Esprit de la Liturgie

Lex orandi – Lex credendi – Ars celebrandi

Une bonne résolution pour les prêtres

Article original par l’abbé John Zuhlsdorf


Ce premier dimanche de l’Avent, temps pénitentiel, la sainte Église nous donne à lire le même passage de Saint Paul aux Romains dans les deux formes du rite romain.

Saint Thomas d’Aquin († 1274), dans son commentaire sur l’épitre aux Romains, raconte qu’à son époque cette lecture se faisait aussi au temps de l’Avent. C’est donc depuis longtemps que notre sainte mère l’Église juge que ce passage essentiel pour commencer du bon pied la nouvelle année liturgique.

Dans Romains 13, Paul nous exhorte urgemment à sortir des ténèbres de la nuit (la vie païenne dans le péché) pour, en entrant dans la lumière du jour (la vie chrétienne et vertueuse), nous préparer au combat. Il utilise l’image des vêtements : il nous faut rejeter les œuvres des ténèbres comme on dépose ses vêtements de la nuit, et nous revêtir d’une armure de lumière, car le jour est tout proche. Il nous faut rejeter nos péchés — qu’il liste — pour revêtir le Christ. « Le jour », c’est le jour du Jugement, le retour glorieux du Christ ; c’est bientôt le moment où il nous « visite », une autre manière de traduire le latin adventus, qui contient aussi l’idée d’une inspection.

Paul a sans doute emprunté son vocabulaire à La Vie d’Adam et Ève, commentaire hébraïque traditionnel sur la Genèse, qui raconte que nos premiers parents étaient initialement revêtus d’habits de lumière, qui leur furent retirés après la chute. À propos d’images vestimentaires, dans un passage similaire (Colossiens 3), Paul nous invite à nous débarrasser de l’homme ancien, Adam, et de revêtir l’homme nouveau, le Christ ; et il liste de nouveau les péchés qu’il nous faut rejeter. Si quelqu’un pense que l’ivrognerie est acceptable, ou le fait de semer la divison, qu’il prête attention aux lectures de ce jour !

Au début d’une nouvelle année, me permettrai-je d’exhorter mes frères prêtres et évêques ? Si vous ne le faites pas déjà, commencez à dire les prières traditionnellement récitées pendant que le célébrant revêt les ornements, à commencer par la soutane. Même l’humble surplis, habit de service ou de chœur, a sa prière à lui : « Daigne le Seigneur me revêtir de l’homme nouveau qui a été créé dans la justice et dans la sainteté de la vérité. Amen. »

Chers laïcs, quand vous allez à la Messe, faites peut-être un effort pour arriver quelques minutes en avance, pour prier pour le prêtre avant la Messe, pendant que lui-même récite ces prières préparatoires, pour mieux servir à l’autel.

Rejetez vos péchés. Examinez bien la liste de Paul. Revêtez votre armure. Si le maître arrive à l’improviste, il ne faudrait pas qu’il vous trouve endormis. Votre inspection pourrait être aujourd’hui.


Traduction d’un article original de l’abbé John Zuhlsdorf pour le Catholic Herald, avec son aimable autorisation. Lien vers l’article original : https://catholicherald.co.uk/magazine/as-a-new-year-begins-heres-an-exhortation-for-my-brother-priests/

La restauration de la messe pour les défunts

Introduction

La réforme liturgique de 1969 a permis de réintroduire dans la liturgie un très grand nombre de pièces du répertoire grégorien, souvent de très bonne qualité, et qui avaient été restaurées entre la fin du 19e et le milieu du 20e siècle, par la comparaison des sources médiévales, éclairée par l’étude musicologique du chant grégorien.

Il faut bien sûr déplorer le fait que cette restauration n’ait produit de fruit que dans une toute petite fraction de l’Église, la majorité se partageant entre l’attachement aux formes liturgiques tridentines et l’ignorance totale du chant grégorien.

Les choix opérés quant à la réintroduction de telle ou telle pièce ancienne sont informés par trois considérations :

  • l’emploi historique attesté, idéalement à plusieurs époques et en plusieurs lieux, de la pièce en question, à la place à laquelle on envisage de l’introduire ;
  • l’adéquation de la pièce aux lectures du jour dans le lectionnaire réformé ;
  • l’idonéité pastorale de la pièce à cet emplacement, c’est à dire le profit qu’on envisage pour les fidèles — pas pour Dieu — à ce que cette pièce soit chantée à cette occasion.

De ces trois considérations, les deux premières me semblent être celles qui ont le plus de poids, la troisième ayant son importance mais devant céder face au précédent historique ou à la cohérence du propre d’une Messe.

Cette troisième considération semble avoir largement gouverné le très grand nombre d’options prévues pour le propre de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire. C’est ce que nous allons mettre en évidence, en suggérant de différencier, parmi ces options, celles qui sont traditionnelles, c’est à dire d’un emploi attesté en plusieurs lieux et à plusieurs époques, de celles qui sont purement pastorales.

Dans ce but, on va présenter de manière synthétique l’évolution du propre de la Messe pour les défunts en fonction du temps et de la géographie, en groupant autant que possible les manuscrits par sphère d’influence. Les données de cet article sont largement issues de la thèse de doctorat de l’organiste et musicologue Nemesio Valle, de l’université de Pittsburgh.

Les manuscrits présentent les propres, tantôt regroupés en formulaires (une messe complète, puis une autre, puis une autre, si nécessaire en réutilisant la même pièce d’une messe sur l’autre), tantôt regroupés par fonction (les introïts tous ensemble, puis les graduels, etc). Dans presque tous les cas, les formulaires répondent à une nécessité purement pratique (minimiser le nombre de pages à tourner) et ne présentent pas de cohérence particulière : le même matériau musical, par exemple de deux messes complètes, sera complètement remélangé d’un manuscrit à l’autre. C’est pourquoi nous prenons ici le parti de présenter les pièces musicales fonction par fonction, sans nous soucier aucunement de quelle pièce est associée à quelle autre dans un formulaire de tel et tel manuscrit. Le seul critère de sélection est la présence d’une rubrique « missa pro defunctis« , « missa in exsequiis« , etc.

Les premiers propres de la Messe pour les défunts

La Messe pour les défunts constitue un développement relativement tardif de la liturgie. Dans la sphère d’influence franque, les rituels païens associés à la mort persistent longtemps après le baptême de Clovis : le plus souvent, on dit à l’intention du mort la messe du jour, en ajoutant des prières supplémentaires. Dans la sphère d’influence romaine, le sacramentaire de Vérone a cinq oraisons pour les messes super defunctos, sans point commun avec ce qui deviendra la messe dite de Requiem, la messe des morts telle que la connaîtra le Moyen Âge tardif ; l’apparition de chants propres pour la Messe pour les défunts a lieu au bien après la première stabilisation du propre du Temps, dans la deuxième moitié du 9e siècle, après la réforme carolingienne. On dispose de six sources, trois helvéto-germaniques (famille sangallienne) et trois franco-flamandes, antérieures à l’an mil. Elles comportent toutes un introït, un graduel, un ou plusieurs offertoires et une ou plusieurs antiennes de communion ; aucune ne comporte de trait ou d’alléluia.

Famille sangallienneFamille françaiseOption majoritaire
Intr.RequiemRequiem
Tuam Deus
Si enim credimus
Requiem
Grad.RequiemRequiem
Convertere
Requiem
Convertere
Off.Domine Jesu Christe
Domine convertere
Illumina
Domine convertere
Miserere mihi
Erue Domine
Domine convertere
Co.Dona eis Domine
Audivi vocem
Ego sum resurrectio
Omne quod dat
Lux æterna
Ego sum resurrectio
Synoptique des principaux propres de la Messe pour les défunts, 9e-10e siècle

Les propres du 11e siècle

Au 11e siècle, les sources abondent. Nemesio Valle, dans sa thèse, distingue les sphères d’influence germaniques (Saint-Gall, Rhénanie et Bavière), lorraines (Belgique, Lorraine, Picardie), française (Paris, Lyonnais), lombarde (Italie du Nord), aquitaine (Aquitaine et Espagne) et romaine (Rome, Naples). Nous choisissons d’en regrouper certaines dans le tableau suivant. Notons l’apparition du trait, avec trois textes différents. Les propres aquitains ne figurent pas dans ce tableau : ils sont extrêmement riches — une vingtaine de pièces qui ne se trouvent qu’en Aquitaine au 11e siècle — mais aussi éphémères, correspondant à une explosion artistique autour des pôles spirituels de Gaillac et Narbonne, et seront remplacés par les propres français dès le 12e siècle.

France / LombardieLorraine / Picardie /
Suisse / Allemagne
Rome
Intr.Requiem
Si enim credimus
Requiem
Si enim credimus
Rogamus te Domine
Ego autem
Grad.Requiem
Convertere
Requiem
Qui Lazarum
Si ambulem
Qui Lazarum
Tract.De profundisDe profundis
Sicut cervus
De profundis
Convertere
Off.Domine Jesu Christe
Erue Domine
Domine Jesu Christe
Domine convertere
Miserere mihi
Domine Jesu Christe
Domine convertere
Subvenite
Co.Lux æterna
Ego sum resurrectio
Audivi vocem
Ego sum resurrectio
Audivi vocem
Lux æterna
Qui Lazarum
Synoptique des principaux propres de la Messe pour les défunts, 11e siècle

On constate que le propre de la Messe pour les défunts telle qu’elle se pratique à Rome est très différent de celui employé dans le reste de l’Europe. Il s’agit de survivances du chant vieux-romain que la réforme grégorienne ne parviendra pas immédiatement à uniformiser, et la variabilité régionale restera considérable jusqu’au 13e siècle.

La convergence vers le propre tridentin

Le 12e et le 13e siècles sont une période paradoxale de convergence géographique et de diversification organique : la réforme du monachisme bénédictin par l’Ordre de Cluny, puis la fondation des Ordres chartreux et cistercien, enrichiront le répertoire des propres pour la Messe pour les défunts ; certaines pièces composées pour ces Ordres passeront dans le répertoire séculier — c’est notamment le cas du trait Absolve, dont le texte apparaît un peu plus tôt comme antienne de communion, et qui devient un trait à Cîteaux ; il finira, de manière surprenante car il est d’un emploi plutôt rare, par être sélectionné pour le missel tridentin (cf. tableau infra).

En parallèle, peu d’autres pièces nouvelles sont composées ; les différences entre la sphère romaine, la sphère française, et le Saint-Empire, tendent à s’amenuiser, et les compositions du 11e siècle voyagent dans toute l’Europe, avec une exception notable : le propre romain, avec l’introït Rogamus te Domine et le graduel Qui Lazarum (cf. supra) est utilisé jusqu’au 13e siècle, après quoi il disparaît tout à fait pour adopter la forme convergée.

C’est également au cours du 12e siècle que se répand l’usage des séquences, ou proses, aux Messes pour les défunts. La séquence De profundis exclamantes, composée en France au début du 12e siècle, est un peu plus ancienne, mais elle est rapidement supplantée par le Dies Iræ, et sa diffusion reste très limitée.

RomeEuropeMissel tridentin
Intr.Rogamus te DomineRequiemRequiem
Grad.Qui LazarumRequiem
Si ambulem
Requiem
Tract.De profundisDe profundis
Sicut cervus
Absolve
Seq.Dies IræDies Iræ
De profundis exclamantes
Dies Iræ
Off.Domine Jesu Christe
Subvenite
Domine Jesu Christe
O pie Deus
Erue Domine
Si ambulavero
Domine Jesu Christe
Co.Lux æterna
Absolve Domine
Pro quorum memoria
Chorus angelorum
Lux æterna
Absolve Domine
Pro quorum memoria
Ego sum resurrectio
Lux æterna
Principaux propres de la Messe pour les défunts, 13e siècle, et propre de cette Messe au missel tridentin, 1570

Dans le missel tridentin, des antiennes chantées à l’offertoire ou à la communion durant le Moyen Âge seront affectées à l’absoute, à la procession funéraire et à l’enterrement : il s’agit du Chorus angelorum (communion, qui devient le In paradisum), du Subvenite (offertoire de la tradition romaine), et du Ego sum resurrectio (communion de la tradition française).

Le propre de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire

On présente dans le tableau ci-dessous les nombreuses options pour la célébration de la Messe pour les défunts dans la forme ordinaire du rite romain. Dans la colonne de gauche figurent les chants qui ont été employés à la Messe pour les défunts de manière certaine à au moins un lieu et une époque, et d’une façon qui ne soit pas anecdotique (une seule source mineure peu fiable) ; autrement dit, ceux qui ont figuré plus haut dans cet article. Dans la colonne de droite figurent les autres chants proposés (source : Graduale Romanum 1974).

Chants traditionnelsChants nouveaux
Intr.Requiem
Ego autem
Intret oratio
Verba mea
Sicut oculi
Si iniquitates
De necessitatibus
Grad.Requiem
Convertere
Si ambulem
Lætatus sum
Salvum fac servum
Unam petii
All.De profundis
In exitu
Lætatus sum
Requiem
Tract.Absolve
De profundis
Qui seminant
Sicut cervus
Off.Domine Jesu Christe
Domine convertere
Illumina
Miserere mihi
Si ambulavero
Domine Deus salutis
De profundis
Co.Lux æterna
Amen dico vobis
Qui manducat
Domine quinque
Domine quis habitabit
Dominus regit me
Illumina faciem
Notas mihi fecisti
Panis quem ego dedero
Qui mihi ministrat
Le propre de la Messe pour les défunts, Graduel romain de 1974

Les deux changements qui sautent immédiatement aux yeux sont la disparition de la séquence Dies Iræ et le remplacement du trait par l’alléluia, sauf en Carême. Ces deux innovations s’expliquent par une insistance accrue sur la Résurrection et l’Espérance, au détriment du Jugement, du deuil et de la possibilité de la damnation. Ce changement de cap me semble hasardeux, surtout à une époque où la possibilité de la damnation est ignorée de nombreux catholiques.

On constate également le très grand nombre de chants nouveaux, tous en eux-mêmes traditionnels — aucun n’est une composition néo-grégorienne contemporaine — mais employés traditionnellement en d’autres circonstances (Carême, Semaine Sainte et Temps per annum pour l’essentiel). L’adéquation pastorale de ces chants à la messe pour les défunts ne fait pas de doute ; je juge simplement nécessaire de les marquer comme des innovations, ce qu’ils sont indubitablement.

On constate également avec tristesse l’absence d’un certain nombre de chants bien représentés dans les sources médiévales, c’est à dire simultanément bien documentés et significatifs au point de vue de la tradition liturgique occidentale. Voici la liste de ces pièces du propre pro defunctis qui ont connu une extension géographique importante, ou constituent un propre local d’une importance majeure (Rome, Paris) et qui ont été employés durant plusieurs siècles, et qui restent à ce jour absents du Graduel romain dans la forme ordinaire :

Intr.Si enim credimus (Picardie, Flandres, Allemagne, 9e-13e) (non restauré)
Rogamus te Domine (Rome et Italie, 11e-13e) (statut inconnu)
Grad.Qui Lazarum (Rome et Italie, 11e-13e ; Saint-Gall, 11e) (non restauré ; peut-être identique au répons Qui Lazarum de l’office des morts moderne ?)
Tract.Commovisti (tradition clunisienne ; Bavière, 12e-13e) (restauré, attribué au 2e dimanche de Carême)
Seq.Dies iræ (France, Belgique, 12e-14e ; monde entier, 14e-20e)
De profundis exclamantes (France, 11e-13e) (non restauré ; transcrit de Ms2 par l’auteur)
Off.O pie Deus (Aquitaine, 11e ; France et Italie, 12e-13e) (restauré par Dom Rupert Fischer)
Erue Domine (Noyon, 9e ; France, Belgique, Allemagne, 10e-13e) (restauré par Dom Rupert Fischer)
Co.Qui Lazarum (Rome, 11e-13e)
Dona eis Domine (Suisse et Allemagne, 9e-13e)
Audivi vocem (Lombardie, Suisse et Allemagne, 9e-12e)
Absolve Domine (Rhénanie, 11e ; toute l’Europe, 12e-13e)
Pro quorum memoria (Rhénanie, 11e ; toute l’Europe, 12e-13e)
Omne quod dat (Noyon, 9e ; Italie, 12e-13e)
Tuam Deus (Rome, 11e ; Allemagne, 11e-13e)
Chants de la messe pour les défunts manquants au Graduel dans la forme ordinaire

Certains de ces chants sont déjà restaurés, en particulier les offertoires grâce à Dom Rupert Fischer. Certains sont largement documentés mais manquent de sources notées et ne seront probablement pas restaurables.

Il est à noter que les antiennes médiévales qui ont regroupées, dans le missel tridentin, pour former la liturgie de la mise en terre, sont reconduites dans cette fonction presque à l’identique.

Conclusion

En conclusion, il y a lieu de se réjouir du fait que la réforme liturgique ait permis de retrouver une diversité légitime d’options pour les Messes pour les défunts, diversité qui correspond à la réalité liturgique historique. Les innovations qui consistent à permettre des pièces, certes idoines, mais dont l’emploi historique aux Messes pour les défunts n’est pas attesté, ne sont pas néfastes en elles-mêmes ; mais il me semble qu’une distinction spéciale aurait dû être attribuée aux options véritablement traditionnelles, et que certaines options traditionnelles doivent encore être restaurées.

S’il devait arriver quelque chose à l’auteur, ses proches auront l’amabilité d’implorer Dieu pour son âme au son de l’introït Requiem, du graduel Si ambulem, du trait Sicut cervus (de préférence dans sa version palestrinienne), de la séquence De profundis exclamantes, de l’offertoire Domine Jesu Christe et de l’antienne de communion Lux æterna.

Images de la messe solennelle en rite dominicain à l’Angelicum, Rome

Article original par GREGORY DIPIPPO

Lundi dernier, en la fête de sainte Catherine d’Alexandrie, une messe solennelle en rite dominicain a été célébrée en l’église saints Sixte et Dominique, église de l’Angelicum, l’université dominicaine à Rome. Comme patronne des philosophes, sainte Catherine a toujours été tenue en grand honneur par l’ordre dominicain, spécialement par ses institutions éducatives. Le jeudi précédent, une messe solennelle en rit romain (ndlr, forme extraordinaire ) a eu lieu en la fête de la Présentation de la Vierge Marie. Nos remerciements à Don Elvir Tabaković, chanoine régulier de la congrégation de Windesheim qui étudie à l’Angelicum pour ces magnifiques photos. (Don Elvir a été interrogé récemment par John Henry Westen de LifeSite, sur sa précédente carrière de photographe professionnel, sa conversion et son entrée dans la vie religieuse.)

Alignement particulier aux dominicains pour l’Introït

Lorsque le célébrant et les ministres se rendent à la baquette, ils se placent en ordre hiérarchique, le prêtre étant au plus près de l’autel; un grémial est alors placé sur leurs genoux. Le sous-diacre n’est pas avec eux à ce moment, puisqu’il prépare le calice; comme dans beaucoup d’usages médiévaux du rite romain, une grande partie de la préparation du calice et de la patène est effectuée pendant la Messe des catéchumènes.

A l’intonation du Gloria in excelsis; on notera que le calice a déjà été amené à l’autel, et que les acolytes s’alignent avec les ministres sacrés.

La lecture du graduel, etc. se fait à la banquette…

… de même que la préparation du calice…

… et la bénédiction de l’encens à l’Évangile.

Pour l’Évangile, un pupitre est utilisé, le diacre, le sous-diacre et le thuriféraire se tenant en ligne devant le livre, tandis que les acolytes se tiennent derrière lui, avec leurs chandeliers.

Le sous-diacre s’agenouille en présentant l’Évangéliaire à baiser au prêtre.

L’offertoire dominicain est beaucoup plus court que celui du rite romain, puisqu’une grande partie de la préparation est faite en avance; ici, nous voyons la patène et le calice offerts ensemble.

Pour le dialogue de la préface, le diacre et le sous-diacre demeurent à l’autel; le thuriféraire les encense après « Gratias agamus »; après seulement, le sous-diacre prend la patène et le voile et se tient derrière le prêtre.

Comme dans la plupart des usages médiévaux, et dans le rite ambrosien, le prêtre étend les mains en forme de croix pour le « Unde et memores ».

Au début d’une Messe solennelle, le diacre porte le missel, et le sous-diacre, le lectionnaire; lorsqu’ils se retirent à la fin, le diacre porte le missel, mais le sous-diacre porte le calice au lieu du lectionnaire.

Messe solennelle selon le rite romain (forme extraordinaire, ndt) pour la Présentation de la Vierge Marie.

Traduction d’un article original de GREGORY DIPIPPO pour le site New liturgical movement, avec son aimable autorisation. Lien article original: http://www.newliturgicalmovement.org/2019/11/pictures-of-solemn-masses-at-angelicum.html

Et nos remerciements à Don Elvir Tabaković pour ses photos et son aimable autorisation. Page Facebook: https://it-it.facebook.com/donElvir/

Université pontificale saint Thomas d’Aquin-Angelicum. https://www.facebook.com/AngelicumOP/

L’Art en place et à sa place

Je ne veux donner que quelques éléments de contexte pour laisser la place à la pensée de Vincent d’Indy. Cet article, long et dense, qu’il faut prendre le temps de lire attentivement et en entier, a été publié dans la Tribune de Saint-Gervais, le mensuel de la Schola Cantorum, en six parties, entre l’automne 1897 et le printemps 1898.
Nous sommes au plus fort du premier mouvement liturgique, en pleine redécouverte du chant grégorien. Une concurrence féroce oppose les paroisses « à l’ancienne », qui emploient pour la grand-messe les messes pour chœur et orchestre des compositeurs romantiques comme Gounod et Saint-Saëns, aux paroisses « modernes », qui chantent essentiellement en grégorien – le premier graduel de Solesmes a été publié en 1883, quinze ans plus tôt – ainsi que des œuvres des maîtres de la Renaissance. La Schola Cantorum est à ses débuts une émanation de la chorale de l’église Saint-Gervais à Paris, qui se propose d’œuvrer à la création d’une musique moderne proprement liturgique, dans la tradition grégorienne et palestrinienne.


Deux points de vocabulaire : la modalité grégorienne est encore mal connue et d’Indy l’appelle « tonalité grégorienne » ; d’Indy parle de « musique d’église » pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui « musique liturgique », et de « musique religieuse » pour désigner ce qu’on appelle aujourd’hui « musique sacrée » sans caractère liturgique.
M.B.

L’ART EN PLACE ET À SA PLACE
Par M. Vincent d’Indy, compositeur

« J’avoue ne pas très bien comprendre — nous écrivait dernièrement un de nos amis — le but que se propose la Schola au point de vue de la production moderne en préconisant exclusivement le genre de musique dit palestrinien. Pourquoi nous obliger à faire des pastiches ? et ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ? »

C’est à cette opinion, partagée par quelques bons musiciens et exploitée contre nous par quelques mauvais, que je veux répondre ici, m’efforçant en même temps d’expliquer aussi clairement que possible ce que nous entendons par ce terme de notre programme : Création d’une musique religieuse moderne.

Quiconque visite l’étonnante ville morte qui a nom Ravenne, ne peut manquer d’être saisi de la majesté tout spécialement religieuse et artistique qui se dégage des admirables mosaïques dont les églises de l’ancienne capitale de l’Exarchat sont presque toutes ornées.

Pour moi, j’avoue que mes impressions les plus tenaces d’Italie ont été le paisible petit monastère de Saint-Damien à Assise et les mosaïques de Saint-Vital et de Saint-Apollinaire de Ravenne.

J’avais cependant vu beaucoup d’autres mosaïques, au cours de mon excursion en Italie, sans qu’elles m’eussent aucunement frappé, sans même que je pusse bien en pénétrer la raison d’être esthétique ; pourquoi donc celles-ci me révélaient-elles subitement un art tout particulier, tandis que les autres me laissaient froid et distrait? — C’est que les autres, je les avais vues dans les musées ou dans des églises du dix-septième siècle aux plafonds dorés, tandis que celles-ci, semblant faites pour le mur et le mur pour elles, m’apparaissaient en intense harmonie avec le monument qu’elles décorent.

Ces mosaïques de Ravenne sont à leur place.

Même observation pour les rois mages de Gozzoli dans la sombre chapelle du palais Riccardi, pour le vaillant saint Georges de Carpaccio en la petite église dei Schiavoni, pour l’admirable portrait du bourgmestre Six de Rembrandt, si impressionnant dans le milieu simple et bourgeois de ce petit intérieur hollandais.

Toutes ces œuvres sont à leur place.

Transportez-les dans un de ces caravansérails d’art qu’on appelle musées, c’est vainement que vous chercherez à retrouver les sensations d’harmonieuse plénitude éprouvées lorsque vous les avez vues dans le lieu même pour lequel elles avaient été faites, et votre impression en sera, à coup sûr, diminuée.

Il me paraît donc incontestable que l’œuvre d’art perd infiniment à n’être point vue à sa place.

Mais pour qu’une œuvre d’art soit véritablement à sa place, elle doit réunir certaines conditions relatives au milieu auquel elle est destinée, dont la première est d’être peinte, sculptée, composée, pensée, en un mot, de façon à faire partie intégrante de ce milieu même.

En notre temps de production hâtive, combien trouvons-nous d’artistes se préoccupant de cette primordiale condition esthétique ?

Si vous entrez, par exemple, au Panthéon, vous pourrez admirer les qualités de dessin, de coloris, etc., de la plupart des peintures qui s’y trouvent ; combien vous donneront le sentiment qu’elles sont vraiment faites pour le mur qu’elles sont appelées à orner ? Une seule : la sainte Geneviève de Puvis de Chavannes. Toutes les autres vous paraîtront, à un examen attentif, de simples tableaux, des tableaux de chevalet agrandis au carré, qui seraient tout aussi bien (ou tout aussi mal) sertis d’un riche cadre doré, dans la galerie d’un non moins riche amateur. — Seule, la sainte Geneviève fait corps avec la muraille ; seule, elle réunit les conditions requises par le lieu qu’elle occupe ; seule elle est en place.

Tous les arts étant régis par les mêmes lois esthétiques, il n’en est pas autrement de la musique que de la peinture.

De même que le fait d’être marouflée sur un mur n’attribue point à une toile quelconque le droit de s’intituler : peinture murale, de même, l’emploi de paroles liturgiques et la possibilité d’exécution dans une église ne constituent en aucune façon ce que l’on doit appeler : la musique d’église.

Je ne parle point ici, cela va sans dire, des élucubrations chères à bien des maîtres de chapelle que les éditeurs publient avec encadrement gothique dans les marges, sous la rubrique : musique religieuse, ni des parodies sur des thèmes connus de symphonie ou d’opéra, qui, même s’ils sont beaux au concert ou au théâtre, paraissent grotesques et grimaçants dans le temple du Seigneur, parce qu’ils ne sont point à leur place ; de ces productions, le bon sens public a commencé à faire justice. Mais il est d’autres compositions religieuses, écrites de bonne foi avec une science et un sentiment musical incontestables, qui ne sont cependant pas de la musique d’église, parce qu’elles ne présentent point les conditions indispensables d’harmonie avec le milieu.

Ces conditions, telles que je les comprends, je les exposerai dans un prochain article.

Dans mon précédent article, j’ai tâché de démontrer que l’œuvre d’art n’a réellement sa valeur et sa signification esthétiques que si elle est présentée à sa place, c’est-à-dire dans le milieu en vue duquel elle a été pensée par son auteur. Renversant maintenant la proposition, je dirai que si toute œuvre doit être à sa place, toute place n’est point propre à recevoir indifféremment n’importe quelle espèce d’œuvre d’art, et l’on me concédera sans peine qu’il serait tout aussi déplacé de jouer le quatuor en ut dièse mineur sur l’esplanade des Invalides que de faire exécuter l’hymne russe par toutes les musiques militaires de la garnison de Paris dans la salle du Conservatoire… Ne riez pas, cette énorme faute de goût, que vous jugez absurde et impossible, et qui dans les exemples précités ne léserait que les principes acoustiques, tel maître de chapelle la commet journellement (mettons, si vous voulez, au moins hebdomadairement) en faisant exécuter à l’église des œuvres qui ne conviennent nullement à un tel milieu, et dans ce dernier cas la faute est autrement grave, car elle n’attaque plus seulement le sens auditif, mais le sens esthétique; elle ne transgresse plus seulement des lois acoustiques, mais les principes fondamentaux de l’art.

Avant de préciser les conditions d’adaptation de l’œuvre au milieu de l’église, conditions dont la connaissance permettra d’éviter la lourde faute dont je viens de parler, il me semble nécessaire, afin de ne laisser subsister aucun sujet de malentendu, de définir en peu de mots les diverses manières d’être des œuvres musicales et, pour ce faire, de remonter un peu haut… pas tout à fait jusqu’au déluge… rassurez-vous !

Dès ses commencements, la musique, dont le principe, comme celui de tout art, du reste, est d’ordre religieux, eut à remplir deux rôles très définis et très différents : 1° accompagner les danses et les cérémonies sacrées ; 2° rehausser par sa puissance expressive les accents de la poésie dans les hymnes, chœurs, etc. Dans le premier cas, la musique dut se créer des formes spéciales, périodiquement rythmées et basées sur la symétrie des proportions ; dans le second, elle resta, comme il était naturel, entièrement subordonnée aux divers accents (tonique et expressif) qu’elle était appelée à caractériser par ses rythmes et ses intonations, d’où séparation de la musique en deux branches complètement distinctes :

  1. L’art du geste, musique pure, aux formes fixes, qui, ayant délaissé son ancienne compagne la danse, en est arrivée à puiser en elle-même sa force vitale, et est devenue actuellement la symphonie.
  2. L’art de la parole, musique dramatique, intimement liée au sens et à l’expression d’un texte, et par cela même sans formes arrêtées autres que celles, très diverses, exigées par ce texte, art qui donna naissance au drame musical.

Toute pièce musicale bien constituée rentre fatalement dans l’une de ces deux manières d’être, et il est même curieux de constater en passant que les tentatives de fusion des deux genres, l’Opéra de la première moitié du dix-neuvième siècle (qui ne fut autre chose qu’une suite de morceaux de sonate pour les voix, sans préoccupation expressive) et, plus récemment, le Poème symphonique (essai de dramatisation de la symphonie), ne donnèrent en somme aucun résultat artistique bien satisfaisant.

À laquelle donc de ces deux divisions générales doit se rattacher la musique d’église ? Incontestablement au genre que j’ai nommé dramatique, car cette musique, agissante, puisque son but est la prière, est entièrement basée sur l’expression du texte qu’elle a pour mission de commenter.

Dans les premiers temps du christianisme, le chant sacré, presque toujours syllabique, se borne à marquer l’accent du mot par élévation ou abaissement de la ligne mélodique.

Bientôt, à l’époque que j’appellerai l’époque romane de la musique, naissent d’admirables pièces où la mélodie plus libre que précédemment, mais toujours très simple, est uniquement expressive : telles les antiennes de l’Aveugle-né : Lutum fecit, et de la Femme adultère : Nemo te condemnavit, véritables petits drames en quelques mots, et encore le sublime chant de charité et d’amour de la Semaine sainte.

Puis vient la période gothique, où la mélodie s’enrichit d’une profusion d’ornements d’ordre décoratif, parfois symbolique, dont les volutes s’enroulent autour d’elle sans jamais nuire à l’intensité expressive, comparables aux frondaisons des colonnes du quatorzième siècle, ou aux belles lettres ornées des manuscrits. Voyez par exemple l’antienne de la Purification : Adorna thalamum, où nous pourrions trouver le principe de la moderne variation mélodique, puis les traits Ad te levavi et Gaude Maria, ainsi que cette myriade de joyeux Alleluia.

Lorsque prévalut l’emploi de la mélodie simultanée (que d’autres nomment harmonie), bien plus frappantes encore deviennent la préoccupation expressive et la subordination de la musique au texte chez les grands maîtres des quinzième et seizième siècles; les admirables motets et pièces religieuses des Josquin, Palestrina, Vittoria, etc., sont là pour en témoigner.

A ce moment naquit l’Opéra, genre encore incertain alors, s’appuyant tantôt sur l’art de la parole dans la déclamation de ses récitatifs, tantôt sur l’art issu de la danse par la forme chanson de ses airs.

La musique religieuse ne fut pas sans subir le contrecoup de cette transformation, et le texte n’étant plus, dès lors, l’unique souci du compositeur religieux, celui-ci se crut autorisé à emprunter les formes de l’opéra, d’où : répétition abusive des paroles, concertos de voix et d’instruments (encore très usités de nos jours dans les églises italiennes et dans quelques françaises… hélas !), etc., etc. ; bref, un art de concert qui détonne et choque à l’église parce qu’il n’y est plus en place.

« Cependant, objecterez-vous, il y eut en ces derniers siècles de grands génies qui produisirent de la musique religieuse. »

Permettez que je vous arrête… Je ne crois pas qu’il soit possible d’admirer avec une plus grande ferveur que je ne le fais les cantates et les chorals de J.-S. Bach, évangile du musicien, et aussi la messe solennelle en ré de Beethoven, la plus sublime création de ce sublime génie ; mais, j’oserai l’affirmer, en vertu du principe esthétique que j’expose et défends ici, ces œuvres, absolument géniales, ne sont nullement aptes à accompagner la célébration des mystères sacrés.

« Comment !… la messe en si mineur, la messe en ré, ne seraient pas de la musique religieuse ?… »

Musique religieuse, certes oui, et incomparables créations d’art !
Musique d’église, non ; ces admirables messes n’y seraient point en place.

Pour être en place à l’église, la musique doit, à mon sens, réunir les quatre conditions suivantes. Elle doit être :

  1. vocale, à l’exclusion de tout instrument autre que l’orgue ;
  2. collective ;
  3. respectueuse du texte liturgique ;
  4. orante, c’est-à-dire n’employant d’autres moyens d’expression rythmique, mélodique ou harmonique, que ceux qui conviennent à un état de prière.

Il me reste maintenant à étudier ces conditions de plus près et à en exposer les raisons d’être. C’est ce que je ferai prochainement.

  1. La musique d’église doit être vocale

Qu’on me permette avant tout d’énoncer un axiome qui est en somme la principale justification des quatre conditions que je viens d’exposer et l’indéniable preuve de leur nécessité.

— Que vient-on faire à l’église ?
— Prier.

Le prêtre prie à l’autel en célébrant le saint sacrifice, et l’assistance des fidèles n’a point d’autre but que de s’associer à cette célébration par la prière.

Or, je ne sache pas qu’il soit possible de prier autrement qu’en employant les expressions du langage, et, même dans la prière la plus intime, dans la plus ardente effusion intérieure, le mot, signe représentatif de l’idée, est toujours forcément pensé, sinon prononcé.

Dieu comprend nos désirs, m’objectera-t-on, sans qu’il soit besoin d’expressions pour les lui expliquer ; d’accord, mais nous, êtres imparfaits, nous avons besoin de ces expressions pour nous convaincre nous-mêmes que nous prions, et je doute fort que le bon poète Orphée ait jamais compté sur les seuls accords de sa lyre pour se faire comprendre des farouches gardiens d’Eurydice s’il n’avait pris soin en même temps d’exprimer vocalement le but de ses supplications.

Quel est donc le véritable, le seul truchement entre l’homme et la Divinité ? — C’est la voix.

L’instrument fabriqué par l’industrie humaine peut accompagner la voix, en régler les intonations, il ne peut pas prier, et même dans la curieuse énumération orchestrale en laquelle se complaît David, c’est toujours la voix (cantabo tibi) qui joue le rôle principal. Il n’est du reste pas supposable qu’en ces temps reculés, la harpe ait pu être employée autrement que comme soutien du chant, et que le son de la trompette, celui des cymbales accordées et des cymbales de jubilation ait été autre chose qu’un signal d’appel à la prière.

Et j’irai plus loin : cette association de l’instrument à la voix, admissible dans les pays d’Orient, où le culte se célébrait souvent en plein air, devient inutile, je dirai même nuisible, dans nos temples clos, aux voûtes sonores.

Indépendamment de la raison d’ordre pour ainsi dire métaphysique que je viens de donner, il en est une autre purement physique, dont tout homme de bonne foi ne pourra manquer de convenir : l’instrument, seul ou en masse, ne sonne pas à l’église. Qu’on place un orchestre dans la tribune, devant l’autel ou derrière, la sonorité en sera toujours inharmonique, redondante ou étriquée, disons le mot : ridicule.

Même en ne tenant pas compte de l’association d’idées qui s’impose inévitablement à l’auditeur, chez lequel les timbres instrumentaux appellent le souvenir du concert ou de l’opéra (état d’âme peu fait pour le disposer à la prière), quoi de plus grotesque à l’église, au point de vue esthétique pur, qu’un solo de violon dont l’aigre petite voix semble celle d’un nain criard ? quoi de plus impuissant que les quarante violons d’un bon orchestre, incomparables interprètes de la passion humaine alors qu’on les entend au théâtre ou au concert, à leur place, mais perdant toute plénitude expressive sous des arceaux gothiques ou romans ?

Pour ce qui regarde les instruments à vent, c’est l’effet contraire qui a lieu ; la voix des cuivres, par exemple, monstrueusement enflée, ne produit dans le solo que confusion et brouhaha, et, se détachant entièrement des autres agents sonores, crée, lorsqu’elle leur est associée, un manque d’équilibre flagrant, destructeur de tout effet orchestral.

Donc, autant par la nature de leurs timbres qu’en raison des souvenirs de théâtre et de concert qu’ils peuvent évoquer, les instruments de l’orchestre, appelés à jouer ailleurs le plus noble rôle, me paraissent devoir être bannis de l’église : ils n’y sont point à leur place.

C’est à la voix humaine qu’est réservée la fonction d’exprimer mélodiquement et harmoniquement les prières des fidèles ; elle seule, tant au point de vue religieux qu’au point de vue esthétique, est apte à résonner d’une façon satisfaisante sous les voûtes de l’église.

Il est cependant un instrument spécial qu’on peut et doit y employer sans crainte, quoique non au même titre que la voix humaine, c’est l’orgue.

— Et pourquoi, me dira-t-on, octroyez-vous à l’orgue un privilège que vous déniez à l’orchestre ?

Je vais tâcher de l’expliquer.

Laissons de côté l’attribution traditionnelle de l’orgue aux cérémonies religieuses, attribution dont l’antiquité pourrait presque suffire à justifier la présence à l’église de cet instrument, et examinons le caractère qui lui est propre.

L’orgue, au contraire de l’orchestre, est avant tout impersonnel, parce qu’inexpressif ; l’organiste (n’en déplaise à notre cher président Guilmant) n’est point appelé comme le virtuose ou le chef d’orchestre à déverser sur un auditoire sa propre sensibilité, à le faire vibrer à l’unisson de ses propres vibrations, à être, en un mot, l’agent direct et personnel entre l’inventeur et le récepteur ; l’organiste, lui, a pour mission d’éveiller la voix de l’église même, d’en régler les accents, d’en modifier les intonations, soit qu’il prépare en des préludes l’avènement d’autres voix plus expressives parce qu’elles supplient ou glorifient directement, soit qu’il enveloppe ces mêmes voix d’une atmosphère harmonique à travers laquelle elles transparaissent, comme transparaît l’ostensoir à travers les volutes des encensements.

Et ce n’est point une mission inférieure que celle de l’organiste, car il est l’intermédiaire entre le temple, muet sans lui, et le Dieu, raison d’être de ce temple.

Je crois donc ne point m’être trompé en affirmant que l’orgue est un instrument impersonnel, car il n’est que l’émanation musicale des pierres qui l’entourent et, à l’église, l’organiste ne doit pas, je dirai même ne peut pas substituer son sentiment propre à la grande voix du monument. Si, en des pays protestants, l’habitude est venue de donner dans les temples des concerts d’orgue où le public est appelé à juger de l’habileté d’un virtuose, dans nos églises catholiques l’orgue ne doit servir qu’aux cérémonies du culte.

J’ai dit, de plus, que l’orgue est inexpressif, car il n’y a point à tenir compte du mécanisme (moderne, du reste) qui, ouvrant et fermant la jalousie, produit un crescendo ou un diminuendo purement mathématiques différant essentiellement de l’expression humaine engendrée par le souffle du clarinettiste ou le bras droit du violoniste.

Enfin, avec l’orgue, point de risque de souvenirs profanes, ses divers jeux sont bien en complète harmonie avec l’édifice dont ils représentent la voix et, malgré les étiquettes dont on s’est plu à les affubler (trompette, hautbois, viole de gambe, etc.), ces jeux ne rappellent en quoi que ce soit les timbres des instruments de l’orchestre qui portent le même nom.

J’ai tâché de démontrer : 1° que seule la musique vocale est admissible à l’église, parce que seule elle peut prier ; 2° que l’orgue est le seul instrument qui soit appelé à figurer dans le-temple catholique avec la double mission de préluder à la prière (prélude ou postlude) et d’envelopper les voix récitantes d’une atmosphère musicale émanant du temple même.

I1 me reste à exposer de quelle nature doit être cette musique vocale. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.

  1. La musique d’église doit être collective

Qu’est-ce que l’Église, au sens le plus large du mot, sinon la réunion de tous les fidèles et pourquoi a-t-on donné cette même dénomination au bâtiment consacré, si l’on n’a point entendu symboliser en lui l’association des âmes pour la célébration et la prière ?

« Partout où vous vous réunirez pour prier en mon nom », a dit le Christ à ses disciples, « je serai au milieu de vous. »

Et ce n’est point une des moins sublimes idées de notre religion que cette union vraiment fraternelle des fidèles, sans distinction de rang ou de caste, en une communauté de prières et de chants, le chant n’étant autre chose, je l’ai prouvé plus haut, que l’expression même de la prière.

Or, si la prière est collective à l’église, le chant doit être collectif, tous nous prions, tous nous devons chanter.

Faire chanter dans le temple l’assistance tout entière, voilà le but qu’il faut atteindre et que l’on atteindra, j’en ai la ferme conviction, lorsqu’on aura bien voulu, les obstructionnistes une fois écartés, enseigner aux âmes simples l’admirable musique qu’est le chant grégorien.

— Chimère ! me crient les susdits obstructionnistes.
— Eh ! non point tant effrayante chimère, car déjà de nombreux essais ont été faits qui ont victorieusement démontré la facilité avec laquelle des gens qui ne savent pas la musique s’assimilent ces mélodies grégoriennes (populaires au premier chef), lorsqu’elles leur sont présentées sous leur véritable aspect et non pas tronquées et dénaturées par d’inintelligents ou coupables éditeurs. Mais en attendant que notre désir se réalise et que la participation vocale de l’assistance aux cérémonies religieuses devienne un fait accompli (ce qui est, peut-être, plus proche qu’on ne croit), le principe du chant collectif à l’église n’en reste pas moins constant, et c’est alors le chœur qui est chargé de l’application de ce principe.

Si l’assemblée entière ne chante pas sa prière, le chœur est là qui a mission de la représenter.

Le chœur, c’est encore la voix de la foule, c’est toujours la prière en commun.

Qu’il expose à l’unisson les belles et populaires mélodies que devrait chanter l’assistance, ou, qu’aux offices solennels, il exécute des commentaires harmoniques sur ces mêmes mélodies, comme en ont écrit les maîtres des quinzième et seizième siècles, le chœur reste toujours l’impersonnel représentant de la collectivité.

Mais de quel droit M. X…, premier baryton du grand théâtre, voire coryphée-ténor à l’Opéra, vient-il, en un ignoble Pater noster, étaler à l’église les grâces de sa voix ? De quel droit Mme Z…, interprète mondaine de quelques membres de l’Institut, vient-elle, sous prétexte de mois de Marie, se pâmer en un théâtral et anti-liturgique Ave Maria ?

Quelle qualité ont ces gens pour assumer sur leur unique personnalité la prière de toute une assistance ? Sont-ils investis d’une fonction ecclésiastique ? Nullement. — Font-ils, de par les lois de l’Église, partie intégrante de la cérémonie? Point du tout. — Pourquoi donc nous exhibe-t-on des chanteurs en pareil lieu ?

Serait-ce parce que la belle voix de M. X… (de l’Opéra) attire du monde et que sa renommée rejaillit sur la paroisse, ou que, Mme Z… amenant à l’église les habitués de ses salons, ça fait de l’argent, comme on dit en style de coulisses ?

Non, ces raisonnements d’entrepreneur de concerts et de directeur de théâtre ne sont point de mise lorsqu’il s’agit du temple de Dieu.

Gardons-nous d’assimiler la maison du Seigneur à une salle de concert ou de spectacle, et, s’il se trouve dans l’assistance quelque artiste doué d’un talent et d’un organe exceptionnels, qu’il reste dans le rang et unisse sa belle voix à celle des autres fidèles, ses égaux à l’église, pour prier et pour louer Dieu.

Il ne peut, il ne doit donc y avoir à l’église qu’un soliste unique, l’interprète entre le peuple et la Divinité, le célébrant, le PRETRE.

  1. La musique d’église doit être respectueuse du texte liturgique.

Il y a plusieurs façons d’attenter musicalement à un texte ; on peut le tronquer, l’altérer, le ridiculiser.

  1. Le texte est tronqué si l’on supprime un ou plusieurs mots pour favoriser le tour de la phrase musicale.

Or on sait que, l’Église ayant soigneusement pesé tous les termes des prières qu’elle nous enseigne et nous prescrit, nul ne peut s’arroger le droit de pratiquer dans ces prières le système des coupures si cher aux directeurs de théâtre, chaque mot porte et doit porter. Il est donc bien évident que tout texte tronqué, fût-il orné d’une musique géniale, doit être impitoyablement banni de l’église.

Il n’en est malheureusement pas ainsi — et je n’en veux citer pour preuve que le trop célèbre Ave Maria de Gounod, où deux mots, cependant bien essentiels, de la prière populaire, les mots Mater Dei, sont purement et simplement supprimés en raison de l’effet vocal, « la voyelle i », disent sans rire certains professeurs de chant, « devant être préférée dans l’émission vocale à la voyelle e ». D’où, dans la pièce musicale susdite, on trouve :

Sancta Maria, sancta Maria, Maria, ora pro nobis, etc.,

mais de Mater Dei, point trace… — Je respecte trop le talent et la bonne foi artistique de l’auteur de Sapho et de Mireille pour l’incriminer de cette irrévérence à l’égard du texte sacré, je ne puis supposer que ce soit lui qui ait aussi bizarrement plaqué les paroles de la Salutation angélique sur une Méditation déjà bien bizarre elle-même, étant données les harmonies de Bach qui lui servent de sujet ; la faute en est, je veux le croire, imputable à l’éditeur ; quoi qu’il en soit, le fait existe, et cette pièce, comme toutes celles où le musicien s’est permis à l’égard du texte le droit de coupure, me paraît devoir être proscrite de nos cérémonies religieuses.

  1. Le texte est altéré si, par suite d’une accentuation ou d’une expression portant à faux, le sens des paroles ne parvient à l’oreille de l’auditeur que dénaturé et impossible à saisir.

Le premier cas d’altération du texte par fausseté d’accent est légion.

À une époque où les compositeurs français, insoucieux des traditions de leurs ancêtres, ne savaient même plus accentuer leur propre langue, il n’est point étonnant que les prières latines n’aient pas trouvé meilleur traitement que les vers de Scribe et Melesville.

À l’heure actuelle, on ne voudrait plus, même à l’Opéra, des rébus meyerbeeristes comme :

Il est
Soulé
Zarceaux du temps pleut magnifi-
-i-queue ;
Un rat,
Mautou,
Jour vert !
(Robert le Diable)

ou des joyeusetés aubériennes telles que :

J’ai
Teu — tes fils-
Laisan
Silence !
(La Muette)

mais on ne se fait pas faute de commettre en latin les mêmes incongruités. « Qu’est-ce que ça fait ! » disent les maîtres de chapelle, « ça n’a pas d’importance, c’est pour être chanté à l’église ! »

Le second cas d’altération du texte par fausseté d’expression est bien plus fréquent qu’on ne pourrait le croire. Emporté par la perpétration de la phrase musicale, l’auteur, même bien intentionné, ne se doute souvent pas qu’il donne une trop grande importance à certain mot et qu’il arrondit sa période chantante au grand détriment de la juste compréhension des paroles.

Je citerai comme exemple de fausseté d’expression, dans l’Ave Maria de Gounod (déjà nommé), toute la phrase finale, qui, à part même son style éminemment théâtral, présente une succession d’anomalies des plus choquantes au point de vue expressif.

Pourquoi cette note élevée (délice du chanteur ou de la chanteuse) sur hora ? Hora est bien un mot important, à condition toutefois qu’il soit en opposition avec nunc et surtout intimement lié à mortis nostræ, qui est sa seule explication.

Au contraire, c’est à peine si, dans l’adaptation en question, nunc peut être saisi au passage tandis que : in hora, répété deux fois avant que son sens soit déterminé par mortis nostræ, prend, en raison de l’expression vocale, une importance exagérée, et, pour comble, la conclusion explicative : mortis nostræ, trop longtemps attendue, ne conclut même pas musicalement, mais s’enchaîne par une cadence au mot Amen, fort étonné, lui, de se trouver ainsi partie intégrante de la phrase qui précède.

Je pourrais donner cent autres exemples, j’ai choisi celui-ci, très connu, pour servir de type.

  1. Le texte est ridiculisé par la répétition inintelligente des paroles.

Je ne veux pas me poser ici en puritain intransigeant et en adversaire absolu de la répétition des paroles ; cependant je tiens à bien établir ceci : lorsque pour une raison de construction musicale le compositeur se croit fondé à prendre ce parti, il est tout à fait indispensable qu’il le fasse avec goût et intelligence, c’est-à-dire que la reprise ou redite des paroles offre un sens complet et soit placée comme une insistance, comme un renforcement musical de l’idée déjà exprimée. C’est ainsi, du moins, qu’à de très rares exceptions près, les maîtres du chant d’église ont compris ce système.

On m’objectera les longs airs de Bach, bâtis sur deux ou quatre vers seulement ; mais d’abord — j’ai tenu à l’établir en commençant ces articles — les cantates et les messes de Bach, admirable musique religieuse de concert, ne sont pas de la musique d’église proprement dite ; ensuite, je crois qu’on trouvera difficilement, chez ce maître du sentiment, une œuvre où la répétition parfois excessive du texte soit ridicule ou inintelligente, souvent même elle sert comme de ressort à l’expression, qui y trouve une force nouvelle ; mais répéter, au courant d’une phrase, des mots de nulle importance s’ils sont entendus seuls, comme propter ou suscipe, mais ressasser indéfiniment un Amen (Berlioz avait déjà flagellé ce travers de son maître Cherubini), mais redire jusqu’à extinction… des voix :

in gloria
Dei Patris, Dei Patris, Dei Patris,
Patris,
Patris,

à tel point qu’il semble qu’on assiste plutôt à une représentation d’Offenbach qu’à un office religieux, voilà ce qu’on doit vraiment interdire comme un flagrant manque de respect au texte sacré.

Donc, dans toute musique moderne destinée à l’église, il est essentiel que les compositeurs se préoccupent avant toute chose : 1° de l’intégrité absolue du texte choisi ; 2° de la justesse et de la clarté des accents toniques et expressifs ; 3° que la répétition des paroles (s’il est besoin qu’elles soient répétées) offre toujours un sens complet et terminé.

Dans mon dernier article, je me verrai forcé d’entrer, à propos de l’expression orante, en quelques considérations de technique plus spécialement musicale, afin de répondre à la question de l’aimable correspondant qui a motivé l’éclosion de ce long — peut-être trop long — travail.

  1. La musique d’église doit être orante, c’est-à-dire n’employant d’autres moyens d’expression que ceux qui conviennent à un état de prière.

Comme ce dernier article concerne plus spécialement les compositeurs modernes de musique religieuse, je demande à remettre sous les yeux des lecteurs l’objection formulée par l’un d’eux :

— Pourquoi préconiser exclusivement le genre dit palestrinien ?
— Pourquoi nous obliger à faire des pastiches ?
— Ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ?

Que l’on me permette de répondre méthodiquement à chacune de ces questions.

  1. Pourquoi préconiser exclusivement le genre dit palestrinien?

Nous ne préconisons exclusivement aucun genre.

Nous disons seulement, et avec la plus ferme conviction, que la musique destinée à être exécutée à l’église doit être digne du lieu où elle est appelée à se produire, qu’il est essentiel qu’elle s’y trouve à sa place, et, pour cela, elle doit être vocale, à l’exclusion de tous instruments d’orchestre qui ne sonnent point à l’église, tout en y rappelant les impressions du théâtre ou du concert ;

Collective, car c’est tout le peuple qui prie et chante, et nul soliste, à l’exception du prêtre, n’a le droit de se substituer à cette collectivité ;

Respectueuse du texte liturgique, ce qui semble devoir se passer d’explication.

Or, la musique dite palestrinienne fut vocale, collective, respectueuse du texte ; voilà pourquoi nous l’aimons et la proclamons musique d’église au même titre que la musique grégorienne et que la belle musique populaire en langue vulgaire, mais sans préconiser exclusivement, sans mettre l’une de ces sortes de musique en antagonisme avec les autres.

  1. Pourquoi nous obliger à faire des pastiches?

Mais nul ne peut obliger quelqu’un à faire un pastiche ! Et cette violation de la liberté du compositeur est tellement loin de notre pensée, que l’un des articles, je pourrais presque dire organiques, de la Schola Cantorum est la création d’une musique religieuse moderne.

Il y a évidemment confusion dans l’esprit de notre aimable correspondant, qui parait faire consister le fait du pastiche dans l’identité des moyens employés, ce qui n’est point exact. Il faudrait alors dire que les quatrième, septième, huitième symphonies de Beethoven sont des pastiches d’Haydn, parce que celui-ci, dans ses grandes symphonies, emploie le même nombre et la même qualité d’instruments. Appellera-t-on les douzième et quatorzième quatuors des pastiches de Mozart, parce que celui-ci a écrit également des œuvres pour deux violons, un alto, un violoncelle ?

Et parmi tous ces admirables maîtres du chant religieux, ceux même qui sont ici en cause, en trouve-t-on deux qui se ressemblent ? Chacun n’a-t-il pas, malgré l’emploi des seuls moyens vocaux, une personnalité très certaine et très différente de celle du voisin ? — Quoi de plus dissemblable que les œuvres de Josquin comparées à celles de Guerrero ? celles de Vittoria à celles de Palestrina ? celles de Roland de Lassus à celles de Nanini ?

Je crois, quant à moi, que l’erreur de certains esprits, confondant toutes ces personnalités si tranchées en un seul bloc dit : palestrinien, provient uniquement de ce qu’ils ne les connaissent pas. S’ils les avaient vraiment étudiées avec bonne foi, ils trouveraient entre Josquin et Vittoria, par exemple, d’aussi sensibles différences qu’entre Rameau et Gluck, qu’entre Bach et Beethoven.

Qu’il ne soit donc point question de pastiche. Pour peu que vous ayez en vous quoique ce soit de force créatrice, écrivez une œuvre pour quatre instruments à cordes, vous ne pasticherez point Beethoven ; composez une prière pour plusieurs voix, vous ne pasticherez point Palestrina.

  1. Ne pouvons-nous pas, avec l’art et les ressources multiples de notre temps, faire œuvre juste à tous égards ?

Certainement, cher correspondant ! Et c’est précisément ce que nous cherchons, ce que nous demandons, ce que nous appelons de toutes nos forces !

Seulement, gardez-vous bien de croire que l’art de notre temps consiste à déchaîner à l’église toutes les sonorités de notre orchestre de théâtre perfectionné ; gardez-vous bien de penser que ces ressources multiples que vous mettez en avant consistent en l’adjonction au simple, double ou triple chœur, de deux orgues, de vingt harpes, de tout un jeu de saxhorns, de quelques sarrusophones, voire d’une batterie de célestas (cet instrument semble, par définition, prédestiné à la musique religieuse, il est étrange que nul maître de chapelle n’ait encore songé à l’employer).

Non, l’Art, ce n’est pas tout cela; la question des procédés et des moyens n’est qu’accessoire; je reçois une impression plus artistique en contemplant la naïve et pieuse sculpture d’un auteur inconnu, perdue en l’ornementation d’un portail de cathédrale, qu’à l’aspect de l’opulente église du Gesù à Rome, où sont accumulées toutes les richesses de l’Europe et des Indes; je suis plus touché par l’audition du simple Miserere de Josquin des Prés, que par tout l’emphatique fracas du Tuba mirum de Berlioz, aux quatre orchestres tonnants.

Compositeur, mon ami, l’art n’est pas dans les moyens que vous employez, l’art est en vous-même ; voulez- vous faire une œuvre qui soit à sa place à l’église ? prenez simplement les moyens vocaux, le chœur, et si vous êtes bien inspiré par votre texte, soyez tranquille, ce que vous écrirez ne sera point du pastiche, mais bien de l’art de votre temps.

Laissez-moi du reste vous faire observer qu’il est absurde de croire que l’on puisse faire autre chose que de l’art de son temps.

Faire œuvre artistique, c’est tirer quelque chose de soi-même, c’est donner un peu de sa propre substance ; si vous n’êtes point un vulgaire copiste, ce sera donc votre cœur, ce sera votre pensée, ce sera votre être que vous mettrez en votre œuvre, et cette œuvre, quels que soient les moyens dont vous vous servirez, sera bien de l’art de votre temps.

Mais pour que votre œuvre soit juste à tous égards, encore faut-il qu’elle soit à sa place, et si elle est faite en vue de l’église, il ne suffit point pour cela qu’elle soit vocale, collective, respectueuse du texte, elle doit être douée d’une quatrième qualité tout aussi importante que les autres, quoique, peut-être, un peu plus subtile à expliquer.

L’œuvre doit être orante.

Et, par ce terme, j’entends que son expression doit être celle de la prière. Un mot préalable sur ce qu’on entend en musique par expression, me semble nécessaire.

L’expression est la coloration des sentiments et leur mise en valeur par rapport les uns aux autres.

L’expression musicale consiste à colorer et à accentuer certaines phrases ou certains membres de phrase, de façon à les différencier d’autres phrases ou d’autres membres de la même phrase.

Il y a trois facteurs de l’expression musicale dont chacun s’adresse à l’un des éléments primordiaux de l’art musique.

  1. L’agogique ou expression rythmique, dont les effets sont le plus ou moins de précipitation ou de régularité dans les mouvements. L’agogique engendre les nuances relatives de mouvement et de repos.
  2. La dynamique ou expression mélodique, dont les effets sont le plus ou moins d’intensité ou de force dans les sons qui constituent une période mélodique. La dynamique engendre les nuances relatives de force et de faiblesse.
  3. La tonalité ou expression harmonique, dont les effets sont les modulations. La tonalité, en tant que facteur de l’expression, engendre les nuances relatives de clarté et d’obscurité.

Il s’agit donc, dans la musique à l’église, que chacun de ces facteurs expressifs contribue à augmenter la puissance intensive de la prière.

Quant à ce qui est des deux premiers, leurs effets sont assez connus pour que le compositeur qui a un peu réfléchi sur son art ne se trompe guère dans leur emploi ; il ne ralentira pas rythmiquement un passage où le texte se hâte, il saura accentuer et mettre mélodiquement en valeur toute parole ou toute phrase importante.

Malheureusement, le troisième facteur expressif est, je ne sais pourquoi, absolument négligé par les théoriciens modernes. On n’enseigne pas la tonalité dans nos écoles de musique, on y veut totalement ignorer les causes et les effets de la modulation.

Or, étant donné l’enseignement presque exclusivement harmonique qui est seul en usage dans nos Conservatoires, voici le phénomène qui se passe journellement : un élève (voire un maître…) cherche à mettre sur pied une phrase mélodique…, elle ne vient pas. Beethoven a cherché trois mois la deuxième idée de la Symphonie héroïque, mais notre homme est pressé : il faut que sa phrase soit trouvée et écrite à onze heures moins un quart… Que faire? — Moduler, tout simplement, sans raison, sans autre explication que cet axiome ou plutôt ce sophisme : « Quand on ne trouve rien, on fait une modulation, et ça y est ! »

Ah ! ne croyez pas cela, pauvres musiciens ! votre modulation est un important facteur expressif ; si celui-ci porte à faux, votre œuvre sera tout aussi défectueuse que si, de parti pris, vous y aviez accentué des syllabes faibles ou que vous y ayez employé le vieux cliché de l’Opéra : Volons à son secours ! sur un pas de marche funèbre, car la nuance de tonalité n’est pas un élément plus négligeable que la nuance de mouvement ou celle d’intensité mélodique.

Je ne fais point ici un cours de composition, mais je veux cependant prémunir les auteurs contre cette manie de modulation sans raison, dont nous avons du reste tous souffert. Et lorsqu’il s’agit d’une prière, d’une prière vocale, combien la modulation est plus dangereuse encore ! Avec le système trop répandu de moduler pour moduler, outre que l’exécution chorale devient vacillante et incertaine, il est constant que l’accent simple, point de départ de l’expression, se dénature et se perd ; de plus, l’effet de la modulation étant relatif suivant la position des tonalités vis à vis les unes des autres, il s’ensuit que souvent un passage qui devrait être très accentué se trouve dans l’ombre et réciproquement, en raison des modulations dont il est entouré. Si, au con- traire, le texte traité présente des changements d’état soit vers l’ombre, soit vers la lumière, combien l’expression agogique et dynamique gagnera en intensité si la modulation vient souligner et pour ainsi dire colorer ces changements !

Les auteurs des quinzième et seizième siècles se sont peu servi de la modulation comme agent expressif ; voilà donc l’élément nouveau que nous, modernes, nous pouvons introduire dans la musique d’église, voilà le filon à exploiter, mais en cela, prenons garde ! Avant tout, il est essentiel que ce moyen soit employé avec un jugement très sûr et très sain, car, outre les difficultés d’exécution qu’il entraîne presque toujours, il faut se garer de tomber par son fait dans la musique de théâtre, car dans ce cas, « le dernier état de cet homme serait encore pire que le premier », comme il est dit dans l’Évangile. — Donc, modulons, amis, mais sachons pourquoi.

Voilà la raison pour laquelle j’ai tenu à établir en tête de ce chapitre que la musique orante est celle qui emploie, tant en agogique qu’en dynamique et en tonalité, les seuls moyens expressifs compatibles avec un état de prière.

Une dernière condition dont je n’ai point parlé tout d’abord parce qu’elle n’a pas trait à l’œuvre, mais au compositeur : Celui qui veut écrire de la vraie musique d’église doit avoir la foi. Et ceci, je le dis bien haut, est la première de toutes les vérités au point de vue artistique général ; le créateur qui ne croit pas vivement et profondément à ce qu’il veut créer, n’est pas digne du beau nom d’artiste.

Qu’on me permette, à ce propos et en guise de mot de la fin, une anecdote personnelle.

Il y a quelque vingt-cinq ans, j’étais jeune, enthousiaste, et je professais une sincère admiration pour un compositeur muni de toutes les estampilles officielles, dont un oratorio de grande allure était alors en cours d’exécution. Je faisais partie de l’orchestre appelé à interpréter cette œuvre.

Un jour, le susdit compositeur, qui, je ne sais pourquoi, m’avait pris en amitié, me fit l’honneur de causer avec moi de son art (je n’aurais osé dire de notre art, tellement il me paraissait au-dessus de ce à quoi je pouvais aspirer). Comme je m’extasiais de bonne foi sur le sentiment vrai (ou que je croyais tel) de certaines scènes religieuses, voire évangéliques, de son œuvre, il me répondit négligemment : « Oh ! Vous savez, toutes ces blagues-là, moi, je n’y crois pas, mais ça réussit auprès du public. »

J’avoue que ce fut un rude coup pour ma jeune admiration, et, dès ce moment, je me pris à douter de l’avenir artistique de ce compositeur, —
Ai-je eu tort ?

VINCENT D’INDY

Quelques réflexions sur cet article :

Le compositeur dont l’incroyance déçoit si lourdement d’Indy dans son anecdote de fin est probablement Camille Saint-Saëns, qui faisait créer en 1876 son oratorio Le Déluge au théâtre du Châtelet par l’Orchestre Colonne, avec lequel d’Indy a régulièrement collaboré toute sa vie.
Force est de constater aujourd’hui l’actualité brûlante de l’analyse de Vincent d’Indy. Les guitares et les batteries ont remplacé l’orchestre romantique de Gounod, et si on ne peut pas dire que les chanteurs populaires emploient la liturgie comme plate-forme pour leurs concerts (quoique : des exemples existent), il est indéniable que les musiciens liturgiques ont fréquemment une attitude centrée sur la reconnaissance par l’auditoire de la qualité de leur exécution, plus qu’orientée vers la louange immédiate de Dieu ; et surtout, que les curés sont souvent plus préoccupés de mettre en place dans la liturgie des éléments qui font « venir du monde », que de rendre à Dieu le culte de l’Église.

L’analyse de d’Indy sur les facteurs de l’expression musicale est intemporelle. Sa critique des modulations gratuites est clairvoyante : combien de chants modernes utilisent le procédé affreusement téléphoné consistant à hausser d’un demi-ton le dernier refrain, parce que « ça réussit auprès du public » ? Mais ce sont aussi les expressions dynamiques et rythmiques qui sont aujourd’hui bâclées et utilisées à mauvais escient : tel chant traite d’un thème solennel sur des rythmes syncopés et, par-là, dansants ; et la plupart ne comportent aucune nuance, « aplatissant » les divers éléments du texte.

Il est enfin frappant de constater que, si la primauté de la voix et le caractère collectif du chant sont généralement bien respectés aujourd’hui, le respect du texte liturgique est à tel point tombé aux oubliettes que pratiquement aucun des textes du propre n’a été mis en musique en français, les compositeurs des décennies passées préférant employer des textes non liturgiques.

Matthias B.

Homélie de Mgr Rey en la solennité du Christ-Roi

Homélie dite dans le cadre du pèlerinage Summorum Pontificum à l’église de la Très Sainte Trinité des Pèlerins.

Qu’est-ce que l’esprit de la liturgie ?

«Lui nous a rendus capables d’être les ministres d’une Alliance nouvelle, fondée non pas sur la lettre mais dans l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit donne la vie.» (2 Cor., 3, 6)

Le christianisme est d’abord et avant tout la religion de l’Esprit. Dans la tradition chrétienne, l’Esprit n’est pas une réalité abstraite et théorique, condamnée à demeurer dans le domaine idéal d’hypothèses évanescentes, mais au contraire il est une réalité, la Vérité qui s’incarne et se manifeste dans la vie concrète de l’homme. L’homme lui-même, créé en tant que tel à l’image de Dieu qui «est esprit» (Jn, 4, 24), est essentiellement un animal spirituel, dont la vocation est d’adorer le Père «en esprit et en vérité», c’est-à-dire en exerçant son sacerdoce baptismal par la prière du cœur, prière qui, par le ministère sacerdotal de Jésus-Christ, «nous rends participants de la nature divine» (divinae naturae consortes, 2 Pe, 1, 4). Ce culte spirituel, qui est la véritable finalité du christianisme puisqu’il nous réconcilie avec le Père, se traduit et se concrétise nécessairement par un culte corporel et extérieur, dont la dimension corporelle doit être pleinement assumée sans jamais être déconnectée de sa finalité spirituelle : «Mes frères, je vous en prie au nom du Dieu très bon, consacrez votre corps à Dieu comme une offrande vivante, sainte et agréable : c’est le culte spirituel que vous lui devez» (Rom., 12, 1-5). C’est donc sur ce fondement des enseignements des Apôtres que s’est développée, tout au long des siècles, l’authentique liturgie chrétienne. Avant d’être un ensemble d’éléments matériels, de rites, de symboles et de gestes, la liturgie, son âme, son identité profonde, est d’être animée de l’intérieur par une certaine pensée, un «esprit», c’est-à-dire une «impulsion» spirituelle mystérieuse, qui, insuflée par le Christ aux Apôtres puis transmise de génération en génération par le biais de la Tradition apostolique, se manifeste à son plus haut degré de densité dans la sainte Liturgie, au cours de laquelle sont célébrés devant la face de Dieu les mystères divins. De même qu’il y a une «saine doctrine», une «foi juste», il existe une «orthodoxie liturgique», une «vraie liturgie», une liturgie authentique, qui exprime dans toute sa justesse et sa plénitude la profondeur de la foi chrétienne. Certes, cette liturgie authentique se manifeste à travers une grande diversité de «familles liturgiques», ou de «traditions» appartenant à des aires culturelles différentes (liturgie romaine, byzantine, copte, éthiopienne, etc), qui toutes jouissent d’une pleine et entière légitimité ; toutefois, s’il peut y avoir diverses manifestations culturelles, il n’y a derrière cette diversité légitime qu’une seule Tradition, qu’un seul «esprit» : c’est l’esprit de la Liturgie.

Comment définir cet esprit de la liturgie ? Quelles en sont les caractéristiques essentielles ?

Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de partir de la foi catholique telle que l’Eglise la proclame dans son Credo. La foi suppose avant tout la reconnaissance du primat absolu de Dieu Créateur sur toute réalité : «Je crois en Dieu le Père tout puissant, Créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible…» Toute approche de la liturgie doit donc choisir comme point de départ la suprématie divine et reconnaître que «tout vient de Lui» et que «tout est pour Lui». Si la Création est une manifestation de la puissance de Dieu, alors nécessairement cet ordre cosmique –changeant en apparence, mais en réalité immuable dans les lois qui le régissent- doit nécessairement jouer un rôle dans le culte public que le Corps mystique rend au Père. L’alternance du jour et de la nuit, le rythme des saisons, la course des astres dans l’univers, le surgissement du soleil à l’Est au petit matin et son extinction à l’Ouest au crépuscule doivent nécessairement être intégrés à la louange liturgique. Les offices célébrés dans les ténèbres de la nuit à la lueur des cierges, comme la Vigile pascale ou les messes Rorate durant l’Avent, ou bien la pratique de l’orientation commune des ministres et des fidèles vers l’Orient d’où jailli la lumière matinale (orientation que saint Jean Damascène affirme être une tradition reçue des Apôtres), sont de bons exemples de cette intégration des rythmes du cosmos dans le culte liturgique. L’univers visible est signe, symbole et préfiguration de l’univers invisible, avec qui il partage la même origine divine. La dimension cosmique de la liturgie est donc avant tout un culte rendu au Père Créateur de toutes choses, mais également à son Verbe.

A cette dimension cosmique doit nécessairement s’unir la dimension rituelle proprement chrétienne, qui nous vient de la Révélation opérée par le Christ et parvenue jusqu’à nous par l’intermédiaire de la sainte Tradition. Ainsi, l’ensemble des rites sacrés, les ornements, le chant, l’encens, la lumière des cierges, la paramentique, les gestes et les prières, la proclamation solennelle de la Parole divine contenue dans la sainte Ecriture, les mouvements hiératiques opérés par les ministres dans le sanctuaire, bref, tout ce qui constitue la part rituelle de la liturgie forme un ensemble qui est tout entier une manifestation du mystère du Verbe. A la contemplation de l’univers créé lors de la première création –le cosmos- s’ajoute la contemplation de l’univers invisible, que le Fils nous a révélé et nous a fait connaître lors de cette seconde création qu’est le mystère de sa mort et de sa Résurrection. Cet univers invisible –les réalités célestes, la Jérusalem d’En-haut- est signifié, symbolisé, et préfiguré par le déploiement de toute la ritualité liturgique. Lorsque qu’est célébrée la sainte liturgie, le Ciel s’ouvre pour ne plus faire qu’un avec la terre, et nous dévoiler par anticipation cette patrie céleste à laquelle nous sommes appelés, et «à laquelle nous tendons comme des voyageurs» (Sacrosanctum Concilium, I, 8). Dès lors, l’intégration des rythmes du Cosmos dans le culte par l’orientation de la célébration en direction du soleil levant n’est plus seulement un hommage rendu au Père Créateur de toutes choses, mais elle devient également la manifestation rituelle de l’attente de la Parousie, par laquelle l’Eglise vit dans l’espérance du retour du Christ ressuscité dans la gloire à la fin des temps, «pour juger les vivants et les morts», et instaurer la plénitude de son règne d’Amour qui n’aura pas de fin.

La liturgie est la plus haute manifestation de la Tradition

Cette Tradition –patrimoine et trésor de toute l’Eglise- dont la liturgie chrétienne est la manifestation la plus élevée, doit, pour être pleinement agissante et permettre à la Parole de Dieu d’irriguer toute l’Eglise, être reçue avec humilité et transmise avec fidélité. Il faut être fermement convaincu qu’il n’y a pas de liturgie authentique en dehors de la Tradition reçue des Apôtres et développée organiquement depuis plus de vingt siècles. C’est par le renoncement à leur volonté propre, à leurs choix subjectifs, à leurs « goûts » personnels et aux modes passagères que fidèles et ministres, en se conformant strictement aux normes liturgiques et en mettant fidèlement en œuvre les rites sacrés reçus de la Tradition, mettront le Dieu vivant à la première place, c’est à dire au cœur des célébrations. La sainte Liturgie se reçoit, se cultive et se transmet, elle ne « s’invente » pas, ne se « construit » pas davantage, sans quoi elle se transforme en une idolâtrie où l’homme se célèbre lui-même, comparable à la danse des Hébreux autour du veau d’or relatée dans le livre de l’Exode.

Respect du sacré et liturgie céleste

Il nous faut ici insister sur l’importance fondamentale du respect du sacré qui doit caractériser toute liturgie authentiquement chrétienne. La sainte Liturgie est l’Opus Dei, l’œuvre de Dieu, elle est dans son essence profonde une réalité divine –non une fabrication humaine, quoique les éléments matériels qui la composent ont une origine humaine bien identifiable dans l’histoire- et une participation à la liturgie du Ciel. Ainsi, on ne chante pas « à la Messe », mais on chante la Messe, c’est-à-dire que nous unissons nos voix à celle des anges qui chantent dans la Cité céleste la louange du Dieu vivant. Cela suppose nécessairement que soient interprétées au cours des célébrations les mélodies sacrées –grégoriennes, pour ce qui est de la liturgie romaine- héritées de la Tradition, les cantiques en vernaculaire n’étant qu’un pis aller et une tolérance, qui ne peuvent en aucun cas remplacer le chant sacré traditionnel (grégorien d’abord, polyphonie sacrée ensuite). De même, les ornements et les vêtements liturgiques doivent exprimer à la fois la splendeur et la noble simplicité, simplicité qui ne se confond certainement pas avec le misérabilisme paroissial actuel. L’ornementation doit revêtir une dimension de préférence symbolique et non purement décorative et mondaine, le symbolisme sacré étant ce qui permet d’exprimer intuitivement le mystère, et de nous «connecter», par le biais de sa puissance signifiante, aux réalités invisibles, c’est-à-dire à ce sanctuaire divin «qui n’a pas été fait de main d’homme, et qui n’a pas été formé à la manière de ce monde» (He, 9, 11-15).

Liturgie et mystère

Il est également nécessaire d’insister sur le lien entre liturgie et mystère. Une célébration authentiquement liturgique ne doit pas tout montrer et tout dévoiler du premier coup. La dimension mystérique de la sainte liturgie n’est que le reflet du mystère de l’existence humaine, du mystère de la vie, de l’existence du monde, du mystère du bien et du mal. L’homme est mystère. Accepter l’humilité devant le mystère, c’est reconnaître la faiblesse de nos sens et de nos perceptions, c’est accepter le fait que nous ne pouvons prétendre «avoir fait le tour» de la question du sens de la destinée humaine, accepter notre impuissance radicale à exercer un quelconque pouvoir sur le Dieu vivant. Dieu est mystère, et s’il se dévoile à nous, c’est à travers et par la médiation du mystère de son Incarnation dont les sacrements et le symbolisme liturgique sont le prolongement concret et visible.

Le symbole, trait d’union entre le monde visible et l’univers invisible

C’est en effet bien comme une «manifestation divine» qu’il faut comprendre le mystère de la sainte liturgie. Dans son ouvrage intitulé Le sens du surnaturel, Jean Hani rappelle que «dans le christianisme, tout ce qui relève de son essence doit être référé à la Trinité», tandis que «tout ce qui relève de son existence doit être référé à l’Incarnation». L’essence, en effet, c’est Dieu en son mystère ineffable et inaccessible, tel qu’il se présente aux Hébreux dès l’Ancienne Alliance : «Je suis celui qui EST» (Ex, 3, 14). C’est le mystère même de l’Etre dans sa permanence et sa majesté indicible, ineffable communion d’Amour entre les Trois personnes divines. Mais pour que l’essence divine soit communiquée aux hommes, il fallait qu’elle se manifestât, et donc qu’elle passe de l’essence à l’existence. Le terme « existence » vient du latin « existere », qui signifie « sortir de », « se manifester », « se montrer ». C’est précisément le sens du mystère de l’Incarnation du Verbe, par laquelle Celui que l’univers ne peut contenir « sort » de son Essence ineffable pour se manifester aux hommes. Ce mystère de l’essence et de l’existence divines est admirablement exprimé dans la Divine Liturgie de Saint Jean Chrysostome par l’usage rituel du trikirion (chandelier à trois cierges) et du dikirion (chandelier à deux cierges), objets avec lesquelles l’évêque bénit à plusieurs reprises les fidèles. Trois, et deux : le mystère de la Trinité ineffable, et le mystère de la double nature divine et humaine du Christ, c’est-à-dire le mystère de l’Incarnation, manifestation du Verbe. L’Essence, et l’Existence. A travers cet exemple concret, il est possible de mieux comprendre l’impérieuse nécessité de respecter dans toute sa justesse et sa richesse le symbolisme sacré tel qu’il nous est légué par la Tradition : à travers lui, c’est le mystère même de Dieu qui est comme intuitivement communiqué aux fidèles, quand bien même tous n’en saisissent pas forcément tous les détails et toute la profondeur. On comprend mieux, dès lors, pourquoi certains affirment que le christianisme est « la religion de la sortie de la religion », c’est-à-dire la religion qui a permis le développement de l’agnosticisme contemporain. Il faudrait corriger cette assertion : ce n’est pas le vrai christianisme, le christianisme traditionnel tel qu’il se manifeste à travers l’Eglise catholique et les Eglises orthodoxes qui conduit à l’athéisme, mais plutôt les formes de christianisme –à commencer par le protestantisme- qui ont totalement évacué toute forme de liturgie comprise comme système complexe de symboles exprimant intuitivement le mystère. En effet, si Dieu se manifeste essentiellement à travers son Incarnation dont la sainte liturgie est le prolongement et l’actualisation, passant ainsi de l’essence à l’existence, on comprend aisément qu’une forme de religiosité refusant une telle liturgie et réduisant la religion à un froid cérébralisme faisant l’impasse sur le mystère, conduise inévitablement, à terme, à l’apparition d’une société niant l’existence de Dieu.

Normes et rubriques: la lettre et l’esprit

Il faut enfin, pour conclure, évoquer l’épineuse question des normes liturgiques et de leur relation à l’esprit de la liturgie. Il faut, dans ce domaine, éviter deux écueils opposés : d’un côté, ce que Martin Mosebach appelait « l’hérésie de l’informe», hérésie qui triomphe dans nos diocèses et nos paroisses depuis la réforme liturgique, et qui consiste à refuser que la liturgie revête des formes bien précises et héritées de la Tradition, c’est-à-dire issues d’un développement organique du rite. A travers le mystère de l’Incarnation, nous comprenons pourtant qu’il est vain d’opposer le fond et la forme, comme il est courant de l’entendre aujourd’hui. Beaucoup en effet disent : « l’important est le fond, la forme est accessoire ». Cette affirmation serait vraie si l’homme n’était qu’un « cerveau sur pattes » ou un « esprit sur pattes », mais ce n’est pas le cas. L’homme est un être incarné, doté certes d’une capacité rationnelle mais aussi de sens charnels qui influent profondément sur son psychisme et contribuent fortement à orienter sa pensée même. Refuser cette dimension « incarnée » pourtant consubstantielle à la nature humaine, comme l’a fait le protestantisme dans un premier temps, puis, dans le monde catholique par la suite, un certain progressisme pastoral et liturgique, c’est courir droit à la catastrophe. En effet, la forme exprime le fond qui se manifeste à travers elle ; sans la forme, le fond reste à l’état de vérité inaccessible ou d’abstraction incommunicable. La liturgie ne peut donc pas être célébrée « n’importe comment », mais elle doit revêtir des formes bien précises léguées par la Tradition et précisées par les normes officielles en vigueur.

L’autre écueil à éviter est celui du rubricisme. Cet écueil, qui a triomphé dans l’Eglise à la suite du Concile de Trente et qui explique largement, par réaction, le triomphe récent de « l’hérésie de l’informe », repose sur une erreur profonde, à savoir la confusion entre la Tradition et la rubrique. Toute Tradition véritable, en effet, est une tradition vivante et orale, dans le sens où c’est par une immersion dès la plus tendre enfance dans le « bain » liturgique que le fidèle se familiarise avec cet « ethos » liturgique traditionnel qui lui permet, par la suite, de participer fructueusement aux célébrations. La norme, la rubrique, n’est jamais qu’une précision, un mémento, un « pense-bête » comme on dirait aujourd’hui, bref, une règle écrite qui est postérieure à la Tradition –qui elle est un esprit, une réalité vivante-  et qui ne se confond pas avec elle. De même, un missel n’est jamais qu’une compilation de normes et une description des rites, il n’est certainement pas la liturgie elle-même dans sa vivante plénitude. C’est pourquoi il est absurde d’absolutiser tel ou tel missel, telle ou telle rubrique ou norme. Certes, le respect des normes est impératif pour éviter à la liturgie d’être démantelée par le subjectivisme et d’apparaître comme le rite de tel prêtre ou de telle communauté paroissiale, au lieu d’apparaître comme le rite objectif de l’Eglise tout entière. Mais ce respect des normes, pour être fécond, doit être vécu comme une « immersion » dans cet esprit de la liturgie dont nous avons tenté de cerner les contours et les caractéristiques essentielles dans cet article. Dans une certaine mesure, nous pouvons même dire que cet esprit de la liturgie est bien l’un des objectifs de l’œuvre rédemptrice opérée par le Christ. La religion hébraïque sous l’Ancien Testament, en effet, était une religion toute faite d’observances et de pratiques rituelles très précises et très codifiées. La prière, les ablutions, les jeûnes, les sacrifices offerts au Temple étaient régis par des règles très strictes dont la transgression était considérée comme un sacrilège et une profanation. Ce ritualisme qui aujourd’hui peut nous paraître étroit, avait son sens : voulu à l’origine par Dieu, il avait pour fonction de servir de « pédagogie » au peuple hébreu de manière à ce que les termes de sanctuaire, de sacrifice, d’oblation sainte, d’agneau sans tâche, prennent « sens » dans l’esprit des Israélites, préparant ainsi leurs esprits à une alliance nouvelle, dont tous ces éléments matériels n’étaient que la préfiguration. Alors que la ritualité juive vétérotestamentaire avait peu à peu dégénéré en une forme de légalisme purement extérieur et formel, la Révélation apportée par le Christ restaure le rite dans sa vocation originelle, qui est d’être au service de la vie intérieure de l’homme : «Ne savez-vous pas que vous êtes un sanctuaire de Dieu, et que l’Esprit de Dieu habite en vous ? Si quelqu’un détruit le sanctuaire de Dieu, cet homme, Dieu le détruira, car le sanctuaire de Dieu est saint, et ce sanctuaire, c’est vous. » (Cor. 3, 16)

Conclusion: l’esprit de la liturgie, c’est l’esprit du Christ

Dans une certaine mesure, on peut dire également que cette Révélation chrétienne ne fut, en réalité, qu’une immense « réforme » et une universalisation de l’ancienne religion hébraïque attachée au seul vrai Dieu. Une « réforme», dans le sens où le Christ est venu rappeler ce que la spiritualité vétérotestamentaire enseignait déjà : « le sacrifice qui plaît à Dieu, c’est un esprit brisé » (Ps. 50) : la voie qui conduit à Dieu est, non pas le rite en lui-même, conçu comme quelque chose de purement extérieur, formel, et comme détaché de sa finalité propre, mais le rite comme créant les conditions de la prière vraie, de la prière du cœur, « en esprit et en vérité ». Dans la foi chrétienne, la fidélité à la Tradition est d’abord une fidélité à l’Esprit, car la Tradition est avant tout une réalité spirituelle qui ensuite s’incarne en un ensemble de normes, de textes, de rites, etc. C’est pourquoi Saint Paul enseigne que « la lettre tue, mais l’esprit donne la vie » (2 Cor. 3,6). Une lettre qui n’est pas éclairée par la lumière de l’esprit est une lettre morte, un texte obscur dont on ne comprend plus le sens profond. C’est pour cela que la Sainte Ecriture doit être lue à la lumière de la Tradition (qui a une nature spirituelle) pour être comprise dans la plénitude de son sens véritable. Il en va de même pour toute norme liturgique. Une norme lue en-dehors du véritable esprit de la liturgie n’a plus aucun sens, et par conséquent ne peut qu’aboutir à une liturgie soit sèche et mécanique, soit boiteuse et fade.

La liturgie est à l’image du Christ : elle a une double nature, humaine et divine. L’esprit de la liturgie n’est rien d’autre que l’esprit du Christ, parvenu jusqu’à nous par la sainte Tradition. A travers la Liturgie et par sa participation plénière et effective, le fidèle exerce son sacerdoce spirituel par l’immersion dans le mystère du Fils, et parvient ainsi à la communion avec le Père créateur de toutes choses, réalisant ainsi les promesses divines.

«Elle vient, l’heure, – et c’est maintenant –

où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité :

tels sont les adorateurs que recherche le Père.»

 (Jean, 4, 23)

G.A

Participation active et rôle des fidèles

La Mère Église désire beaucoup que tous les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui, en vertu de son baptême, est un droit et un devoir pour le peuple chrétien.

Ces paroles du Concile Vatican II ont été l’objet d’un nombre incalculable de commentaires en tous genres ; la plupart de ceux-ci, surtout dans l’immédiat après-concile, avait tendance à laisser tomber les deux premiers adjectifs pour ne retenir que le dernier (ce que dénonça Jacques Maritain dans « Le Paysan de la Garonne ».

Pourquoi cette insistance ? Il est vrai que jadis, la participation des fidèles s’était considérablement réduite. Le propagation de la Messe basse, son développement au détriment des formes plus solennelles de la liturgie (rappelons que la forme normative du rite romain est la Messe pontificale) ont progressivement conduit à l’effacement de la participation. Si les fidèles assistaient encore à la Messe, il était devenait difficile de comprendre qu’ils y prenaient part, non certes comme clercs (chacun à son rang) mais comme membres du corps mystique du Christ, c’est-à-dire de l’Église, Son Épouse, rendant un culte à son Époux.

L’effort du mouvement liturgique (dont les origines peuvent remonter aux travaux de dom Prosper Guéranger) fut de remédier à cet état de fait. C’est ainsi que furent publiés des missels bilingues à l’usage des fidèles, que certaines initiatives (parfois discutables) comme la Messe dialoguée ou commentée furent mises en place.

Ces efforts furent couronnés par le pape saint Pie X, dans son Motu proprio Tra le sollicitudine :

Notre plus vif désir étant, en effet, que le véritable esprit chrétien refleurisse de toute façon et se maintienne chez tous les fidèles, il est nécessaire de pourvoir avant tout à la sainteté et à la dignité du temple où les fidèles se réunissent précisément pour puiser cet esprit à sa source première et indispensable : la participation active aux mystères sacro-saints et à la prière publique et solennelle de l’Église. Car c’est en vain que nous espérons voir descendre sur nous, à cette fin, l’abondance des bénédictions du ciel si notre hommage au Très-Haut, au lieu de monter en odeur de suavité, remet au contraire dans la main du Seigneur les fouets avec lesquels le divin Rédempteur chassa autrefois du Temple ses indignes profanateurs.

Puis, par le Pape Pie XII, dans son encyclique Mediator Dei, en 1957 :

Il est donc nécessaire, Vénérables Frères, que tous les chrétiens considèrent comme un devoir principal et un honneur suprême de participer au sacrifice eucharistique, et cela, non d’une manière passive et négligente et en pensant à autre chose, mais avec une attention et une ferveur qui les unissent étroitement au Souverain Prêtre, selon la parole de l’Apôtre :  » Ayez en vous les sentiments qui étaient dans le Christ Jésus « offrant avec lui et par lui, se sanctifiant en lui.

Enfin, ces propos furent repris par la constitution sur la sainte liturgie du concile Vatican II. L’une des conséquences de cette insistance sur la participation fut la demande suivante, que l’on trouve dans cette même constitution : « Dans la révision des livres liturgiques, on veillera attentivement à ce que les rubriques prévoient aussi le rôle des fidèles. » (SC, 31).

Car aussi étonnant que cela puisse paraître, les livres antérieurs ne prévoyaient pas la participation des fidèles. À titre d’exemple, l’Ordo Missae de 1962 ne prévoyait qu’ainsi la communion des fidèles : « Après avoir consommé [le Saint-Sacrifice], s’il y a des communiants, le prêtre les communie, avant de se purifier » (Missale romanum, Ed. Typ. 1962, 1129). On peut s’étonner, à juste titre, de l’absence du rôle des fidèles dans le missel. En fait, elle prend acte de ce que le missel est un livre réservé au clergé, ne prévoyant que ce qui lui est utile, et faisant abstraction du reste (qui ne concerne de toute façon pas le prêtre) ; les fidèles sont donc laissés libres de leurs mouvements. On retrouve une telle conception dans nombres d’Églises orientales (mais pas toutes1), où les fidèles n’hésitent pas à déambuler dans l’église pendant les offices ; surtout, on en comprend le bien-fondé, qui laisse aux fidèles la liberté d’agir comme ils le désirent. L’Eglise n’est pas une caserne où les fidèles devraient agir exactement de la même façon sans se poser de questions.

L’ennui, c’est que cette omission volontaire n’est pas sans risque, une telle liberté pouvant se payer d’un manque de participation. Si les fidèles peuvent aller et venir dans l’église au cours de la Messe ou d’un office pour se livrer à leurs dévotions, que reste-t-il de l’action commune au cours de la Messe ? Le danger est d’aboutir à deux actions séparées, celle du clergé au sanctuaire, celle des fidèles dans la nef.

Un tel danger s’est trouvé aggravé par le vieillissement des langues liturgiques ainsi que par l’installation des bancs, en Occident, réduisant les fidèles au rang de simples spectateurs d’un culte rendu pour eux, mais dont il était difficile de voir qu’ils étaient partie prenante. On comprend dès lors l’insistance sur l’abandon des bancs, que l’on trouve par exemple chez le P. Louis Bouyer, dans son ouvrage de référence Architecture et liturgie.

Voilà pourquoi le missel de 1969 (et sa réédition partiellement révisée de 2002) prévoit la participation des fidèles, en particulier dans la Présentation générale du missel romain. On en voit certes tout l’intérêt et toute la légitimité : le but est de s’assurer que la liturgie demeure le « culte intégral du Corps mystique de Jésus-Christ, c’est‐a‐dire du Chef et de ses membres » (Mediator Dei), et non pas seulement celui d’une partie de ces membres.

Pour autant, on aurait tort de l’exagérer plus que de mesure. C’est ainsi que le missel reste silencieux sur de nombreuses attitude des fidèles (comme celle qu’ils doivent adopter après la communion), ainsi également que l’usage s’est conservé en certaines églises de leur permettre de se confesser pendant la Messe. L’Église sait bien que le risque d’une trop stricte uniformisation n’est pas moins périlleux que celui d’une trop souple exigence.

Par ailleurs, si l’Église prévoit la participation des fidèles, ce n’est pas sans réserve, ni sans garde-fous. Tous les autres acteurs ont leur rôle prévu, depuis le prêtre jusqu’à la schola cantorum. La présentation générale prévoit en outre explicitement, contre certaines tentations laicisantes, que la prière eucharistique est une prière proprement sacerdotale, que personne ne peut prononcer, à l’exception d’un évêque ou, en son absence, d’un prêtre. En outre, on se rappelle du sage précepte de Sacrosanctum Concilium qui précise que « Dans les célébrations liturgiques, chacun, ministre ou fidèle, en s’acquittant de sa fonction, fera seulement et totalement ce qui lui revient en vertu de la nature de la chose et des normes liturgiques » (SC 28). La participation promue par l’Église ne peut donc pas se confondre avec un aplatissement des cérémonies. On relira ainsi avec profit ces propos de l’abbé Michel Gitton, dans son passionnant commentaire de Sacrosanctum Concilium :

On ne fait grandir personne en réduisant l’acte sacré par excellence qui nous unit à Dieu à être un prétexte pour mettre en avant Monsieur ou Madame un tel. Il n’est pas possible que la participation enseignée par le Concile ait voulu dire cela : les fidèles ne sont pas des enfants qu’il faudrait amuser en leur donnant « quelque chose à faire » pendant le Saint Sacrifice, il suffit de relire le n. 48 pour s’en convaincre : « L’Église se soucie d’obtenir que les fidèles n’assistent pas à ce mystère de la foi (la messe) comme des spectateurs étrangers et muets, mais que, le comprenant bien dans ses rites et ses prières, ils participent consciemment, pieusement et activement à l’action sacrée, soient formés par la Parole de Dieu, se restaurent à la table du Corps du Seigneur, rendent grâce à Dieu ; qu’offrant la victime sans tache, non seulement par les mains du prêtre, mais aussi ensemble avec lui, ils apprennent à s’offrir eux-mêmes et, de jour en jour, soient consommés par la médiation du Christ dans l’unité avec Dieu et entre eux pour que, finalement, Dieu soit tout en tous ». C’est à cette hauteur-là que se situe le souhait d’une meilleure participation. L’équivoque sur le mot « active » (en latin actuosa) a été depuis longtemps soulignée : la participation est active parce qu’elle mobilise tout l’homme intérieur dans ses facultés, et non parce qu’elle réclamerait qu’il « fasse quelque chose » ou qu’il s’exprime pendant la messe !

C’est donc quelque chose d’immensément noble et grand auquel l’Église aspire que nous parvenions. Non pas l’agitation permanente, encore moins la réduction du culte divin à un bavardage insipide et peu inspirant, mais l’entrée dans le mystère avec « crainte et tremblement », comme le chantent nos frères byzantins lors de l’offertoire de la Vigile pascale. Puissions-nous faire nôtre l’ambition de notre mère, la Sainte Église, et prendre toujours mieux part aux sacrements par lesquels le salut nous est offert.

___________________

1 Un bon contre-exemple oriental de cette situation est celui des vieux-croyants (on appelle ainsi les orthodoxes russes attachés au rite byzantin en usage en Russie jusqu’au milieu du XVIIe siècle, lors de la réforme du patriarche Nikon de Moscou). La participation des fidèles y est requise et les dévotions individuelles proscrites lors des offices.

Les vérités et les erreurs du P. du Haÿs

 

Un ami cher et respecté camarade a posté dans un commentaire sur le groupe Facebook Esprit de la liturgie cette intéressante vidéo :

 

https://www.youtube.com/watch?v=FEldVyjeacM

 

Inutile de cliquer tout de suite, je vous la résume dans la première moitié de cet article, en numérotant les différentes thèses que l’orateur expose. N’hésitez pas à la visionner en entier si vous voulez des détails. Il s’agit d’une conférence de 45 minutes du P. Fabrice du Haÿs, de la Communauté de l’Emmanuel, sur le thème “transformer la messe dominicale en messe missionnaire”.

 

Il faut d’abord dire que l’orateur ne prétend pas exposer plus que sa propre opinion, n’est pas dans une posture de transmission, mais plutôt de partage horizontal ; aussi, il me semble permis de critiquer ses propos en bien et en mal, comme ceux d’un docteur privé, non comme ceux d’un enseignant de la vérité catholique ; ce que je ferai dans une deuxième moitié de cet article.

1/ Résumé 

L’orateur fait d’abord remarquer le rôle central de la liturgie dans le processus de conversion, particulièrement dans la “contagion” des fidèles vers leurs prochains qu’ils invitent à la Messe (proposition 1). Il démontre que la qualité très inégale de la liturgie (même au sein d’une seule paroisse) est un frein majeur à ce que les fidèles invitent des non-croyants à la Messe (prop. 2). Il donne beaucoup d’importance au ressenti d’un non-pratiquant qui rentre pour la première fois dans une église (bâtiment) particulière (prop. 3) ; il veut que la messe soit compréhensible par quelqu’un qui y assiste pour la première fois (prop. 4). Il donne dans ce but quatre points de réforme : l’accueil, la musique, les gestes liturgiques, l’homélie. Il conseille de garder une messe “ancienne version” pour les vieux aigris (j’explicite un sous-entendu) (prop. 5).

L’accueil 

6. Faire accueillir la population cible par des fidèles du même groupe d’âge.

7. Mettre les meilleurs dans l’équipe accueil, pas des bouche-trou.

8. Accueillir hors d’une logique commerciale mais par amour de l’autre.

9. Prier en équipe accueil avant.

10. Ne pas singulariser les nouveaux ou les pointer du doigt.

11. Aider les gens à trouver une place de parking.

12. À la sortie, qu’un membre de l’équipe accueil demande les prénoms des nouveaux qu’il a identifiés (et ne les oublie pas).

13. Distribuer une feuille avec l’ordinaire de la messe aux gens qui ont l’air perdu.

14. Le célébrant demande, entre le chant d’entrée et le signe de croix, à toute l’assemblée, d’échanger son prénom avec ses voisins. (L’orateur argue qu’on a le droit car la Messe n’a pas commencé.) À la fin de la PU, le célébrant invite chacun à prier pour ceux dont il a reçu le prénom au début de la messe.

La musique 

15. Personne n’écoute de l’orgue dans le métro, les gens n’ont donc pas envie d’entendre de l’orgue à la Messe.

16. Il faut utiliser les instruments que les gens aiment écouter : piano, guitare, percussion.

17. Supprimer l’animateur et le remplacer par une chorale amateur dirigée par un professionnel rémunéré (qui est là tous les dimanches).

18. La chorale ne doit pas se produire de manière concertante mais uniquement soutenir le chant de l’assemblée.

19. La qualité d’une assemblée revient au volume sonore de son chant.

20. La chorale ne doit pas répéter, sauf juste avant la Messe. Elle ne doit pas chercher à acquérir un niveau musical bien meilleur que celui de l’assemblée.

21. Le seul critère de sélection des nouveaux chants est : doit être acquis par l’assemblée en trois dimanches d’affilée maximum.

22. Il vaut mieux prendre des chants que les gens connaissent, plutôt que des chants qui collent aux textes du jour.

23. Projeter les paroles du chant sur un écran.

Les gestes liturgiques 

24. Il faut concélébrer la grand-messe avec tous les prêtres de la paroisse.

25. Il faut faire des choses qui se voient, p.ex. procession d’évangéliaire, beaucoup de servants.

26. Le prêtre va donner le geste de paix à toutes les servantes d’assemblée qui vont le donner aux fidèles.

L’homélie 

27. L’enseignement de l’homélitique au séminaire est quasiment inexistant.

28. À tour de rôle, chacun des 3 prêtres prépare son homélie du dimanche pour le mercredi matin et la donne à ses collègues, de sorte que chacun fait une bonne homélie une semaine sur trois au lieu d’une homélie superficielle chaque semaine.

29. Utiliser PowerPoint pour montrer dans l’homélie les titres des parties et les citations bibliques.

30. Il faut s’inspirer des pasteurs protestants pour la forme des homélies.

31. Il faut raccourcir les annonces (+ utiliser PowerPoint).

Questions 

 Mais l’orgue, la musique liturgique, c’est fait pour nous élever, pas pour se mettre à notre niveau ! Réponse : mon choix est pragmatique et non théologique. Je suis conscient d’aller contre le concile Vatican II qui préconise l’orgue et le grégorien. 
 Quelle place pour le silence ? Pas de réponse. 
 Ne faut-il pas plutôt apprendre à l’orgue à travailler avec les autres instruments ? Réponse : l’orgue est fait pour jouer tout seul et on veut d’autres instruments. On pourrait avoir de l’orgue pour les chants méditatifs. 

2/ Commentaires 

Les propositions 1 et 2 me semblent incontestables, c’est d’ailleurs le témoignage de nombreux convertis. La proposition 3 ne me semble pas catégoriquement fausse, le ressenti a une importance qu’il ne faut pas négliger ; je ne suppose pas que l’orateur compte fonder une conversion sur un ressenti seul, ce qui serait une grave erreur ; cependant, il faut savoir quel ressenti on recherche : foule bruyante ou encens et silence ? 

 

La proposition 4 me semble structurante pour l’ensemble du propos, et l’une des erreurs centrales de la position du P. du Haÿs. Ma proposition A : Comme mystère, la Messe est infiniment intelligible, mais fondamentalement incompréhensible. Donner au fidèle l’illusion qu’il comprend la Messe, parce qu’il peut tout voir (écran) et tout entendre (chants en français, absence générale de silence), va résulter en une intelligence de la Messe très superficielle.

 

La proposition 5 contredit la proposition 2, à moins qu’on décide de “cacher” la messe “ancienne version” en la transformant en messe privée.

 

Je donne d’emblée ce qui me paraît être les deux autres erreurs fondamentales du projet du P. du Haÿs. Ma proposition B : la cérémonie, l’événement qu’il propose, est utilitariste. L’orateur utilise fréquemment le terme de “pragmatisme”, et nul ne s’oppose au pragmatisme : tous les liturges de terrain ont vu leurs projets contrariés par l’entêtement de la réalité à ne pas se prêter à nos imaginations, et en liturgie comme partout ailleurs, on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Mais l’orateur ne vise nullement à faire ce qu’il peut pour rendre à Dieu le culte qui lui est dû : il optimise les moyens à sa disposition pour attirer du monde.

 

Ma proposition C : la célébration décrite par le P. du Haÿs est une auto-célébration mondaine de l’assemblée.

Les bonnes idées 

Avant de développer mes trois propositions qui s’opposent aux thèses implicites ou explicites exprimées dans la conférence, notons d’emblée les bonnes idées, qui procèdent d’un vrai pragmatisme et non d’une logique utilitariste, réductionniste et auto-célébrante : les propositions 7 (une vraie démarche d’accueil), 8 (éviter la logique commerciale), 9 (prier en équipe liturgique de manière générale), 10 (ne pas forcer les timidités), 11 (indiquer le parking) et 13 (distribuer un ordinaire). Je note que pas mal de paroisses qui célèbrent en latin (FORM ou FERM) distribuent un ordinaire, et j’ai eu le plaisir d’avoir un “planton parking” à diverses Messes où j’ai été cet été (surtout des tradies) ; le parking paroissial est même signalé en première page du site de la FSSP Tours ! Voilà une humble idée bien utile. Il nous faudrait tous nous inspirer des propositions 8 et 9 (allez écouter ses développements dans la conférence).

 

La proposition 17 constitue un retour au bon sens, malheureusement dévoyé par tout le reste : peut-être l’orateur a-t-il eu inconsciemment l’intuition qu’une assemblée dominicale n’est pas le public d’un music-hall qui doit se faire exciter par un chauffeur de salle pour faire bon accueil à la “star” du jour.

 

La proposition 18 est un sujet de controverse jusque parmi les amis de ce blog. Ma position est que la chorale est souvent excessivement concertante, dans tous les milieux (sauf là où la liturgie, bonne ou mauvaise, est très très pauvre, style paroisse de campagne avec 15 vieux et personne d’autre). Le chœur a un rôle liturgique propre et n’est pas un pis-aller qui chante ce que l’assemblée ne sait pas chanter. En tous cas, cette conception témoigne de traces de bon sens noyées dans une incompréhension de l’esprit de la liturgie.

 

Je n’ai rien de spécial contre le fond de la proposition 25 ; en incorrigible rubriciste, je vais me contenter de noter que ce qui n’est pas au missel n’est pas au missel, mais tant qu’il s’agit d’ajouts coutumiers ou légitimes, pourquoi pas.

 

Toute idée pour améliorer les homélies étant bonne à prendre, et le fait de se faire relire par ses confrères ne pouvant être une mauvaise idée, je souscris volontiers à la proposition 28 qui ne me concerne pas.

Les erreurs 

Catégorie “messe compréhensible”

 

La plupart des éléments de cette catégorie sont des propositions visant à désacraliser la Messe pour la rendre “accessible”, “compréhensible”, pour citer l’orateur.

 

Propositions 15 et 16 : “il faut plaire aux gens, la musique plait aux gens, faisons écouter aux gens de la musique qui leur plait”. Il est d’ailleurs curieux de noter la contradiction entre l’idée “il faut faire écouter aux gens de la musique qui leur plait” et l’idée “si l’assemblée ne chante pas elle ne participe pas”. Les deux idées, passivité extrême (la messe est un show pour l’assemblée) et suractivité stérile (“moi aussi je veux faire un truc pendant la messe” !), semblent opposées, mais sont en fait la même incompréhension totale du rôle des fidèles dans la liturgie.

 

Propositions 20 et 21 : “visons un mauvais niveau musical”. L’orateur scelle sa position en disant qu’il est très content de la pauvreté musicale des chants de l’Emmanuel (qu’il affirme lui-même ; nombre d’entre eux sont effectivement musicalement nullissimes). Il récuse l’emploi de la polyphonie (ne répétons pas) car cela rendrait la chorale concertante : quel désespoir ! On pourrait former les choristes à une véritable compréhension de leur rôle liturgique, de sorte qu’ils puissent assumer un rôle différent de l’assemblée sans pour autant se produire en concert.

 

Catégorie “zéro culte gratuit, 100% catéchèse”

 

Propositions 29 et 30 : faire de l’homélie un mélange entre one-man-show à la façon du protestantisme évangélique et conférence d’entreprise. L’orateur récuse la brièveté comme critère de la bonne homélie. Il n’a, en ceci, pas entièrement tort ; personne ne reproche au P. Zanotti-Sorkine la longueur inénarrable de ses homélies, tant elles sont belles ; mais l’orateur a tort de dire que n’importe quel prêtre peut passionner ses ouailles pendant cinquante minutes. À la vérité, il faut faire un acte d’humilité et reconnaître que Dieu nous a donné, par l’Église, dans la liturgie, une catéchèse bien plus efficace que tout sermon écrit de main d’homme.

 

Proposition 24 : la concélébration systématique. Alors, de deux choses l’une : soit on supprime des messes ailleurs dans la paroisse (l’orateur mentionne qu’ils sont 3 prêtres pour 4 clochers), soit on fait biner ou triner des prêtres. On met donc en balance : – la grâce sacramentelle dont sont privés certains fidèles, et le culte dont Dieu est privé, quand on dit moins de messes ; – le signe de l’unité de l’Église et le faste de la célébration concélébrée ; – la place de la Messe dans la vie des prêtres, qui, la multipliant à l’excès, diminuent l’attention qu’ils y portent. Je ne suis pas juge du troisième point, mais le premier me semble nettement devoir avoir préséance sur le second.

 

Catégorie “auto-célébration de l’assemblée”

 

La volonté de transformer la messe en moment de tissage de lien social (alors qu’une paroisse devrait dédier des moments de qualité au lien social, hors du culte public rendu à Dieu et à lui seul) : proposition 6 (faire accueillir les jeunes par les jeunes et les vieux par les vieux), 12 et 14 (insistance sur les prénoms pour que les gens se connaissent), 26 (geste de paix en bazar), mais aussi 19 (si l’assemblée ne chante pas elle ne participe pas).

 

On dit que chanter c’est prier deux fois, et c’est vrai, si on chante une prière ; ou si on prie son chant ; mais la fausse logique dans laquelle le chant est indispensable à la participation, autrement dit dans laquelle on ne peut pas prier sans chanter, est une logique dans laquelle le chant n’est pas une prière.

 

La proposition 22 (plutôt des chants connus que des chants adaptés) me choque profondément ; elle est une conséquence nécessaire de la volonté de maintenir le niveau de la chorale au niveau de l’assemblée, et le niveau de l’assemblée au niveau des chants de l’Emmanuel. On ne veut pas confronter l’assemblée à la difficulté, à ses propres limites ; en somme, on tire vers le bas : c’est d’ailleurs un leitmotiv de toutes les propositions relatives à la musique.

Conclusion 

On est pas sorti de l’auberge. Les membres de la Communauté de l’Emmanuel ont des positions variées sur la liturgie ; le fait que le P. du Haÿs ait été choisi pour donner une conférence lors du colloque dont est extraite la vidéo laisse supposer qu’il est représentatif d’une position consensuelle au sein de sa communauté, pas nécessairement généralisée, mais qui du moins n’y choque personne.

 

Les erreurs fondamentales sur le rôle de la liturgie dans la vie paroissiale, dans la vie intérieure des fidèles, et dans l’union de l’Église militante, souffrante et triomphante, que cette conférence révèle, laissent penser que même parmi les prêtres les plus jeunes, dits “de la nouvelle génération”, parmi lesquels l’hérésie formelle est moins répandue que dans la génération précédente, l’esprit de la liturgie n’a pas su pénétrer, et que notre labeur ne finira jamais !

Par Matthias von Pikkendorff

Qu’est-ce que les Rogations ?

Note : ce qui suit est la traduction d’un article de Shawn Tribe paru le 27 mai 2019 sur le site du (toujours excellent) Liturgical Arts Journal (https://www.liturgicalartsjournal.com/2019/05/what-are-rogation-days.html) .

 

Les lundi, mardi et mercredi de la semaine de l’Ascension sont, dans le calendrier romain d’avant 1970, des jours de Rogations. En ces temps où beaucoup s’attachent à redécouvrir nos traditions, beaucoup se demanderont sans doute : qu’est-ce que les Rogations ?

Les Rogations furent instituées pour apaiser la justice divine, implorer sa protection, et invoquer la bénédiction divine sur la moisson. On distingue les Rogations majeures et mineures – ces dernières ayant lieu trois jours avant l’Ascension.

La Catholic Encyclopedia, dans son article « Rogation Days », commente ainsi l’origine et l’emplacement des Rogations :

Les jours de Rogations sont le 25 avril – elles sont alors dites Majeures – et les trois jours avant l’Ascension, pour les Rogations mineures. Les Rogations majeures n’ont pas de lien avec la fête de Saint Marc, qui fut assignée à cette date bien plus tard ; elles semblent être très anciennes, ayant été introduites afin de combattre les antique Robiglia, durant lesquelles les païens organisaient des processions et des supplications à leurs dieux. Saint Grégoire le Grand légiféra sur cette coutume ancienne. Les Rogations mineures furent, elles, introduites par Saint Mamert, évêque de Vienne ; elles furent par la suite imposées en Gaule par le cinquième concile d’Orléans en 511, et reçurent l’approbation de Léon III (pape de 795 à 816).

L’abbé Francis X. Weiser, S.J., fait les observations suivantes concernant leur origine :

En 470, en un temps de nombreux désastres (tempêtes, inondations, séismes), l’évêque Mamert de Viennem en Gaule, initia l’observance annuelle d’exercices pénitentiels pendant les trois jours précédant l’Ascension. Avec l’aide des autorités civiles, il décréta que les fidèles devaient s’abstenir d’oeuvres serviles, et vivre ces trois jours dans la pénitence, la prère et le jeûne. Il prescrivit aussi des processions pénitentielles (ou litanies) pour chacun de ces trois jours. Ainsi on appela “litanie” l’ensemble de la célébration.

Bientôt les autres évêques de Gaule adoptèrent cette nouvelle pratique. Au début du VIème siècle, elle commença à se répandre aux pays voisins. En 511, le Concile d’Orláns l’imposa en France mérovingienne. Le diocèse de Milan accepta les litanies, mais les célébrait la semaine avant la Pentecôte. En Espagne, au VIè siècle, elles étaient célébrés la semaine après la Pentecôte. Le Concile de Mayence (813) les introduisit dans la partie germanique de l’Empire carolingien. Charlemagne et les évêques francs pressaient Léon III de les incorporer à la liturgie romaine. Le pape consentit à un compromis ; le jeûne ne fut pas adopté, au contraire de la procession pénitentielle [NdT : probablement parce qu’on considérait le jeûne comme inconvenant pour le temps pascal]. (Handbook of Christian Customs, p. 41-42)

Concernant les aspects liturgiques des jours de Rogation, la Catholic Encyclopedia note :

Les cérémonies à observer dans les processions des Rogations majeures et mineures sont indiquées au Rituel Romain, titre X, ch. iv. Après l’antienne “Exsurge Domine”, on chante la Litanie des saints en disant chaque versicule et répons deux fois. Après le versicule “Sancta Maria”, la procession se met en marche. Si nécessaire, on peut répéter la Litanie, ou ajouter des Psaumes graduels ou pénitentiels. Pour les Rogations Mineures, le Caeremoniale Episcoporum note : “eadem servantur, sed aliquanto remissius” (“On observera les mêmes règles, mais un peu plus simplement”). Si on fait la procession, on doit célébrer la Messe des Rogations, sans prêter aucunement attention à une fête occurante de quelque rang que ce soit – à moins qu’on ne dise qu’une seule messe, et la fête est alors commémorée. On fait une exception pour le patron ou le titulaire de l’Eglisem dont on célèbre alors la messe en commémorant les Rogations. La procession et la messe sont en violet. Le Bréviaire Romain indique que : “Tous ceux qui sont obligés à dire l’Office, et qui ne prennent pas part à la procession, sont tenus de réciter la Litanie, sans possibilité de l’anticiper.”

De peur que nos lecteurs s’imaginent que cette merveilleuse tradition est une chose du passé, voici une photographie d’une procession des Rogations ayant eu lieu en Hongrie en 2017 :

rogation2bhungary2b2017

Crise du symbolisme

Dans notre précédent article intitulé La théologie de la Lumière, nous avons vu que la crise actuelle de l’Eglise provient d’une très profonde rupture avec la « théologie de la lumière » qui a dominé les quinze premiers siècles de l’histoire de la spiritualité de l’Eglise. Il est bon de rappeler par la même occasion qu’à cette théologie de la lumière correspond nécessairement le principe selon lequel cette Lumière doit être contemplée, et que c’est donc la contemplation qui doit être placée au sommet de la hiérarchie des valeurs dans l’Eglise.

Ce primat absolu de la contemplation des vérités divines est rappelé avec autorité par le Concile Vatican II en sa constitution sur la Liturgie: «Car il appartient en propre à celle-ci [l’Eglise] d’être à la fois humaine et divine, visible et riche de réalités invisibles, fervente dans l’action et adonnée à la contemplation, présente dans le monde et cependant en chemin. Mais de telle sorte qu’en elle ce qui est humain est ordonné et soumis au divin ; ce qui est visible à l’invisible ; ce qui relève de l’action à la contemplation…» (Sacrosanctum Concilium). Ce primat que le magistère pérenne a toujours voulu donner dans sa spiritualité à la contemplation est la réponse de l’Eglise à l’enseignement du Christ: Primum quaerite Regnum Dei…, «Cherchez d’abord le Royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît…» (Math. 6, 33). Cette supériorité de la contemplation sur l’activisme est encore rappelé au cours de l’épisode de Marthe et Marie dans l’évangile selon saint Luc, au cours duquel le Christ affirme que contempler le Seigneur et écouter sa Parole est « l’unique nécessaire » (Luc 10, 38-42). C’est pourquoi l’Eglise a toujours vu dans la vie contemplative -à laquelle sont appelés non seulement les moines, mais encore tous les fidèles chrétiens, chacun selon leurs possibilités- la source et le sommet de toute la spiritualité; toutes les activités, si nobles et si nécessaires soient-elles (l’exercice de la charité à l’égard des pauvres et du prochain, les formes multiples d’engagement social ou politique, etc) doivent être soumises à ce primat de la contemplation et en quelque sorte en découler naturellement pour ne pas sombrer dans un activisme vain et stérile. Or, toute vraie Liturgie est contemplative et mystique dans son essence. Contemplative, par l’ensemble des ses caractéristiques rituelles -le silence, l’orientation du prêtre et de l’assemblée vers l’Orient, le chant grégorien, le hiératisme et le calme des gestes rituels exprimant la sérénité intérieure…-; mystique, par sa finalité, puisque la contemplation débouche sur l’union à Dieu par la sanctification, que les Orientaux nomment divinisation, qui est le véritable objectif de la vie spirituelle.

A partir du Moyen-Age finissant et au moment de l’apparition de la modernité occidentale à fin XIIIe ou au début du XIVe siècle, l’Europe occidentale voit apparaître en son sein une très grave crise métaphysique. On lira ou relira à ce sujet avec profit La crise du symbolisme religieux de Jean Borella, ouvrage dans lequel l’auteur met en exergue la véritable nature de cette crise spirituelle; celle-ci, en effet, réside dans la perte progressive de la compréhension du symbolisme sacré, par lequel les réalités cosmiques -en particulier la lumière solaire- étaient compris comme des symboles puissants capables d’évoquer, par le biais de l’analogie, les mystères divins. Or, on va le voir, ce symbolisme sacré est le fondement même de toute la symbolique liturgique: perdre la compréhension de la nature essentiellement symbolique des réalités qui composent l’Univers visible, c’est, du même coup, perdre la signification même de la symbolique liturgique et donc perdre la spiritualité authentique et véritable qui seule permet d’établir une juste relation avec le Dieu vivant. Dès lors qu’elle n’est plus le canal par lequel les vérités mystiques illuminent la vie intérieure du chrétien, la Liturgie entre dans un lent mais inéluctable processus de décadence, la perte de la compréhension du symbolisme sacré entraînant une série de réactions en chaîne qui aboutissent finalement au démantèlement pur et simple de la Liturgie auquel nous assistons depuis cinquante ans. Cette décadence s’effectue selon deux phases bien distinctes:

une première phase, lente, de « rigidification » (XVIe – XXe siècle). Le sens profond des rites sacrés se perd, mais les autorités ecclésiastiques, pratiquant ainsi une forme « d’acharnement thérapeutique », maintiennent extérieurement les rites par ce que l’on pourrait appeler la « politique du corset »: c’est l’œuvre réformatrice de saint-Pie V qui, à la suite du Concile de Trente et souhaitant réagir aux erreurs protestantes, codifie le rite de la Messe à l’aide de rubriques décrivant chaque geste en détail. Certes, cette politique rend possible la survivance au cours des siècles qui suivirent de quelque chose de cet « ethos » liturgique traditionnel; mais sa faiblesse tient dans le fait que cet ethos ne survit qu’extérieurement; déjà, le rite, dont le sens profond n’est plus compris à la lumière de la théologie mystique, n’apparaît plus que comme un ritualisme purement formel, mécanique, et qui donc n’est plus vécût que comme une pénible contrainte; c’est dans ce contexte rituel appauvri et spirituellement anémié que va se développer une religiosité qui se réduit bien souvent à un pur conformisme social, puritain et moralisant, qui se satisfait de l’observance extérieure de rituels accomplis pour eux-mêmes et non pour les vérités mystiques auxquels ils donnent théoriquement accès; on a là toutes les caractéristiques de ce « catholicisme bourgeois », conservateur sans réellement être traditionnel, si typique du XIXe et du début du XXe siècle. C’est hélas trop souvent ce type de catholicisme que l’on trouve aujourd’hui encore dans certains milieux dits « conservateurs » ou « traditionalistes ».

une seconde phase, plus rapide elle, d’effondrement (1965-?). Ce « catholicisme bourgeois », formaliste et moralisateur, fait apparaître le christianisme comme un moralisme inhumain, et donc le rend détestable. La génération de mai 1968, avide de liberté et d’hédonisme, rejette en masse ce modèle qui n’était déjà plus qu’une sinistre caricature du véritable christianisme. Hélas, on peut dire que « le bébé fut jeté avec l’eau du bain »; ce ne fut pas seulement en effet le ritualisme froid et mécanique qui fut rejeté, mais aussi le rite lui-même, et avec lui, toutes les richesses théologiques et mystiques auquel il donnait accès. C’est alors que s’opéra le cataclysme dont nous subissons aujourd’hui encore les conséquences, à savoir la disparition pure et simple, dans la quasi totalité des diocèses, de la liturgie romaine que le Concile Vatican II entendait pourtant restaurer dans sa pureté originelle. Alors que la célébration orientée vers la Lumière matinale exprimait la nature profondément contemplative et eschatologique de la liturgie, la généralisation de la « messe face au peuple » consacre la disparition pure et simple, dans les célébrations, de la notion de contemplation, et le remplacement de l’eschatologie chrétienne traditionnelle, fondée sur l’attente du retour du Christ glorieux à la fin des temps, par un millénarisme matérialiste et progressiste proclamant l’avènement ici et maintenant d’une société « du bien-être », utopique et égalitaire. La contemplation de la Vérité chrétienne comprise comme objective est remplacée par un sentimentalisme pur, dans lequel le sujet s’enferme dans une forme de « narcissisme pseudo-spirituel », tout entier soumis à l’émotivité et à la dictature du subjectivisme et du relativisme. Dès lors que l’effondrement de la liturgie est acquis, c’est la totalité du corps ecclésial -y compris dans ses dimensions magistérielles, doctrinales et pastorales- qui entre à son tour dans un processus de décomposition de plus en plus rapide et prononcé. C’est la situation à laquelle tous les catholiques sont confrontés aujourd’hui.

Dès lors, il apparaît qu’il ne reste plus à l’Eglise que deux alternatives : laisser la Liturgie dépérir en poursuivant son démantèlement, allant dans le sens d’un appauvrissement toujours plus grand des rites et donc de la spiritualité qu’ils portent, ce qui ne pourra que rendre l’Eglise toujours plus anémiée et infidèle à sa nature profonde; ou bien, restaurer de manière intégrale toute la riche signification théologique et mystique des rites sacrés légués par la Tradition, condition indispensable à une « revivification » spirituelle de l’Eglise de l’intérieur, revivification sans laquelle aucun renouveau réel du christianisme ne sera possible, tant en Europe occidentale que dans le reste de l’univers catholique.

Georges Alswiller, de Pro Liturgia

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