ai trouvé le livre de la Loi dans la maison du Seigneur.’ […] Après avoir entendu les paroles du livre de la Loi, le roi déchira ses vêtements. […] Le roi fit convoquer auprès de lui tous les anciens de Juda et de Jérusalem. […] Il s’engageait à suivre le Seigneur en observant ses commandements, ses édits et ses décrets, de tout son cœur et de toute son âme, accomplissant ainsi les paroles de l’Alliance inscrites dans ce livre. Et tout le peuple s’engagea dans l’Alliance. » (2 Rois 22-23)

L’on avait alors perdu le Livre de la Loi ! Au point de l’avoir oublié… Mais quand le grand roi Josias entendit pour la première fois les paroles inspirées, il engagea une réforme générale de la religion et de la liturgie des Hébreux, qui était tombée dans un chaos à peu près complet, jusqu’à un culte idolâtrique, rendu aux Baals et autres divinités païennes, qui se tenait dans le Temple de Salomon.

Ne sommes-nous pas dans une situation analogue ? Qui peut lire les paroles inouïes en majesté de Sacrosanctum Concilium sans sentir quelque chose comme le déchirement intérieur de Josias ? Nous avons tellement erré ! Et la parole de l’Église de Dieu est si grande, belle et vraie !

Que faut-il faire ? Il est l’heure de la résurrection, qui doit tout d’abord avoir lieu dans nos cœurs et nos actes. Comme le peuple de Dieu sous la conduite de Josias, il faut revenir à l’attitude la plus fondamentale dans le service du Seigneur : « Ecoute, Israël ! » (Deut. 6 : 4)

Oui, écoute ! Que dit vraiment le saint concile ? Voilà la voie à suivre. Résumons sa spiritualité :

« La liturgie est le sommet vers lequel tend l’action de l’Église, et en même temps la source d’où découle toute sa vertu. » (SC §10)

Oui, rien n’est plus important que la liturgie car « tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée. C’est le premier et le plus grand commandement. » (Mat. 22 : 37-38) Et la liturgie est le lieu où nous servons Dieu, où nous l’aimons, le plus directement, le plus immédiatement et le plus puissamment.

Dans toutes les autres circonstances de la vie, nous honorons le Seigneur en lui offrant le sacrifice d’actes qui ont pour objet immédiat et premier des choses du monde. Mais dans son culte sacré, nous lui offrons le sacrifice de sa propre Parole, de son Corps et de son Sang. Rien ne peut être supérieur à cela, et par nul autre moyen pouvons-nous entrer dans une communion plus profonde et plus complète avec Lui. C’est seulement dans le Temple que l’eau vive peut-être puisée avec une telle profondeur pour le salut du monde. Il ne peut donc rien y avoir au-dessus de la liturgie dans la vie de l’Église. La pensée du contraire serait le signe que l’on est tombé dans une forme d’idolâtrie ou une autre, mettant quelque chose au-dessus du service du Très Haut.

Ensuite, la liturgie se reçoit. « C’est pourquoi absolument personne d’autre, même prêtre, ne peut, de son propre chef, ajouter, enlever ou changer quoi que ce soit dans la liturgie. » (SC §22) La source de la liturgie est la Tradition, et le Saint-Siège est le modérateur premier de celle-ci. Ce qui resterait ensuite de décisions graves sont confiées aux évêques. Voilà les règles à suivre, et les seules.

Comme le culte de l’ancienne alliance, dont les règles sont déployées en détail dans le Pentateuque, le culte de la nouvelle alliance se reçoit et ne s’invente pas. Nous adorons Dieu selon la manière qu’il nous donne de le faire par son Église, et cela passe par la Tradition, le Saint-Siège et la hiérarchie épiscopale. Les initiatives liturgiques ne respectant pas ces fondements et qui ont fleurie ces cinq dernières décennies sont donc des attitudes absolument anticatholiques et sacrilèges.

Ensuite, la liturgie doit être vécue de manière toujours plus profonde par le chrétien :

« Cette participation pleine et active de tout le peuple est ce qu’on doit viser de toutes ses forces dans la restauration et la mise en valeur de la liturgie. Elle est, en effet, la source première et indispensable à laquelle les fidèles doivent puiser un esprit vraiment chrétien ; et c’est pourquoi elle doit être recherchée avec ardeur par les pasteurs d’âmes, dans toute l’action pastorale, avec la pédagogie nécessaire. » (SC §14)

Qu’entend le concile par l’expression de « participation pleine et active » ? Cela signifie que la liturgie ne peut rester qu’un acte extérieur et formel pour être vécue en vérité. Le chrétien doit tendre toujours plus à vivre intérieurement et réellement les actes que le culte lui donne d’accomplir. Et cela doit être « recherché avec ardeur. »

Ainsi, le Kyrie eleison doit être une réelle imploration de la miséricorde de Dieu, comme celle du publicain de l’Évangile, qui par cette humilité « était devenu un homme juste. » (Luc 18 : 14) Le Sanctus doit être une exultation parmi les Séraphins. La consécration doit être un moment d’oblation et d’adoration totale devant le Mystère le plus élevé de Dieu se rendant présent sur l’autel. Chaque geste, antienne, lecture et chant doit devenir progressivement un moment, une action, vécue toujours plus pleinement dans sa vérité.

D’ailleurs, que seraient nos cultes sinon ? Qu’est-ce qu’un homme qui dit « credo, » mais ne croit pas ? Qui se mettrait à genoux, et n’adorerait pas ? Qui se frapperait la poitrine, sans se repentir ? De son trône dans le Tabernacle, le Seigneur ne serait-il pas en train de le regarder comme les pharisiens ? « Hypocrite ! »

Et, bien sûr, cette sincérité, cette droiture, ne peut pas se limiter au temps de culte pour que la liturgie soit vécue pleinement. Celle-ci ne peut que véritablement vivre et rayonner si elle est vécue dans une vie chrétienne sincère et fervente en tous ses autres aspects essentiels :

« Pour obtenir cette pleine efficacité, il est nécessaire que les fidèles accèdent à la liturgie avec les dispositions d’une âme droite, qu’ils harmonisent leur âme avec leur voix, et qu’ils coopèrent à la grâce d’en haut pour ne pas recevoir celle-ci en vain. » (SC §11)

Il serait, en effet, impossible d’essayer d’entrer dans les mystères les plus élevés de Dieu, déployés dans le culte, sans par ailleurs que nous fassions de réels efforts de cheminement vers la sainteté. Cela implique, au minimum, d’adhérer pleinement à la foi de l’Église, de rejeter tous les péchés, de cultiver les vertus et en particulier la charité, d’avoir une vie de prière personnelle et de pénitence régulière, et de participer à la hauteur de ses moyens à l’apostolat de l’Église. En d’autres termes, cela implique de chercher à vivre l’Évangile en toutes ses dimensions.

Car la liturgie est bien la source et le sommet de la vie chrétienne. Comme Moïse montant converser avec le Seigneur au Sinaï, le chrétien va s’y ressourcer et adorer son Dieu, et il en revient ensuite, rayonnant de grâces, apporter la lumière au monde. Elle est à la fois le lieu où le baptisé puise l’eau vive à répandre, et l’autel où il offre ensuite les mérites acquis au Dieu trois fois saint. Mais si cette vie n’est vécue que partiellement, le cycle, pour ainsi dire, de réception et de transmission des grâces est rompu. Nous arriverions à l’autel les mains vides, en imposteurs. Nous nous présenterions pour recevoir le salaire des moissonneurs sans avoir moissonné. « Comment es-tu entré ici, sans avoir le vêtement de noce ?” (Mat. 22 : 12) Et le Seigneur ne saurait tolérer un serviteur qui ne porte l’eau vive à personne. « Tout arbre qui ne porte pas de bons fruits est coupé et jeté au feu. » (Mat. 7 : 19) Seule une âme véritablement animée par l’Esprit de l’Evangile, configurée au Logos éternel, peut traverser le rideau du Temple pour vivre ce qui se déroule dans le saint des saints.

Cependant, si la théologie et la spiritualité de Sacrosanctum Concilium sont bien vécues dans leur intégralité, en vérité, la liturgie devient le lieu par excellence où l’on va, comme l’écrivait saint Grégoire de Nysse, au sujet de la vie spirituelle, «de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin. » L’on s’y élève à Dieu avec une puissance inégalable, et l’on obtient en retour des grâces extraordinaires pour le monde. Car la liturgie est « l’action sacrée par excellence dont nulle autre action de l’Église ne peut atteindre l’efficacité au même titre et au même degré. » (SC §7)

Comment donc sauver le monde ? Que ressuscite Sacrosanctum Concilium ! Prenons aujourd’hui la constitution du saint concile et lisons là à nouveau, comme Josias, les anciens, et le peuple de Juda. « Ecoute, Israël !» Et puis, surtout, faisons ensuite ce qu’elle dit : « Quiconque entend ces paroles que je dis et les met en pratique, sera semblable à un homme prudent qui a bâti sa maison sur le roc. » (Mathieu 7 : 24)

L’Esprit Saint aujourd’hui s’adresse à nous, comme à saint Augustin, peu avant son illumination : « tolle, lege, » « prend, lis ! » Si comme lui, nous voulons recevoir la grâce de la régénération spirituelle, de la résurrection, nous devons obéir à la Parole sacrée. Il n’y a pas d’autre voie. Et quand cela sera fait, la crise actuelle de la liturgie sera alors bien rapidement un mauvais souvenir, comme le sont aujourd’hui la crise arienne et tant d’autres, et l’Église rayonnera d’une gloire d’une splendeur qui nous est difficilement concevable, nous qui sommes nés au désert.

Et cela arrivera, avec certitude, car toute mort apparente du Corps mystique du Christ, où d’un de ses attributs essentiels, ne peut que mener à sa résurrection, qui aura infailliblement lieu « au troisième jour. » Qu’il vienne !