L’entrée en Carême doit être pour tous les fidèles et le clergé l’occasion de redécouvrir une dimension absolument fondamentale de la prière liturgique : sa dimension ascétique.
La liturgie, en effet, a pour finalité propre l’union à Dieu par la contemplation et la prière qui préparent le cœur à l’accueil de la grâce. Mais cette finalité nécessite un état d’esprit, une disposition de la personne bien spécifique et qui ne peut pas être obtenue d’emblée. En effet, du fait du péché originel, l’être humain a naturellement tendance à ce que l’on pourrait appeler en psychologie « l’hypertrophie du moi », ou bien, en termes plus spirituels, le péché d’orgueil. Ce péché se manifeste de la manière suivante : l’individu se croit au centre de tout ; tout entier tourné sur lui-même dans une auto-contemplation nombriliste, il se rend incapable de voir le réel qui l’entoure, les autres et, bien évidemment, le vrai Dieu.
La vraie liturgie étouffée par la dictature du «moi»
Cette tendance, consubstantielle à la nature humaine blessée par le péché, éclate sous nos yeux dès que nous assistons à la plupart des célébrations qui ont lieu dans nos paroisses. Le sentimentalisme qui s’y exprime est la manifestation la plus explicite de cette dictature du « moi je » qui contribue à effacer de nos célébrations le visage du Christ et à réduire les eucharisties dominicales en de simples caisses de résonances où s’entrechoquent la cécité des egos : « Moi je suis un célébrant ouvert aux autres », « moi je suis une animatrice impliquée dans la vie paroissiale », « moi je veux célébrer des messes qui plaisent », « moi je raconte ma vie », « moi je », « moi je », « moi je »… Désormais soumise à la dictature du « moi je » déclinée en cent variations sur le même thème, la liturgie ne peut être que rongée de l’intérieur par l’expression infinie des affects, des idées personnelles, de la sensiblerie mièvre des uns, du sentimentalisme des autres, de l’infinie variété des goûts personnels, des humeurs, des choix subjectifs… Dès lors, elle devient totalement incapable d’exprimer la Vérité divine objective, de refléter l’image du vrai Dieu : un Dieu qui n’est jamais réductible ni à nos choix et à nos goûts personnels et changeants, ni à la personnalité d’un célébrant qui se veut sympathique.
L’ascèse comme condition de l’entrée dans la prière vraie
Or, s’il y a bien un moyen d’empêcher la liturgie d’être envahie par ce sentimentalisme dissolvant, c’est l’ascèse. Du dénuement de Job dans l’Ancien Testament aux austérités des Pères du désert, du monachisme médiéval aux grands mystiques de l’époque moderne, l’ascèse a toujours été l’outil incontournable au service de l’épanouissement de la vie intérieure. Or, la prière liturgique est tout entière fondée sur l’ascèse, indispensable pour purifier nos corps et nos pensées des œuvres mortes pour, par le biais de la contemplation, être rendus dignes de rendre un culte juste et bon – comme le chantent les préfaces- au Dieu vivant.
On oublie souvent que les pratiques ascétiques comme le jeûne sont toujours intimement liées aux différents temps liturgiques, comme préparation aux différentes fêtes. Tout, dans le culte liturgique, est comme façonné par l’ascèse, comme purifié par le feu de la vie ascétique.
Si l’Eglise, à travers le concile Vatican II, a en quelque sorte « canonisé » le chant grégorien (SC, VI, 116), c’est justement parce que ce type de chant, par sa nature profondément ascétique, ne verse pas dans le divertissement, dans la satisfaction d’une vaine sensibilité, mais au contraire nécessite l’effacement du choriste et de l’assemblée pour laisser s’exprimer, à travers une noble sobriété, l’ineffable mystère divin. Ainsi, la sobriété et la pureté des mélodies expriment-elles une beauté qui n’est pas pure ornementation, mais reste au service du texte chanté, le révélant ainsi pour ce qu’il est : une Parole vivante et sainte.
S’il y a une ascèse chorale avec le grégorien, il y a aussi une ascèse architecturale avec la pureté des lignes romanes, et aussi une ascèse rituelle, par laquelle le célébrant, par toute son attitude faite de retenue, d’humilité, de recueillement, d’effacement, d’humble obéissance aux normes et aux rites hérités de la Tradition, se comporte non comme un révolutionnaire prétentieux qui prétend tout changer selon ses caprices, mais comme un « serviteur inutile » qui s’efface derrière la personne du Christ qu’il représente.
Ce qui est vrai pour les célébrants est vrai aussi pour les fidèles. Trop de fois les nefs des églises offrent le triste spectacle de fidèles agités, distraits, incapables de silence et de concentration, tout entiers remplis d’eux-mêmes et donc incapables de s’immerger dans le mystère, par la prière intérieure, le recueillement du chant et la contemplation. Car avant d’être un ensemble de pratiques de mortification extérieure, la première ascèse et la plus importante est l’ascèse du cœur. Dans le domaine liturgique, elle suppose que le fidèle consent à toujours préférer la volonté de Dieu telle qu’elle s’exprime à travers les prescriptions de l’Eglise à la sienne propre. Le Carême qui s’ouvre doit être pour toutes les communautés chrétiennes l’occasion de renoncer, au cours des célébrations liturgiques, à certains chants peut-être « plaisants » ou très « agréables » en apparence, mais finalement très « sucrés » et superficiels, pour leur préférer le chant grégorien, qui, par la voie ascétique et profondément mystique qu’il ouvre, verse dans le cœur du fidèle, comme une eau pure, les sentiments et la prière de l’Eglise éternelle.
«La liturgie, déclarait le moine Alcuin à l’empereur Charlemagne il y a plus de douze siècles, c’est la joie de Dieu». Toute vraie liturgie suscite en effet la joie dans le cœur du fidèle, non pas une joie artificielle ou superficielle, mais une joie silencieuse et profonde, intérieure, bouleversante, qui devient alors, pour le chrétien racheté, une participation de tout son être à la joie céleste. Mais cette joie ne saurait être pleinement vécue par le fidèle sans qu’il ne se soit auparavant purifié à travers le feu de la vie ascétique. Celui qui renonce à ses préférences propres en matière liturgique, et qui accepte humblement d’entrer dans la prière officielle de l’Eglise telle que nous l’avons reçue de la Tradition et telle que nos pères l’on pratiquée durant tant de siècles, celui-là découvre alors un trésor qu’il ne soupçonnait pas : à travers la noblesse et la solennité des rites, à travers la sobre ivresse du chant, à travers la profondeur des prières et la beauté de la psalmodie, c’est l’esprit, la vie, l’être même du Christ qui lui sont pour ainsi dire communiqués. Alors se révèlent la plénitude et la profondeur du mystère : le Christ n’est pas un personnage historique lointain dont on se souvient vaguement dans le cadre de froides cérémonies commémoratives ; mais il est cette réalité vivante, par laquelle, en nous conformant à lui dans sa mort, nous sommes transformés et vivifiés. Or tout cela nous est donné, à travers l’ascèse, dans la sainte liturgie.
Il est assez peu relevé le fait que le récit de la tentation du Christ au désert mentionné dans l’Évangile selon saint Matthieu -et que nous entendons chaque année au cours de la Messe du Premier dimanche de Carême-, semble étroitement en lien avec le mystère de la sainte liturgie. C’est en effet bien sur l’adoration du vrai Dieu, préférée à l’adoration du diable, qui est le thème principal de la troisième tentation du Christ. Après que Jésus ait rappelé le commandement de n’adorer et de ne servir que Dieu seul, saint Matthieu clôt ce passage par une phrase dont nous réalisons bien peu souvent l’importance: Tunc reliquit eum diabolus: et ecce Angeli accessérunt, et ministrabant ei. «Alors le diable le laissa; et des Anges s’approchèrent pour le servir». Autrement dit, ce n’est qu’après avoir pratiqué l’ascèse intérieure consistant à refuser toutes les idolâtries, -à commencer par la pire de toutes, c’est à dire l’idolâtrie de soi-même et de ses petites préférences-, que la liturgie, la vraie liturgie, c’est à dire celle au cours de laquelle nous concélébrons avec les anges, peut enfin commencer.
Les diverses voies de l’ascèse
Bien évidemment, cette importance de l’ascèse s’exprime de différentes manières selon les diverses traditions liturgiques et selon les contextes : un laïc n’est pas un moine. Dans les liturgies orientales, la dimension ascétique s’exprime par la durée des offices, par la station debout, mais aussi par l’iconostase qui masque le sanctuaire aux yeux des fidèles, leur faisant ainsi comprendre que l’essentiel est de voir et d’entendre non avec les yeux et les oreilles du corps mais avec ceux du cœur, dans la foi.
Dans la tradition romaine, cette ascèse s’exprime davantage par la « noble simplicité » des ornements et de la paramentique liturgique -à ne pas confondre avec le misérabilisme indigent que l’on voit trop souvent dans nos célébrations paroissiales-, et surtout par le silence, qui est le contexte par excellence permettant à Dieu de nous parler et à nous de l’entendre, comme le rappelait le cardinal Sarah dans son ouvrage La force du silence.
Si l’Eglise veut sortir par le haut du bourbier dans lequel elle semble irrémédiablement engagée, elle devra nécessairement restaurer cette notion fondamentale de l’ascèse dans tous les aspects de la vie chrétienne, et en particulier dans la sainte liturgie ; notion qui ne consiste, en réalité, qu’à s’effacer soi-même pour laisser le vrai Dieu occuper la première place, afin de pouvoir réaliser en nous ce culte « en esprit et en vérité » dont parle l’Ecriture (Jean 4, 23).